Dix thèses sur Marx, Debord et sur la révolution dans la pensée révolutionnaire .

(Betty Page)

Marx et Debord sont des penseurs qui permettent de penser la révolution, et aussi des impasses . Le présent texte pose les principales impasses qui se trouvent chez Marx et dans la tradition marxiste . Elles doivent être pensées pour forcer la sortie du Système .

Thèse n°1 : Sur la conception du lien d'exploitation comme droit naturel .

Marx est historialement (dans l'histoire de la pensée) un penseur bourgeois . A ce titre, il naturalise la domination existante, et la conçoit comme propre à l'essence de l'homme . L'essence de l'homme est historique et constituée par les rapports de production – c'est une pensée de l'essence qui ne veut pas se dire telle .

L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes . En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle (la bourgeoisie) a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.

La nature matérielle essentielle de l'homme met en essence le lien d'exploitation . Les liens sont, et surtout s'ils sont hiérarchisés, des formes du lien d'exploitation . La société est le tissu des liens, et donc naturellement formée du lien d'exploitation, quels que soit la variété des masques .

Thèse n°2 : La dictature du prolétariat est la coïncidence des opposés dans le marxisme .
Les liens sont, ou tendent aisément à devenir, des liens d'exploitation . La révolution ne peut être pensée en dehors de ce lien de nature . La négation de l'exploitation n'est pas la transformation du lien, puisqu'il est de nature . Il ne peut être que dans la coïncidence révolutionnaire des opposés, quand le Maître et l'Esclave deviennent un, et annulent l'exploitation . C'est le rôle conceptuel de la dictature du prolétariat . Ce rôle conceptuel est le même que le concept de représentant du peuple dans la démocratie représentative .

En pratique, la dictature du prolétariat, comme la démocratie représentative, réplique une classe de dominant et une classe de dominés, et réplique l'exploitation . Cet échec du principe face à la réalité amènent à une surenchère de la propagande, ou mensonge politique . Les principes idéaux deviennent les instruments d'une domination oligarchique qui se nie comme telle, et s'exalte comme Spectacle de règne du peuple .

Le mensonge « démocratique » de l'Est était le miroir du mensonge « démocratique » de l'Ouest . Il obligeait l'Ouest à des efforts, qui masquaient cette réalité . Ce n'est plus le cas, et le Spectacle démocratique est joué par des acteurs de plus en plus comiques – ou tristes .

Thèse n° 3 : sur le caractère borné des mondes possibles : soit bourgeois, soit prolétaire .

Marx était dans une proximité excessive des économistes modernes et partageait l'essentiel de leurs préjugés ontologiques, ou même moraux . Il croyait que le lien d'exploitation aux choses – la perspective du Système, qu'il connaissait fort bien – était vraie, et que les autres perspectives, qui refusaient l'appropriation du monde, étaient fausses . Il ne s'est jamais intéressé aux innombrables peuples, qui de sont vivant ont été subjugués ou exterminés – comme les Indiens d'Amérique .

Un lien, quel qu'il soit, n'est ni vrai ni faux – il est posé par la souveraineté législative de l'homme . Le lien du Maître à l'esclave dans l'antiquité n'est pas juste dans notre perspective, mais il n'est ni vrai ni faux .

Par sa conception bornée du lien, Marx n'a pas approfondi la possibilité d'une pensée systémique du rapport entre les formes de lien dans la société et la forme de cette société – alors même qu'il n'a pas cessé d'approfondir le modèle capitaliste . En clair, il a traité le modèle capitaliste comme le seul modèle possible de société, à part le modèle communiste .

Marx a ignoré la pluralité anthropologique, niée par le positivisme de son temps . La pluralité réelle a été niée, présentée en tant que stades d'une évolution unique . Le progressisme, comme toutes les croyances primitives, se place au centre du monde, mais en remplaçant le centre spatial par le centre temporel, en se faisant le résultat de toute l'histoire humaine .

La pluralité anthropologique montre pourtant la possibilité réelle de l'indéfinité des mondes possibles, y compris en même temps, dans une civilisation, puisque la société Indienne traditionnelle montre la coexistence de modèles complets d'organisations distincts avec leurs valeurs propres, telle que le « père de famille », qui cherche légitimement la richesse matérielle, et le « renonçant », entre autres les vieillards qui n'ont plus à chercher la richesse .

La pluralité anthropologique est ce qui permet de penser une révolution qui change les liens entre les hommes, et entre les hommes et les choses .

La perspective bornée du progressiste rend Marx analogue aux penseurs libéraux du XXème siècle . L'échec de l'URSS semble en plus donner raison aux libéraux . Mais en réalité, un nombre indéfini de modèles de société humaine, et de comportement humain, sont pensables .

Thèse n°3 : Sur le bonheur humain comme produit de l'industrie humaine .

Marx partage avec les Lumières toutes les illusions sur le bonheur issue de l'industrie humaine . Or cette attente est vaine .

Le bonheur de l'homme n'est pas dans l'accumulation de richesses . Marx avait pourtant vu que la marchandise est une relation humaine médiatisée par un objet . Un des premiers usages des richesses est la distinction et le désir de reconnaissance . De ce fait, de nombreuses courses aux armements se jouent sur les produits de consommation, non pour leur valeur d'usage, mais pour leur puissance de distinction sociale . Et comme cette puissance est relative, il s'ensuit que le processus n'a pas de fin .

Il en est de même de la perception humaine des besoins . De nouveaux besoins apparaissent et se multiplient sans cesse .

Par ailleurs dans le Système tel qu'il se présente actuellement, le knout a été camouflé sous la pression du besoin . Le besoin est essentiel, fonctionnel au Système . Le besoin est le moteur et le levier, ou du moins la menace implicite, de la plupart des formes modernes de domination et d'exploitation de l'homme . Attendre du Système un soulagement de la pression du besoin est attendre un train à un arrêt de bus . Alice résume : « Toujours confiture hier, confiture demain, jamais confiture aujourd'hui » .

Ainsi le monde moderne ne fait pas disparaître le travail et la pression de survie dont Aristote faisait une condition de la culture de l'homme libre .

Thèse n°4 : sur le Récit progressiste du monde .
Pour faire accepter l'absurdité foncière du système capitaliste : la destruction globale du monde pour produire massivement des objets sans intérêt, le récit progressiste est indispensable . Son message essentiel est « confiture demain », confiture pouvant être ce que l'on veut, comme le Grand Empire de mille ans de l'échange libre et non faussé . Marx le partage dans sa structure avec les intellectuels bourgeois .

Le récit progressiste a ceci de fondamentalement performant qu'il peut décrire n'importe quel événement comme un moment du progrès général, et le caractère dialectique du récit ne l'empêche certainement pas . C'est aussi sa faiblesse : il n'a aucun contenu . Et il ne peut porter que sur des quantités : plus de parapluies, d'années de vie, de pneus, de millions de litres d'essence, moins de CO2, de morts sur les routes, de...

Mais ce récit est indispensable au Système, à tel point que l'ensemble de ses ravages passent pour des incidents de l'histoire, ou des « retours à la barbarie » passagers, même quand tout montre qu'ils sont des produits du Système – ainsi le IIIème Reich .

Le Récit progressiste identifie au Bien le déploiement du Système, la croissance de la puissance matérielle . Il est un logos totalitaire en ce que par principe toute réalisation du Système est dite bonne, progrès, réforme, nécessité du développement et toute résistance à la croissance mauvaise : archaïque, taboue, obscurantiste, etc . Le récit progressiste n'utilise comme mesure que le déploiement de la puissance, et nie la diversité anthropologique . Il est un projet impérial en soi .

Le récit progressiste dissimule les risques majeurs du développement du Système . La totalité des ressources mobilisées pour construire les régimes totalitaires, techniques, morales, idéologiques sont issues de la civilisation industrielle – et toutes ces ressources sont à ce jour non seulement librement disponibles, mais d'une puissance démultipliée . Et ce déploiement ne cesse de créer de nouvelles menaces, liées à des risques sociaux, technologiques, militaires .

Il nous paraît indispensable de poser qu'un mouvement révolutionnaire doit abandonner toute perspective progressiste de principe .

Thèse n°5 : sur la coopération de la victime avec l'oppresseur et le partage de la lucidité .

La dialectique de Marx s'appuie davantage sur l'opposition que sur la coopération des pôles . En clair, il ne peut voir que le prolétariat collabore activement à son exploitation – ce qui deviendra une problématique cruciale quand dans la suite du capitalisme, le prolétariat sera de plus en plus associé à sa propre reproduction . Une classe ne se reconnait comme telle qu'en identifiant les autres classes, ce qui est déjà un processus de reconnaissance .

Un phénomène associé se manifeste massivement, qui est l'identification à l'exploiteur . Un grand nombre de dominés rejette son appartenance au groupe dominé et imite le groupe dominant, à la manière des rappeurs américains qui se couvrent d'or et se font construire des villas tendues de velours couleur « château », ou des ouvriers devenus contremaîtres qui se lèvent tôt, votent à droite, appelle patrimoine leur pavillon, et se veulent winners . Simultanément, des dominants ne cessent de se masquer en dominés, à travers la lutte contre les discriminations, pour rendre leur domination plus « démocratique » . Ce phénomène est essentiel à la victoire permanente de la minorité dominante dans la démocratie représentative .

L'image de soi est un récit . Globalement la plupart des hommes préfèrent se la raconter libres que serfs, vainqueurs plutôt que vaincus, quitte a inventer une histoire adaptée . C'est le fond de la Généalogie de la morale de Nietzsche : l'invention d'un récit mensonger qui fait des vaincus, des souffrants, des vainqueurs du péché des forts . Ainsi le discours maternant - paternant de l'État providence est-il désiré, suscité, écouté, cru par les dominés . Ainsi beaucoup d'Allemands ont volontiers cru être de la race élue, être des héros au service d'un grand chef, etc . C'était plus facile à croire que de se voir comme le héros des Bienveillantes .

C'est plus facile pour l'or gris, je veux dire les pensionnaires d'une maison de retraite, de croire en la bienveillance du directeur, ou du notable local qui leur offre de petits pots de terrine de canard dans un panier la veille d'une élection, que de voir les choses en face – il sont déjà morts, bien rangés dans des boîtes, et personne ne « s'intéresse à eux en tant que personnes » . Et que si un jour il y a une canicule personne ne rentrera de vacances pour les garder en vie, et si c'est une famine personne se battra pour leur donner à manger – et ce sera normal, il est tellement plus important de nourrir un enfant qu'eux . Ils le savent, mais ils sont tellement lâches, incapables de regarder, la plupart de ces vieux dans ces horribles camps de relégation de vieux .

Marx a sous estimé le prix de la lucidité pour les exploités, de la « conscience de classe ». De ce fait, il n'a pas pu poser cette loi, que la lucidité étant plus accessible aux groupes dominants, elle serait rare chez les groupes dominés . Les dominés filtrent d'eux même l'information, et préfèrent souvent se croire vainqueurs avec « leur » équipe de sport, que perdants dans leur vie . On a gagné, hein .

Ajoutez que l'information est issue et diffusée essentiellement par les groupes dominants . La perception de l'information manipulée issue des groupes dominants à destination des groupes exploités serait assez déformée pour leur rendre la lucidité pratiquement inaccessible .

Ce fait a les conséquences suivantes : ni la diffusion libre de l'information, ni celle de l'instruction ne provoquent à coup sûr de remise en cause des dominations existantes . Cela n'est vrai que pour les dominations qui ne prennent pas garde à s'assurer une propagande valorisante pour les dominés, en faisant pour l'appuyer des efforts matériels convaincants .

En clair, l'oligarchie moderne des pays riches, qui s'appuient sur la légitimation démocratique, n'est pas encore menacée, alors même que les dictatures corrompues le sont .

Thèse n°6 : sur la constitution de l'ego dans le spectacle comme processus de bloomisation .

Le voilement organisé de la lucidité est ce que Debord appelle le Spectacle . Le Système doit mentir, toujours davantage, toujours plus puissamment, pour résoudre ses contradictions réelles en apparence . Le mensonge devient ainsi à l'Ouest un tissu de la vie moderne, comme il l'était à l'Est ; mais il est moins perceptible, plus subtil . Il appelle une prise de conscience – à la suite de laquelle le Spectacle ne sera plus vécu comme vérité, mais comme ce qu'il est en vérité, masse et vacarme de mensonge .

L'ego se constitue son identité de personnage face au monde ; et comme le Spectacle est le monde pour la plupart des hommes, l'ego de la plupart des hommes est un fantôme qui naît dans le Spectacle et en référence à lui . Le Spectacle est une réplication du macrocosme, et l'ego moderne est le microcosme de référence du Spectacle . Un être ainsi constitué est un bloom .

Ces récits mensongers ont une organisation molle, mais néanmoins systémique . Leur fondement est le récit de l'ego offert à tous les dominés, le récit de leur liberté-la-plus-absolue . L'ego est commandé à se la raconter libre . Le bloom est cet être totalement neutralisé, prévisible, qui peut être administré comme une chose . Mais qui, en même temps, croit être libre, et prendre des décisions . Mais comme le libre consommateur, sa liberté obéit à des lois statistiques – ou encore, la liberté du bloom n'est jamais que légale, donc insignifiante .

Le bloom ressent vaguement cette insignifiance, et cherche dans l'authenticité de spectacle des remèdes au processus d'anéantissement qui l'environne . Mais il ne fait qu'aggraver son égarement dans des labyrinthes sans fin . Il est mur pour s'indigner et s'engager .

Le bloom se la raconte libre . Il ne cesse de confondre la liberté et le levier de son asservissement, qui est son désir . Je ne désire pas ce que je veux . Je ne choisis pas librement ma culture, ma langue, ma sexualité, ma filiation, et j'en passe . Le bloom, cet être impuissant et venimeux, ne cesse de s'inventer de nouveaux espaces de toute puissance . Je ne veux pas ce que je désire . Je ne suis pas maître de ce que je désire . Si je suis hétérosexuel, je ne l'ai pas décidé, en ayant la puissance effective de choisir tout autre chose . Je peux vouloir être sexuellement excité par les parapluies, ou ne pas avoir faim . Mais c'est impossible .

Quand je désire et que je poursuis l'objet de mon désir, je ne suis pas libre, mais j'obéis à mon désir . Le toxicomane le sait, quand le bloom l'ignore . La publicité n'est pas une libération . Le désir est le levier de l'asservissement du bloom – sa liberté est celle de la concurrence libre et non faussée . Il en est de même du récit de sa liberté politique . Elle est infime : il peut choisir entre des teintures du Système, arbitrer entre des clans de l'oligarchie, répéter les préceptes de l'idéologie racine .

Fais ce que tu désires, telle est la définition de la liberté du bloom . Elle oublie que désirer est désirer quelque chose ; et donc que cette liberté est asservie aux choses du monde . Elle n'est que poursuite de richesses – et pour le Système, peu importe lesquelles . C'est la liberté du consommateur . Fais ce que tu veux n'est pas la même loi . Le vouloir libre n'est asservi à rien .

On dit trop souvent, dans notre monde, je pense, pour ne sortir aucune pensée personnelle . On s'illusionne à dire je pense, à croire que notre avis peut avoir de l'intérêt dans n'importe quel sujet . Le plus souvent le je pense n'aboutit qu'à des fadaises un milliard de fois dites . On répète sans cesse la langue du IVème Empire . Penser vraiment n'est pas une règle, mais un privilège . Comprendre cela est le début de la pensée .

Développement de l'étincelle de l'âme comme délices de l'Enfer .

To Master William Blake .


(Hieronymus Bosch)

L'étincelle de l'âme
Ce qui est puissance du Haut
Désir


C'est le serpent qui s'écoule en traçant un sillon de sang sur mon front
La puissance de la Nuit

(Clovis Trouille, Sade comme philosophe)


Je, saisi par la douleur - parlais à lui-même :
Tu ne peux



Abandonner l'être sans être et



C'est d'être qui te fait poulpe

(Edouard Burne-Jones, étude pour des gorgones)

Autour de la peau aimée aussi

Liane insérée profondément indistincte du tronc - la sève s'écoule dans ta gorge comme du sang

Délicieux
Le sang est délices
Tu es aussi cela :
Ce que j'ai été aussi


Ce qui fut
La grandeur
De la tristesse infinie
Le papillon sur la branche de pommier en fleur ne sera plus vu par les hommes
La souffrance est délices
Les pleurs sont la jubilation du soleil
Si les pleurs sont l'hydromel

De la voie du loup


Le mot sang est le mot du souffle


Le souffle du loup amène les formes des nuages
La cruauté élève le haut désir


Même de hurler à fer rouge et même de jubiler au soleil étendu
L'Éveillé avait raison et tort
Donc tort, dans l'absolu .
Ainsi-soit-il !

Je ne sors pas de la vie par la vie

Du mal par le mal et la douleur
D'être le contraire
De ne pas être sans la guerre en moi
Être de banquise
Mère des mondes et du
Serpent qui se tord
A douleur




La guerre est mère des mondes
Aime- là !
Bois à la coupe
Le vin pur
de la nuit .


La vie s'entrelace à la vie et à la nuit - et tu n'échappes pas, le loup te poursuit comme la lune le soleil
La voie est
Aime et lèche le sang sur ta peau et ton âme
Aime les crocs du loup
L'explication est chair
Et destin

Élève l'amour du destin
Fais ce que tu veux est le tout de la Loi
Car tu es Nuit
Au delà des illusions des multiples tu vides
Des mots
Il n'est rien de tel que tu
Sacrifie-le
Tue-le
Pour sa puissance .


(Japon)

Ça ne veux rien d'autre que la volonté
Il n'est rien d'autre que le Soi
Tu n'est rien
Et puissance à l'instant même
Où tu disparais
Extase


Mais mourir n'est pas dis-paraître


La nuit est la promesse

(Tu es aussi la Nuit arquée du Haut désir)

D'être l'image d'Ève
Car pôle contraire d'Elle-même
Ainsi tu porte l'empreinte de ses pas
Et de ne pas être tu deviens être
D'être le contraire dissous la contrariété
En illusion
Si tu meurs en vivant
Qui dira la douceur de la main
D'Isis

La nuit est la promesse
Du printemps aux reflets d'or et de rose
Si tu ne la retiens ni la pose
Insaisissable
Au souffle du vent


Nuit
Rose mystique cachée dans le mystère


En toi apparue
Non porteur de Lumière, Lucifer
Mais être en lequel Nuit
Demeure
Porteur de Lumière
Après le pliage des mondes
En spirale


Tu accomplis le
Retour en Ève
Le jour est sauf
Vivant


Quand la nuit se lèvera au levant


Quand le soleil se lèvera à son couchant


Soit!
Résonne du Verbe qui proclama
Que la Lumière soit
À la face de l'abîme
Vis!


Comme est la Lumière

impliquée dans

Nuit

où s'enroule

l'être

Amie de la Ténèbre -



Soit ! -Délices !
Tu te nourris de chair
Et de déchirements
Osiris
Déluge des eaux du ciel - sans passé
Puissance et désir avide de puissance
Sans péché

je suis ainsi, et ne peux être autrement.




(Thierry Tillier)

L'étincelle de l'âme.

(Austin Osman Spare)




L'étincelle de l'âme



C'est le serpent qui s'écoule en tracant un sillon de sang sur mon front



Tu ne peux



Abandonner sans être et



C'est d'être qui te fait poulpe



Autour de la peau aimée aussi



Liane insérée profondément indistincte du tronc - la sève s'écoule dans ta gorge comme du sang



Délicieux



Le mot sang est le mot du souffle



Le souffle du loup amène les formes des nuages



Même de hurler à fer rouge et même de jubiler au soleil étendu



Je ne sors pas de la vie par la vie



Du mal par le mal et la douleur



D'être le contraire



La vie s'entrelace à la vie et à la nuit - et tu n'échappes pas, le loup te poursuit comme la lune le soleil



La nuit est la promesse



(Tu es aussi la Nuit arquée du Haut désir)
D'être l'image d'Eve


Des printemps



Rose mystique cachée dans le mystère

En toi apparue



Le jour sauf



Quand la nuit se lèvera au levant



Quand le soleil se lèvera à son couchant



Soit



Comme est la Lumière

impliquée dans

Nuit

où s'enroule

l'être

Amie de la Ténèbre -



Soit ! -Délices !

Déluge des eaux du ciel - sans passé.

je suis ainsi, et ne peux être autrement.

Marx et le désenchantement du monde comme figure idéologique . Les constructions des formes de domination dans le capitalisme moderne .

(bocklin)

A la lecture de cet article, il sera possible d'envisager les positions de Marx comme une position dans le développement de l'idéologie racine, et donc comme un moment d'une pensée de la sortie du Système . J'ajoute que Marx et la version libérale de l'idéologie sont deux branches du même tronc, et que la fin véritable du marxisme, sa négation dans l'ordre du savoir objectif, est aussi la négation de l'idéologie libérale .

Vassili Grossman, dans Vie et destin, a déjà rapproché l'idéologie nazie de l'idéologie de l'URSS – je pose que l'analogie est aussi présente entre les deux blocs de l'ancienne guerre froide, donc présente parmi nous . La chute de l'Est n'a fait qu'anticiper la chute de l'Ouest, de son Spectacle et de ses fausses valeurs – et surtout, de l'idéologie qui l'accompagne .

Marx, dans le Manifeste du parti communiste, livre une analyse remarquable, par la manifestation explicite d'une thèse progressiste que l'on retrouve dans les thèses sur le désenchantement du monde, des liens de domination dans le capitalisme de son temps .

Le désenchantement du monde comme concept paraît prendre à bras le corps cette étrange évidence, à savoir que la civilisation occidentale moderne semble sécularisée, sans Dieu – dépourvue de « religion », cet objet social qui semble pourtant omniprésent dans l'histoire du monde .

Il n'est pas impossible que cette vision soit celle d'une myopie toute particulière de l'Occident, et que l'idée progressiste d'une sécularisation liée aux progrès de la raison et de la science ne masque le passage de l'ère de l'Église à l'ère du Spectacle comme mode de représentation et de justification de la domination . Cette position de la société du Spectacle est assurément beaucoup plus subtile que celle de ceux - Gauchet, par exemple - qui sont si fier d'avoir repris cette idée éculée . En effet, cette thèse est consubstantielle à l'idéologie des Lumières dans ses versions positivistes et scientistes .

La thèse du désenchantement du monde repose en effet sur un solide, et antique, soubassement idéologique . Elle suppose que le monde a été enchanté par les anciennes religions, bref que celles-ci ont orné le Vrai Monde de paillettes et de mythes – mais que l'homme moderne, comme M Gauchet, ont un accès au Vrai Monde, accès qui est le résultat d'un récit enchanté des progrès de l'esprit humain -accès qui leur permet de dire que le monde des anciens était enchanté . Seul petit problème : la prétention de mettre fin au cycle de l'interprétation, de connaître sans médiation le Vrai Monde est d'une prétention exorbitante pour un si petit, infime petit bourgeois .

Il est vrai que le monde est dans l'œil de celui qui le regarde, et que le voir sans béances, sans éclairs et sans mystères, comme un contrat de livret d'épargne de la Poste – désenchanté par l'effort prométhéen de la Science, en la personne d'un très gros homme au faciès porcin, borné comme un terrain de lotissement, ayant bondi comme une balle pour déchirer de sa main libératrice le voile fallacieux des cieux – ne peut être le fait de ces derniers hommes qui envahissent le monde à la faveur de la déréalisation provoquée par l'ère indéfinie de la sécurité matérielle . La sécurité permet à l'idiot de se convaincre de sa puissance – la violence d'un animal sauvage, la terreur de la guerre ont joué un rôle dans la valeur de l'humilité chez les peuples les plus sévères .

Il n'est pas d'autres époques où des porcins perchés sur un tas de fumier auraient pu croire légiférer souverainement sur l'histoire du monde, et où un être insignifiant peut se croire mieux informé qu'Albert Einstein ou Jaako Hintikka, plus sûr que le Popper de la Logique de la Découverte scientifique, qu'Héraclite ou Sankara, que Dante ou Shakespeare, et décréter avec un sourire entendu le désenchantement du monde .

Mais même un penseur d'envergure comme Marx peut porter dans les entrailles de sa pensée de telles illusions . Voyons ce texte du Manifeste :

«La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire.
Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.
La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu'on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages.
La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n'être que de simples rapports d'argent. »


En clair, Marx soutient que la bourgeoisie a mis en place une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale des hommes . Qu'elle a déchiré le voile de sentimentalité...Voilà en tout cas une thèse proche du désenchantement du monde social . Il est clair pourtant que cette position est non seulement fausse en général, encore plus dans le monde du spectacle, mais aussi absurde . Ces mots seront justifiés par la suite .

Absurde, sans aucun doute . Une réflexion rapide et machiavélienne pour inaugurer le propos . Sun Tzu le dit aussi : tout l'art de la guerre est fondé sur la duperie . Dans une relation dominant-dominé, il n'est pas économique pour le dominant de présenter le lien avec un maximum de brutalité . Il est de l'intérêt matériel du dominant de présenter la domination sous une forme qui ne blesse pas excessivement la fierté du dominé, afin de limiter sa révolte, et de le motiver dans son travail ; et il est de l'intérêt du dominé d'accepter le récit euphémisé du dominant, pour préserver de lui-même une image, et un récit de soi humainement habitable . Ce qui est appelé le syndrome de Stockholm n'est qu'une illustration extrême de la logique de ce processus qu'est l'ego, qui consiste à se protéger d'une image trop humiliée soit en glorifiant l'humiliation – voyez la Généalogie de la morale – soit en acceptant un récit protecteur de l'image de soi – une complicité dans son asservissement, si l'on ne peut le surmonter, ou une vengeance atroce .

La seule raison, pour les dominants, de maintenir une humiliation féroce des dominés peut être justement d'obliger les dominants à rester cruels, puissants et impitoyables – ce qui était, sans doute possible, le choix des spartiates envers les ilotes, qui rendait toute paix sociale impossible . Il est des formes de domination féroce qui ennoblissent les dominants, en les obligeant à une stricte discipline de l'ordre - une telle détermination n'est pas sans grandeur . Mais elle doit pourtant se fixer des limites, en particulier s'interdire l'excès de jouissance sadique .

Car la cruauté et les bénéfices secondaires sadiques de la domination écrasante sont plutôt un abaissement, une désorganisation psychique des dominants – ce qui a frappé par exemple l'élite de la noblesse russe, quand elle a succombé à des mélanges de sadisme et d'alcoolisme vis à vis des moujiks, ou encore l'entourage d'un Charles IX . Je pense aussi aux horribles supplices dont jouissaient les routiers des guerres européennes, de la guerre de Cent ans comme de la guerre de Trente ans, ou encore les guerriers africains – voir Allah n'est pas obligé de Kourouma . De tels comportements sont aussi le risque majeur de révoltes de Spartacus, de marronnages et de carbonari, et ne peuvent fonder aucun ordre . Ce sont les horreurs de la guerre .

En clair, la thèse de Marx est politiquement dépourvue de sens : les dominés déchireraient le voile qui justifie leur domination, ils rendraient ce service aux philosophes et au prolétariat – et le prolétariat saurait le voir sans ciller ? Cela ne peut tenir .

L'histoire postérieure de la domination et des dispositifs de domination donne tort à Marx sur ce prétendu désenchantement . Le désenchantement maximal du lien de domination est l'homme matière première de l'industrie, l'homme objet d'une jouissance sadique, l'esclavage, l'homme réduit à l'outil animé - le contrat de travail capitaliste, qui suppose la libre volonté de l'ouvrier, son désir implicite d'être exploité, sa gratitude envers son employeur qui lui permet d'avoir un emploi,est un récit infiniment plus enchanté que le servage médiéval, pour ne pas parler de l'esclavage antique . L'exploitation comme contrat d'égal à égal - c'est justement ce récit qui a empêché la conscience de classe et la lutte des classes de triompher .

Car les Trente Glorieuses, c'est ce récit de la Réussite et du Progrès qui amène les classes, devenues amies par l'abondance d'une production rationnelle, à abandonner leurs antagonismes au profit d'une gouvernance rationnelle, et à proclamer la fin des idéologies par l'effet de la pensée rationnelle et de l'individualisme méthodologique, qui pose la seule légitimité des intérêts privés et l'inexistence de l'histoire . Du millénarisme de technocrate allié aux épiciers, somme toute . Pas plus puissant intellectuellement que le millénarisme de technocrate de l'URSS, mais appuyé sur une base matérielle plus puissante et durable – mais qui flanche . La religion du XXème siècle est menacée par « la crise » . Et par le processus de plus en plus voyant malgré le Spectacle de concentration du capital, et de prolétarisation consécutive du monde - voilà que nos juges et nos ambassadeurs se sentent déclassés, c'est pour dire les autres, les scientifiques ou les enseignants - qui oblige les jésuites modernes, en bons chiens de leurs maîtres, je veux dire les économistes, à une casuistique de plus en plus échevelée pour montrer que tout cela est bon, rationnel, juste et positif .

Si l'exploitation salariale capitaliste n'est pas la révélation d'une essence de la domination, mais une forme fonctionnelle de la domination dans le Système, la description de la réalité des relations est plus solide . Pourquoi l'exploitation salariée est-elle plus dure, éhontée, directe, brutale que l'asservissement des serfs ? Parce que l'exploitation esclavagiste n'est pas performante – elle est extensive, et non pas intensive . Le travail des esclaves est toujours loin du maximum ; la propriété d'esclaves, par exemple à Rome, a rarement pour but la croissance indéfinie de la production matérielle, mais le maintien du domaine du maître, avec des objectifs de rendements inexistants, en tout cas très lâches . Marx note dans le Manifeste : La bourgeoisie a révélé comment la brutale manifestation de la force au moyen âge, si admirée de la réaction, trouva son complément naturel dans la paresse la plus crasse.

Question : pourquoi le défenseur des pauvres et des opprimés tient-il autant à les mettre au travail ? Sinon parce qu'il a épousé l'idéologie de la bourgeoisie ?

Si nous essayons de résumer les buts d'une révolution de type marxiste, nous dirons que les liens d'exploitation doivent être remplacés par des liens de solidarité . Il est donc indispensable pour comprendre ces buts d'avoir un concept clair de ces liens . Et je ne suis pas sûr que cela soit possible . En effet, la notion d'exploitation ne peut être clairement définie que dans la perspective individuelle du lien, prédéfinie par l'idéologie racine, qui fait du lien l'accident inessentiel et révocable de deux substances . Mais nous allons en développer la logique, afin de décrire la position de Marx .

La domination salariée passe exclusivement par un échange matériel calculable . Elle exclut comme inessentiels les autres facteurs de la jouissance de la domination . On peut définir le lien d'exploitation comme le rapport A - B où les apports matériels de A à B sont très supérieurs aux apports de B à A . Alors B exploite A . Je dit on peut . Mais le lien de nourrissage maternel répond à cette définition, et n'est pas un lien d'exploitation . L'analyse du lien en termes de richesse matérielle est très insuffisante pour décrire la complexité du lien . L'analyse du lien doit aussi se situer sur le long terme ; ainsi l'enfant qui s'occupe d'un parent peut avoir un lien inégal qui ne sera pas considéré comme d'exploitation .

Tous les aspects non matériels de la domination, Marx les dit, comme je le fais moi-même dans le contexte de l'idéologie racine, et non pour exprimer une vérité, bénéfices secondaires de la domination . Mais dans une perspective anthropologique, parler de bénéfices secondaires n'est pas exact . La jouissance sexuelle et sadique des dominés est une figure constante de la domination, tout comme l'humiliation ludique . Elle n'est d'ailleurs nullement absente de la domination moderne, même si elle l'est plutôt du Spectacle, en tant que monde capitaliste idéal . Le Système désire réduire le lien à un échange matériel – la lutte contre le harcèlement moral ou sexuel, donc contre les bénéfices sadiques de la domination est fonctionnelle au Système . Le strict contrôle des « relations personnelles dans l'entreprise » est fonctionnel au Système, tout comme la plus grande liberté sexuelle à l'extérieur, dans les moments de consommation du travail social .

La réduction du lien à l'échange matériel est liée à l'entéléchie du Système, qui maximise l'expansion de la puissance matérielle . Le procès du Capital n'est pas de permettre au maître d'esclave de vivre richement, de manière ostentatoire, mais de retirer du capital, comme le jus d'un citron, du travail des salariés, pour ré-injecter ce capital à l'infini, avec des taux de profit toujours maximisés – ce que l'on nomme la croissance de la productivité . La domination capitaliste est un processus d'expansion indéfinie de la production qui conserve les populations dans la dureté du besoin, non un état d'opulence et de jouissance . L'opulence et la jouissance ne sont fonctionnelles au Système que pour deux raisons : parce que la consommation est une forme de travail, comme Marx l'avait noté, et parce que le spectacle de l'opulence des personnages médiatiques, de leurs vêtements, voitures, chaussures, coiffures...sert de prescripteur publicitaire et d'idéal du moi à une foule d'êtres qui ressemblent à des êtres qui ressemblent...
L'accroissement massif des richesses n'entraîne pas le sentiment général d'abondance, et le relachement de la pression du besoin, par la création toujours nouvelles de nouveaux besoins - je dis bien besoins, car est besoin ce qui est indispensable de posséder pour vivre normalement dans la société - et par la concentration consécutive du capital produit par la plus value dans une oligarchie étroite . La pression du besoin est le moteur même de la puissance de l'exploitation de la main d'oeuvre . La croissance pourrait durer indéfiniment que la pression du besoin ne serait pas baissée, parce qu'elle est fonctionnelle, essentielle . Marx note encore :

La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l'ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d'idées antiques et vénérables, se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés.
Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s'implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations.

L'opération idéologique et pratique de réduction est la suivante : la bourgeoisie impose de force comme seul valable le lien d'échanges matériels neutralisé de toute humanité ; et elle pose ce processus de forçage du monde et d'exploitation maximale de la main d'œuvre comme la progressive révélation d'une nature de tout lien possible, donnant à l'ensemble l'aspect illusoire d'un phénomène naturel incontournable . Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. Les liens humains sont tissés par la souveraineté humaine . Les hommes, vaincus, sont forcés ainsi d'envisager leurs liens avec des yeux désabusés, parce qu'ils sont construits ainsi par le capitalisme, et nullement parce que de nature il seraient ainsi – thèse contradictoire d'ailleurs avec d'autres thèses de Marx .

En clair, la prétendue sécularisation, ou désenchantement du monde, n'est pas la révélation dans une pentecôte de l'esprit bourgeois de l'essence du monde . Le désenchantement du monde est la réduction forcée de l'ensemble des liens de l'homme avec les autres hommes, et avec le monde, vers le modèle unidimensionnel du lien de l'échange matériel . Il se nomme salariat, pour les liens entre les hommes, ou propriété, défini comme puissance la plus absolue sur les choses possédées, donc aveuglement total de la puissance de contemplation .

La propriété n'est pas seulement un rapport entre un homme et une chose . Elle est un cadre du regard que porte la société humaine sur la chose appropriée . La chose appropriée est placée totalement sous la domination de son propriétaire, et elle est une ressource pour produire de la valeur, c'est à dire de l'argent . La propriété est un regard sur le monde, une perspective, où les objets du monde sont vus comme plus intensément existants qu'ils ont plus de valeur d'échange . Le diamant ou le pétrole sont plus que l'eau à ce jour ; la beauté, le mystère n'ont aucune valeur, à moins de pouvoir se prêter à une exploitation touristique – où à la mise en valeur de l'image du propriétaire fortuné d'une œuvre d'art .

Le médecin qui regarde les dents de l'esclave a-t-il sur lui le regard de sa mère, de son enfant ? Et pourtant, l'idéologie racine est cette pensée qui affirme que la seule perspective vraie sur cet étant, cet être humain placé sous le statut de la chose échangeable, appropriée, est celle du médecin des esclaves, une évaluation de valeur de vente sur un marché . L'idéologie racine pose en général l'appréciation de valeur comme relevant de l'objectivité de la chose . L'artiste, le « primitif » qui regardent une forêt n'ont pour elle qu'une perspective subjective, personnelle, isolée, fantaisiste, enchantée – l'ingénieur des eaux et forêts qui en calcule la valeur de coupe lui est dans l'objectivité, la science, l'utilité, la vertu même . Le désenchantement du monde du médecin des esclaves ou de l'ingénieur des eaux et forêts sont analogues – et c'est ce processus que l'on cherche à montrer dans le récit progressiste comme le dévoilement définitif d'une vérité de l'être .

L'ontologie de la chose, dont j'ai longuement parlé ailleurs, est l'ontologie de référence de la perspective de la propriété, puisque la mesure de l'être est la chose, localisable et sans liens, donc en puissance bien mobilier échangeable . A partir de la propriété, les signes visibles dans le monde, cachés dans le mystère, les puissances spirituelles et affectives qui s'y transmettent, sensibles par exemple dans une forêt, sont des enchantements illusoires, sont niés, déchus de toute existence reconnue – et la capacité à voir la puissance divine dans la nature disparaît, et même est tournées en ridicule . Mais en vérité, la perspective de l'ingénieur est aussi construite que n'importe quelle autre perspective : elle est la perspective du Système.

Le processus de fermeture et d'enfermement du regard dans une perspective unique imposée de force est présenté comme manifestation de la vérité, et abandon des mensonges des ancêtres . Certains peuples, comme les Indiens d'Amérique, durent en être convaincus par le massacre .

Nous ne pouvons vendre la vie des hommes et des animaux. C'est pourquoi nous ne pouvons vendre cette terre. Elle fut placée ici par le Grand Esprit et nous ne pouvons la vendre parce qu'elle ne nous appartient pas.
Chef indien Blackfeet (Pieds-Noirs)

Mes jeunes gens ne travailleront jamais.
Les hommes qui travaillent ne peuvent rêver. Et la sagesse nous vient des rêves.
Smohalla, chef indien Sokulls

Le désenchantement du monde est un nom prétentieux de l'imposition violente du Système à la culture . C'est le réductionnisme caractéristique de l'idéologie racine, qui s'exprime par le X, ce n'est que...des pseudos dévoilements des pseudo philosophies du soupçon, qui dévoilent toujours tout, sauf leur source ontologique corrompue . Une forêt, c'est n'est qu'une réserve mesurable de bois, rien de plus . Un ami, ce n'est qu'un partenaire d'affaires, jusqu'à ce que des intérêts divergents nous séparent . Iseult n'est que la partenaire sexuelle de Tristan . Le philtre, le destin, le symbolisme puissant des printemps est un voile d'illusions pour un commerce d'ego . Ces partenariats sont libres, comme les échanges sont libres et non faussés .

La production et les échanges sont libres et non faussés . Mais les hommes ne sont pas libres et sont faussés – pas libres de ne pas vendre, de ne pas travailler, de ne pas acheter . Et que l'on ne me dise pas que l'indien qui refuse le travail est un paresseux ; non, il œuvrait, bien sûr, mais sans chercher d'optimisation continuelle, sans rentrer dans les processus asservissants de la performance .

L'annihilation des possibilités d’interprétation multiples du monde à travers l’arraisonnement du monde par la technique est posée comme le dévoilement d'une essence, ou encore le résultat du processus est présenté comme la cause du processus . L'enfermement monolithique de l'interprétation dans la seule logique de l'exploitation des ressources matérielles, phénomène proprement totalitaire, est présenté comme une libération des illusions .

Le désenchantement du monde n'est pas la révélation d'une essence qui serait donnée en toute transparence à l'œil sacré de la Science – elle est aussi construite que toutes les visions culturelles du monde précédentes . La soi-disant absurdité du monde, et la pauvreté nihiliste de l'interprétation de la nature n'est pas un processus d'épure de la vérité par la raison, de retrait des désirs et des illusions projetées autrefois sur l'être, mais une construction pitoyablement pauvre du monde dans la culture capitaliste . L'absurdité, le vide, le bloom ne sont pas des essences immuables de l'homme, mais la réalité de la production anthropologique du Système qui se projette sur le monde .

L'asservissement des hommes à l'objectif de production maximale est présenté comme le développement de la puissance humaine, et sa réalisation la plus haute . L'asservissement le plus étriqué est présenté comme une libération .

La jouissance est enfermée dans la consommation, alors que la recherche de de la jouissance dans la consommation est une fuite en avant vaine, ce que l'Ecclésiaste avait noté en disant que l'oeil ne se remplit pas de ce qu'il voit, l'oreille ne se remplit pas de ce qu'elle entend . Aujourd'hui, les écologistes qui croient que l'homme doit renoncer à la jouissance pour conserver le monde ne font que répliquer cette assimilation vaine .

Il faut ajouter que la jouissance de la domination n'est nullement, sinon dans l'idéologie racine qui préside à la neutralisation de la domination au profit de l'entéléchie du Système, le seul privilège des dominants . Le service du Roi a toujours été présenté comme un grand privilège ; et le droit de plier le genou devant le Maître, comme celui d'être pris par son désir, a toujours trouvé pléthore de candidats parmi les êtres les plus orgueilleux . Les voluptés de l'humiliation ne sont nullement perdues, dans les forêts de la sensualité faites de lianes et de serpents .

J'ajoute que cette description des délices de la domination, cynique et provocante – la mienne - est caricaturale, ubuesque . Le service d'un Maître est aussi extrêmement gratifiant pour toutes les traditions : on apprend à son imitation, on vit dans sa grandeur, et par l'attente constante de la grandeur, on le soutient dans la sienne, on l'aide à se refuser toute faiblesse humaine . Le service du Maître est par exemple l'essence du Bushidô ; et le lien du maître et du disciple n'est pas un lien d'exploitation . Cela est vrai dans toutes les écoles philosophiques de l'Antiquité, dans les cours féodales, dans les grandes traditions spirituelles . Penser que l'épicier débile qui exploite son apprenti demeuré, ou le proxénète ses filles, déchire le voile sur Aristote et ses disciples, sur Sri Ramana Maharishi et son ashram, ou encore sur Saint Louis et ses chevaliers fidèles, ou encore que la pornographie (ou le modèle microéconomique) sont la révélation finale de l'essence du lien de Tristan et d'Iseult, c'est à la limite ce qu'un épicier moderne épris d'égalitarisme serait capable de concevoir, et les gender studies, ce dernier brouet de l'idéologie racine, d'enseigner, mais que je m'interdirais même de discuter . Car le lien amoureux, le lien de Maître à disciple sont les creusets de la grandeur humaine .

Le lien capitaliste lui même n'est pas univoque . Les difficultés théoriques de l'ultra-gauche marxisante, face à l'évidence de la dissolution de la conscience de classe et la complicité des organisations ouvrières au capitalisme, montre assez que les retours matériels du consentement à l'exploitation ont parus suffisants, ou en puissance d'être suffisants, à un très grand nombres de prolétaires de tous les pays, et les a fortement désunis .

Le dévoilement du prétendu caractère naturel et dévoilé du lien de domination capitaliste offre en outre à l'analyste qui décide froidement de nuire à la société moderne et à ses labyrinthes inversés de laideurs et d'enfermements l'occasion de dévoiler une autre vérité qu'il ne faut pas dire, c'est que les liens de domination moderne sont plus masqués que jamais . Le lien explicite est l'esclavage personnel, le maître antique qui ramène de la guerre des captifs ; ou encore le lien féodal de fidélité strictement personnelle – je t'obéis à toi, en tant que personne, parce que telle est ma fidélité – mais je peux aussi faire la guerre à ton successeur, et c'est normal .

J'appelle neutralisation tout ce qui tend à évacuer l'aspect personnel, en puissance d'être émotionnellement investi, du lien . En clair, le Système, pour maximiser la production de la puissance matérielle, est conduit à pratiquer la déshumanisation des liens, à produire l'inhumain comme valeur de l'humain . A placer l'immense puissance technique et idéologique accumulée au service de cet objectif proprement dément .

Une stratégie est la triangulation symbolique : fixer un cadre juridique à la domination, par exemple . Alors le Maître ne se fait plus obéir, il fait respecter la loi . Il n'est plus une personne, il est le Maître, le Père – et n'importe quelle autre personne peut jouer ce rôle . Cet aspect offre l'effet comique qu'une révolution peut renverser le lien, et le maître d'hôtel commander à son maître . C'est ainsi qu'un moderne peut dire au sujet de quelqu'un nos relations sont strictement professionnelles . La qualité personnelle des relations peut alors se mesurer à l'écart à la règle de relation strictement professionnelle . Plus j'accepte d'écart, plus la relation est personnelle . Dans les sociétés très riches de relations personnelles, donc saines de notre point de vue, les règles professionnelles sont très peu suivies – les penseurs du Système les disent corrompues .

La domination moderne évolue vers toujours davantage de neutralisation . Non seulement elle est couramment impersonnelle par substitution d'un homme à un autre, mais plus encore par des dispositifs mécaniques, comme la vidéo-surveillance, le radar automatique, le portillon de métro, les dispositifs de surveillance des communications par programme . La multiplication des dispositifs de domination à valeur morale ou hygiénique, esthétique, ludique, consumériste, etc...participe plus encore de ce masquage, puisque qu'une épaisse couche de moraline masque le mur des dominations oligarchiques . Comme les cascades de sociétés écrans occultent le propriétaire final de capitaux, des cascades de dispositifs écrans dissimulent l'intérêt final de l'oligarchie – et la démocratie moderne est un tel dispositif, le plus énorme, le plus proche et le moins visible de ce fait .

Marx s'aveugle sur les liens – il pense que si la concentration du capital tend à réduire à l'infime l'oligarchie, la suppression de l'oligarchie permettra aux dominés de se dominer eux-mêmes, puisque l'État n'est qu'une superstructure illusoire .

Le résultat général auquel j'arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rap­ports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui corres­pondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives maté­rielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à la­quel­le correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l'énorme superstructure. Lorsqu'on considère de tels bouleversements, il faut toujours distin­guer entre le bouleversement matériel - qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse - des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. Pas plus qu'on ne juge un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de boule­ver­se­ment sur sa conscience de soi; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives socia­les et les rapports de production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société.

La réalité est que l'État peut être le support d'une classe, ce qui fut manifesté par l'histoire de l'URSS – premier échec de la notion de superstructure . Marx pense que le maintien de la conception capitaliste du monde et de la culture, qui instrumentalise tout au profit de la production, et subordonne tout à celle-ci, ce qu'il nomme matérialisme historique peut permettre de sortir du Système – évidente fausseté . Le matérialisme historique est lui même l'expression idéologique de la domination de la bourgeoisie, de son sentiment de supériorité . En finir avec la domination de la bourgeoisie est en finir avec le matérialisme historique qui domine bien au delà des idéologies qui se réclament du marxisme .

La question posée par l'ensemble de ces questions, par le tissage de la société est celle des liens . Nous devons réussir à définir ce qu'est un lien ; un lien d'exploitation ; un lien de domination . La société humaine est tissée de liens . Une compréhension puissante de l'homme passe par une compréhension puissante des liens .

Les liens sont représentés par leur description juridique ; ainsi la propriété de l'esclave par le maître, le contrat de travail, la filiation, le mariage, l'association...ou sont représentés en dehors du juridique, comme l'amitié, l'amour .

Les liens entre les hommes sont intermédiés, pour la plupart . Qu'est ce qu'un rapport non intermédié? Si je suis nu contre toi, c'est notre peau qui intermédie . Sinon, les paroles . Mais il peut se former un acte commun de nos puissances, une unité inexplicable et puissante . Cette expérience de l'unité, qu'elle s'enracine dans l'amour sexuel ou dans l'amitié, est bouleversante – celui qui la sait possible en sait la puissance de réalisation .

Le problème du concept alors est de poser que cette unité est l'addition de deux pôles préexistants – mais si cela était, l'addition ne créant rien de nouveau, le lien ne serait pas puissance . Et une fois passé, il nous laisserait comme avant – comme si une lame puissante pouvait nous enrouler en son sein, nous broyer, nous enlacer aux algues du mondes comme les branches du chêne s'enlacent aux rayons du soleil – et nous laisser comme avant . Alors qu'il n'y a plus que le souvenir d'avant – non plus l'avant . Cela est vrai de tout affrontement de la puissance .

L'unité d'un lien puissant n'est pas un processus d'addition . Cette unité ne se situe pas dans la quantité, mais dans l'intensification de la vie, dans la qualité . Cette unité transporte ses pôles dans une ivresse indéfinie, et peut être puissance de trans-formation . La transformation n'est pas originairement un changement unidimensionnel, mais un changement d'état de l'être, un changement de monde . La transformation est une percée, et ne peut être décrite dans le termes du monde qu'elle quitte, et qui est dans sa perspective l'île des morts – laisse les morts enterrer leurs morts .

L'intermédiation de la relation est l'expression symbolique et conceptuelle de cette impossibilité de réduction, de cette fausseté essentielle de l'addition comme représentation du lien . Cette fausseté essentielle est aussi la fausseté de toutes les perspectives de la société ou de l'homme prétendant partir d'une réalité déterminante de l'individu, et d'une inexistence relative de ses liens . L'homme ne peut être compris hors de cette co-construction relationnelle . La représentation dite de l'individualisme méthodologique est non pas scientifique, mais idéologique – et partant de ses a-priori faussement évidents, il n'est logiquement possible que de revenir inlassablement, mécaniquement, vers ces mêmes a-priori .

Dans la perspective du neurone, il n'est pas d'esprit, ni de conscience – et il s'écrira de gros traités pour l'affirmer, la conscience est un épiphénomène inessentiel -et pourtant, l'esprit est bien toujours présent – ne serait pour fonder ce désir et cette puissance de se nier . Donner raison au neurone contre l'évidence est l'effet de la déformation idéologique qui nous fait considérer davantage ce que nous découpons dans un continuum comme « élément », plutôt qu'à l'ensemble qui lui seul se donne...le neurone est l'effet de la conscience analytique autant que sa source - Cette fermeture logique est la signature d'une idéologie . Souvent, la pensée est une prison des mondes .

La relation est intermédiée . A savoir, que la relation entre deux êtres humains passe le plus souvent par un, ou des symboles, et par des échanges symboliques . Ce peut être un symbole comme un drapeau, une langue ; ce peut être un objet ; ce peut être un contrat ; ce peut être une autre personne .

Les liens sont par excellence le lieu de compréhension de l'analogie de proportionnalité propre, quand on pose que les liens A-B et C-D sont analogues, c'est à dire que A est à B ce que C est à D . Par exemple, le lien entre la Sulamite du Cantique et son prince est analogue au lien entre l'âme et le Verbe, ou à celui de l'Église et de Dieu, dans les commentaires du Cantique de tradition chrétienne .

L'analogie est l'essence de la compréhension de l'actuation de la puissance divine à travers l'homme, quand l'homme réplique une scène divine – ainsi quand l'homme comme Dieu produit un ordre par ses mots, quand le poète nomme comme Adam, ou quand l'union mystique de l'homme et de la femme réactualise l'Eden ici et maintenant . Il existe un archétype divin, symbolique, dans le récit divin ; et par exemple le complexe d'Oedipe n'est que la réplication sécularisée de la compréhension traditionnelle de la mythologie . L'analogie pose que l'acte est l'explication de l'implication archétypale cachée dans le mystère .

Le lien véhicule une puissance affective, et une puissance de réalisation . Cette puissance de réalisation peut atteindre l'absolu, quand il est question de la relation entre le porteur de la grâce et celui qui la reçoit . Mais la donation du souffle, ou Grâce, est l'archétype, le premier analogué de la figure générale du lien hiérarchiquement supérieur - une actuation de la Volonté de puissance qui traverse les pôles et les élève, les transforme .

Nous laissons aux morts le désenchantement du monde et les comédies du progressisme, quand le train file vers un mur. Et quant à l'homme, la respiration des mondes manque . La reconquête du souffle passe par le printemps des lianes et des chèvrefeuilles .
Et les fruits passeront la promesse des fleurs .

Le pliage indéfini des miroirs - ou le fantôme de l'ego du spectacle .

(Hokusaï : la femme du pêcheur, ou interpénétration molle de l'ego et du monde.)

L'ego n'est pas, en tant que tel, et quel que soit le concept que l'on puisse en avoir, un pré-donné, ni un objet physique . Nietzsche dit : ça pense, et je dis que c'est moi qui pense ; et assurément, le sujet qui se pose comme origine des actes dans le récit, le point aveugle de la conscience, qui fonde et rassemble l'unité de la représentation – cet étant supposé est aussi une énigme toujours renouvelée . Il est, et n'est pas une chose, puisque il n'est pas sensible, localisable dans le temps et dans l'espace ; il est en effet, le je d'hier est bien le je d'aujourd'hui, au sens où l'évidence interne de l'identité persiste depuis le plus jeune âge jusqu'à un âge avancé . Il n'est pas dans l'espace, puisque là où est le corps, il peut être ou ne pas être .

L'ego est un être relationnel ; c'est le principe de l'intentionnalité de la conscience, et l'ego est une forme de la conscience, que l'on nomme à tort ou à raison conscience de soi . Il est hors de doute que pour tout ego il est un monde, qui rassemble la puissance de l'être ; et s'il est plusieurs mondes, il est possible de juger soit qu'il est plusieurs ego – c'est la doctrine des états multiples de l'être de l'ancienne poésie celtique, qui représentée dans une vision unidimensionnelle du monde donne la théorie de la réincarnation - soit que les mondes sont des espèces de la mondéité globale d'une conscience . L'ego de l'homme est cet étant pour lequel il y a de l'être ; et il est exclu de démontrer ou prouver l'existence d'un être absolument non-susceptible de rentrer en relation avec lui .

En tant qu'être relationnel, et non être en soi, l'ego est le pôle d'une relation – si je pose l'ego comme un acte . Mais en vérité, l'ego est en puissance d'entrer en relation avec une grande variété de polarités qui sont alors, dans l'acte, nommées objets . Il s'ensuit que l'ego, et le monde qui lui correspond, sont des étants en puissance . L'ego est puissance d'objet, et courant d'actes de conscience d'objet ; et le monde est puissance de présentation d'objet . En tant que puissances, et étant clair que les puissances sont des étants, et non pas rien, ou de simples signes verbaux, l'ego et le monde sont non localisables, ne sont pas des choses, mais sont des implications qui ne cessent de s'expliquer dans le courant de la conscience . Il est pourtant un ego, porteur d'une mémoire et d'une plasticité qui ne perd pas les promesses du passé, et un monde, puisque l'on passe d'objets en objets sans solution de continuité, de même que l'espace est un, parce que rien d'essentiel, à l'échelle humaine, ne m'empêche de le parcourir . Dans l'acte de la relation, il y a unité en acte, acte commun des pôles qui se constituent réciproquement dans ce qui est une autopoiésis indicible, puisque les mots ne peuvent dire l'unité des pôles .

Si l'ego est puissance de relation en acte, c'est parce qu'il porte en lui le creux qui lui permet d'accueillir le monde – de même que dans la Kabbale, le retrait du Dieu caché lui permet de faire apparaître le monde . Ego et monde naissent sur l'horizon d'un être unique, qui se divise en polarités distinctes . C'est le principe d'identité dans sa portée ontologique, le A est A de la doctrine de la science de Fichte, cet être inconditionné, qui est, une forme de l'être parménidien . Cet être unique est la volonté de puissance, ou le brahman de la philosophie de l'Inde .

Dans le rêve, le rêveur et le monde qui l'entourent sont le produit de l'ego ; dans les états altérés de conscience, les personnages qui apparaissent à la surface de la psyché ne sont pas étrangers à cet ensemble indéfini par principe, analogie de la puissance universelle . La constitution du soi et du non-soi est originaire ; elle a pour conséquence que les limites du moi sont les limites du monde, ou encore que le moi qui se reflète en lui selon une ontologie ne peut voir le monde que selon cette ontologie : conscience de soi et mondéité sont une . Chez Jacob Böhme, la vision n'est pas la vision d'un objet supplémentaire, elle est la lumière visible de l'objet, l'ouverture de l'abîme . Dans le Cantique, il n'est rien référé, comme étants,de plus que dans une scène érotique – et celui qui n'est porté par rien n'y verra rien de plus, comme dans un obscurité totale . C'est pour cela que la beauté est dans l'oeil de celui qui regarde . Le visionnaire ne voit rien de plus que les autres, sa vison n'est pas quantitative – aucun effet spécial du spectacle, effets unidimensionnels, ne peut le représenter . Mais il sait, il voit, et peut partager sa vision en silence .

C'est aussi pour cette raison qu'une indétermination pathologique du moi fonde une indétermination pathologique de la réalité, ou délire .

La philosophie de la non-dualité, ou advaïta, justifie le mot d'abîme du Maître de l'Inde à son disciple : tu est le Brahman, ou tu es aussi cela, qui peut se dire de n'importe quel objet – le tu n'est pas alors l'illusoire ego, qui est le miroir de l'illusoire maya, ou déploiement mordoré du monde ; il désigne la racine indivise, le tronc sur lequel poussent les branches opposées, la fraternité des opposés, du jour et de la nuit, l'arbre du bonheur et du malheur – et cette connaissance est celle là même des dieux, quand l'Écriture note : « vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal » connaissance qui ne porte pas sur la distinction, mais sur la non-dualité de la racine bien et du mal .

La division entre Moi et non-Moi ou monde est le miroir de la division originaire de la Lumière et des Ténèbres dans l'indistinction du tohu et bohu ; elle est une analogie locale, qui porte en puissance la réfraction de la totalité du drame dans le Ciel, mais non en acte . Cette conscience en acte, bien au contraire, offre une multitude d'états hiérarchiquement ordonnés . La puissance de vision est liée à l'état, aux états effectivement vécus . La vision n'est pas la vision de quelqu'étant qui se surajoute, elle n'est rien de nouveau ni rien d'ajouté : elle n'est que la compréhension du toujours déjà présent .

Ego et monde se co-produisent d'une activité, d'un processus unique ; dans les sciences cognitives, ce processus a reçu le nom d'énaction (F. Varela). Pour ma part, je serais tenté de le nommer hénaction, ou construction de l'unité de l'ego et du monde . Kant lui-même, dans la Critique de la Raison Pure, pose l'ego transcendantal comme base de l'unité de la représentation, à partir de la multiplicité indéfinie des percepts réels d'un phénomène, lumières, odeurs, goûts, sensations tactiles, sons, lesquels en soit ne peuvent constituer UN phénomène sans un travail de construction de l'esprit, une élaboration du donné sensible le ramenant à un point de perspective .

Les dimensions de soi s'explorent et se réalisent donc par expérience non de soi, mais de relations ; ou encore, ce sont les liens qui font l'ego . L'ego et le monde sont des miroirs qui se font face, à l'infini . Les états multiples de l'être sont parcourus comme une histoire, comme des expériences, en tant qu'explication de l'implication sans temps ni lieu . Analogiquement, un récit est l'explication de possibilités effectives de la langue .

Ce fait est d'une importance illimitée dans la critique de l'idéologie racine, qui pose à priori que l'ego, l'être individuel est premier, et que le tissu complexe des relations est second – ou encore, que la claire distinction des pôles individuels est la base analytique de compréhension d'un ensemble de relations – thèse qui a même reçu en sciences sociales un nom, l'individualisme méthodologique . Cela paraît tellement évident – et c'est tellement bête . En partant des individus constitués comme des choses pourvues d'essence, l'homme économique, le consommateur, le délinquant, on s'interdit en réalité toute compréhension de la systémique constructive des processus sociaux, et on ne dépasse pas le simple niveau de la représentation commune, simplement élaboré et pompeusement présenté comme science .

L'individualisme méthodologique accomplit l'opération idéologique classique de toutes les pensées dont la pratique réelle est la confirmation de l'ordre existant, il naturalise l'ordre social, en faisant paraître les pôles comme des natures . A titre d'exemple, je citerais les tentatives de caractériser une essence de la pensée extrême, comme si l'extrémité n'était pas une notion relationnelle, relative à un champ, et qu'une réflexion rapide doit permettre d'éliminer toute notion d'essentialité de l'extrême dans la pensée, par exemple, être partisan de la monarchie absolue en 1788, en 1793, aujourd'hui est plus ou moins extrême avec des thèses conceptuellement identiques .

Au contraire, le fait que les liens fassent l'ego permet de comprendre ce fait que la société du Spectacle produit, en tant que fantôme de réalité, un ego fantomatique, une dissolution de la consistance de la personnalité – observation qui est corrélée par les faibles capacités de production et de décision des hommes modernes, comparées à celles des hommes d'autres temps . La labilité pulsionnelle et émotionnelle, la restriction de la conscience, l'incompréhension de toute problématique un peu complexe sont produits massivement, en série, par le Système ; la personnalité de base moderne n'est à ce titre nullement évoluée, et d'une autonomie très faible comparée à celles d'hommes de sociétés dites primitives . Seul, sans aide, l'homme moderne moyen est nu, et mort . De même, la combativité, la volonté, la résistance générale ne sont pas éprouvés . Sans déterminations, la personnalité demeure indéterminée, fantomatique .

Face au Spectacle un spectacle d'ego se déploie, imprégné d'irréalité ; de même que le spectacle ne fixe que peu de limites, l'ego du spectacle est assez flou ; et il se réfugie dans la représentation, dans la dépression ou dans la virtualité face à l'amertume du réel . Dans le Spectacle, l'immédiateté est insatisfaisante, et l'on préfère dire que l'on joue, comme un supporter, que l'on résiste, comme un homme qui trie ses pots de yaourt, que l'on se bat sur des jeux vidéo . L'épreuve du réel, ou maturité, peut être indéfiniment éloignée . Mais sans les épreuves du réel, aucune maturation humaine ne peut se produire – car comme le dit Wilde, tout ce qui est important ne peut pas s'apprendre par des leçons .

La dissolution de l'homme et de ses capacités d'autonomie et de résistance n'est pas un accident – elle est évidemment fonctionnelle . L'homme né et élevé dans le spectacle peut être nommé bloom, à titre de concept assez opératoire . Construit de vent, il n'en souffre pas moins de ce vide . L'extrême faiblesse de la construction des personnages de Houellebecq est un reflet remarquable de cette décomposition – Houellebecq lui même, en son évolution, en vient à être une forme exemplaire du bloom, par l'incroyable insignifiance de ses propos, qui marque soit une annihilation positive de l'ego, soit une dépression masquée, soit un cynisme à toute épreuve, au bord de la folie . Ce qui est un espoir est cela : la négativité extrême de l'ego du bloom est sensible au bloom lui-même, comme souffrance, et morne ennui ; dit autrement, le monde moderne est mortellement ennuyeux, et aussi vaguement angoissant . Face à ce vide, le bloom passe son existence à chercher à reconquérir une authenticité .

Cette authenticité du Spectacle est également trompeuse . Dans le Spectacle est construit une image spectaculaire du réel, de l'authenticité ; correspondant aux désirs du bloom, elle est sans cesse réinjectée dans le Spectacle . Une photographie de nature sauvage sur une publicité, une photographie d'atoll pour vendre le tourisme de masse, par exemple, est un spectacle d'authenticité . La distinction du réel et de l'illusion est redoublée en abîme, à l'infini dans le spectacle ; ainsi dans un film, quand les personnages regardent un film . Ou dans le film avatar, quand il s'avère que c'est dans la virtualité des avatars sauvages que se retrouve l'authenticité sauvage – une sorte de repliement indéfini des illusions qui piègent l'ego moderne dans une réplication indéfinie de l'illusion . Car l'exhibition du spectaculaire identifié comme spectaculaire dans le spectacle – la lecture à la télévision de la Société du Spectacle, la critique vide et spectaculaire du vide – ne peut avoir qu'une fin, et qu'un effet : celle de garantir l'efficacité de l'illusion réaliste que produit le spectacle, tout comme les émissions sur les tromperies des médias, qui justifie de continuer à les regarder comme portant des réalités .

Il n'existe, dans un Système, aucun moyen terme : seul une sortie totale du Spectacle peut permettre de reconquérir un ego authentique, et de ne plus être soi-même le reflet du spectaculaire . Tout ce qui est du Spectacle est du Spectacle – est non-être . Tout ce qui est du Spectacle est par essence dispositif de domination du Système – mais c'est la forme de l'ego qui fait l'essence du Spectacle, ou encore l'ego peut, en voyant le Spectacle comme Spectacle, se libérer de son emprise en se niant comme ego spectaculaire .

Cela passe par la compréhension du caractère illusoire de l'ego spectaculaire . Cela passe par la compréhension que l'ego spectaculaire – l'individu atomique libre de liens et tout puissant qui se la raconte, le producteur consommateur roi, l'individu du contrat social - est un dispositif de domination, et celui de tous que je peux le moins identifier comme tel . Me faire ignorer mon asservissement, me le présenter comme un règne, est un dispositif de domination . En termes accessibles pour un marxiste, la multiplications des écrans entre dominants et dominés, qui fond disparaître la conscience de classe chez les dominés, est à analyser comme un dispositif de domination . Et le prix des illusions de l'ego spectaculaire est immense, incommensurable, puisque l'homme perd l'accès à l'être, perd l'accès au seul fondement consistant de son être, perd l'accès à la félicité la plus haute - perd accès à son essence, d'être l'étant pour lequel l'être est .

La puissance immédiate de la vie est la substance nutritive de la vie, de l'âme et de l'esprit . Le spectacle fait écran à toute puissance concrète d'existence, à toute volonté infinie de vivre le soleil et la lune, au risque qu'est l'intransigeance de vivre . Il n'est d'autre tâche humaine que de toujours reconstruire le monde, que d'être la force du printemps . Le spectacle de la jouissance n'est pas la jouissance . La jouissance n'est pas la possession . Aucune fortune, aucune puissance spectaculaire ne peut ouvrir la porte des mondes comme le souffle solaire d'un baiser .

Comprendre que l'ego spectaculaire n'est pas soi, c'est avant tout une conversion de l'ego et de son monde . Je me retrouve ainsi en rupture d'abord intérieure avec ce monde . Ce monde de l'illusion est spirale d'illusions, et spirales d'enfermement - la plus grande illusion du Spectacle est d'être l'âge où le voile de l'illusion a été déchiré, d'être l'âge de la fin des idéologies - et de n'être que l'âge du règne aveuglant de l'idéologie de la fin des idéologies . Marx, dans le manifeste du parti communiste, ou Nietzsche, ont cru que l'ouverture fugace de visions était une fin, une lucidité nouvelle, alors qu'il ne s'est produit qu'une transition vers d'autres illusions, les illusions du Spectacle, instrumentalisées pour la maximisation de la production matérielle . Nous sommes passés de l'univers cosmologique commun à l'univers spectaculaire comme dispositf de domination - belle avancée.

L'Être est . Le non être n'est pas . Il se déploie sur l'horizon de l'être .

Il peut alors regarder à nouveau l'abîme sans faiblir, celui qui a conquis son fondement dans l'être . Il peut errer dans la forêt obscure, qui lui sera amie, comme s'il était loup ou chouette . Il peut se comprendre comme puissance de souveraineté, volonté de puissance à travers soi . La volonté, l'art, l'érotique ne peuvent se comprendre comme puissances de dépassement, sans comprendre que le fondement de l'ego est indéfiniment plus que lui, et n'est autre que le feu qu'Héraclite place à la racine des mondes . Le puritanisme écologique est une version corrompue de l'idéologie racine - La sortie du Spectacle n'est pas la fin de la jouissance mais la conquête de la jouissance .

La nature relationnelle de l'ego amène à repenser le sens des liens, et des rapports de domination qui construisent le monde moderne . Cela sera l'objet de notre prochaine étude .

L'art du bondage comme subversion - Le Bloom, salariat et esclavage . L'évolution des formes de domination dans le capitalisme avancé .

(Araki)



Hommage à Marx et à Simone Weil .

Qu'est ce qu'un homme libre ? Nos pères nous promettent depuis la naissance la liberté, proclament que l'humanité est née libre, et partout elle est dans les fers . Nos oligarques admiraient durant leurs séjours de plaisance la liberté des Égyptiens dans leur bonne presse, puis constatent avec une horreur bien jouée leur esclavage . Nos oligarques se réjouissent de la libération des peuples, et de l'Égyptien en particulier, pour s'assurer que leurs dominations ne soient pas remises en cause dans leurs propres domaines, qu'une illusion persistante veut nommer « États », ou « Républiques », et que l'on devrait nommer « possessions » .

Qu'est ce qu'un homme libre ? Pour les Athéniens, un homme libre est un homme qui ne travaille pas pour autrui, qui se nourrit des fruits de son travail, sur une terre qui lui appartient . Un salarié, à leurs yeux, n'est pas un homme libre .

Marx note dans ses manuscrits, à l'époque de la guerre de Sécession : L'esclave travaille sous l'aiguillon de la peur, non pour son existence qui, si elle ne lui appartient pas, lui est cependant garantie . En revanche le travailleur libre est poussé par ses besoins . La conscience, ou plutôt l'idée de la libre détermination personnelle, de la liberté, fait que celui-ci est un bien meilleur ouvrier que celui-là . (manuscrits publiés ensuite comme livre IV du Capital) . En clair, l'opium du peuple salarié est la foi en sa liberté .

J'ai déjà dit celà, au sujet de la libre expression du bloom . Pourquoi cherche-t-on tellement à me persuader que je peux penser sur n'importe quel sujet, et que j'ai le droit de dire n'importe quoi sur tout? Sinon que mes paroles sont du bruit-que ce que je dis est sans importance-que je le sais, que je ne VEUX pas le penser, et qu'il ne FAUT pas le dire? -le dernier mot sur la liberté d'expression du dernier homme.

Lors de la libération des esclaves dans les États du Sud, ceux-ci durent vite comprendre qu'ils étaient passés d'un mode de domination à l'autre – ainsi, ils durent constater que leur liberté ne s'accompagnait d'aucune appropriation de terres, ne serait-ce que de leurs cases, pour laquelle ils durent payer un loyer, et dont ils pouvaient être chassés librement ; et ils durent librement travailler sur les plantations, n'ayant développé aucune autre compétence, le désir de progresser permettant aux meilleurs esclaves libérés de devenir librement contremaîtres des nouveaux salariés .

Les formes de domination les plus évoluées, celles que le temps a sélectionné, doivent correspondre à des critères d'efficacité, plus exactement d'efficience . L'efficacité est absolue, elle marque l'obtention d'un but . Une tonne de pentrite est efficace pour tuer quelqu'un, mais peu efficient, là où quelque milligrammes de cyanure y parviennent .

Les formes de domination évoluées doivent permettre une maximisation du rapport entre exploitation, mobilisation pour l'expansion maximale de la puissance matérielle, et de l'effort fourni par l'oligarchie pour accomplir cette exploitation . Les totalitarismes passés avaient opté en partie pour l'usage illimité de la force, particulièrement en Allemagne nazie . Il est clair que l'usage illimité de la force, s'il ne dérange nullement l'oligarchie, est moins efficient que l'effacement des rapports de domination du visible, l'euphémisation des rapports de domination, pour parler comme Bourdieu .

Le rapport de domination qui sous-tend l'exploitation a des bénéfices secondaires d'ordre sadique, qui sont très visibles, et rendent la domination moralement douteuse, aboutissant à faire douter de sa légitimité, en l'ouvrant comme un abîme de l'âme . Les bénéfices secondaires sont la jouissance de la domination sexuelle, de la cruauté, et de l'humiliation . Toutes les oligarchies historiques ont diminué ou dissimulé les bénéfices secondaires, qui remettent en cause la légitimité de la domination . Les romains affectaient de mépriser les violeurs ou tortionnaires d'esclaves ; Gilles de Rais, Élisabeth Bathory ont été condamnés, certes après bien des efforts . Himmler était très attentif à réprimer toutes les manifestations de jouissance sadique .

Aujourd'hui, les instances de l'oligarchie, les comités d'éthiques et les associations bien pensantes luttent pour le droit à l'indétermination sexuelle, contre la harcèlement sexuel, la traite des blanches . On affecte de se scandaliser des mœurs sexuelles de certains oligarques, qui traînent un parfum d'exploitation ; mais ON N'ENTEND POUR AINSI DIRE JAMAIS RIEN SUR L'ESCLAVAGE SALARIE MASSIF ETENDU SUR LE MONDE – en Égypte, en Tunisie ou en Chine...et sur les profits de l'oligarchie mondiale dans ces pays . On gèle les avoirs du président de l'Égypte au jour de sa démission, mais on ne gèlera pas les avoirs des firmes établies en Égypte, et qui usent de l'ordre établi . Et je répète : ce que veut l'oligarchie européenne ou américaine dans ces pays, c'est une transition sans heurts de la dictature d'une famille à la tyrannie « démocratique » d'oligarchies locales, au service et sous la protection bienveillante de l'oligarchie dominante .

Ce que veulent les oligarchies dominantes, c'est le passage de formes visibles de domination à des formes moins visibles, plus exténuées, comme les leurs, et qui seront plus sûres, donc plus féroces pour les dominés . Les dominés seront protégés des bénéfices secondaires de la domination, mais au profit d'une domination étouffante, car invisible et sans perspectives .

Parfois, c'est un acte révolutionnaire de rendre la cruauté d'une domination visible : c'est l'acte des martyrs chrétiens, qui refusaient l'arrangement bénin d'un culte impérial annuel pour mourir de manière atroce et publiquement ; l'effet n'a pas été seulement la terreur des dominés, mais aussi le dévoilement de l'iniquité de la domination de l'oligarchie romaine – ce qui a forcé, chez celle-ci, dans sa meilleure part, la sympathie envers ces orientaux étranges .

La pensée de la domination, initiée chez Marx et qui est essentielle chez Tiqqun, est aussi un dévoilement de la domination . La plus grande cruauté de ce dévoilement porte non pas sur l'oligarchie, qui après tout domine, mais sur la masse salariée, qui se vit de l'illusion de sa liberté . C'est pour cette raison que le dévoilement, au fond, n'a touché depuis Marx que les prolétariats organisés et conscient d'eux-même, les marginaux, étrangers aux renoncements de la masse, et les membres de l'oligarchie – les penseurs politiques, les dirigeants de grands pays ou d'entreprises . Le passage des cadres des systèmes communistes à l'oligarchie n'a pas demandé de grands efforts de recomposition mentale .

Car l'effacement, l'enterrement des médiations de domination ne passe plus seulement par les objets ; il passe par l'idéologie, et plus encore par la construction de soi . Les mécanismes du narcissisme, de la protection de l'ego, défendent chez le dominé salarié la vision d'un homme libre qui se lève tôt, fait beaucoup d'efforts, et progresse par le mérite dans sa vie, en achetant une plus grosse voiture et un pavillon, et multiplie les activités compensatoires qui rendent sa vie vivable .

Avoir la vision de la vacuité de la vie du salarié des pays de cet âge, de leur emprisonnement dans des cercueils de pensées et de choses mortes, des illusions de leur authenticité, du faux envahissant de leur vie, entre les faux matériaux, les fausses traditions, les fausses valeurs, et les recherches de sensations sauvant de la glaciation mortelle de l'ennui qui s'empare d'eux sans qu'ils la comprennent vraiment –pensez par exemple au film american beauty, ou même à Somewhere de S. Coppola, sans parler de Houellebecq - avoir cette vision pleine et entière avec un sentiment d'impuissance s'appelle en Occident une maladie, la dépression, pour lequel il existe des médicaments . Avoir cette vision est une destruction contre laquelle se mobilisent d'un même mouvement les illusions du spectacle et les mécanismes de l'Ego .

Le monde, l'image du monde, devient ainsi un ensemble de mécanismes de défenses, un récit illusoire dépourvu de toute puissance symbolique, de tout ésotérisme, de tout abîme – l'ésotérisme était le dévoilement de la vérité indicible impliquée dans les miroitements des récits symboliques des religions constituées, bien avant cette version bonzaï, naine et déformée, mais assimilable par l'idéologie racine de l'ésotérisme qu'est la psychanalyse de Freud . L'ésotérisme dévoilait les bornes de la Loi, la puissance libératrice du Mal, la grâce infinie, les illusions des noms et des formes religieuses spécifiques – la complicité intime de la règle et de l'interdit, elle permettait à l'homme de vivre solaire à l'âge de Saturne, comme un étranger sur la terre . Paul, l'apôtre, dit-il autre chose ? Mais l'ésotérisme devenu exotérique redevient fatalement une orthodoxie, une loi, aussi subtil soit-il, car l'ordre d'un monde humain ne peut s'élaborer sur le paradoxe . La proclamation publique de l'ésotérisme n'est pas une libération du monde du joug de la Loi, mais la fermeture de la porte de l'ésotérisme dévoilé, devenu inopérant . Il est des portes solaires, cependant, qu'aucune force humaine ne peut fermer . Elles n'en deviennent pas moins de plus en plus occultées, souterraines . Et la domination, comme les ronces, envahit le monde, et ferme lentement les chemins .

La domination, pour devenir invisible, est transférée de plus en plus dans la psyché, via les structures sémantiques, idéologiques et iconiques du Spectacle . Cette idéologie dominante est une idéologie de domination . Mais elle n'a aucune ambivalence, elle est devenue unidimensionnelle et d'une pauvreté symbolique misérable . Car les traditions anciennes conservaient le secret de la liberté, et les traces symboliques et dialectiques des enfermements antérieurs, comme des puissances impliquées de libération . Elles conservaient la conception cyclique du temps, qui rend pensable les puissantes transformations des âges, qui permettent de nouvelles inspirations, de nouveaux souffles, quand l'accumulation des médiations fait perdre tout contact avec le feu originaire .

L'idéologie dominante se constitue comme dé-symbolisation, sexe brut, domination brute, désir brut et non médiatisé de goûts standardisés ; mais la dé-symbolisation moderne n'est pas la conquête de situations immédiates vivantes . Elle détruit les médiations existantes, sans ouvrir de voies . Elle est liberté du Spectacle, puissance de montrer toutes les transgressions, mais spectacle de la liberté pour les hommes – ceux-ci, dans leur masse, ne réalisent aucune des transgressions montrées dans le spectacle, et leur liberté n'est que projetée et représentée, à la fois proche et réelle d'aspect comme à la toucher, et absolument irréelle, frappée de néantisation, comme celle des avatars de jeux vidéos .

En clair, l'idéologie dominante dans son processus supprime les médiations existantes visibles, ainsi le livre saint des religions, que le New Age va remplacer par une méditation béate, ou le LSD ; mais loin d'ouvrir à un contact authentique avec la réalité, elle ne supprime les médiations traditionnelles que pour imposer le commerce des siennes, de son industrie culturelle, de plus en plus ouvertes à la libération de la pulsion asservissante pour tout principe directeur de l'âme, et de plus en plus invisible aux consommateurs – la fin du Spectacle étant la production d'une réalité virtuelle entièrement invisible comme telle – permettant au consommateurs de déchaîner leurs pulsions et de s'asservir eux-même dans un faux monde tarifé, et de vivre comme producteurs consommateurs asservis réputés libres dans ce qui reste la réalité vécue . La réalité devient alors l'enfer temporaire qu'il faut accepter pour pouvoir jouir de l'illusion . De tels êtres, produits massivement par le Système, ne sont guère plus que des bêtes de boucherie, très comparables aux toxicomanes esclaves de leurs marchands de drogue .

Les dominés désirent croire le récit du dominant, loin de souhaiter à priori s'en défaire . Ainsi s'explique, entre autres raisons, ce fait massif que ce sont les dominés eux-même qui massivement, élisent des représentants de l'oligarchie pour les gouverner dans l'intérêt manifeste de l'oligarchie – ce que le Spectacle nomme « pédagogie » - gouvernement contraire à leurs intérêts les plus évidents, et qu'une rapide enquête suffit à dévoiler des mensonges « pédagogiques », pourvu que ce dévoilement soit possible et désirable . En réalité, le jeu du désir joue en faveur de la domination . Et la démocratie moderne, ce régime illusoire, est fondamentalement enraciné dans la puissance du Spectacle : elle est un spectacle de démocratie pour la Cité, comme il est un spectacle de liberté pour l'ego du salarié .

Quand on attaque l'aspect illusoire de la liberté dans le Spectacle, les chiens de garde du Système répondent en défendant les principes de la liberté et de la démocratie, ce que le Spectacle, dans son existence, nie dans la réalité tout en l'affirmant, selon la stratégie générale de la double contrainte . Ainsi, le révolté est toujours présenté comme le méchant obscurantiste qui condamne la liberté, et veut mettre un voile à toutes les femmes, alors même que le spectacle est un voile invisible sur tous les yeux . Mais le degré de conscience requis pour le comprendre est empêché par une propagande massive et lucidement abêtissante pour les masses . Pourtant, le néant, le mensonge et l'hypocrisie percent de plus en plus avec la fin de la croissance redistributive, qui permettait de faire croire au gagnant-gagnant du loup et de l'agneau . Il s'ensuit une intensification indéfinie du mensonge général .

Les stratégies de dissimulation de la domination peuvent être mises en lumière . La dissimulation de la domination passe par la dissimulation, tout d'abord, de ses bénéfices secondaires, ce qui justifie l'aspect subversif, en notre âge, de l'art et des pratiques sadomasochistes . Ces pratiques sont doublement subversives : elles dévoilent la jouissance de la domination, son caractère inavouable, qui n'est pas celui d'une administration technocratique, et que les administrateurs de l'oligarchie pratiquent aussi – et elles dévoilent la jouissance de l'asservissement, la complicité intime du dominé à sa domination . Il n'est pas de lutte sérieuse pour la liberté qui nie à priori ces jouissances – c'est pourquoi, à chaque mot politiquement correct, il faut brandir le fouet .

La domination est déportée, ensuite, de son objet effectif vers des objets transitionnels, des médiations . Comme l'accumulation de sociétés écrans rend obscure la provenance du capital, l'accumulation de médiations de la domination la rend invisible – l'argent, la marchandise, avait remarqué Marx, étaient des rapports sociaux présentés comme des objets ; mais la jeunefille, les objets du désir sexuel, l'objet d'art, peuvent être aisément assimilés en tant qu'objets de luxe, qui sont des insignes visibles de domination . Le bronzage, ou la pâleur, ont été des signes de domination ; ou encore, le jeu sémiotique des rapports de domination a une puissance d'assimilation indéfinie . Dans le cas de la jeunefille, la personne sexuellement séduisante est instrumentalisée comme un objet de désir pour les dominés ; ce désir qui ne peut se réaliser est une humiliation implicite ; de ce fait, le partenaire est un objet médiateur d'une domination entre individus de même attraction sexuelle . Un couple de dominants peut ainsi partager des bénéfices de ce genre . Comme le mimétisme des hommes les pousse à imiter les dominants, il s'ensuit que l'image des dominants sert par exemple de support à la publicité, c'est à dire à la vente . Ces formes de domination sont aussi des partages de jouissance : le dominant jouit de son narcissisme – et le dominé jouit et du transfert de son narcissisme sur le narcissisme de la cible, et du plaisir trouble de l'adoration, de l'humiliation, de l'admiration et de ses délices masochistes inavouables .

Ce n'est pas seulement la puissance de la propagande qui est en jeu : c'est la jouissance du dominé, c'est le désir même du dominé de croire au Récit symbolique qui rend sa domination spectacle de sa liberté . Ce qui rend si difficile la pensée marxiste avec l'évolution des formes de domination vers une sophistication de plus en plus imperceptible, sinon par la réalité massive de ses effets, c'est la complicité du prolétariat salarié avec les formes et les dispositifs de domination de l'oligarchie capitaliste . De ce fait, la conscience de classe tend à disparaître, à se subjectiviser, à correspondre non à une appartenance de classe effective, mais à une marginalité effective, comme celle des étudiants, des squatters, des communautés installées dans les espaces abandonnés par le Système, des T.A.Z .

Cette base fragile, ce prolétariat spirituel est, avec les rares marginaux de la vie intérieure qui vivent dans les interstices du Système, souvent dans des galaxies très écartées, se réclamant de traditions éloignées, le seul fondement sociologique de notre révolution . Mais il me paraît probable que la conscience de l'exploitation, avec le durcissement global de plus en plus évident – l'usure des profits marginaux d'une production supérieure – des conditions de domination, devrait progresser, et ouvrir de nouvelles portes à l'émancipation de l'homme du Système – à l'idée que le l'otium pour la Cité des hommes, l'amour ou la contemplation, sont les formes les plus hautes de la vie humaine, auxquelles les délices matériels de productions et de consommation doivent être asservis .

Il est probable cependant, que le dévoilement des mirages de la domination soit d'une telle force de rupture, d'une telle puissance de destruction pour la masse des salariés, que des convulsions politiques et sociales d'une violence redoutable soient à craindre, à l'heure de déchirements du voile du spectacle, lié à l'irruption de plus en plus indissimulables de la contrainte matérielle, et de l'épuisement des ressources dans le Système . Un réservoir de ténèbres est peut être, depuis longtemps, en train de s'accumuler souterrainement sous le Système – ce que les déchirements du XXème siècle ont manifesté après les trompeuses décennies de la sécurité victorienne . Le dévoilement des illusions allemandes a abouti non à la lucidité, mais à la mauvaise ivresse de la recherche d'un bouc-émissaire à déchirer à mort, et ce phénomène pas complètement élucidé peut sans doute se répliquer . Ce qui reste, c'est que plus que jamais, l'émancipation de l'homme du travail et de l'exploitation restent une nécessité et une puissance vivante – que le Système triomphant est plus que jamais cet abîme de négativité que Marx avait su voir, quelles que soient les déformations de ses lunettes .

Elle tombera, Babylone la Grande, que tous adorent ! Parce que le monde est dévoré par elle, et qu'à force de grossir de destruction elle risque de mourir de faim dans le désert qu'elle aura créé .

La révolution reste à faire .

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova