Sur les prémices rouges de l'aurore.


Steven Graber, Ophélia.

Je voulais comprendre le plaisir de la langue, de la poésie et du chant. Et ce désir m'a conduit vers la pensée du désir et de la conduite de la vie. O bien sûr, je ne peux les saisir en un court texte, là où tant d'hommes ont échoué sur les rives des plaisirs de Caprée. Il faut laisser résonner le sens ontologique de cette parole de l'Ecclésiaste : Ce qui manque ne peut être compté.

Le plaisir n'est pas fait d'étants isolés. Le plaisir de langue, de la poésie et du chant n'est pas un tas d'étants isolés. Un monde, d'ailleurs, n'est pas un tas d'étants isolés. Quel est l'être de la musique ? Quel est l'être d'une teinture de la vie, d'un amour ? L'être d'une teinture est le mode d'être d'une âme, mais une âme peut être une, ou deux, ou plus encore, et encore être une. Ainsi Lara et Jivago. Quel est l'être de l'amour de Lara et de Jivago, par rapport à l'être de l'immense pays? Il est faux que la chose matérielle soit la mesure commune de l'être. Il est faux que l'homme soit la mesure de l'être, sinon comme microcosme, comme âme, esprit, désir. L'être du plaisir est l'être d'une teinture du monde. Comme l'air vibre au soleil de midi au dessus de la fontaine de la forêt, et fait vibrer les insectes et les arbres, ainsi le plaisir comme plénitude est-il une couleur du monde vécu.

Je voulais comprendre le plaisir de la langue, de la poésie et du chant. Mais pour les comprendre, je voudrais à vrai dire comprendre le désir et le plaisir, en général. Comprendre entre mes mots, comme serrer dans le cercle de mes bras, contre mon cœur, dans une lutte amoureuse. Comprendre leurs liens intimes et leurs oppositions, mais les oppositions sont aussi des liens, des liens que la raison ne peut solidement tenir. Le plaisir, dans tous les mots qui permettent de le peindre, semble rester insaisissable. Il est l'insaisissable, il est le signe de celui qui est recherché.

Chercher fait être ce qui manque. Par la quête, le chevalier fait être le sang real. Parler avec justesse de ce qui manque l'invoque, et le fait être au milieu des hommes. Le langage et le manque, le langage et la gnose sont issus de la même racine. Il manque comme il pleut. Le vase sacré est la fleur qui enclos le manque, la vacuité comme un signe et un secret – secret de la corne d'abondance des fleurs et des fruits de Pomone. Les mots pour dire le plaisir est aussi un plaisir, un plaisir raffiné.

Salomon raconte (Ecclésiaste, II) :

Je me suis dit à moi-même: "Allons! Je veux te faire faire l'expérience de la joie, te donner du bon temps (...) Je résolus, à part moi, de prodiguer à mon corps les plaisirs du vin et, tout en restant attaché de cœur à la sagesse, de faire une place à la folie, de façon à voir quel est le meilleur parti que puissent suivre les fils d'Adam sous le ciel, au cours de leur existence. 4 J'entrepris de grandes choses: je me bâtis des palais, je me plantai des vignes. 5 Je me fis des jardins et des parcs, et j'y plantai toutes sortes d'arbres fruitiers. 6 Je me construisis des réservoirs d'eau, pour arroser des forêts riches en arbres. 7 J'acquis des esclaves et des servantes, j'eus un nombreux personnel domestique; mes troupeaux de bœufs et de brebis dépassaient de loin ceux de tous mes prédécesseurs à Jérusalem. 8 Je m'amassai aussi de l'argent et de l'or, les trésors précieux des rois et des provinces; je me procurai des chanteurs et des chanteuses, ce qui fait les délices des fils d'Adam, de nombreuses odalisques. 9 Je surpassai ainsi en faste et en richesse tous ceux qui m'avaient précédé à Jérusalem; en même temps ma sagesse me restait comme appui. 10 Rien de ce que mes yeux pouvaient désirer ne leur était refusé par moi; je n'interdis aucun plaisir à mon cœur. Mon cœur, en effet, n'eut qu'à s'applaudir des soins que je prenais, et telle fut la récompense de toutes mes peines.

J'affirme que l'homme doit chercher avec détermination le plaisir, qu'il est joie, sérénité, amplitude, exaltation, hauteur et profondeur. Il doit le connaître, mais connaître la source de la soif ne guérit pas de la soif. Guérir de la soif est se plonger dans la source, devenir eau. Son plaisir, il doit l'assumer, le désirer, le vouloir, s'y consacrer avec puissance. Il doit s'y risquer sans regarder en arrière. Son plaisir peut être pour l'homme noble une ascèse et une voie. Le plaisir est gnose. L'homme qui médite nu sur les rives du fleuve ne cherche pas la peine, mais un plaisir qui soit issu d'un souffle aussi puissant que l'immense montagne au dessus de lui.

Le plaisir est la récompense du Haut désir . Sans les douleurs et les peines du Haut désir, l'homme ne peut chercher le plaisir, ne peut errer à travers l'Europe comme Dante, ne peut, comme dit le sage Salomon, faire une place à la folie, à la démesure. C'est l'immense, l'impitoyable abîme du désir qui ouvre la démesure. Le plaisir dont je parle est celui de la démesure, assumée, déterminée – un absolu. Un absolu est l'envers de la pièce de la vie ; un absolu est ce qui vaut que je joue ma vie au tric trac sans attendre ni hésiter. L'Obscur dit : le temps est un enfant qui joue au tric trac.

Le relativisme semble bon pour notre raison et notre monde. Mais pour la voie dont je parle, la raison n'est rien tant qu'elle n'est pas surmontée par elle même. La raison n'est rien – la détermination est absolue.

Tous les hommes ne peuvent comprendre, et chacun assumer de sacrifier consciemment sa liberté ou sa raison au désir. Cela est la voie des fidèles d'amour. Cette avidité intérieure du cœur est comme l'avidité du loup, quelque chose qui ne peut se partager par des mots, étant aussi de l'ordre de la teinture de la vie, de la vibration de l'air surchauffé, de l'emprise du souffle et du sang sur la course du chasseur. Une teinture est cette substance insaisissable qui colore l'ensemble d'un monde vécu, est sa couleur et son orient.

Autrefois les chefs autour de Gengis Khan prenaient comme emblème le loup, parce que cette avidité était leur totem, leur idéal régulateur. Ils avaient choisi la démesure, et risquaient leur corps au service du désir d'aventure. Leur choix était éloigné des choix des autres hommes, et ils le savaient. Notre monde aujourd'hui est à l'évidence enserré de plus en plus étroitement dans la dette et la protection. Tous ne peuvent être des loups, et tous ne peuvent être végétariens ; mais aujourd'hui les domestiques donnent des leçons de morale aux maîtres. La morale est la teinture de ténèbres de ce monde.

Le poème est le soleil invaincu qui perce le couvercle des nuages. Le plaisir du poème n'est pas enveloppé par la morale, contrairement aux autres plaisirs. Il peut, comme Lautréamont, véhiculer une sauvagerie puissante, une cruauté assumée – ou les fleurs du mal. Le plaisir du poème est un vestige des temps où le service du maître était la voie de la grandeur, où la contemplation était puissante, où il était possible de faire silence. Ce plaisir ne m'est pas évident dans ses causes comme il m'est évident dans ses délices.

Je ne peux séparer le poème de l'idée de chant, comme on ne peut distinguer le chant du souffle, de l'enracinement du souffle dans le cœur du corps. Tous les actes essentiels de la vie humaine – le baiser, l'amour, le chant, la nourriture...- se répondent, comme l'orgasme et la mort. Tous les actes essentiels de la vie humaine, jusqu'à la mort, sont des actes du corps. Mais passer de cette jouissance du corps et de la matière de la vie à des visées purement matérielles du plaisir est manquer la dimension du plaisir comme plus ultra, comme démesure, dépassement. Tous les actes du corps qui comptent dans la vie ont puissance à devenir démesure pour la volonté. Je ne peux vouloir librement et obtenir aussitôt mon désir, ma joie, ma jouissance, pas plus qu'éviter ma mort. La perte de la démesure du plaisir peut naître d'une méconnaissance narcissique de soi-même, d'une pensée de soi-même comme volonté libre. L'homme noble se rit de sa volonté libre. Sa volonté a asservit sa volonté à la maîtrise de l'absolu. C'est ainsi. L'absolu doit régner pour que l'homme soit dans son ordre.

Le vainqueur, je lui donnerais de siéger avec moi sur mon trône,
Comme moi aussi j'ai remporté la victoire et suis allé siéger avec mon père sur le trône (...)

Dans son ordre, l'homme jouit d'une liberté puissante, infinie à ses yeux. Soi même est comme une fleur au vent du désir ; soi même est une paille pour le brasier à venir.

Un autre mystère de la pensée du désir et du plaisir est de comprendre pourquoi tant d'hommes fuient les plaisirs comme des douleurs. Il est des hommes qui fuient l'amour, ou encore qui évitent le souffle d'un poème ou d'un livre comme s'il était de feu, en se contentant de spectacles misérables. Pourquoi tant d'hommes passent-ils le temps si flou de leur vie à s'abriter des grands vents du désir ? Pourquoi renoncer ainsi ? C'est que notre âme, hélas, n'est pas assez hardie...Autrement dit, la fuite des grands plaisirs si commune au présent cycle se comprend par la fuite de la démesure, du désossement de l'âme que produit un immense désir, comme une profonde extase. Après le feu, il ne reste rien des laborieuses constructions égotiques, de l'estime de soi, ou de la personnalité. L'ego, et tout ce qui l'accompagne, sont des choses sans importance. Mais à l'homme construit par le siècle, homme misérable et nu qui se croit puissant, il n'est rien de plus important que ces constructions psychiques, que ces récits de soi comme libre, généreux, et j'en passe. Écoutons la lettre à l'Église de Laodicée :

A l'ange de l'Église qui est à Laodicée, écris :
Ainsi parle l'Amen, le Témoin fidèle et véritable,
Le Verbe principiel de Dieu :

Je sais tes œuvres : tu n'es ni froid ni bouillant.
Que n'es-tu froid ou bouillant !
Mais parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant,
Je vais te vomir par ma bouche.
Parce que tu dis : je suis riche, je me suis enrichi, je n'ai besoin de rien,
Et que tu ne sais pas que tu es misérable, pitoyable, pauvre, aveugle et nu,
Je te conseille de prendre chez moi de l'or purifié au feu pour t'enrichir,
Des vêtements blancs pour te couvrir (…)
Et un collyre pour oindre tes yeux et recouvrer la vue (…)

Le vainqueur, je lui donnerais de siéger avec moi sur mon trône,
Comme moi aussi j'ai remporté la victoire et suis allé siéger avec mon père sur le trône (...)

L'Apocalypse, un livre pour les esclaves et la culpabilité, n'est ce pas ? Il ne reste que de tels jugements pour le bloom qui défend sa pitoyable royauté narcissique. Quelle mesquinerie, quelle étroitesse manipule comme une marionnette tant de grands discours d'ouverture et de générosité, c'est au fond ce que presque personne ne veut savoir. Qui augmente le savoir augmente la douleur. Pas plus que quelqu'un voulait savoir au fond quelle méchanceté pouvait s'enrouler dans la morale la plus rigoureuse, au temps de Nietzsche. Car Nietzsche ne parle pas de l'Apocalypse, ou du christianisme, mais de la lecture moderne du christianisme, mais de la morale moderne – c'est son erreur de perspective.




***


Il est toujours possible pour nous de lire un poème, et d'en retirer une joie, une saveur de monde. Il en est de même d'une musique, toujours revenue, devenue comme une musique de film le bruit de fond, la rumeur des vagues et le cri des goélands, d'une teinture de la vie.

Dans telle ville étendue au soleil, lieu de corruption et des mystères de la nuit, j'ai associé la quadrilogie d'Ellroy – le désir de sang, de puissance, la violence, la recherche de l'amour et de la rédemption – et les battements de cœur mécanique de la techno comme Speedy J. Avec le vin, l'exil, les appartements de hasard, la peau, l'herbe. A Tombouctou, il fallait passer au dessus de la rue sur une palette pour aller pisser. Ailleurs, le luxe des murs de plâtre brut et des tapis d'orient. Les putes mâles et les voitures de luxe. Les hauts talons des gangsters. Les hippies venus des Cévennes. Et partout, Ellroy.

Le poète se savoure comme teinture de la vie. Tel Hafez récitant, et chantant. Pour être teinture de la vie, il y faut une vie, et une vie qui soit un monde. Un monde est un mode d'être comme ouverture à l'être au delà, à l'horizon comme signe de ce qui est inconnu, éloigné, insaisissable. Un monde ne peut naître du narcissisme moderne et de la misère intérieure qu'il représente. Un monde est fait de mondes à conquérir, inconnus, tissé d'autres mondes. Et il est fait d'une vie enracinée dans ce monde.

Baudelaire est Paris, comme Rimbaud est l'errance, ou Dante les châtiments de son temps. Il y faut une vie, un monde, au delà même des auteurs dont le nom est devenu médaille ; c'est à dire qu'il est des chants populaires qui accompagnaient la vie de travail des paysans ou des esclaves venus de très loin vers le Levant, et c'est une vie. Il est des chants religieux qui accompagnent une contemplation, comme les chants monastiques. Il est les chants des soldats, les champs des marins, les psaumes des rives de Babylone.

Il y faut une vie, un monde. Sans monde, le souffle ne peut s'enrouler dans le cœur de l'homme, au creux du thorax, dans les poumons où se mêlent le souffle et le sang. Le souffle ne peut être expiré comme le sang par le cœur, ne peut passer par la bouche, lieu de toutes les vies, et résonner pour d'autres hommes. Tout ce qui est puissant participe du Puissant, tout ce qui est puissant est partagé. Ce qui est isolé est comme le vivant isolé, comme le loup sans horde – ce qui est isolé est mort, ou promis à la destruction des temps. Le poème ne peut naître sans monde, monde de vie.



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Le poème est le partage de la langue, des fruits de l'arbre du langage, comme le repas est le partage des fruits de la terre et du sang. Et l'arbre du langage est celui de la science, de la Gnose, le savoir des origines, le savoir du bien et du mal, du bonheur et du malheur, de l'amour perdu et retrouvé. Le langage est l'écrin de la Loi et de la révélation, de la constitution symbolique du monde commun – le poème est le repas commun des vivants et des morts, des mortels et des puissances immortelles, du temps et de l'éternité. Il est le sacrifice par excellence.

La bouche est le lieu de la nourriture, de la parole, du souffle, du baiser. La puissance de la bouche est devenue méconnue. À l'homme il faut une vie commune, d'autres hommes, des liens de chair et de sang, de limon et d'alliance. Les liens puissants ne sont pas abstraits. Ils sont enracinés dans l'humus de l'homme, comme les arbres de la forêt sont enracinés dans l'argile des coteaux, qui étend ses veines jaunâtres entre les roches et les cairns. La culture est l'art de la chair, l'argile rouge du corps, et des saisons de l'homme, comme l'agriculture est l'art de la terre et de ses saisons. Il y a là, dans ces antiques savoirs en train de se perdre pour longtemps, le savoir de l'essence de la poésie et de la vie.

La République et la Nation modernes sont de plus en plus abstraites, de plus en plus décharnées ; elles ne peuvent donner de la chair à la vie humaine, ne peuvent être que des parodies et des bulles vides par comparaison aux anciennes tribus d'Athènes, aux anciens clans traditionnels. La poésie s'enracine dans une telle vie. L'absence de la poésie et de l'art dont nous souffrons n'est pas l'absence de la poésie et de l'art dans un monde qui peut les accueillir. Elle est l'absence comme signe d'un monde devenu stérile à la puissance de vie, stérile de sève, de sang et de souffle. L'absence de la poésie et de l'art ne peut trouver de remède dans un manifeste ou une œuvre isolée ; elle ne peut trouver de remède que dans la vie devenue toute autre. Le poète enrage et agonise dans la solitude d'un monde qui ne peut être le nid d'aucune œuvre, sinon d'œuvres négatives et douloureuses, grandes d'être négatives et douloureuses. Le monde dans lequel nous vivons est le monde d'Hamlet, un monde de crime, un monde de trahison et de poison : il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark.

Ce qui pourri le Danemark et ronge Hamlet n'est pas le seulement le crime en soi, mais plus encore l'être au monde que le crime a construit dans le cœur de chacun. Dieu est mort, et c'est nous qui l'avons tué. Le monde est atteint par l'agonie, qui est agon, guerre, et par la pourriture des corps. La punition du crime ne guérit pas de ses conséquences. Le crime et la trahison sont la rupture de la fiance, de la confiance fondamentale des liens d'homme à homme. Ainsi la gravité de la parole, dans le docteur Jivago, de cette enfant au sujet de celui qu'elle croît être son père : « dans un bombardement, il m'a lâché la main ». Il m'a lâché la main ! Il n'est plus possible de croire dans la parole des hommes.

Sache que celui qui connaît le secret des échelons supérieurs et l'émanation des sephirot, selon le secret de l'épanchant et du recevant, selon le secret du ciel et de la terre et de la terre et du ciel, connaîtra les secrets du lien de toutes les sephirot et le secret de toutes les créations de l'univers : comment les unes reçoivent des autres et se nourrissent les unes aux autres. Toutes reçoivent puissance émanative, alimentation, subsistance, et vitalité de la part du Nom, béni soit-il. Celui qui connait cette voie connaîtra comment est grande la puissance de l'homme soit qu'il accomplit les (…) commandements, réparant ainsi les canaux en tout épanchant et recevant, soit qu'il endommage les canaux et interrompt les influx . (…) (Le premier est appelé) le juste, et le juste est le fondement du monde .

Le juste est le fondement du monde, et le juste est à l'agonie dans un monde de mort. Le déluge est l'étouffement. Il n'est plus possible de croire Ophélie, et Ophélie va mourir de solitude. L'eau, la noyade, est l'étouffement, l'angoisse, c'est à dire la coupure de la circulation du souffle. On ne peut ni crier ni parler dans l'eau, seulement mourir. Tel est le déluge que le mal abat sur le monde, un déluge qui empêche le souffle, une image inversée du châtiment de Babel. Notre monde est entre Babel et le déluge, le déluge de productions humaines qui ferme les voies du souffle , les canaux d'En-Haut. Le déluge est clos quand l'Esprit retrouve la voie de la sève, quand l'oiseau embrasse l'olivier. La respiration du monde renaît au soleil nouveau.


Sur le mur d'I.M, FB. Déluges.


La puissance oratoire des symboles raciaux dans le monde moderne est liée à cette nostalgie de la communauté de sang, de communauté puissante – thème que l'on retrouve aussi dans les formes de religion qui trouvent le plus d'écho parmi la grande masse des hommes modernes. Pouvoir invoquer votre propre chair donne une intense puissance à l'invocateur. Ces thèmes sont issus de matrices traditionnelles liées aux communautés, matrices tordues et déformées, car tous les hommes sont issus du rameau d'Adam et de Noé, tous les hommes sont frères. Il est des teintures de peuples, de langues, de culture, mais tous ces peuples sont appelés à l'Empire.

Tous les hommes sont frères des temps, et sont puissance de la fraternité du sang. Le mythe rejoint la chair ici et maintenant, ce que d'autres veulent nommer « fait », ou fait « scientifique ». Mais comme l'ego, et comme la raison, ces « faits » sont des pièces de monnaie dérisoire pour le prix de sang qui est exigé à celui qui veut vivre sur la terre comme au ciel, dans une communauté puissante.

Les communautés puissantes sont des maisons, comme la mesnie hennequin. Du fait de leur force de vie les communautés puissantes qui peuvent naître de l'Esprit sont des maisons royales selon la puissance. La puissance est la promesse d'un règne, mais le règne s'appuie sur la multitude des peuples pour former l'Empire, comme Gengis Khan s'appuya sur les Ouighours pour raffiner son État et sa loi. Une communauté puissante peut faire d'un étranger un frère de sang, peut faire de Bethsabée l'épouse de David et fonder un peuple plus nombreux que les étoiles du ciel dans le désert. Mohammed maudit l'arrogance des Kuraysh et vante la noblesse du lignage de ceux, éthiopiens, juifs, romains, qui se sont ralliés à lui, à sa maison royale.
Le poème nait du monde, et le monde est le fruit d'un argile rouge, celle d'une maison royale. Cette royauté n'est pas la royauté du monde, elle est l'archétype de tout règne, le tissage d'un monde, le tissage du sang, du souffle, de la parole, de la grandeur et de la bassesse, du renoncement supérieur et du puissant désir du Haut tant désiré.

Bulatovic écrit dans Gullo Gullo:

« Macha, il y a toujours un roi, vivant ou mort, peu importe . L'important, c'est qu'il y ait un roi quelque part . Sans roi, il n'y a ni royaume ni philosophie .Ni poésie . Ni hiérarchie!

-Alors, qui est le Roi ?


-L'homme (...) dont la tristesse est immense . (…) Le roi est un être véritable, un état d'âme, le seul être, qui a notre époque, s'exprime par une métaphore . Le roi est la dialectique ! ».




***


J'ai vu, à la fin d'un repas en plein air, une cantatrice chanter à son amant la chanson mon amant de Saint Jean. L'émotion était nouée dans la gorge des présents, cette voix sublime, cette beauté, et l'instant se teintait de la nostalgie de cet instant puissant et que tous nous savons toujours déjà perdu, comme tout ce qui est né.

Moi qui l'aimais tant,
Mon bel amour, mon amant de Saint-Jean,
Il ne m'aime plus
C'est du passé
N'en parlons plus


La fin du souffle de la femme était comme le Temps manifesté et fermant les portes du passé. Elle incarnait à cet instant la puissance et la tristesse de la vie des hommes, comme le cherchaient les bardes celtes. Un chant, dans l'instant où il se réalise, peut être formellement imparfait, mais pourtant plus puissant qu'un chant enregistré et indéfiniment repassé. Le poème n'est que dans l'acte qui le fait renaître. Ainsi le visage de l'aimée du sixième Jour, vu au miroir de la nostalgie, comme à travers la surface d'une eau limpide. Ce visage qui jaillit des eaux et des brumes de l'âme, pour éclore par surprise dans la réalité de la vie.

David était promis à Bethsabée depuis le sixième jour de la Genèse. Ces mots peuvent être la saveur de l'être ici et maintenant – l'éclosion du poème est l'éclosion de l'être, est dévoilement.

Si dans des années une jeune femme lit, dans une petite chambre, un poème comme l'effeuillement de ce texte, pour en goûter les paroles, alors je vivrais encore. C'est cela la soif du poète, l'avidité du poète pour l'immortalité. C'est l'avidité du guerrier homérique, du chevalier, de l'Empereur, pour la poésie qui conservera son souvenir, ses exploits, sa générosité et ses amours comme un miroir exemplaire de l'être humain. C'est un amour désespéré, infini, qui emporte comme une lame, un amour de la vie par le vivant, un amour de l'être de chair pour la sève et la puissance de l'être.

Dans l'amour de l'homme et de la femme passe cette grandeur de la vie, la réconciliation de l'âpre fermeture de la vie et des désirs infinis à l'image des routes de la baleine. Alors par les baisers passent tous les souffles des temps les plus anciens, comme une transmission silencieuse et secrète d'un feu ; et cette transmission est une puissance de vie suffisante pour faire lever le soleil de l'âme, pour faire renaître un monde – pour initier. L'homme peut recevoir cette puissance d'aurore, être initié.

Et le poème est le témoin et le mémorial de cette alliance de feu.

Le poème est le signe du feu, à la fois ce qui peut brûler, et de la cendre. Au mieux, la paille de l'incendie. Dans le monde sans poème, le dernier plaisir du barde est de chanter l'absence de monde, l'absence de verbe, l'absence de souffle : l'absence de vie. Mais cette mort du monde ne peut durer dans un monde où il demeure des vivants, des témoins du souffle. Est mort. A été enseveli. Est descendu aux enfers. Est ressuscité le troisième jour.

Le monde peut lui-même être initié par l'Empire, sortir de son grand âge et de son amertume. Elle est tombée, la grande Babylone !

L’Empire ancré dans les ténèbres des gisants des autres mondes est la racine de la résistance. La résistance, c'est décider un jour qu'il vaut mieux accepter de mourir que d'accepter une domination qui étouffe l'âme et la vie. Et ce peut être très insidieux, sans aucune évidence qui nous aide à décider sans déchirements. Une telle position n'a rien de romantique. Elle est immédiatement concrète et puissance du désir, et plaisir. Car tout acte de résistance est comme le dire d'un poème, le souffle d'un chant : il est la vie de l'Empire dans la vie du souffle et du cœur, il est la présence dans la nuit de l'aurore et de l'espoir.

Le monde peut renaître. Le monde peut être initié : tel est le sens du mot d'Empire. Cela nous ne le voyons pas. Mais le savoir est déjà une gnose puissante. Les mondes recommencent. Ce monde sans poème est mortel. Et mort. Mort pour renaître. La renaissance est toujours déjà présente, comme le feu au cœur de l'hiver, quand le vent glacé bat les fenêtres.

Ce monde tient debout ; les ombres jouent sur la scène, et le feu se cache comme un grand crépuscule de sang. Mais il est mort, comme l'homme qui refuse la nuit aux prémices rouges de l'aurore.

Vive la mort !

Irwin Klein, Minesotta, ca. 1962-64. FB I.M.

Déroulement des spires du dragon de la pensée.


(Multiplicité et répétition - Boobs-FB)

Dans mon siècle, ouvrage réalisé lors par un dialogue enregistré sur bande entre deux intellectuels polonais (Alexander Wat et Czeslaw Milocz) majeurs exilés à Berkeley dans les années 60, Alexander Wat évoque les mouvements littéraires de la Pologne des années 20, et cette évocation nous ramène à notre propre siècle, le XXI, le nôtre, que nous le voulions ou non – car il faut l'avouer, personne n'habite encore le XXIème siècle, siècle sans contenu et sans demeure où reposer sa tête .

Wat cite de mémoire, en notant à quel point ils ressemblent à des positions modernes lors de ses entretiens avec Milocz ( des années 60', donc) des séries de manifestes qu'il serait à la fois drôle et triste de rapprocher de certains manifestes modernes, des manifestes d'anti-poésie et d'anti-pensées des années 20....extraits (p 52) :

« Les Primitivistes aux nations du monde et à la Pologne.
Le grand singe arc-en-ciel nommé Dionysos est crevé depuis longtemps. Nous jetons aux ordures sa charogne pourrie. Et nous proclamons ce qui suit :


1- La civilisation, la culture avec sa justice, aux ordures ! Nous choisissons la simplicité, la grossièreté, la joie, la santé, la trivialité, le rire !


2- Nous supprimons l'histoire et la postérité et aussi Rome, Tolstoï, la critique, les chapeaux, l'Inde, la Bavière et Cracovie. La Pologne doit renier la tradition, la momie du prince Joseph et le théâtre. Nous détruisons la ville. Touts les mécaniques, avions, tramways, inventions, téléphone : à la place les moyens primitifs de communication. Apothéose du cheval. Maisons uniquement démontables et mobiles. Langue hurlée et rimée (…)


5- L'art est uniquement ce qui procure santé et rire. L'essence de l'art est dans son caractère de spectacle de cirque pour les foules. Ses caractéristiques sont l'extériorisation et l'universalité, la pornographie à visage ouvert. Nous balaierons (…) l'extase, l'inspiration, l'éternité. A la place de l'esthétique l'antigrâce, à la place de l'extase l'intellect (…) destruction des règles de création qui rétrécissent, qualité de la laideur. Libre choix des formes grammaticales, de l'orthographe et de la ponctuation, laissées au goût du créateur.(...) le non-sens est magnifique pour son contenu intraduisible qui met en relief notre ampleur et notre force créatrice (...) »


Toute la mythologie moderne de l'esthétique se développe dans ces lignes, comme dans les lignes de milliers de manifestes aussi inutiles. Car le point numéro 1 pourrait être le programme de n'importe quel média commercial, de TF1 ou de Skyrock – et le non-sens ne montre jamais aucune puissance, sinon dans la mythologie de l'ego tout puissant de l'idéologie moderne. En art, comme en toute chose, le non-sens n'est rien – rien de plus que le vide.

Je viens de voir dans une bouquinerie poussiéreuse un livre noir et blanc, jauni, portant pour titre : un printemps arabe.







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Vanité des vanités, dit Salomon...on dit : tiens, c'est nouveau, cela ! Mais cela a existé dans les temps qui nous ont précédé, et cela a été oublié.

Je cite un moment caractéristique du propos de Wat (page 68 de l'édition française) :

Wat : (...) C'était une révolte. J'aurais voulu revivre, tu comprends. Le futurisme, le dadaïsme polonais ont été à ce point de contact de la philosophie du désespoir, de l'impossibilité de continuer à vivre, de tout ce mal de vivre. Et c'était vraiment sincère ; je souffrais beaucoup en ce temps là. Aujourd'hui, je peux en rire, mais je souffrais. Et je me révoltais contre cette souffrance, contre cette douleur. Il n'y avait que deux voies : ou bien un grand bouleversement, de fond en comble, avec un déchainement de toutes les forces élémentaires, dans une totale anarchie ; ce qui se passait en Russie, de l'autre côté du mur de la Pologne. Cette fascination de la Russie a agi dès le début. Ce fut dès le début une dualité, une ambivalence : d'un côté l'occident transformé en opéra bouffe...[de l'autre la Révolution russe].

Milocz : Ce n'est pas tellement différent de ce que beaucoup de jeunes gens éprouvent aujourd'hui.

Wat : Non, ce n'est pas très différent. Et j'éprouve comme une satisfaction mélancolique à me heurter sans cesse à des phénomènes qui, au sens où ils représentent des situations philosophiques, des configurations d'idées, de forces et d'hommes, se répètent sous des formes identiques.

Milocz : Le paradoxe polonais consiste peut être en ceci que tu as vécu certains phénomènes plus tôt.

Wat note ainsi, entre autres passages, la puissante tendance de l'histoire à répéter, à montrer des séries de réplications. Ce manifeste pourrait être celui de mille groupes de ce jour. Car ce portrait qu'il trace, c'est le nôtre.

Le désespoir. Ce n'est pas un mot excessif. Un monde qui n'offre que la vie d'une fonction de la production matérielle. Métro, boulot, dodo des années 70'. Avez vous parfois pensé aux papillons, autrefois, fleurissant les prairies? Et les étoiles du ciel dans un lieu désert? Le ventre de l'énorme Paris, des villes immenses qui digèrent la chair, le sang, les grandes espérances et les grandes illusions. Une vieille femme de ménage dans le métro, au regard infiniment désabusé. J'ai plus de souvenir que si j'avais mille ans. Et l'âpre désir d'un monde nouveau, remis à plat, dans un monde trop vieux, envahi et dominé par des vieux rapaces et sans plus de sagesse que des goélands, étriqués, s'étalant sur le tas de richesses venues des mondes. Au XVIIème siècle, La Bruyère à écrit : tout est dit, et l'on vient trop tard. Des pays sans autre but que le remboursement indéfini des dettes, le smic à tant et tant et la retraite à 60 ou 65 ans. Des pays sans roi, sans rêves, sans grandeur, sans histoires à part les faits divers.

Comme un poisson étouffant au fond d'une barque. Le besoin vital d'une aurore. De l'air, de l'air !







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Dans son livre sur Staline qui tend à montrer la complexité du personnage et la réalité de son intelligence politique, Domenico Losurdo montre une réflexion sur des problèmes analogues – l'intelligence de Staline est un élément à ne pas oublier, qu'un Boulgakov et même un Wat ont relevée. En passant, c'est un vice moderne de la pensée que d'avoir autant de difficulté que nous à lier l'idée d'une grande intelligence et l'idée d'une cruauté, ou d'un pessimisme, ou encore d'une détermination à tuer ; c'est l'effet d'une imprégnation du progressisme, qui lie l'intelligence et le progrès moral. Bien au contraire, le mal le plus puissant ne peut être que l'oeuvre d'une puissance supérieure de l'esprit, analogue à celle de Satan lors de sa révolte.

Je ne crois pas légitime de penser sans penser l'histoire du penser. Ceux qui croient penser sans déterminations historiales n'ont que l'illusion de liberté que donne l'ignorance des causes. La liberté authentique doit vaincre la boue qui colle aux pieds, car l'homme ne sait pas voler. Pour revenir aux réplications structurelles dans l'histoire, les débats des années 20 en Russie sur la question des nationalités et de l'internationalisme de la révolution posent des questions du même ordre. Staline note en1929 contre Trotsky : les nations sont des réalités massives que la révolution n'a pas encore effleurées. La stabilité des nations est grande de façon colossale. Ainsi Tolstoï ne parlait plus d'individus, mais du fleuve des peuples en mouvement, avec tout ce que cela comporte de chair et de sang, de mort et de nostalgie pour l'homme.

Il est un dernier point sur ce sujet, c'est l'histoire, la science de l'histoire de Fernand Braudel, et Paul Valéry : Un historien des lieux sait à quel point la même colline qui se dresse sur la plaine peut être lieu sacré sur les millénaires, lieu d'Artémis et lieu des sept dormants, lieu des chrétiens, et lieu de l'Islam. Les œuvres puissantes des hommes, et plus encore les livres révélés, sont comme les lieux sacrés, ils retentissent indéfiniment dans les horizons symboliques qui passent. Le Cantique résonnait pour Salomon, comme il résonnait pour Tristan, comme il résonne en mon cœur, dans des mondes si éloignés que je ne puis toucher la main d'un seul homme des mondes anciens. Les événements sont une écume, et c'est la mer qui m'intéresse.

Le poète est une écume, et la langue est une mer. Je précise, devant la mer des histoires humaines, que les êtres humains individués sont des évènements – l'ego est une écume des formes des mondes. Ainsi il existe des niveaux de l'histoire, de la pensée et de la poésie. L'écume et les embruns salés des temps, brillants au soleil, les vagues spectaculaires, terrifiantes des révolutions – les aurores et les crépuscules - et les abîmes invisibles où s'enfouissent les Léviathans, la baleine blanche transformée en corbillard, et dont l'homme qui s'y enroule ne peut revenir que comme un témoin muet aux yeux vides, comme le harponneur emmêlé sur les harpons plantés dans le corps laiteux de Moby Dick.







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Les réplications, les enroulements des cycles qui forment l'ornementation de tous les monuments des mondes anciens, sont des étants. Il est des réplications dans la vie de l'homme, dans notre vie, ici et maintenant.

D'un point de vue concret, il n'existe pas dans l'ontologie des choses matérielles des éléments qui puissent contraindre à de telles réplications idéologiques ou existentielles. Mais en ce qui concerne le monde quotidien, la vie limoneuse, matérielle de l'homme est au contraire porteuse de puissantes forces de réplication. La fatalité n'est pas seulement dans la boue, mais elle est aussi dans la boue des chemins.

Les profonds chemins des campagnes n'ont été creusés que par le passage indéfiniment recommencé des hommes et des bêtes ; et si dans une forêt le même chemin est pratiqué tous les jours, ne serait-ce que par du gibier, ce chemin peut demeurer des décennies ou même des siècles. Mais s'il est abandonné et envahi de ronces, il disparaît en quelque années à la vue, quand bien même son tracé puisse être retrouvé, comme le tracé des voies romaines des dizaines de siècles plus tard.

Les hommes et les choses ont une mémoire. Le tracé des fleuves en est une image. Les immenses falaises des gorges sont le résultat de l'indéfini écoulement des eaux sur le même parcours cyclique, renaissant sans fin. Par chacun de ses gestes, y compris ses gestes d'innovation, l'homme tend à créer une coutume et une habitude. Il construit une maison en quelques semaines, et en fait le lieu de vies d'hommes sur des décennies. Une innovation marquante, comme la prise de la Bastille, devient le moment indéfiniment répliqué d'une fête calendaire.

La vie humaine est enserrée dans de puissantes forces de réplication. Dans un village agricole des temps passés, les adolescents se rapprochaient entre filles et garçons, et tôt ou tard une grossesse faisant un mariage et un nouveau couple sanctionné par la coutume. Il était très peu probable qu'un homme ou une femme ne rencontrent quelqu'un qu'ils ne pouvaient croiser au village, ou à la foire d'à côté. Il était encore moins probable que, dans l'hypothèse où cette rencontre d'un homme des lointain ait eu lieu, les deux eussent le courage de se rapprocher et de rester proches. En effet, tous les liens antérieurs posaient alors problème, tout le passé de chacun.

Les familles, les gens du village, les promesses et les attentes...et ne croyez pas que dans notre monde il n'existe plus de telles forces de réplication, dans la vie ou dans le lien. Si vous voyez les bandes adolescentes des étudiants, celles qui ont une certaine stabilité, elles demeurent liées, malgré des départs, et souvent en proviennent des couples durables, qui ont des enfants. Il est très facile de critiquer Bourdieu avec colère, mais globalement – statistiquement - les mariages sont d'une grande homogénéité sociale et géographique. Dans de très nombreuses petites villes du monde, les enfants deviennent adolescents, et adultes, avec un horizon matrimonial limité à cette petite ville. Les enfants deviennent adultes sur les quelques métiers disponibles sur place. Et visiblement, ils ne sont jamais posé la question du bien ou du mal de cette situation de réplication.

Il faut bien comprendre ceci : ceux qui dérogent à la règle, d'une manière ou d'une autre, sont aussi ceux que leur désir amène à regarder au delà. Les causes de ces désirs peuvent être une mauvaise intégration à la société locale, une horreur du modèle parental, une origine étrangère au milieu, une culture excessive ou insuffisante, et j'en passe. Le petit garçon méprisé d'un village, laid ou trop intelligent, handicapé physique,ou terrifié par la violence des plus grands, peut partir ailleurs et devenir un homme puissant et indéfiniment exilé, comme Charles Maurras quittant Martigues et Aix pour Paris. Ce qui est notable, c'est que toutes ces situations de non-réplication peuvent souvent être comprises comme des réplications plus vastes.

Car les grandes villes ont pour règle de croître non de naissances d'enfants, le plus souvent insuffisantes, mais du mouvement de tous ces êtres humains qui quittent leurs horizons locaux pour venir vers la grande ville. Allez partout dans le monde, vous verrez marcher sur les trottoirs des villes le jeune homme affairé de petite naissance, qui rêve de faire fortune et copie à moindres frais le style des hommes puissants. Vous verrez la jeune femme avide de revanche, pressée, usant de son intelligence et de son charme pour s'insinuer dans les grâces des hommes en place. Vous verrez la jeune femme pauvre, superbe, cherchant plus ou moins brutalement la fortune par le sexe.

Vous verrez les aspirants au métiers d'art, travaillant à créer une distance avec les autres hommes sans argent, dans un monde où seul l'argent creuse une différence incontestable. Et vous les verrez vieux, ayant réussi, gras, avec un bourrelet barrant la nuque sur leur crâne chauve, en vêtements luxueux, tout à l'oubli de leur naissance révolutionnaire, dans les beaux quartiers, donnant des leçons de morale à 2000 euros de l'heure. Comme tel ancien jeune révolté brillant vu avec horreur dans un café de l'Île de la Cité dans les années 90' en notable gras; apoplectique, luisant, mielleux, rougissant de plaisir à la flagornerie des garçons de café. Vous les verrez, les uns à l'Académie, les autres dans des bouquineries pouilleuses, en habits rapiécés, édentés, ceux qui étaient amis et se croyaient à la vie à la mort. Vous verrez ces portraits de grands poètes ou de grands peintres en mendiants toxicomanes, échoués sur les rives de leurs mondes. Vous verrez les femmes de spectacle refaites, tentant encore et encore de plaire à leur homme comme une petite femme fraîche, dans une lutte triste et perdue d'avance. Vous verrez les jeunes poètes pleins d'avenir devenus professeurs de lycée, ânonner des cours insipides, vieillissants, militants sans horizons ; ou des artistes indomptés comme des icebergs ayant perdu leur monde, isolés dans un océan moqueur, les semelles usées, croisant sur un trottoir une amante d'autrefois, de l'âge des étudiants, montant dans la grande voiture d'un notable avec ses enfants étonnés de voir ce monsieur bizarre saluer maman.

Wat le note lui-même. Une forme d'expression cloitrée dans le silence avorte, et ne connaît pas la vie. Les hommes d'art les plus puissants, sans rien qui ne donne du prix à leur vie et sans reconnaissance d'aucun sorte, se meurent comme des chiens. C'est un mensonge sinistre que de laisser croire, après les XIX et XXème siècle, qu'un grand artiste doit se vivre de sa propre puissance, comme un arbre qui vivrait déraciné, ou sur des rocs nus. Avant d'être écouté par Milocz, Wat se laissait littéralement mourir dans la Californie des années 60, cette Californie de California Dream, des Hippies, de la Route dont on nous rebat aujourd'hui les oreilles, sans même savoir qui était vraiment Kérouac. Le monde a laissé disparaître Villon, comme Verlaine, Gauguin, Tsvetaeva ou justement Kérouac. Le monde humain est inhumain dans son essence, c'est à la fois cet abîme que l'œil ne veut pas voir, et ce que scrutent tant de romanciers et de penseurs, comme le Vie et Destin de Grossman. Le monde moderne est un effort pour rendre fou celui qui ne peut être que cela, un homme moderne, un néant.


Verlaine au café.

Le monde auquel nous naissons est un monde en guerre. Le monde humain déborde sans cesse de sang, il est Kali, l'annonciatrice de la mort des hommes.











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La pensée est une sécrétion constante de la société humaine, le fruit de matrices combinatoires en action à travers les hommes. Une situation existentielle n'est pas une chose limoneuse, pour autant elle est une structure de la vie et possède l'être. Il est ainsi des réplications existentielles, et des réplications dans l'ordre de la pensée. C'est sans doute l'aspect de la méditation qui est le plus triste et le plus poignant pour un être humain, du moins tant qu'il n'a pas approché la paix du sage. La vanité des vanités n'est pas seulement celle du travail ou de la recherche vaine de l'argent et de la puissance – sic transit gloria mundi – elle est aussi celle du poète et du grave penseur, quand ils croient vivre une expérience rare de création de la vie, de l'esthétique ou de la pensée abstraite. La rareté de ce monde est de reconnaître ce qui doit être reconnu dans des miroirs assombris. Il n'y a pas d'autre création pour l'homme que le commentaire des mondes. Il est vain de se vouloir créateur. Il est vrai que celui qui le croit ne peut être un sage, mais un jeune étudiant plein d'illusions – et ce désir n'est pas sans noblesse.

La nouveauté ne peut être aussi présente dans le monde, et dans le monde des hommes, que l'homme voudrait le croire par de paroles infiniment répétées. Rien de plus mécanique, de moins innovant, que les discours modernes sur l'innovation, sur la création, sur l'art et la liberté de l'art.

La nouveauté ne peut être la règle de fonctionnement cycliques et communicationnels ; la nouveauté est rare. L'art et la littérature sont une sécrétion symbolique cyclique des mondes humains. Dans l'hypothèse où chaque être humain ne penserait et ne dirait que ce qu'il veut individuellement, de manière arbitraire, comment expliquer la constance et la lente dérive des langues sur des millénaires ? Comment expliquer l'expérience de lire Molière dans le texte sans difficultés ? Comment expliquer la domination évidente de de structures idéologiques séculaires dans la société de la libre expression et libre circulation des idées ?

Il n'existe qu'une hypothèse pour justifier ces observations simples. Peut être que le soleil ne se lève et se couche qu'à la vue, quand Galilée voit la terre tourner autour du soleil ; peut être que l'individu humain a besoin de croire penser et parler assez librement, du moins son monologue intérieur, mais que de puissantes forces maintiennent son penser et son parler dans les cycles de réplications séculaires, cycles dont il ignore les formes et les lois. Et de cette ignorance, de son besoin de croire en son existence et en sa liberté, il en infère le lever de la pensée en lui à sa souveraineté propre, à son ego tout puissant produisant la pensée. Wat décrit précisément ce passage de l'illusion futuriste à la poésie se voulant enracinée dans le populaire :

« Marinetti (...) n'a écrit aucune œuvre. Mais ce n'est pas d'œuvre dont il est question ici. Lorsque nous nous sommes engagés dans le futurisme, nous ne connaissions aucune œuvre futuriste. Il nous suffisait d'un mot d'ordre, d'une petite découverte, d'une seule phrase de quatre mots : « les mots en liberté ». Tu comprends, ce principe que les mots peuvent être en liberté, que les mots sont des choses et que l'on peut en faire ce que l'on veut, c'est tout de même une immense révolution en littérature, c'était une révolution de la dimension, disons de celle du « Dieu est mort » de Nietzsche. Soudain les mots étaient en liberté, on pouvait en faire n'importe quoi. Et cela nous donnait un dynamisme inouï. (...) »

Notez que la position du futurisme est à la fois très puissante idéologiquement, puisque conforme au libéralisme le plus moderne, et complètement stérile en poésie, puisque contraire à la réalité effective de la poésie, à tel point que le fondateur du futurisme n'a pu écrire aucune œuvre. L'ontologie libérale est celle de tas de choses livrées à la toute puissance de l'ego, situation mythique pensée comme liberté archétypique. Voilà pourquoi cette expression du futurisme comme les mots sont des choses dont on peut faire ce que l'on veut est en acte la réduction du poétique à l'idéologie racine par une analogie très simple au monde des choses matérielles.

Pourtant de même qu'une société n'est pas un tas informe d'individus atomiques, de même les mots ne sont pas sémantiquement des unités discrètes. Les mots sont des nœuds de relations et non des choses isolées, ils ne sont donc qu'en apparence, pour ce qui est des écritures, des sons, complètement manipulables. Au nom de la libération, – analogue à tant d'autre libérations, comme la liberté des prix ou la « libération de la femme »- libération enfin apparue dans l'histoire, du poète par la « libération » des mots s'effectue l'asservissement du poétique et de l'expression à la toute puissance de l'individu libéral.

Mais le sens, le sémantique, résistent à cette manipulation. Il ne peut naître aucune communication, aucune communion, aucune poétique si chaque individu fait des mots des choses dont il fait ce qu'il veut. La poésie ne peut s'élever de l'abaissement de la langue vers les choses livrées à la puissance et à l'avidité des appétits de l'homme moderne. Le poète n'est maître de la langue comme le voyant est maître du souffle, par la soumission du serviteur. Wat note la suite logique de ce processus d'abaissement :

Milocz : Mais d'un autre côté, ce mouvement précoce d'anticivilisation, comme tu dis, a été étouffé par toutes sortes de tendances constructivistes.

Wat : Il a été étouffé, mais nous même aussi nous étions passés sur d'autres positions. Nous avions débuté par l'anti-poésie et l'anti-littérature, nous étions sortis de ce que l'on appelle la vie, mais au fur et à mesure que nous commencions à écrire, nous prenions goût à la poésie et c'est ainsi qu'insensiblement nos positions, notre pratique littéraire ont commencé à se rapprocher de la position civilisatrice du constructivisme. Or, sous sa forme la plus pure, cette tendance à la civilisation, cette découverte d'un alphabet nouveau, d'une langue nouvelle qui convienne à la ville, à la masse et à la machine, tout cela fut (…) expérimenté dans la pratique poétique (...)

Tout simplement, la position futuriste de la toute puissance de l'homme créant des mots comme autant de choses et de fragments épars est impropre à toute autre expression que celle de balbutiements, de pathos, de hurlements, de rires – la voie d'une frange massive de l'art contemporain - et Wat note bien que le fait d'essayer d'écrire a suffit à faire sortir son groupe des positions futuristes par la pratique.

Voilà pourquoi, selon Wat, Marinetti n'a pas d'œuvre, et pourquoi toutes les filiations du futurisme vont vers le cri, le hurlement, le sang, l'obscène : parce qu'il n'est possible d'aller dans cette voie qu'en décidant de n'avoir définitivement rien à penser et rien à dire – et ce n'est pas une décision courageuse. Le mouvement de fond de l'idéologie racine est est le renoncement à l'universel, c'est à dire – voyez Hegel – à la pensée, et aussi à toute harmonie. Comme tente de le montrer les premiers chapitres de la phénoménologie de l'esprit, la pensée ne peut saisir, et le langage ne peut articuler aucun singulier absolu sans que celui-ci ne lui échappe indéfiniment.

La destruction libérale elle-même est une structure itérative de la pensée moderne dans l'histoire. Le libéralisme s'affiche comme hostile à l'idéologie, se veut pragmatique, tourné vers l'action ; mais cette préférence n'est pas, dans un discours indéfiniment répété à toutes les échelles de la société, une préférence effective pour l'action sans phrases, puisque qu'il s'agit au contraire d'un matraquage verbal de l'idéologie « soyons pragmatiques ». L'idéologie de la fin des idéologies, de la libération de l'homme et du pragmatisme est bien une idéologie, qui a la supériorité stratégique sur le marché des idéologies de se nier comme telle et de toujours vouloir apparaître comme l'expression même de l'être, tant par le pragmatisme affiché que par la pléiade sans cesse invoquée des expert et des sciences, procédure rhétorique typique des Gender studies, de la sociobiologie, ou de l'idéologie dite « économie » par exemple. Cette supériorité qui permet de former des fanatiques en série – ne parle-t-on pas de l'être sans médiation symbolique ? – est aussi la voie d'une profonde infériorité culturelle et psychologique : les supports formatés humains de ces variantes idéologiques se montrent profondément incapables de comprendre que l'on puisse penser autrement qu'eux, une performance assez commune dans les Empires historiques.

Mais assez parlé des réplications libérales, à chaque fois pensées comme originales. Il est devenu d'une mortelle banalité de se vouloir original. Toutes les générations libérales ont assez méprisé et ignoré l'histoire pour le croire. A trop regarder son nombril, le bloom oublie ce dont ce nombril est le signe.








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L'enjeu de la compréhension de la pensée comme un objet de réflexion supra-individuel ne peut échapper à une pensée enracinée dans la vie humaine. Une pensée vivante doit être enracinée dans ses conditions concrètes d'existence. Conditions concrètes qui ne peuvent se réduire à l'ensemble des conditions matérielles et sociales de la production de la pensée, comme dans le modèle marxiste du travail de la pensée. Les matériaux idéologiques disponibles et les tendances du penseur sont aussi des conditions concrètes, tout comme la langue, ou l'état de l'édition ou les modes de publication. Ce débat est aussi invoqué par Wat.

Wat avait écrit dans des poésies surréalistes qu'il avait violé les corps de négresses. Un marxiste lui fit le reproche de parler de choses inexistantes en Pologne, de s'être déraciné de son milieu concret d'existence. La position de Wat est d'abord de souligner que le poète est libre des nécessités matérielles et vit dans un flux indéfini de mots et d'images ; mais il reconnaît que faute d'enracinement, ses écrits étaient inaudibles et donc avortés, mort-nés en Pologne d'alors. Sans aucun lecteur, un mouvement littéraire échoue à exister ; et sans volonté de rester intelligible à la culture de ses lecteurs, il ne peut trouver de lecteurs.

Là encore, ce débat est résolument contemporain. Nous vivons dans des flux de mots et d'images, plus que jamais dans l'économie numérique, qui rend cette circulation en augmentation quantitative indéfinie. Un intellectuel, poète ou penseur qui vit dans ce flux a un accès libérateur vers d'immenses réservoirs culturels ; mais autant cet homme peut vivre une quasi-toute puissance symbolique, autant il perd tout contact avec les milieux sociaux concrets des populations qui l'entourent.

De ce fait, sa puissance de communication avec l'environnement, avec son peuple, s'exténue indéfiniment, et il paie d'enfermement et d'isolement l'ouverture symbolique à laquelle il accède. C'est à dire, comme dans un jeu vidéo, sa toute puissance symbolique se paie d'impuissance à changer les conditions concrètes de sa propre vie, et souvent d'un renoncement explicite à cette éventualité même. Le flux gratuit et infini d'information produit le type humain déraciné et isolé dont le Système a besoin, puisque les liens de circulation de l'information deviennent quasiment anonymes, et ne sont plus des liens personnels, comme le lien de Maître à disciple des écoles antiques.

Le relatif isolement des hommes qui, encore à ce jour, poursuivent une voie provoque aussi une absence de compréhension de la communauté par la plupart d'entre eux. Faute du miroir que représentent ceux qui pensent comme moi, il est encore plus facile, moins dissonant, de se croire original, de nier la tendance structurelle à la réplication des situations existentielles et des pensées. Il est assez connu qu'à l'âge classique de la pensée médiévale cette tendance structurelle était vécue comme bonne et sécurisante, puisque si j'étais sur la voie de pensées communes à un maître réputé, il était clair que je n'étais pas dans l'égarement, la vanité ou l'illusion.
La tendance la plus commune à ce jour est de se défendre au contraire de présenter la moindre teinture d'une école ou d'une filiation – mais c'est pour l'immense masse de ceux qui s'en réclament la certitude d'aller justement vers la vanité et l'illusion, c'est à dire de répéter des slogans en ignorant sa filiation. Plus que jamais les conditions concrètes de la pensée sont celles des conditions de possibilité réunies de grandes œuvres, et les conditions réunies de leur avortement.

Il est en effet un dernier point à noter. La nouveauté en matière de pensée est très rare, extrêmement rare. Mais l'immense majorité des hommes ne cherche pas de nouveauté. Bien au contraire, ils cherchent la confirmation de leur préjugés. La masse des hommes veulent des catéchismes présentés comme des mise au jour de secrets. Ils veulent l'expression élégante et argumentée de ce qu'ils savent déjà sur le bien et le mal, le vrai et le faux, ce qui est et ce qui n'est pas. Pour les hommes modernes, ils cherchent la confirmation qu'ils sont des hommes libre, libérés du passé, et qui pensent ce qu'ils veulent et protègent librement le Bien.
Le préjugé d'être un homme sans préjugés se dénote du goût avéré des anti-manuels, ces catéchismes pour hommes libres. Hommes libres, désobéissons ! 1, 2, 3 ! a raillé Jarry. C'est pourquoi une pensée qui pose l'être de ce que leurs préjugés refusent comme être, ou encore qui creuse un doute profond quant à la liberté effective des hommes libres modernes est pratiquement inaudible à la plupart – est une folle pensée. Mais comment ne pas assumer ma folie ?

Une simple remarque peut faire comprendre l'enjeu et l'amplitude du problème. La libération de l'homme de ses préjugés n'a pas augmenté sa liberté imaginale, bien au contraire. Les choix de l'homme médiéval, comme Dante, sont de rester terrestre, de prendre le parti du Diable, ou encore d'aller vers Dieu. Le choix de l'homme moderne est d'être terrestre ou rien. L'amplitude et l'exaltation pensables pour un moderne sont d'une pauvreté absolue par rapport à l'amplitude du souffle de Dante. Les enjeux de la vie humaine d'un moderne sont d'une profonde pauvreté spirituelle. Pourtant, la simple constatation de cet écart est hors de portée de la plupart des hommes modernes. En effet, constater l'écart sans préjugés met en doute la supériorité des modernes – le constat peut amener l'hypothèse que les modernes ne sont pas plus lucides qu'un Dante, mais au contraire aveugles et satisfaits de l'être – et la plupart des hommes modernes sans préjugés écartent cette hypothèse : je suis aveugle depuis longtemps, et satisfait de l'être - comme un fantôme étrange et menaçant. Notre monde est un monde climatisé, aux fenêtres scellées.

Pourtant, ce qui est courageux, ce n'est pas de renoncer à la pensée pour le hurlement narcissique, mais l'affrontement des fantômes de l'âme, les désirs et les baisers que l'on ne veut pas regarder - et le recueillement des promesses du passé, comme de l'eau de lune sur les pétales des roses.
Si tant d'hommes proclament sans cesse leur courage en fermant les portes et les fenêtres de la pensée, en transformant le spirituel en une idéologie étriquée niant toute alternative à leurs matrices sémantiques bornées, il n'est pas nécessaire d'y voir autre chose que de l'angoisse devant l'indéterminé sous leurs pas, de l'abîme – comment si peu de mots pourraient -ils enclore l'immensité des espaces infinis, et les abîmes des temps ? Comment l'espace d'une vie et le volume d'un homme pourraient-ils enclore toutes les puissances des mondes ? Comment un homme peut-il proclamer sage de croire en la fin de la pensée, en la fin de l'interprétation ? Comment peut-on croire qu'un enfant imprégné d'idéologie moderniste est en puissance de juger avec pleine justice l'histoire du monde, et de déclarer ignorants les plus sages hommes du passé, qui voyaient dans le monde ce que cet enfant ne peut voir? Les hommes modernes veulent la détermination comme les catholiques qui voulaient l'inquisition, comme les musulmans qui ferment le Coran ; les libres penseurs condamnent l'inquisition au nom de leur inquisition propre.

Comment croire sage de ne pas se souvenir de la toute-puissance et de la mort ? La pensée et les abîmes sont sans fin, et se déroulent sans fin comme les spires du Dragon céleste dans le ciel nocturne. Penser n'est pas chercher la sécurité, et le port ; penser est toujours affronter l'abîme des dieux, des mondes et des temps. Il n'est pas de certitude définitive hors de l'illusion, ou de la totalité. Il n'est pas de liberté sans conscience des déterminations, et pas de conscience des déterminations chez celui qui se proclame libre sans se connaître soi-même. Il n'y a ni manuel ni anti-manuel possible pour celui qui ne doit jamais croire être arrivé. Celui qui croit être arrivé est un homme malavisé, note le Hagakure.

C'est ainsi. Les oiseaux du ciel construisent leurs nids parmi les fleurs, mais le fils de l'homme n'a pas de demeure où poser sa tête.
 
Vive la mort !








Sur les rives des fleuves de Babylone.


(Simone Prieuer, Dancer.  Man Ray c. 1930. FB K.Str.)

Sur les rives des fleuves de Babylone, là nous nous assîmes, et nous pleurâmes au souvenir de Sion. Aux saules qui les bordent, nous suspendîmes nos harpes ; car là nos maîtres nous demandaient des hymnes, nos oppresseurs des chants de joie. "Chantez-nous [disaient-ils],un des cantiques de Sion!" Comment chanterions-nous l’hymne de l'Éternel en terre étrangère? Si je t’oublie jamais, Jérusalem, que ma droite me refuse son service! Que ma langue s’attache à mon palais, si je ne me souviens toujours de toi, si je ne place Jérusalem au sommet de toutes mes joies !
Psaume 137.

Parmi tout ce qui pourrait être dit et remémoré, il ne reste presque rien.

Pourtant l'être actuel est la sédimentation des temps, comme les montagnes sont faites par les convulsions de la terre, comme les gorges du fleuve, et le tracé sinueux de ses méandres se sont étendus sur des millions et des millions d'aurores. Le labyrinthe et le temps sont un. Sans égarement, tu ne trouveras pas Ariane – tu ne trouveras pas le chemin, car il est hors de quête et sans accès.

Il les rejoignit sur l'autre rive, dit le Maître. Aussi l'écoulement des fleuves du temps est-il le lieu même de la méditation des sages. La vie humaine est comme la flamme fragile d'une bougie. Je ne peux attendre de te rejoindre, ô aimée. De la retenue et de l'attente le cœur ne peut se nourrir. Ce qui est déterminant, c'est la décision, l'instant.

Les temps sont comme des fleurs dans une prairie, des sphères éloignées, partageant le soleil et le ciel étoilé – réunies par des êtres erratiques. Dans leur durée, des parfums, l'horizon d'une langue et sa musique, des villes étendues, des temples, des routes tracées par les passages creusent des espaces où se lovent des mondes, comme l'eau dans le karst creuse des abîmes.

Ce monde, ses langages, ses problèmes et ses questions légitimes aux yeux des savants, le miroir de ses hérétiques, forment une sphère, comme le monde antique formait une sphère, comme le temps de Saint Louis formait une sphère, avec ses problèmes et ses puissances. L'odeur du feu dans une cheminée, l'odeur du suint de la laine, les sèves du printemps et l'odeur de l'essence de rose, l'odeur du pain cuit, du lait et du miel étaient à Babylone des parfums associés à l'amour, comme nous associons à l'amour l'odeur du bain ou la chaleur des radiateurs électriques.

La matérialité des mondes, cet enracinement dans la production et dans le cycle des saisons, c'est une grande part de ce que nous appelons civilisation. La civilisation est une âme qui doit s'incarner, prendre corps, toucher, goût, saveur et sagesse. La civilisation est comme l'art et comme l'amour, elle est chair du monde ou n'est rien.

La matérialité est la texture même de la vie dans un monde, le contact des tissus, les odeurs, les couleurs, le chant de la langue, les occupations, les sujets de conversation qui se crient ou se murmurent indéfiniment, sur des variations sémantiques analogues à celles de la musique. De toutes ces facettes de mondes et de leurs reflets, nous devons avoir garde d'y attacher trop d'importance en tant que tels, car de telles choses sont éphémères ; et nous ne pouvons y attacher trop d'importance, car c'est la substance de la vie même.

Les reflets, les aurores, les chants, les fleuves s'écoulent dans la Ville, et la Ville demeure, faite de pierre concassée, de terre, de sable à l'image des montagnes.

Babylone, la grande ville, est à la fois le lieu de malédiction et le lieu de l'intensité de la vie. La Ville, sous ses noms multiples comme ceux de Zeus dans la fumée des sacrifices – Rome, Jérusalem chez Boulgakov, Moscou, Mumbai, Los Angeles, Paris pour Baudelaire, Tokyo, Berlin, New York, Samarcande, Londres, Athènes...- est tissée des lieux de destin et de destruction. La Ville est indifférente à la vie humaine individuelle ; elle est en effet le lieu des plaisirs de l'oligarchie et des peuples. On y accumule les splendeurs de la terre dans ses docks et ses commerces, on y trouve les meilleures viandes, les meilleurs légumes, les fruits de mers, les poissons fins et frais, les épices rares, les vins profonds et les pâtisseries les plus raffinées . On y trouve les jeunes garçons et les jeunes filles qui cherchent une vie galante et entretenue, ou tout simplement enlevés et vendus. Les peaux les plus douces, les bouches les plus somptueuses, la fortune et les illusions.

La ville est ainsi le lieu des splendeurs de la vie et le lieu de l'exploitation des esclaves, le lieu de la beauté et le lieu du mépris et de l'exclusion. Le lieu des princes et le lieu des mendiants, des savants et des truands, des poètes et des ordures. Les pas du Roi, du chevalier et de l'ermite se croisent sur les rues. Les strates s'accumulent des œuvres des grands hommes. Le sol se couvre d'ossements, et la ville s'exhausse de sédiments, de déchets et de cendres. A chaque instant, on vit, on meurt, on dort, on naît, on parle, on travaille avec amertume, on rend un culte, on donne des ordres au monde. La prison côtoie le palais.

Comprendre la vie humaine passe par la compréhension des villes. La Ville peut être aimée et haïe comme une personne, elle est aussi la manifestation de la puissance et de la durée de la vie des hommes parlant au miroir de la vie humaine laissée à chacun. La langue est la veine d'or dans la montagne, où passent les âmes comme des ombres. Une nation dure comme une forêt, comme une mer ; elle est le lieu de passages et de mouvements, une ombre du centre immobile.

La danse macabre est une vue de la Ville, quand elle montre les pauvres et les puissants en longs rubans, dansant avec Folie et Mort ; et pourtant ils ont raison de danser, car tel est le sort de l'homme mortel, et il n'est pas de bonne raison de se plaindre du sort. Le sort est une chose que l'on doit admettre, comme on doit se révolter contre le destin. Un sort est tel qu'il doit être magnifié ; un destin légitime les grandes révoltes. Le discernement est une puissance, qui sait voir le sort immobile et les portes de fer du destin.

Ô soleils et aurores des temps passés ! C'est le sceau du sang, d'être le nom du fleuve, le passé de la chair des hommes. Toute la puissance de l'année se résume dans l'implication du vin nouveau. Tout le printemps de la fleur s'enroule dans le parfum qui enivre l'âme. Et de même, toute la puissance des années de la vie se dépose dans le sang pompé par le cœur, dans l'infinie délicatesse de ton souffle, dans tes baisers.

Les quatre fleuves du paradis de l'âme s'éloignent et traversent la Ville. Ils sont aussi les peuples séparés, l'annonce éternelle de Babel et de la Croix, de la Ville et de la Rose – Babel est justement la Ville, le lieu de la crucifixion du monde, le rassemblement dans l'espace superficiel des hommes que toute l'étendue des temps et des puissances sépare. Les quatre fleuves s'éloignent, mais ces fleuves font retour en secret vers la source de vie, vers le confluent des deux mers.

L'âme du sage est l'image du puissant saumon, vif comme l'épée dans les déchirements de l'eau du fleuve, qui remonte indéfiniment vers la source, qui enroule à nouveau le fleuve du passé par la puissance de fer née de la chair, puissance forgée dans l'immensité des errances et des désastres.

Et dans toutes ces montagnes, le long de ces fleuves, parmi ces déserts de glace et de feu, tu es l'étoile de l'aurore et la fontaine de vie. La vie humaine est comme la flamme fragile d'une bougie, tu le sais et tu la garde sur ton cœur. Je ne peux attendre de te rejoindre, ô ma bien aimée. De la retenue et de l'attente le cœur ne peut se nourrir. Ce qui est déterminant, c'est la décision, l'instant.

L'instant est le témoignage de l'éternité dans l'indéfini des temps et des mondes. L'instant est la puissance du saumon dans les fleuves des hommes. La décision dont je parle est infinie.

Vive la mort !

L'Empereur .


(Anna Akhmatova en acrobate.)

Je ne peux continuer d'écrire longuement . Les textes devront se raccourcir, devenir secs, essentiels, peut -être obscurs ou cassants . Tant pis .

L'Empereur est une figure de la compréhension du monde . Dans romanzo criminale, un film noir et puissant qui contient des motifs de pensée, le Libanais meurt de n'avoir pas réglé une dette de jeu . Il dit les gens comme lui me dégoûtent, en parlant de l'homme à qui il refuse sa dette, qui a trahi son premier maître pour lui, le Libanais, l'Empereur .

Alors l'homme le suit et le poignarde, en disant : ici tout le monde paie ses dettes...et le Libanais dit, avant de mourir : sauf les empereurs .

Quelle est cette pensée ? Elle est l'image du monde et de la fortune . L'homme est fait de liens, comme un arbre qui ne peut tenir sans racines ; l'homme est une vacuité, un passage de la puissance à travers lui . L'homme est fait de liens, et les liens sont tissés de dettes symboliques .

Dette du père au fils, à la fille, dette des enfants envers leurs parents et leurs ancêtres, anciennes dettes de sang et d'honneur . La communauté de sang qui naît de la naissance et confluent des océans dans la conque du sexe fonde la communauté la plus puissante, celle de la chair et du sang .

L'homme et la femme quitteront leur père et leur mère et il ne feront qu'une seule chair...tu es la chair de ma chair, le sang de mon sang...

Nous ne comprenons plus la puissance des ces mots, le sang répandu à terre qui crie vengeance chez Homère non plus . Mais le sang, la sève et le souffle issu de la poitrine sont cela même que Dieu a insufflé dans Adam le rouge, dans l'argile pour le faire vivre . Ce que transmet le baiser qui fait un seul souffle et une seule chair, c'est le parfum de l'Eden, dans toute sa puissance d'aurore .

Celui qui répand le sang ou le sperme commet ainsi un péché, comme Onan ; non parce qu'il jouit de se frotter le ventre, mais parce qu'il répand ce qui doit être transmis, parce qu'il jette le ciel dans la poussière. Cela n'a rien à voir avec la masturbation, mais plutôt avec le narcissisme.  Il en est de même du meurtrier : Caïn tue son frère pour attirer le regard de Dieu sur lui - cet âpre et infini désir de reconnaissance qui se creuse en l'homme, en tant qu'image, en tant que flamme fragile dans le reflet - Caïn tente de s'approprier l'inappropriable, le souffle de la grâce .

Cette dette du sang est celle du vassal au seigneur, et pour les fidèles d'amour, qui sont des hommes de l'honneur et de la fidélité à l'Aîmée, cette dette est celle du fidèle à l'amante . Les hommes qui ont engagé leur vie pour cette fidélité, comme Antigone, savent la vérité de cette parole du Hagakure : quand le choix est entre vivre infidèle et mourir, il est préférable de mourir. Cette infidélité n'est pas l'infidélité chrétienne, elle est l'infidélité au sang, à la sève et au souffle.

La règle des fidèles et des seigneurs - la règle du lien - n'est décidée par personne. Qui décide du droit à la vie? Personne ne décide. Dans une forêt au printemps, personne ne décide de la poussée des mondes. La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu'elle fleurit. On ne décide pas de jouir non plus, ou d'être heureux. Ce n'est pas une question de droit, les fleurs comme les hommes, mais une condition du droit : une souveraineté. Personne ne peut décider du droit à la vie liée par la puissance, car il n'est pas de souveraineté supérieure.

Il est de nombreuses choses qui ne dépendent pas de nous, et qui sont des fondements de notre liberté. Là ma liberté, mon droit, mon choix ne s'exercent pas. Parle-t-on de mon droit sur l'inertie ou la mort ? Sur la respiration ou sur les battements du coeur qui pulsent le sang rouge? Si déjà je ne prends pas l'être, le corps, le genre pour un domaine de "mon droit", je ne suis pas heureux, mais j'écarte des questions et des soucis puérils. Je peux vouloir maîtriser le monde, mais je ne me trouverais pas "moi-même". Pour l'être de liens, il n'y a rien à trouver d'autre que la vacuité de soi-même et la puissance de la vie.

Les liens sont l'essence même de l'être de l'homme, la relation est ce qui le fonde et le nourrit de Terre et de Ciel.

Mais il y a l'empereur. L'empereur est la clef de voute des liens, mais lui même va sans liens, comme le renonçant qui va ivre de Dieu. L'Empereur, l'homme puissant, est frère de l'ermite. Dans le monde lié des hommes - cette notion qui se nomme karma ailleurs - l'Empereur est garant et témoin des liens, et n'est pas lié. Il est ainsi l'image de la toute puissance.

Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix. Mais tu ne sais d'où il vient ni où il va. Il en est de même de ceux qui sont nés de l'Esprit.  

Celui qui a la grâce n'est pas lié au lois des hommes, ni aux dettes des hommes. Il est une force qui va. Ainsi Tristan et Iseult sont-ils par la force d'amour de la liberté des empereurs. Le lien le plus puissant, le plus radical est alors celui de la liberté la plus radicale : la rédemption. Et la rédemption naît du souffle du baiser.

Tristan et Iseult ne paient pas leurs dettes, comme les empereurs.

Nu

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Zinaida Serebriakova