Du sang, de la volupté et de la mort . Maurice Barrès, un frère...proche et lointain.

(Barrès par Jacques Emile Blanche)


L'homme qui a choisi un tel titre et écrit un tel ouvrage ne peut être entièrement mauvais .


Le sang, ce liquide pourpre comme l'aurore, le sang des femmes accouchées, et comme le crépuscule, l'occident sur l'émeraude des routes de la baleine, le sang des guerriers, nourriture des corbeaux . Le sang est l'analogon de la vie, l'image et la ressemblance de l'âme ; comme la mer, il file entre les serres qui veulent le saisir, il est tout, l'essence, et s'écoule et s'insinue en premier sous le sol, parmi les racines et les sources . Le sang somptueux est l'image et la ressemblance de l'Esprit ; il lave, comme l'eau, se boit pour s'emmêler à mon corps comme le vin élève l'âme de l'homme noble, et abaisse l'homme abaissé par le destin inflexible .

La sang du sacrifice est un mystère d'Union : le sacrificateur montre sa puissance de mort pour racheter sa mort, son néant ; il s'asperge du sang pour mourir à la mort et s'ouvrir comme une corolle souterraine à la vie . Le sang bu est l'union des frères de sang, et l'Union à l'Un indicible ; la jouissance du sang doré de la terre, l'assimilation du soleil éternel, des courbes des collines et des ceps, parcourus par le Serpent .


La volupté est la fille de la vie et de la mort, le fruit de la vie et de la mort, la métaphysique de la mort . La volupté est l'image et la ressemblance de ce qui participe à la vie au delà du misérable être qui nous est reconnu comme pleine propriété, donc comme vol : un pavillon d'ego, entouré de petites haies taillées, de hauts murs, de bêtise . La volupté est l'assimilation de soi à l'autre, et de l'autre à soi, don, fruit éclaté des lèvres, algues rêveuses des chevelures quand s'y enroulent les louvoyants corps blancs des noyés, pareils au ventre du requin, partie innocente et native de l'animal porteur de faux ; ouvertures de labyrinthes obscurs des mondes souterrains, où murissent les fruits de pierre et de métaux, et racines écartant les fentes de la Terre . On distingue, dans le monde déterminé, loti, labouré de systèmes d'assainissement, de la Science, l'assimilation à soi qui nie l'autre, de l'assimilation à l'autre qui nie ma volonté . Mais cette distinction ne vaut rien pour comprendre, que l'envahissement du jour par la nuit obscure, où plus rien n'est soi et plus rien autre, dans l'ivresse de l'expansion et la détresse minérale du néant qui s'emmêlent comme les fumées . Le monde du dandy est celui là même où l'apparence n'est rien de plus que la lanterne magique de naufrageurs étranges, sur les côtes dures à la vague de ma terre, où rêvèrent hiératiques les ermites celtes .


J'aime m'égarer en ces lieux que le danger rend déserts . Donne moi ton âpre désir d'être, ô pin tordu par les tempêtes, qui s'enracine dans le granit amer . Sur un tel granit l'homme ancien a gravé ses visions, comme les pas des Anges et du serpent . J'ai pris une écaille de ton écorce, semblable à celle d'un dragon, et je l'ai placée à ma vue, pour écrire .


Homme nocturne, pareil à un vampire, ami du loup, se vivant de vent . Son miroir, son miroir ascétique, où se love le mystère, est l'exhibition de l'extase de mort .


Au contraire, la peur, l'égarement premier du puritain est de se perdre lui-même . Le puritain ne veut que des miroirs, des miroirs de lui-même, sans rideaux de dentelle noire ni voile d'obscurité . Pourquoi le miroir se brise-t-il à la mort du maître de maison ? Sinon parce que la pièce est jouée ? L'énigme muette et brisée ? Au dessus du miroir il place l'ampoule, là où la bougie éclairait la table, la réunion des hommes, là où la braise éclairait le centre, le foyer . Le puritain est citoyen du monde car il n'a pas de foyer, pas d'union, pas de sang, et désirerait vivre sans mort . Sa punition est sa détresse . Le puritain veut la volupté sans le sang, sans le citron d'or de l'idéal amer, sans le dénuement du vaincu, à nouveau nu comme un enfantelet dans le sang et l'herbe nouvelle des guerres des hommes, la cruauté du vainqueur, la folie du marin d'aventure, qui laisse les lames l'enrouler comme les flammes autour d'un bûche, pour trouver les autres mondes et devenir et revenir tout autre, ou rien .


Le puritain veut la volupté et ne la trouve pas-il en tire un amer savoir, d'interdire à chaque homme de la chercher . Il porte le deuil, de ce que pourtant il pourrait trouver en se perdant ; mais le prix est pour lui trop élevé . Nos puritains modernes laissent exister le spectacle de la volupté, car il ne peuvent distinguer le spectacle de la volupté de la vie de la volupté, étant ignorants d'icelle . L'ascète connait la volupté, et veut la volupté qui ne cesse pas : Don Juan doit finir ermite, et pas banquier .


C'est pourquoi la morale protestante a pu devenir la morale du capitalisme, car se conserver soi même est accumuler les choses qui affirment la consistance de soi, force, c'est à dire armes, richesse, comme la montre, nom de la revue militaire, la puissance, même à coups de médecines, et l'exhibition si frappante des femmes , ou des éromènes, en pleine simulation d'extase lascive, pour certains, en posture corporelle de soumission souriante aux codes de présentation, pour d'autres . Vanité des vanités, et poussière : « le garde qui veille à la barrière du Louvre n'en protège point les rois . »


Il est des voluptés en processions, depuis l'assimilation de l'aliment, des aliments emplis de mondes, de soleil, de saisons, humides du cycle de la reproduction, comme le vin, fruit de la vigne, mais aussi les juvéniles, le veau et l'agneau de printemps, le fromage et le beurre éclatants des alpages, les entrelacs des épices, le lait et le miel, des voluptés issues des paradis artificiels, des avatars de réalité foudroyante et de frustration, comme les voluptés du spectacle, les voluptés d'assimilation de l'autre homme, de l'autre sexe, assimilation à lui dans la vibration de son corps dans la danse, de sa voix et de ses paroles, sienne et autre, et l'amour, ou je m'assimile l'aimé et où il m'assimile dans l'enroulement des draps, humides et tâchés comme les suaires des morts ; où les baisers de ta bouche, les parfums de ton corps, les courbes lisses de ta chair m'entraînent loin de moi comme un grand vaisseau chargé d'esclaves vers l'Occident et les mers du Sud . Car la volupté de l'amour est leçon de ténèbres, je suis noire, fille de Jérusalem ! Et fermée à la raison . Et les voluptés d'âme, comme la lecture recueillie d'un homme, l'écoute d'une pièce, le surgissement du vide dans la lumière du symbole, les Anges montant et descendant, la parole lente des fleurs cueillies...l'expiration du taureau, le jet de sang par ses narines...volupté de la mort !


La mort, enfin ! Je te salue, heureuse et profitable mort !


La mort est l'attestation de la fin, tant du puritain que de l'homme moderne, qui se veut illimité . Elle est le voilé par excellence de l'âge de fer . L'ascèse a le visage de la mort pour l'être né au multiple . La mort, l'écoulement des âges, sont durs, âpres et rudes, et sont l'écoulement du lait et du miel de la volupté . La mort est la compagne de la volupté .

"Le temps s'en va, le temps s'en va, Ma dame
Las le temps non, mais nous nous en allons
Et tôt seront étendus sous la lame ..."

Tout s'écoule, le feu passe en air, l'air passe en eau, l'eau en terre, et retour . Et tout demeure Un et même. La vie est un cercle : on sort du Suprême, et on retourne vers le Suprême . Aussi l'impermanent, la fleur, est à la fois éphémère, et méditation de l'éternelle puissance, à la manières des amours des hommes . Homère le dit bien : telle est la race des hommes, telle est la race des feuilles, et le printemps arrive...



Sans le sang, sans la volupté, sans la mort, la vie est un désert, un squelette sans la chair qui l'habite... Autant dire, le vide de l'Âge moderne .



Viva la muerte!

L'homme moderne, un rat emmuré II . Photographies d'un hamburger de Lucien Cerise . La situation du spirituel en l'Âge de fer. (Interlude)


(Marina Abramovic : chair à canon)

La génération de Werther, comme celle de 1830 était portée par le sentiment d'être orpheline et perdue ; le malheur et la mélancolie étaient le fond de l'Aion de ces hommes . En 1888 un jeune auteur devint brutalement célèbre en critiquant une société froidement positiviste avec ferveur et mélancolie : il s'agissait de Maurice Barrès . La même époque vit le succès européen de Nietzsche...l'Âge de fer n'est pas contemporain, il est une réalité très ancienne, toujours déjà présente, comme le Kairos . L'Âge de fer, Le Kairos, comme enfin l'illumination, sont la rencontre, le foudroiement du Temps et de l'Eternité . Le sentiment de malheur, de vie comme fardeau, d'étrangeté au monde des hommes est une chose commune dans les textes de notre âge . Mais la haine de soi des intellectuels atteint aujourd'hui des sommets, car loin de pouvoir s'appuyer avec confiance sur des mondes spirituels partagés, les intellectuels modernes croient de plus en plus au miroir d'impuissance que la société de la fin de l'histoire leur tend . Comme tout le reste, l'intellectualité de l'Âge de fer dégénère, en cessant de croire en elle même .

Le monde que nous connaissons est le monde de l'exaltation de la puissance matérielle, au temps de l'impérialisme mondial comme au temps de la mondialisation . A ce titre il n'accorde pas de place à celui qui a eu le malheur de naître sous la teinture de Saturne, l'homme mélancolique, tourné vers les mondes intérieurs et la pensée . La pensée, le monde imaginal, sont des fictions pour la puissance matérielle ; et le penseur dépourvu de puissance est ainsi pur néant, même pas ombre vague sur l'onde des faveurs mondaines . Mieux vaut pour écrire un livre, et même faire voir une œuvre plastique, être un homme d'affaires pédant, ou une blonde à forte poitrine, qui s'apitoie sur les handicaps de sa condition pour publier, en croisant les cuisses à la télévision . De ce fait l'homme spirituel démuni, comme un débris d'échouage; n'accède à rien dans ce monde, qui lui apparaît comme pure hostilité . Partant de la pure hostilité, de l'écrasante nostalgie, il peut devenir homme banal, par désir effrayé de normalité, fondu dans la masse ivre de pain et de cirque modernes, ésotériste obscur et renfermé, psychotique pur et simple, criminel peut être, ascète retiré du monde, libertin porté à toutes les addictions, ou révolutionnaire ; mais de trop étroites perspectives risquent de rendre sa révolte assimilable, instrument de plus de l'entéléchie générale . Peut-on ici proposer des règles de discernement ?

Je travaillais sur Michéa, et de nombreuses questions me donnent du fil à retordre . Cela est bon, une bonne chose . La common decency est un des aspects qui me paraissait les plus fragiles, et si je le pense toujours, j'ai constaté avec plaisir que des questions fondamentales sur les intellectuels se posaient à travers ce concept, dans le livre de la décence ordinaire de Bruce Bégout . Aussi la suite de ma lettre ouverte, qui exige de se confronter à Kant, comme explicitant le support implicite commun de son éthique et d'aspects de celle Michéa, a-t-elle pris de l'ampleur et du retard . Mais la condition des « intellectuels » peut être abordée à part . Car d'une certaine manière, Orwell avec ce concept propose des règles de discernement .

Je m'appuierais aussi sur une œuvre qui est un tableau à la fois réaliste et fantasmatique de la souffrance et de la solitude moderne de « l'intellectuel isolé», qui s'intitule photographies d'un hamburger de Lucien Cerise . Ce livre montre tous les aspects destructeurs que la domination de la puissance exerce sur celui qui en est dépourvu . Je veux dire, un être physiquement faible et peu formé à lutter par la force, et avec des préoccupations d'ordre intérieur . Un tel homme est incapable dans le monde de comprendre sa voie sans très grands efforts et échecs, là où un boxeur narcissique et efficace, ou un footballeur, atteindront rapidement une immense reconnaissance sociale, financière et sexuelle . Mais sans aller jusqu'au sportif pur et simple, on peut citer des personnages chimériques comme Jack London ou Ernst Junger, plus adaptés à notre âge, puisque dotés de puissance physique ou mentale . Et donc capables de lutter, même illusoirement, contre le talon de fer du Système, malgré le suicide de London .

Globalement la figure de l'homme possédé par les mondes est celle d'un marginal, mais d'un marginal intégré et reconnu dans les sociétés traditionnelles, et donc lui-même capable de reconnaître et de poser les liens et les symboles de l'Univers de civilisation qu'il honore de sa présence, comme le dirait Socrate, qui lui même est une des premières et des grandes figures de cet homme de démon, acculé à la mort . Et Socrate put s'exprimer, et affronter son destin avec sérénité, ce qui ne peut même plus arriver aujourd'hui, dans la plupart des parties du monde . Ainsi la croix est-elle visible d'un point de vue cyclique, comme Nietzsche le comprit .

Un tel homme, c'est évident, aura de la peine à gagner de l'argent, ne participant à l'expansion matérielle ; il aura ainsi un logement chez ses « parents » en lesquels il ne peut se reconnaître, très longtemps, et dans un quartier et un type d'habitat où l'existence de la rêverie ou du travail intellectuel sont purement et simplement niés, comme dans les cellules des prisons où la télévision tourne 24h/24-ce qui permet de diminuer les psychotropes . Dans ce monde dominé par la force physique et son exhibition, et la puissance de consommation, cet homme ne pourra avoir qu'un sentiment d'humiliation et d'isolement aussi complets que possibles, ne serait-ce qu'en se faisant taxer à chaque pas, et en vivant dans l'inquiétude, en rasant les murs .

Les femmes étant d'abord pour les dominants forts ou riches, un tel homme ne pourra éprouver qu'un sentiment de laideur et d'incapacité à séduire tout à fait abyssaux, qui ne seront pas rachetés par quelques occasions sordides de déballer . On finira par retrouver une esthétique de la haine de soi, passant par la description minutieuses de ses indignités physiques et morales . Lautréamont en a justement écrit :

« Les perturbations , les anxiétés, les dépravations, la mort, les exceptions dans l'ordre physique ou moral, l'esprit de négation, les abrutissements, les hallucinations servies par la volonté, les tourments, la destruction, les renversements, les larmes, les insatiabilités, les asservissements, les imaginations creusantes, les romans, ce qui est inattendu, ce qu'il ne faut pas faire, les singularités chimiques de vautour mystérieux qui guette la charogne de quelque illusion morte, les expériences précoces et avortées, les obscurités à carapace de punaise, la monomanie terrible de l'orgueil, l'inoculation des stupeurs profondes, les oraisons funèbres, les envies, les trahisons, les tyrannies, les impiétés, les irritations, les acrimonies, les incartades agressives, la démence, le splëen, les épouvantements raisonnés, les inquiétudes étranges, que le lecteur préférerait ne pas éprouver, les grimaces, les névroses, les filières sanglantes par lesquelles on fait passer la logique aux abois, les exagérations, l'absence de sincérité, les scies, les platitudes, le sombre, le lugubre, les enfantements pires que les meurtres, les passions, le clan des romanciers de cours d'assises , les tragédies, les odes, les mélodrames, les extrêmes présentés à perpétuité, la raison impunément sifflée, les odeurs de poule mouillée, les affadissements, les grenouilles , les poulpes, les requins, le simoun des déserts, ce qui est somnambule, louche, nocturne, somnifère, noctambule, visqueux, phoque parlant, équivoque, poitrinaire, spasmodique, aphrodisiaque, anémique, borgne, hermaphrodite, bâtard, albinos, pédéraste, phénomène d'aquarium et femme à barbe, les heures soûles du découragement taciturne, les fantaisies, les âcretés, les monstres, les syllogismes démoralisateurs, les ordures, ce qui ne réfléchit pas comme l'enfant, la désolation, ce mancenillier intellectuel, les chancres parfumés, les cuisses aux camélias , la culpabilité d'un écrivain qui roule sur la pente du néant et se méprise lui-même avec des cris joyeux, les remords, les hypocrisies, les perspectives vagues qui vous broient dans leurs engrenages imperceptibles, les crachats sérieux sur les axiomes sacrés, la vermine et ses chatouillements insinuants, les préfaces insensées , comme celles de Cromwell, de Mlle de Maupin et de Dumas fils, les caducités, les impuissances, les blasphèmes, les asphyxies, les étouffements, les rages, --devant ces charniers immondes, que je rougis de nommer, il est temps de réagir enfin contre ce qui nous choque et nous courbe si souverainement.»

En portant sur lui le caractère négateur de l'Âge, l'homme se pose comme négativité : impuissance, amertume, laideur, névrose -ce qui en outre est un cercle vicieux . Un aspect particulièrement douloureux et humiliant de cette situation est la misère sexuelle, terriblement accentuée par l'exhibition, le harcèlement que représente l'imagerie sexuelle omniprésente des modernes . La misère sexuelle est impuissance ; pour sentir une possibilité de femelle, on peut suivre des filles dans le dédale de Paris, mais cette filature reste à la frontière entre le néant et l'existant, car Lucien, auteur et narrateurs mêlés, ne peut aborder personne . Ainsi le désir, le phantasme, restent-ils cruellement inexistants, et la force brute de l'existant, qui écrase déjà le pauvre et l'humilie, est-elle confirmée par l'humiliation sexuelle . Cette humiliation sexuelle organisée est je crois un aspect souterrain de la domination du Système, comme tend sans doute à l'indiquer le taux énorme de personnes emprisonnées pour mœurs : le Système actuellement exerce sa domination par les mœurs, domaine plus consensuel que la défense de la propriété . La figure de l'éventreur est la figure de l'Ogre et du voleur maléfique de notre cycle . Comme le terroriste suscite ne nous de secrètes connivences, de même le tueur en série, qui humilie et détruit avec rage la prétention phallique des femmes aux seins pointus et aux tenues provocantes . Le succès du sadisme chez les intellectuels et les artistes n'est-il pas équivoque ?

La domination déléguée à la jeune fille de Tiqqun n'est pas une domination féminine, mais une domination du Système, une fonction phallique transférée sur les zones érotiques-iconiques du corps féminins, toujours soulignées par des couleurs ou des voilements qui en font des leurres de type militaire, ou de vénerie . Dans ce contexte, la liberté de la femme est une foutaise, puisqu'on lui interdit, au nom de sa liberté, de se soustraire réellement par ses vêtements au jeu du désir des mâles . Là encore l'Islam va fasciner comme contre modèle . Mais le vêtement des religieuses est fonctionnellement comparable, comme d'ailleurs le corps déformé des femmes qui craignent l'amour . La domination phallique du Système va si loin qu'elle féminise le « héros », le conduisant aux plaisirs de la passivité, liés à l'abdication du phallique, dont le caractère cosmologique ne lui échappe pas entièrement .

Dans photographies d'un hamburger, l'auteur invente une organisation "féministe", les hystérocrates, désireuse de détruire la masculinité occidentale par le développement du Système, d'ailleurs assez exactement décrit, à travers la tradition anarchiste . J'y vois deux caractéristiques de la perspective de l'intellectuel dominé : la théorie du complot, faute de concevoir l'entéléchie immanente et transcendante, impersonnelle du cycle ; et aussi le décalage entre la description véritable et l'appréhension véritable des enjeux spirituels du cycle . La destruction du principe mâle par la haine de femmes au fond identifiées au désir de puissance et de domination phallique est un élément fonctionnel du Système global, avec l'idéologie qu'elles véhicule . La destruction des mâles, par la critique de leur fabrication, est un exemple précis de l'idéologie moderne de la réalité naturelle .

Dans la fabrication des mâles, ouvrage mineur et haineux dont il est inutile de dire plus précisément l'origine, l' auteur(-e) dénonce la construction anthropologique, symbolique du rapport entre les sexes comme étant la preuve de leur caractère artificiel, et donc pervers . Que l'on apprenne dans une société les valeurs de son sexe lui paraît la preuve d'une forfaiture, d'une oppression . La réponse est simplement que l'auteur(-e) se trompe en adhérant à la croyance d'une réalité naturelle du rapport des sexes comme réalité matérialiste, c'est à dire sans médiation symbolique . Pour l'être humain, les mondes symboliques sont parfaitement naturels ; le tissage de liens par la médiation symbolique est parfaitement naturel . Toutes les civilisation ont tissé une enveloppe symbolique des relations entre les sexes . Et après ? Pourquoi faut-il s'en scandaliser sottement ?

Lucien Cerise décrit parfaitement le caractère de négation des oppositions que revêt le discours féministe ultra . Au fond ce discours est celui de la fin des différences significatives, la désymbolisation caractéristique du monde ; au point de vue quantitatif, c'est l'exténuation de la signification, ou entropie, qui en est la description rapprochée . La destruction du mâle, du Ying, est la destruction de la femelle, du Yang, ou encore purement et simplement le nihilisme qui se dévoile en son essence, comme désir d'indétermination, matérielle, aquatique et nocturne, la perspective féminine laissée à elle même, sans forme . La différence entre le haut et le bas est déjà perdue . La fin de la différence, de la différence entre la vie et la mort, de la différence entre le jour et la nuit, l'infertilité masculine croissante, le refus du risque et du danger sont des aspects qui paraissent parfaitement déconnectés de ces discours, dont la simple évocation est irrationnelle, et pourtant sont synchronisés . Or comprendre, c'est relier . Déjà Huizinga, dans « l'automne du moyen âge », livre sublime s'il en est, montre que « leur nuit était plus noire, leur jour plus éclatant... ». Faute d'opposés, que le politiquement correct nie avec ferveur, la vie moderne est vide, là où se vivait l'âpre saveur de la vie, l'odeur mêlée du sang et des roses . Dans un monde qui le nie en son essence, la vie de l'intellectuel dominé est totalement monocorde et envahie par le vide . Pour retrouver contact avec le réel, il lui reste des avatars, le fanatisme, le meurtre comme volonté brutale de retrouver les déchirements de la vie réelle, face à la passivité destructrice où l'enferme le Système.

Au fond, l'intellectuel dominé doit mourir . Je cite : (p 284)

« Il devait s'enfoncer cette vérité dans le crâne, de toutes ses forces . (...)il devait réussir à se persuader qu'il vivrait toujours seul, et il devait réussir à y trouver du sens . Ou alors, accepter le non sens de sa vie, faire le deuil du sens, le deuil de sa propre vie . Ne plus se faire d'illusions, surtout ne plus se faire d'illusions . Ne plus espérer, ne plus fantasmer . (...) vivre sans rêve . Accepter le réel tel qu'il est .(...) Non pas y survivre ; il était déjà mort (...). ».

Ce qui est extraordinaire dans cette situation, c'est que le réel est bien là dans sa fonction rectrice, et que pourtant son aveuglante proximité ne permet pas de s'en emparer . Le sens, la construction imaginale, traitée d'illusion, tout ce qui pourrait libérer est jeté hors de l'existence par ceux là même qui devraient avoir les yeux pour voir et les oreilles pour entendre . Le « réel » parlé et parlant par et dans la société n'est pas donné, il est une construction symbolique de la civilisation, ce que prouve sans aucun doute le fait qu'il parle par la bouche des « experts » ; et ce réel construit détermine les liens entre les hommes . Même son apparence de donné est construite ; le réel comme donné apparent est la première nécessité qui fait la nécessité moderne du spectacle . Le "réel" est un spectacle de donné, de puissance inexorable . Derrière l'inexorable réel est l'entéléchie immanente de l'âge de fer . Le réel de l'Âge de fer est cette outils de domination négative qui nie tout ce qui, pour un spirituel, pourrait faire sens, et qui l'accule donc à la mort .

La place nodale du réel dans la guerre idéologique explique que l'opposition la plus forte au Système ne puisse se construire plus facilement qu'à l'abri des bastions d'ontologies étrangères au Système, c'est à dire soit de tradition spirituelle, ce qui fait toute la force de Guénon, soit de religions encore consistantes, particulièrement dans l'Islam . L'assimilation de Guénon à l'islamisme à mes yeux ne peut que résulter de la perspective du Système, en ce qu'ils sont ensemble d'apparence étrangère . Mais je crois Guénon réellement étranger, et l'islamisme étranger dans le Spectacle trop souvent .

Cette construction décalée risque de rendre aussi ces oppositions externes, ennemies, opposées au Système, et donc finalement favorables à l'entéléchie, au déploiement maximal de la puissance, en particulier quand elles passent par le rapport de force qui maximise par course réciproque à la puissance . Tel fut l'effet des attentats du ...

Les limites de la perspective ontologique de l'intellectuel aliéné, opprimé par le Système et éduqué dans son ontologie, et donc autonome au sens sinistre du terme, portant en lui même la loi qui fait son exténuation, l'enfermement dans le cercle de fer de l'idéologie, l'empêchent de saisir l'importance de la métaphysique dans l'opposition islamiste au Système . « Les divergences restaient marginales et concernaient essentiellement l'aspect métaphysico-théologique des idées » . En réalité, là, dans la métaphysique, est la clef de la guerre . Mais cet aveuglement informé par l'idéologie racine ne l'empêche pas, bien au contraire, d'éprouver pour l'islamisme, et non l'Islam, une fascination ambivalente . Et cette fascination interne au Système pour l'Islamisme en montre assez le caractère terminal, l'éloignement de l'Islam le plus authentique . Je cite :

« (...) La violence de ce système occidental était manifeste, pour peu que l'on fasse preuve d'un minimum de sensibilité . Ce modèle de société avait déclaré une guerre impitoyable, une vraie guerre d'extermination, à toutes les valeurs authentiquement spirituelles et humaines, et par extension à tous les êtres qui partageaient ses valeurs.(...) Ce n'était ni plus ni moins que de la légitime défense de déclarer en réponse une autre guerre impitoyable à ce système (...) »

Vérité et vanité, car celui qui déclare une guerre symétrique reste à l'image du Système qui le détermine, et nourrit l'entéléchie de celui-ci .

L'homme cultivé, dominé du Système tend à devenir un démon, par l'assimilation forcée de son ressentiment, qui en font une chair venimeuse et stérile, comme le montre Dostoievsky . Nous retrouvons ici des observations d'Orwell sur la condition de l'intellectuel . Je vais en commenter quelques unes prises chez B. Bégout . Je ne pense pas que les très intéressantes remarques de l'auteur soient très rigoureusement construites, sans doute par incompréhension principielle ; mais la qualité demeure .

P 49-50 :

« L'attirance pour une politique de la table rase témoigne chez l'intellectuel de la dénégation violente de sa propre réalité quotidienne... »

L'intellectuel ne peut vivre réellement dans « sa propre réalité quotidienne », analogon local du Système, et qui nie à tout instant ce qui pourrait le faire vivre, et dont il a à chaque instant l'insaisissable impression d'être proche à le toucher : « Qui, toujours, nous laisse apercevoir ce qui aurait pu être?.. » tant dans l'amour que dans l'art . Simplement, en prononçant « fleur » dans une cage d'escalier...Enfermé, fait comme un rat emmuré, l'intellectuel moderne rêve de destruction pour passer de l'autre côté du miroir . Dans Arizona Dream comme dans tous les films valables de Kusturica, ou encore dans le Maître et Marguerite, l'autre côté du miroir est toujours déjà présent, enroulé autour du monde de nôtre âge comme un lierre secret au front des ménades ; et c'est ce levier imaginal qui montre l'enfermement de la seule perspective où il peut être compris, de l'extérieur ; car celui qui n'a connu que l'enfermement ne peut le concevoir . Ainsi les marins du Bounty ne comprirent le caractère carcéral de leur monde qu'à Tahiti, mais dès lors ne purent l'habiter sans grande souffrance . « Qui augmente le savoir augmente la douleur ».

p 51, citation d'Orwell :

« Les réalistes nous ont conduit au bord de l'abîme, et les intellectuels chez qui l'acceptation de la puissance a tué d'abord le sens moral, puis le sens de la réalité, nous exhortent à aller de l'avant sans faiblir... »

p54 et suivantes :

« Mais surtout (...)l'intellectuel aime follement le pouvoir (...) dépourvu de capital économique, délaissé par le pouvoir politique (...) il vise à acquérir une position sociale par ses seules compétences théoriques . (...) (les intellectuels) occupent une place centrale dans la planification de la production matérielle et intellectuelle des régimes totalitaires » (et j'ajoute aussi non totalitaires...).

Humilié par le Système, envahi par le vide et la vacuité, l'intellectuel peut abandonner l'ardent désir du Haut tant désiré, et désirer la reconnaissance des autres hommes . Il peut se mettre au service de la puissance ; soit de manière légaliste, dans le cadre de l'oligarchie technocratique, soit par la révolte organisée que représentent les totalitarismes . Mais ces révoltes contre le Système sont des spectacles de révolte, puisque leur entéléchie est celle là même du Système, l'exaltation de la puissance matérielle . D'où leur cynisme destructeur, leur machiavélisme excessif car réactionnel, puisque la puissance mondaine n'est obtenue qu'au prix de la fermeture des mondes supérieurs, et que cette fermeture reste une cicatrice sanglante parfois, et du moins reste comme une commémoration obscure chez l'homme en qui reste une étincelle . Il leur faut alors broyer tout ceux qui pourrait leur rappeller ce qu'il ont adoré, et qu'ils ont brûlé . La haine et l'expression redondante du journal de Goebbels, « nous avons coupé les ponts », me paraît très riche en significations emboitées . La production et la destruction, deux faces de la même pièce, la domination, sont l'obsession commune du Nazisme et du Communisme, mais aussi de notre propre monde, toujours à dépasser la Loi par la puissance immanente de l'histoire libérale, de manière illimitée . L'homme spirituel ne reconquiert sa propre puissance qu'au service de la puissance générale, c'est à dire en se perdant . Cela est tout à fait conforme à l'entéléchie, à sa prodigieuse capacité d'assimilation, d'abaissement, d'humiliation .

Mais tout cela ne s'arrête pas là . Plutôt que de subir et de s'empoisonner, l'homme spirituel peut s'ouvrir et accorder une valeur ontologique aux tissages de signes qui font les liens symboliques . Vivre comme si les signes et les symboles n'étaient rien, ou au contraire en tenir compte comme des êtres de plein droit, n'est pas une illusion, mais une décision . Car même dénié dans la pensée moderne, ils sont, car ce sont des signes et des symboles qui dans la pensée moderne dénient les signes et les symboles et construisent le « réel inexorable » (voyez l'œuvre d'immense portée de Quine, portée à laquelle lui même était aveugle), réel inexorable mythique dans lequel aucune grande civilisation de l'histoire n'a pris conscience d'avoir vécu . Le caractère paradoxal, la double contrainte systématique du Système gisent dans ces congres qui se tordent et se déchirent dans les esprits des penseurs qui cherchent obscurément la libération, dans les contradictions ultimes d'une entéléchie qui nous emporte comme une vague scélérate, aveuglément .

Bien sûr, le simple fait de ne plus croire au « réel inexorable » n'est en aucun cas la même chose que d'acquérir la puissance permettant de recomposer une configuration matérielle défavorable, par exemple le fait de croire une conquête possible ne signifie pas d'avoir les moyens de la réaliser en réalité . Dans le désert, croire qu'il est possible de trouver de l'eau ne sauve pas de la mort de soif .

Mais la foi est ce qui rend la victoire possible .

Face à des forces écrasantes, prendre conscience que le « réel inexorable » est une construction symbolique est ce qui permet, alors que les eaux des abysses recouvrent la face normalement ouverte au ciel, comme un couvercle pesant, une pierre tombale, ou encore comme une arche de ténèbres, de sentir le fond argileux sous les pieds, de relâcher les fardeaux inutiles de la pensée, et de rejaillir au soleil invaincu, toujours déjà présent . La mort est toujours déjà vaincue, et la victoire peut advenir par le travail et la grâce . La même Roue qui a mené au sommet le Système l'enverra poussière dans la poussière, avec les livres et les idées mortes qu'aucun vivant ne porte plus, et qui sont pur néant . Le monde libéral sera néant comme l'immense URSS de 1975 est devenu néant en moins d'une génération . Jean n'a-t-il pas peint avec exactitude la puisance et le luxe de Babylone, et la fumée de son embrasement ?

Face à un monde corrompu, les hommes du refus ne peuvent pas perdre, car le monde a perdu le sens de la Justice originelle, et de la justification symbolique ; trop sûr de lui, il regarde faire les petits hommes, les chrétiens sous l'Empire Romain, les ordres mendiants, les réformateurs au crépuscule de l'Église, les hommes des Lumières au déclin des monarchies absolues . Et ces mondes orgueilleux s'effondrent sans coup férir, pour le châtiment d'avoir, néant, voulu faire adorer leur chiffre et leur nom, en ayant perdu tout lien vivant avec leurs sources fondatrices et nutritives . Ces sources des mondes ne sont rien d'autre que la nostalgie du Suprême chez les hommes nobles, et même chez Voltaire, qui les ont fondés, non pas seuls, mais comme multitude formant une unité . Car l'homme ne vivra pas seulement de pain .

Cette difficulté des organisations traditionnelles à conserver la substantifique moëlle de la Tradition qui les justifie est une constante de notre âge ; elle ne date pas du XXème siècle . A titre d'exemple, la monarchie de 1789 était déjà le fruit d'une longue dérive .

Déjà la taupe creuse et fouaille les racines . Et cela, le grincement lointain et tenace de la roue de l'Ankou des mondes, tu l'entends comme moi, lecteur, quelles que soient tes attaches, tes amours ou tes haines, ta nostalgie, ta peur, ton espoir . Valéry, écrivain bourgeois s'il en fût, a parlé de la mort des civilisations . Un temps pour vivre et un temps pour mourir...

Ajoutons pour conclure que le style n'est pas une chose négligeable, ni même une forme sur un fond ; écrire comme un préposé des postes à son receveur est faire de son lecteur un homme de même horizon, de même teinture . La métaphore est puissance non seulement de mots, comme une poésie stérile, mais puissance de mondes ; et celui qui invoque la puissance des mondes, le Verbe, se pose pleinement dans le premier ordre, qui ne tient pas sa force des eaux d'en bas mais des eaux d'en haut, qui n'est rien en ce monde mais reconnaît la lumière de lumière, celle à qui appartiennent le règne, la puissance et la gloire pour les siècles des siècles, et non pour la poussière . « L'Être est ; le non être n'est pas ».

Prendre conscience des décisions de la Tyrannie, c'est penser pouvoir la changer, en dehors comme dans la fascination pour le pouvoir . L'Encyclopédie est ainsi le projet d'une archéologie et d'une ontologie de libération des hommes de la tyrannie de la puissance .

Kairos.




"Le Kairos est le temps de l'occasion opportune. Il qualifie un moment.
« Maintenant est le bon moment pour agir. »



Pour Aristote, dans L’Homme de génie et la mélancolie (traduction, présentation de J. Pigeaud, Payot, Rivages, 1988, p. 88), « Le mélancolique est l’homme du kairos, de la circonstance. » Wikipédia.


"Un homme attaché aux bonnes manières et au bon sens est incapable d'affronter le destin. Le moment présent peut se réveler être le moment crucial, le moment crucial peut bien être le moment présent. Si en un instant ta vie se joue, alors tu dois être prêt à la jouer en un instant. A ce moment la pensée de la mort ne dois pas t'arrêter. C'est cela, l'entrainement à la mort.

Il n'y a rien de plus important, le moment venu, qu'un zèle fervent. La vie est faite de cette ferveur, ce feu qui se renouvelle à l'infini.

L'essence de la réflexion n'est pas la sagesse, mais le recul, la temporisation. L'homme doit préférer une attitude excessive à un comportement intelligent et discret. Il doit se monter excessif jusque dans son obstination. Lorsque la modération prévaut dans la réalisation d'une action, les conséquences risquent de se réveler totalement insuffisantes. (...) quand quelqu'un pense qu'il est allé trop loin, c'est qu'il ne s'est pas trompé.

Je ne sais comment vaincre les autres mais je sais comment me vaincre moi-même. La quête d'une vie ne connaît pas de fin. Un homme qui pense qu'il est arrivé est un homme malavisé. Si nous voulons découvrir le chemin de l'accomplissement, il nous faut continuer à penser que les résultats obtenus ne sont jamais totalement satisfaisants et continuer à explorer les pistes qui jalonnent notre vie. La vérité ne se situe pas dans un endroit, mais dans la quête même de la vérité. " Extraits du Hagakure.

Le moment présent peut se révéler être le moment crucial, le moment crucial peut bien être le moment présent.


Le temps n'est pas linéaire, il est fait de spirales qui s'enroulent sur des singularités ; la théorie des catastrophes rejoint cet enseignement . J'affirme que nous atteignons le point d'involution de siècles d'histoire de la pensée, même si la civilisation matérielle peut encore un peu durer avant de rentrer dans le mur écologique .


Cette époque est celle d'une grande confusion, où le monde apparait réfracté multiplement par une cascade de fragments . Mais la crise de la pensée a atteint un point de non-retour . Les traditions intellectuelles les plus diverses convergent puissament vers la déconstruction de l'Univers libéral, qui est exténué, aux portes de la mort . Le monde s'effondre, implose . L'ancien monde ne tient que par la force de l'habitude .


La singularité, le Kairos, est l'imprévisible même . La faiblesse et la confusion proviennent de la perte des repères spirituels qui provoque l'angoisse de mort . Les solutions proposées sont infimes, désarmées, faute de radicalité . Car au contraire de toute autre époque du monde c'est la radicalité qui devient la plus forte lors du Kairos ; la moindre acceptation d'une partie fonctionnelle du Système empêchant la solution du chaos spirituel . Et donc, aucun travail idéologique partiel ne peut résorber la grande angoisse du monde, ne peut être un point d'arrêt de l'effondrement à venir . Les arrêts prévisibles seront des bulles illusoires de sécurité .


L'idéologie radicale devient une puissance politique ; elle ne doit pas étouffer la pensée qui est supérieure à elle, mais pas non plus craindre la fausse conscience des modernes . L'idéologie est une arme politique, non une sagesse ; technique et non poiésis . Sa détermination et sa fermeture en font une arme . L'idéologie comme arme n'est pas le lieu du doute, mais du fanatisme de fer - mais d'un fanatisme enfermé dans une sphère déterminée, comme la science ; pas d'une totalité spirituelle . Le fanatisme de fer n'est pas une adhésion sectaire mais la réponse armée à la guerre qui s'ouvre.


En aucun cas l'idéologie ne peut être rectrice du spirituel .


J'ai vu, moi qui vous parle, des universitaires modérés, issus de la gauche, désarmés devant "la modernité", mais conscient de la gravité de la crise . Le monde, la pensée sont malades même à leurs yeux . Au fond, leur discours et celui de l'Encyclopédie se rejoignent dans un confluent massif : lors du Kairos, les yeux s'ouvrent et le monde rêvé de l'idéologie -racine du Système laisse voir sous ses vêtements chamarrés des ruines, des cendres et des lueurs d'incendie . La guerre métaphysique est toujours déjà présente dans le Système, mais lève son Aurore de visibilité .


Le moment présent peut se révéler être le moment crucial . Le moment crucial peut bien être le moment présent.


Dieu est mort, et c'est nous qui l'avons tué . (Nietzsche.) Pierre Legendre, comme Michéa, parle de fiction des mondes symboliques pour en déplorer la perte, mais il ne peut la combattre, car la réalité l'emporte sur la fiction. Au moment crucial, c'est aux croyants qu'il appartient de déplacer les montagnes .





Lettre ouverte à Jean Claude Michéa III. La pluralité des mondes, des êtres et des lois comme point fixe de la liberté humaine.

( Nu colonial)

I- l'ontologie implicite comme posture coloniale .


Dans cette lettre ouverte, le tissage des liens par l'intermédiation symbolique était défini comme la poiésis humaine essentielle, la production commune de l'homme et de l'Univers, et il était affirmé que penser cette puissance de renouvellement, je dirais plus exactement cette puissance qu'a le monde de se regénérer cycliquement, analoguée dans l'ordre humain passait, pour un occidental moderne, par un changement d'ontologie fondamentale .


Car c'est une thèse fondamentale de ce travail que de poser que toute expression idéologique moderne, en tant que partie fonctionnelle du Système, est analoguée à une matrice combinatoire déterminée, et déterminée bien davantage que la grammaire, syntaxe et sémantique de la langue qui définissent le linguistiquement possible . Cette matrice, en tant que puissance, n'est atteignable que par ses actes, les discours ; et elle est peut être reconnue comme conformité ontologique, c'est à dire que tout discours sur le monde et ses constituants conforme à la matrice pose certains principes de l'être, toujours les mêmes, et dont les discours thématiques sont des analogons locaux . Cette thèse n'a rien d'original ; on peut la retrouver chez Heidegger, par exemple dans l'usage du terme historisch traduit par historial, qui pose des cycles historiques de la métaphysique ; et on en trouve une expression très fine chez André de Muralt . Sans être exclusivement constructiviste, il n'en est pas moins clair que la matrice ontologique intégrée à une personne filtre extraordinairement les perceptions elles mêmes, plus exactement les cadre, au sens de fixer à priori le cadre ontologique d'interprétation de celles-ci, au minimum ; ainsi on peut dire que selon leur information, au sens étymologique, les hommes ne voient ni n'entendent la même chose, et que l'on peut être aveugle par éducation .


J'en donnerais un exemple chez Michéa sur lequel je reviendrais . (l'enseignement de l'ignorance, 2006, p 90) :


« S.latouche montre ainsi comment la sorcellerie traditionnelle fonctionne en Afrique comme un frein qui protège la communauté des effets dissolvants de la modernisation . Celui (...) qui (...) prend la liberté d'interrompre les chaînes symboliques du don et de ne pas rendre ce qui lui a été donné, se place toujours sous la menace du « mauvais sort » (...)Le sentiment de culpabilité qui accompagne habituellement toutes les formes d'ingratitude, pouvant naturellement produire, dans la vie réelle du sujet, tous les effets d'auto-punition inconsciente que la psychanalyse permet d'imaginer, les menaces sorcières sont très dissusasives pour l'individualisme naissant . »


Voilà un étrange texte où les problèmes ontologiques prennent toute leur signification . Il est clair que Michéa ne connait rien à la sorcellerie africaine et à son ontologie . Mais ce qui est sûr, c'est que son ontologie de blanc raisonnable ne lui permet d'y voir qu'illusion, illusion dont il lui faut expliquer les effets réels . Si un auteur africain comme Amadou Hampâté Ba lui raconte les coutumes de mariage des peuls, Michéa ne va pas prétendre mieux savoir que lui ce qui se passe, je lui accorde cette honnêteté . Si maintenant, dans l'étrange destin de Wangrin, Hampâté Ba, homme sage, pondéré, cultivé, rapporte des faits de sorcellerie en disant que de nombreux témoins peuvent le confirmer, Michéa, soudain, sait mieux que l'Africain ce qui se passe réellement . Pourquoi ?
Parce qu'on touche aux limites de l'ontologie du blanc, de l'Européen ! Voyez comme l'expression devient lourde pour notre pauvre Michéa : le sentiment...qui accompagne habituellement (on peut en douter, mais il faut nous amadouer, nous faire comprendre que c'est vraisemblable!) pouvant naturellement (et non surnaturellement, nous sommes rassurés de rester dans les limites de l'objectivité occidentale) produire, dans la vie réelle (nous sommes ainsi informés avec insistance que Michéa bien sûr, et nous, restons entre toubabs, ne partage pas ces archaïques superstitions) du sujet, les hommes étant ainsi regardés du point de vue du dominant techno-médical, tous les effets d'auto-punition inconsciente (l'inconscient devenant ainsi l'enfer de la conscience, mais alors pourquoi trouve-t-on tant d'hommes qui paraissent inaccessibles à l'auto-punition? et permettant d'expliquer pourquoi ces pauvres sujets n'ont pas l'impression de culpabiliser et sont pourtant atteints par le mauvais sort ; bref il permet de dénier leur auto-expression au nom de l'auto-punition) que la psychanalyse permet d'imaginer . Ici on atteint un sommet d'inconscience coloniale : on (nous, occidentaux rationalistes) a le droit à l'imagination libre dans le cadre de la psychanalyse puisque le cadre de la psychanalyse respecte l'ontologie de l'homme occidental : la sorcellerie, ça n'existe pas vraiment, c'est dans la tête . L'idée qu' Hampâté Ba sache mieux que Michéa ou Latouche ce qui se passe réellement dans la pratique de la sorcellerie suppose d'admettre l'idée que l'ontologie habituelle de Michéa est fausse, et que si son milieu de vie est vide d'esprits, ces démons toujours présent dans la littérature grecque et latine, ce n'est pas parce qu'ils n'existent pas vraiment, c'est parce que le Système ne peut utiliser pour son entéléchie que les puissances matérielles, et qu'il est une formidable puissance de négation des autres mondes . Quant on vit dans une idéologie, on a l'impression de l'expérimenter réellement tous les jours, tout naturellement...et pour Michéa il n'existe pas de démons évidemment, comme pour Augustin il en existe évidemment . L'idéologie moderne n'a pas là dessus de supériorité avec les sociétés traditionnelles : elle s'illusionne autant, sur sa supériorité, son évidence, sa condescendance...notre idéologie fondamentale qui permet tant de variantes n'a rien non plus à envier aux aveuglements totalitaires, sinon la distance qu'avait la caste dominante à l'idéologie officielle, que montre Arendt . Il semble bien que notre caste dominante y croie, et même ses opposants...


Je pose la question à Michéa : si la sorcellerie africaine est un frein efficace à la destruction libérale des cultures et des sociétés africaines, que pourrait-il en dire s'il devait enseigner à des jeunes Africains ? S'il dit ce qu'il en pense, alors ses élèves n'y croiront pas plus que lui ; l'efficacité réelle étant basée sur des croyances fausses, la fin des croyances fausses implique la perte de l'efficacité réelle . S'il dit qu'il faut y croire, il ment, et pense que la vérité doit être cachée . S'il propose de remplacer la sorcellerie par un « dispositif rationnel », il introduit une modification sociale dont les effets cumulatifs sont imprévisibles . J'affirme très clairement : la foi dans les autres mondes est un frein au développement du Système bien au delà de tout ce que la psychanalyse permet d'imaginer, c'est à dire, en réalité, pas grand chose . Et c'est pourquoi le Système a mis tant de soin à extirper les mondes anciens des Bretons, par exemple, assimilant leur langue au crachat . Autant que Latouche, j'y reviendrais, Michéa a besoin de lire William Blake...


En effet, que ce soit pour les peuls ou pour les bretons, le Système est très tolérant pour tout ce qui N'A PAS d'importance : libre à vous de manger de la nourriture ethnique, des vêtements ethniques, d'avoir la religion de vos pères, d'écouter votre musique, et même de défendre votre langue à condition d'être bilingue, à condition d'éduquer vos enfants dans le Système, d'être mobile et flexible, et de ne pas s'attacher à des croyances, des rites ou des pratiques « archaïques, obscurantistes », des « pesanteurs sociologiques » qui gênent votre développement . « Vivre et travailler au pays » que Michéa cite pour le Larzac et qui valait pour la Bretagne, c'est déjà trop pour beaucoup . Mais le Système a mis un soin extrême à détruire et à humilier la culture populaire, liée à la langue et à la religion, en une totalité anthropologique qui justement a permis une vraie Résistance . Totalité symbolique qui posait un peuple, unifié symboliquement par sa langue, ses types de liens, familiaux, personnels et politiques, et ses mondes, attestés par la culture populaire, les rites, la musique . Et comme l'atteste assez la Légende de la mort, l'ontologie des anciens bretons est très éloignée de celle des antilibéraux modernes . La situation coloniale au point de vue ontologique est le mépris, le rejet que manifestent les maîtres pour les mondes du peuple occupé- le texte de Michéa est structurellement colonial, comme le sont les textes antichrétiens des romains .


Revenons à l'ontologie de la matrice . L'ontologie de la matrice est composée de décisions anciennes, oubliées comme telles . Dans le discours idéologique ces décisions sont implicites et sont en quelque sorte pour les locuteurs, l'Être même, la vérité, tout naturellement, réellement . Ces décisions sont l'indiscutable et le fondement de tout implicite indispensable à la communication . Chez la plupart des peuples, les intersignes, ces annonces symboliques ou oniriques de la mort d'un proche sont attestées, et n'ont rien de surnaturel ou d'étrange : l'ontologie culturelle les reconnaît, et l'intersigne est reçu comme naturel et réel sans discussion . J'ai lu et entendu trop de récits d'intersignes, et de première main de personnes dignes de foi, dans trop de cultures différentes, pour personnellement en douter . Ainsi chez William James, un rationaliste . C'est avec raison que c'est un problème pour vous, mes amis rationalistes .


Car la matrice qui vous constitue, l'idéologie racine, se dévoile particulièrement dans l'expression du possible, de ce qui est « naturel » et donc de ce qui doît être renvoyé dans le « surnaturel » ; le « surnaturel » des modernes, ou « l'impossible » des rationalistes, domaines identiques de toute manière, est inconnu de l'ontologie implicite de la plupart des peuples . La force d'impact de l'ontologie de l'idéologie -racine est énorme en général, comme en politique . Car c'est tout un domaine de possibilités, d'orientation de l'homme, la voûte étoilée, la fenêtre d'Orient, qui devient voilé et voué à l'oubli, à priori et en aucun cas par expérience, puisqu'on ne peut expérimenter que ce que l'on croît possible . Si cette ontologie te constitue, tu es aveugle à la manifestation de l'être qui pourraît t'en libérer, te faire sentir la relativité de ta perspective, et donc sa vanité . Et si ton monde de possible change, ton expectative, les chemins envahis de ronce s'ouvrent . Voie le cas de Jeanne d'Arc . Quel rationaliste aurait pu écrire cet acte, et donc ce possible ? Ce ne pouvait être une expérience, puisqu'il fallait mettre sa vie et le salut de la multitude dans la balance . C'est un sens de la parole : « la foi soulève des montagnes ». Revenir par l'archéologie à la nature véritable de l'ontologie, qui est un tissage de décisions anciennes, oubliées comme telles et assimilées à l'être, est un retour au principe, reconquérir une puissance pour la pensée et liberté fondatrice pour l'homme . Michéa le réalise pour la pensée politique, mais il est souhaitable d'aller au delà .


Ainsi on reconquiert la Liberté par rapport au monde des choses : le plus important de la vie humaine n'est pas l'entassement des richesses terrestres . La simple lecture du manuel d'Epictète peut donner une idée de la dignitée perdue, sans parler, pour ce qui est des puissants, des pensées de Marc-Aurèle...mais cela reste au plan individuel . Un autre domaine essentiel, étroitement lié lui même à l'ontologie, est celui des relations entre les hommes, la science des liens . Ce domaine particulièrement délicat est sous la dépendance de l'ontologie générale, et doit maintenant être abordé.

Nu

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Zinaida Serebriakova