Saint Denis.


(Saint Denis Céphalophore) 



Tout être humain qui se rend aujourd'hui à Saint Denis ne peut que constater la violence des contrastes urbains qui frappent cette ville de banlieue.

La basilique de Saint Denis est peu indiquée. Les directions Basilique peuvent aussi bien concerner le parking souterrain Basilique, géré par Vinci, que le centre commercial basilique, géré par Carrefour. La Basilique elle même est invisible de la sortie du métro, ou du parking.

La place de la Mairie est une énorme masse de béton fermée sur elle même, et fermée à la ville ancienne. Cette fermeture est symbolique, et ne peut pas avoir été sans intention. La basilique est rayée du paysage urbain.

Cette oblitération est analogue aux gestes révolutionnaires. Les ossements des rois avaient été exhumés par la révolution. Des enfants avaient joué avec la tête de Henri IV ; les ossements des rois avaient été mis dans une fosse commune. Si la basilique n'a pas été rasée, c'est sans doute que cette opération était trop difficile à réaliser.

C'est la même révolution qui a fait du Mont Saint Michel et de Citeaux, l'abbaye du grand Saint Bernard, des prisons.

Dans la basilique toute la puissance d'une vision sacrale de la politique étendue sur des siècles est encore manifeste. On y retrouve pourtant des contrastes modernes. Dans la Crypte, un énorme plafond de béton armé peint en noir est le couvercle de fouilles archéologiques, menées avec une certaine violence.

Un énorme monte charge de métal brillant posé devant un vitrail articulé vers l'extérieur permet de faire entrer les handicapés par la fenêtre – une œuvre symbolique de la bonté et du civisme des organisateurs du musée - comme si des dispositifs sécurisés de portage humain étaient impensables. Mais de tels dispositifs manuels pensent des hommes effectivement solidaires et efficaces, tout l'inverse des hommes modernes. L'inflation technique et juridique en charge du handicap ne montre pas une sensibilité moderne, mais bien la nécessité de dispositifs sécurisés, et manœuvrables par l'handicapé lui-même, afin qu'il puisse être laissé à lui-même comme tous les autres pour économiser le personnel et la formation de celui-ci.

Mais dans la puissance de l'intériorité, ces éléments restent des détails. Le poids vertical du passé et de l'histoire se manifeste dans la lumière flamboyante des vitraux. L'œuvre des rois mérovingiens et carolingiens autour de la mémoire de Saint Denys, la protection de Charles le Chauve pour Jean Scot Erigène, les splendeurs de Suger, la renaissance et l'âge classique se mêlent aux souvenirs tous jeunes des derniers siècles. La valeur sacrée de l'oriflamme, le sens de la continuité et du sacrifice, la fidélité dynastique éclatent aux yeux méditatifs. Venir à Saint Denis avant les grandes batailles est faire de ces batailles des guerres du seigneur, des jugements de Dieu, et marquent le devoir pour le Roi se convaincre de la justice de sa cause. Cette symbolique est en soi un contre-pouvoir contre la démesure et la tyrannie, et la marque d'une culture puissante et raffinée aujourd'hui profondément absente de tout espace public.

La grandeur évidente de cette politique sacrée, et la laideur oppressante, bureaucratique de la Mairie – « l'insécurité » enfin - de Saint Denis, marché du crack me dit-on, font un contraste des plus étranges.

Cette laideur étouffante est celle même de notre cycle. S'y ajoute la force de reniement du passé que porte le monde moderne, également évidente à Saint Denis. Le stade de France, symbole du règne de l'oppression commerciale de masse, des tours portant d'immenses publicités tournantes, des voies de circulation dévorantes et saturées et à leurs pieds, sous les ponts, des bidonvilles, certains roms, d'autres mêlés, d'une saleté et d'une tristesse indicible forment un tableau aberrant de ce monde moderne, une vision accablante, comparable à celle de la Chine chez les meilleurs artistes chinois.

Il y a aujourd'hui autour de Paris une floraison de bidonvilles qui reste absente du Spectacle. Et le sentiment d'isolement de l'être humain seul face à des groupes nombreux et parfois méfiants, le fameux sentiment d'insécurité, s'y ajoute. L'échec du paradis capitaliste de la société multiculturelle est visible : la société multiculturelle des modernes, c'est un mythe de la propagande ; c'est le brassage des pauvres déracinés entre les multinationales.

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Marx avait eu raison de le faire remarquer: les cultures ont un soubassement matériel et social. Une culture, c'est le mode global d'organisation d'un monde humain habitable par les hommes. Il n'y a pas, il n'a jamais existé, de culture autonome de l'économie et du politique : la laïcité pensée comme un espace de liberté absolue, ou la neutralité culturelle du capitalisme sont des farces modernes. Il s'ensuit logiquement que le brassage des populations n'est pas équivalent au brassage des cultures. Ce dernier brassage nécessite des conditions beaucoup plus complexes que le mélange d'êtres humains issus de traditions culturelles différentes. Le brassage des cultures est un dialogue symbolique, un apprentissage de mondes, non simplement le partage d'un espace matériel dominant, gris et écrasant. Un espace qui est tout sauf une agora, un espace public de discussion et de loisir, étant par définition, dans son usage de banlieue, un lieu de circulation et d'enfermement. Car c'est cela, fonctionnellement, une banlieue.

Un homme issu d'une culture traditionnelle, qui devient salarié de services à Saint Denis, ne conserve pas sa culture d'origine, sinon en apparence. De nombreux enfants déracinés sont de faux bilingues, il ne parlent plus de façon intelligible ni leur langue d'origine, ni leur langue d'accueil. Le brassage des déracinés n'est pas le brassage des cultures.

La culture symbolique qui émerge dans les banlieues est une culture de masse produite par l'industrie culturelle capitaliste, et une contre-culture populaire très valable en soi, mais impuissante par sa nature même à reconstruire un monde.

La contre-culture populaire peut être le terreau d'une culture révolutionnaire, mais elle permet surtout de rendre vivable le monde inhumain crée par le cycle moderne. Elle peut alors être récupérable, devenir matière première nouvelle pour le Spectacle. D'autant plus que certains de ses représentants n'accèdent pas à une vision claire de la puissance et de la complexité des sous-systèmes de contrôle, qui les dévorent et les détruisent insidieusement, par le succès commercial même. Des gens de très grand talent ont été détruits ainsi, nous le savons tous.

Elle est profondément vivante, mais ne suffit pas à créer une renaissance. Je ne le dis pas théoriquement, mais par constat. Il n'est pas impossible que les conditions changent.

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Le monde multiculturel est un mythe de la propagande, en l'état. La laideur et le nihilisme qui transparaissent autour de la basilique de Saint Denis ne sont pas les signes d'un monde habité par la culture de l'homme, mais des vestiges et de la contre-culture dans un monde déraciné dans son espace même. Les cités dortoirs peuplées d'immigrés ont vidé – c'est un fait - les villages qui leur servaient de centre. Les étrangers déracinés ont fait des villageois des étrangers dans leur propre pays. Il y a eu des haines, qui étaient attendues et récupérées. Les responsables n'étaient ni les blancs ni les gris ni les noirs, mais le fonctionnement du capitalisme.

La laideur géographique, urbaine et humaine du résultat est de peu de doute. Les rappeurs ne sont pas dupes de la laideur et de l'enfermement de leurs cités. Un chef de gang noir de Los Angeles, devenu chef de communauté, plaide pour la séparation des Noirs et des Blancs, pour obtenir la paix et l'humanité. Les petits bourgeois front national exècrent ces banlieues et leurs habitants. Il n'y a que les cadres hypersocialisés pour vendre de la société multiculturelle sur le marché de l'idée. Mais ces mêmes cadres haïssent l'Islam avec une xénophobie qui contraste de manière assez ridicule avec leurs prétentions à la tolérance.

Comment la présence de l'Islam ou d'Israël en Europe, dans notre Europe, peut-elle paraître un problème ? Voilà ce qui je le crois est le problème essentiel. Dans l'Europe médiévale, par exemple aux yeux de l'Empereur Frédéric II Hohenstaufen, cette diversité réelle n'était pas vraiment un problème, mais une chance, comme dans tous les Empires, y compris musulman. Pourquoi un problème ?

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Il existe un écart déterminant entre la pensée impériale et la pensée moderne de la différence culturelle, un écart décisif. La pensée impériale est entièrement contenue dans l'œuvre de Saint Denys, en particulier dans la Hiérarchie Céleste. Ce livre expose les principes d'ordre de la hiérarchie angélique ; mais la hiérarchie terrestre parfaite est une analogie de la hiérarchie angélique, selon la formule du Pater sur la terre comme au Ciel. Le Roi qui est le garant de cette analogie. C'est dans le souvenir de Saint Denis que se trouve une clef de la pauvreté de notre monde, de sa pauvreté à penser la différence des cultures du monde.

Les fondements de la hiérarchie céleste sont les suivants : la diversité hiérarchique est en soi bonne, est effusion de l'Un dans le divers des mondes ; chaque degré est l'image du précédent, et donc de la Lumière des Lumières ; chaque degré supérieur est penché vers l'Inférieur pour lui porter sa force et sa lumière, selon l'ordre de la charité, l'épanchement vers la chair ; en soi chaque étant à une dignité pleine et entière dans son ordre, aux yeux de l'Un, et une dignité déterminée par la Hiérarchie complète. Il y a égalité et inégalité ordonnées en harmonie. Il y a inégalité, mais la supériorité du supérieur à l'inférieur s'annule devant son incommensurabilité à la Puissance première, tout comme le Roi de France se devait de laver les pieds des pauvres et de s'humilier devant sa propre mort et les tombeaux de ses ancêtres. Il y a égalité, mais l'inférieur doit se tourner vers le supérieur comme vers Dieu, avec une confiance absolue. Car le devoir du supérieur est de préserver la vie et la dignité de l'inférieur, comme le Roi faisait serment de respecter l'infinie complexité des ordres et des honneurs de son royaume.

La trahison de cette confiance par le supérieur est un crime frappé d'ignominie. La monarchie condamnait fermement la tyrannie. Le lien du parent à l'enfant est l'image humaine d'un lien hiérarchique non basé sur la violence et l'exploitation.

Le principe de la hiérarchie – de hiéros, sacré, saint, et archos, principe – est le principe de la sainteté du divers des mondes, de la création dans l'indéfinie variété de ses manifestations, et peut être résumé par ces mots : chaque être a sa place, et elle lui est parfaite. L'Un répond au multiple, et le multiple à l'un, comme la rosée dans la prairie sous la lune renvoie une infinité d'images de la Lune. Les hommes qui développèrent cette pensée de la sainteté du divers pensaient à l'harmonie de la musique et des nombres, selon l'ordre des traditions pythagoriciennes et platoniciennes. Ils étaient aussi chanteurs et musiciens, et encore architectes. L'étude théorique de la musique faisait partie, avec les mathématiques, de leurs cycles d'études. L'œuvre splendide et puissante de Jean Scot Erigène, Périphyseon, est une description de la nature dans la perspective de la sainteté de la diversité naturelle, et de l'unité centrale de l'Un et du multiple qui l'explication du monde, son dépliage, l'Un étant l'intériorité du monde, son implication secrète.

Denys est le seul théoricien de la diversité qui la présente comme bonne, et comme constituée de parties qui se doivent charité et amour. La tradition dionysiaque la plus secrète a toujours compté le Diable dans cette charité et cet amour. Le présenter comme l'ancêtre des pensées totalitaires, sans cesse préoccupées d'exterminer ceux qui sont en trop, est à la fois une incompréhension, une bêtise et l'effet de la haine moderne pour une pensée puissamment empreinte de sacré. Car rien n'est plus étranger à cette pensée qu'il y ait des gens en trop – cette idée, cette obsession moderne. Rien n'est sans raison – rien n'est en trop, personne n'est en trop, y compris Satan lui-même. Traduite en termes politique, la pensée impériale est celle de la bonté fondamentale de la diversité des religions extérieures, et de leur unité cachée. Abd-El Kader dit : nul ne peut prier un autre que l'Unique. C'est pourquoi le grand Ibn Arabi peut prier avec le Rabbin, le musulman et le chrétien, en respectant scrupuleusement les termes de la loi musulmane.

C'est la reconnaissance des communautés qui leur permet d'exister en tant que communauté de lien, de production de richesses, d'ordre juridique, et donc en tant que culture, en tant que vie et adoration. Si la diversité est bonne, l'ordre politique doit organiser la diversité et permettre sa vie dans de bonnes conditions. Dans une société traditionnelle, un chef aurait reçu les anciens des Roms, et aurait passé avec eux des pactes reconnaissant leur vie particulière, même de prostituées ou de mendiants, en échange du respect de lois. Ces règles de relations entre la communauté Rom et le Roi auraient été nommées les privilèges des Roms, les lois spéciales s'appliquant à leur état propre. Les privilèges, c'est la reconnaissance indéfinie de la diversité indéfinie.

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La pensée moderne de la diversité proclame la bonté de la diversité, mais au fond s'en accommode fort mal. La vérité pratique, politique du monde moderne, est le désir d'assimilation systématique du divers, et au fond l'intolérance la plus visible proclamée au nom de la tolérance. Tout comme la dynamique du monde capitaliste est l'homogénéité sous l'apparence de la diversité – voyez la ressemblance frappante des produits industriels analogues dit personnalisables – et la destruction de la diversité naturelle, par exemple dans l'agriculture. Tous ces signes ne peuvent tromper sur la direction réelle du monde.

La pensée moderne qui adore le divers est porteuse d'une profonde contradiction logique, contradiction qui en fait non une pensée, mais une idéologie trompeuse. Cette contradiction est éclatante dans la french theory, en particulier chez Deleuze, autorité internationale en la matière. Au début de mille plateaux – relisez ce passage d'un point de vue logique – il est longuement recherché une pensée rhizome, une classification qui ne classe pas ; et cette « classification » improbable, malgré toutes les nuances subtiles du texte, est présentée comme effectivement possible. Ce premier paradoxe est suivi d'un autre infiniment plus grave : cette classification qui ne classe pas, qui refuse la hiérarchisation pensée comme fasciste, réactionnaire et bourgeoise, est posée comme étant l'unique classification supérieure-progressiste, donc comme hiérarchiquement supérieure à toutes les autres.

Si l'on sort de la cohérence logique et que l'on glorifie la schizophrénie et le paradoxe comme mode de construction d'une pensée, c'est à dire d'un monde, il ne reste que le principe d'autorité, magistral dans l'amphithéâtre que Deleuze feint de regretter en ne le quittant jamais, pour fixer un ordre, en dehors de toute culture de la discussion. Dans le monde moderne, ce principe d'autorité est de fait les directions « spontanées » des masses, qui parlent par sondages et élections encadrées et manipulées. Autant dire que de cela il ne peut rien sortir en fait de puissance d'une pensée de renouvellement du monde. Passons et revenons à la contradiction d'une classification refusant la classification posée supérieure à toutes les autres classifications. De ce fait, les modernes croient souvent qu'ils sont supérieurs aux autres cultures, qu'ils n'ont pas de classifications, pas d'idéologie - ils parlent pour eux de la fin des idéologies, du progrès, et de tout ces mythes fondateurs.

Toute la tolérance intolérante des modernes est là : ils ont une classification qui refuse toutes les classifications – une culture qui refuse toutes les autres, en cela exactement comme les plus bêtes des autres, comme les catholiques bornés qui posent que seule la tradition catholique a accès à la vérité et au salut, comme les musulmans intégristes qui n'en pensent pas moins contre leur propre prophète – et ils croient que leur classification est une absence de classification, donc qu'ils sont les seuls à être éclairés, raisonnables, innocents, désintéressés et bons – c'est ce que racontent leurs histoires – et que tous les autres sont des méchants fanatiques machistes terroristes fascistes bornés qui leur en veulent sans aucune raison humainement compréhensible. Tout cela alors même que leur ignorance et leur fanatisme rendent toute discussion impossible avec la plupart d'entre eux. En vérité, le refus des classifications n'est que l'affirmation du désordre libéral comme ordre social imposé à tous, y compris par la violence - très souvent par la violence.

Prenons deux exemples. Si l'on est réellement, effectivement favorable à la diversité, il n'est pas possible d'être contre ses conditions, qui sont la reconnaissance de termes juridiques différents entre les communautés, par exemple dans le droit civil, ce qui été le cas de toutes les civilisations de l'histoire, royaume de France compris. Le droit du mariage et de la filiation, ainsi que celui de tous les liens coutumiers, le calendrier et les fêtes, etc...qui définissent des liens entre des personnes et des familles, peuvent être laissés à la coutume des communautés. Il est clair que tout ne peut être accepté, mais cela ressort d'une négociation avec les représentants des communautés, basée sur le principe du respect dans la limite du possible, selon l'ordre hiérarchique des droits, du droit civil et des droits fondamentaux garantis à tous. L'excision doit être refusée au nom du principe du respect de l'intégrité physique de la personne ; la circoncision ne remet pas en cause fondamentalement cette intégrité, et ne peut être interdite, comme l'Allemagne a failli le faire.

Peut-être faudrait-il refuser à un enfant le contact d'une langue jusqu'à sa majorité, pour qu'il puisse choisir ?

Ensuite, la diversité est variable. Des communautés peuvent naître. d'autres disparaître. L'homosexualité a permis l'existence, dans de nombreuses civilisations, d'une pluralité réelle de modèles d'organisation sexuelle. Le sexe homosexuel était reconnu sur des modes différents du sexe impliquant filiation, et de même le sexe hétérosexuel connaissant plusieurs modes. Ce type d'organisation est celui qu'il faudrait je crois défendre, plutôt que l'imposition légale, forcée de fait, du modèle monogame occidental à l'ensemble des sexualités. La tendance lourde est le rejet ou l'interdiction des autres sexualités. Les prostituées médiévales avaient statuts et confréries ; les homosexuels grecs étaient reconnus, sans que la question du mariage ne se pose ; et je ne vois aucune raison valable d'interdire polygamie et polyandries consenties entre adultes par un contrat légalement valable – n'a t'on pas enquêté récemment sur des monstres publiquement accusés, dans notre monde obsédé par la tolérance, l'un d'être polygame, et un autre partouzeur ?

L'aveugle polémique sur le mariage homosexuel illustre cette incapacité à penser la diversité, puisqu'il s'agit d'un débat sur l'imposition d'un modèle, sans aucune ouverture effective.

Cette absence d'ouverture est encore visible sur les jugements sur notre banlieue, sur Saint Denis par exemple. La réacosphère se juge faite d'« hommes blancs » se sentant isolés dans des masses d'Africains, incapables de penser la noblesse de l'Afrique ou de l'Islam, le partage d'humanité, et proclame sa compréhension de tueurs. Dans une vision impériale, l'existence des hommes noirs et blancs est une bénédiction de Dieu, et nous en sommes infiniment éloignés. Cette réacosphère n'a de réaction que narcissique, sans aucune ouverture critique aux causes de ces brassages de peuples. Le racisme est l'image de la haine des déracinés, elle aussi réelle ; cette situation est vide et mauvaise. Pour tout dire, les hommes de la réacosphère se vivent de la modernité, et en vivent, dans la plus volontaire ignorance critique du monde global qui fonde cette société et cette laideur, monde fondé et dirigé par des « hommes blancs », au moins dans leur esprit .

Les hommes hypersocialisés proclament leur tolérance en bafouant tout les jours la diversité réelle, aggravant le choc des civilisations - volontairement parfois, nous en avons été témoins. Des « intellectuels » condamnent « l'Islam », dans une bêtise affligeante.

Tous, « droite » comme « gauche » veulent tout interdire au nom du respect de la diversité et de la laïcité : la kippa, le voile, les coutumes, les vêtements, les prières. Au fond la sottise dominante chez les occidentaux est l'image de la sottise dominante dans l'Islam, et réciproquement.

Les sages sont réduits au silence. La laideur du monde moderne n'est pas près de s'éteindre. Mais tout cela est bruit et écume, et rien qui puisse durer, rien qui puisse faire vivre.

Rien n'est sans raison. Tout être à sa place, et elle lui est parfaite. Aux yeux du sage suprême, tout est signe visible de la Splendeur, même l'affliction. Jamais un Denys n'aurait pu concevoir les logiques exterminatrices que ressassent les modernes, et qu'ils ne cessent depuis longtemps de mettre en pratique, en Espagne comme en Syrie. Mais l'espoir ne s'extermine pas, la sagesse, la vie ne s'exterminent pas, même par des flots de sang et de laideur.

La laideur nous mord aux tripes. Le béton est triste. Mais même dans béton et les bidonvilles, des enfants jouent avec des mondes, des fleurs peuvent pousser, des sages peuvent naître. Telle est la certitude.

Vive la mort !

Murmures d'anges entre les arbres.



(Lucas Signorelli, Saint Gabriel)
Soleil Invaincu
Tu es prière et tu ignores la prière,
Tu es source claire dans la montagne et tu ignores l'eau
Tu est chemin et tu ignores la voie
Tu es sphère de silence dans le silence

Auprès des arbres murmurent les anges
L'herbe est douce à la peau des morts
Les cheveux ondulent par le souffle
Que le soleil fait lever de la terre

Rien n'est plus solide dans les mains des hommes
Rien n'est plus solide que le temps qui passe
Vent des vents
Et tout est vanité

L'arbre et la terre sont frères
De la roche souterraine
Il est bon de baisser la tête orgueilleuse
Comme de lever ses ailes au soleil
Il est bon de baisser la tête
Il est bon de lever la tête

Quand lever la tête, quand baisser les yeux
Nul ne le sait
Celui qui écoute
Entends le silence des morts

Tu saisis le chemin mais pas la voie
Tu saisis la source mais pas l'eau qui s'écoule
Tu saisis la chair mais pas le souffle du sang
A vouloir saisir tu perds les dieux
Et jusqu'à l'amitié

Qui veut gagner sa vie la perdra
Qui se perd la gagnera
L'aigle est frère du soleil

L'homme de puissance n'est pas, il se transforme
Il va comme les fleurs
Il est vivant de sa propre mort comme le feu
Il traverse les mondes et disparaît
Il n'attend rien

Il n'y a rien de plus
La sagesse dit : ne fait rien de plus
Rien, pas même attendre

Attendre la fin de l'attente
Seul le feu dure dans l'instant éphémère
De l'éternité

Vent des vents
Et tout est vanité

Vivre dans le feu.

(France. FB Boobs)


L'homme peut être pensé comme une pierre du chemin, comme un être consistant et fermé, une unité ayant lieu, en puissance d'être saisi, asservi au principe de non contradiction, qui dit qu'une substance ne peut pas être et ne pas être en même temps et sous le même rapport. Un tel être peut être le support de vérité, de paroles durables, en dehors des conditions du temps et de l'espace.

Mais penser l'homme comme une substance est penser l'équivalence du corps à l'homme. C'est oublier que l'homme mort n'est pas du tout équivalent au vivant. La vérité comme concept moderne s'appuie sur le mort. Il s'ensuit que la vérité peut aussi être une erreur pour l'homme, le vêtement de fer de la chair et du sang. 

L'homme vivant est en puissance de nourrir l'homme, tant de richesses que de liens, et de cette nourriture qu'est l'amour. L'homme vivant peut être redoutable à l'homme, plus que n'importe quelle bête féroce. L'homme mort ne peut ni nourrir ni être dangereux. Il ne peut être que cadavre, objet de dégoût et de peur que nous cachons avec le plus grand soin, dans la terre. Plus encore, que nous brûlons proprement dans le sombre d'un four.

 Il était plus sage de brûler sur un bûcher le corps aimé, ou de le donner aux vautours. Mais c'est que notre âme, hélas, n'est pas assez hardie. 

Voilà, l'homme a une date de naissance. Il apparaît et disparaît, comme la lunaison dans les nuages, comme les oiseaux migrateurs au tournant des saisons, ou encore comme le Léviathan dans l'éclair de l'océan sans rivages. L'homme naît et meurt, et cela le distingue déjà des êtres plus durables, des rocs immémoriaux. 

L'homme est aussi bien un vide qu'une plénitude. C'est pourquoi il est nomade, nomade par l'âpreté du désir. Dans sa cellule, le prisonnier est encore nomade. Sans cesse absent à lui-même, l'homme est un oiseau insaisissable et cruel, un feu follet sur les marécages des âmes des morts.

L'homme peut être plusieurs, se mouvant sur les mondes. L'homme est aussi nuage, et vent ; fumée peut être, au dessus des brasiers.

Et qu'est ce que l'homme et l'humanité, qu'est ce ce qui est tien, ce qui est à tes pères et mères, à tes enfants ? Rien de ce qui est humain n'appartient à personne, rien, et ce même si des lois le proclament, et que tant de fols le croient. La vie ne t'appartient pas ; tu appartient à la vie. En tout la vie te mène comme une feuille au vent. La feuille peut dire de son lieu : je l'ai voulu, comme toi.

Bien sûr, l'homme est volonté, et volonté qui veut la volonté. Il est aussi cela. Mais ce que l'on est n'est pas une propriété personnelle. L'homme est aussi comme le sel dans la mer, présent mais invisible, dissous jusqu'à l'horizon. Et les océans sont des mondes qui se vivent du sel. Il y a homme parce qu'il y a monde, mais il est également vrai de dire que l'homme est aussi le monde, les mondes. Qu'est ce qu'un monde que personne ne peut voir ?

Il était une vérité ancienne, la vérité du monde des dieux. Il est la forme moderne de la vérité, qui voudrait donner aux hommes la puissance des dieux. La prétention à la vérité est la prétention à la puissance de figer le monde. La prétention technique de faire du monde « ce que je veut ».

L'homme donne de la consistance aux fleuves insaisissables des mondes par ses mots. D'une apparition il fait un acte, l'acte d'un sujet durable. Il dit que la lune luit derrière les nuages, mais que sa lumière n’apparaît que par instants. Il ne dit pas que parfois il lune, et parfois il ne lune pas. Il entend le souffle, et il ne sait d'où il vient ni où il va. Pourtant, il lui donne un nom, et en parle comme d'un chose qu'il aurait comprise dans les mains de sa puissance.

Et parfois d'une éclosion il ne peut laisser éclater la splendeur éphémère sans ressentir en lui l'amertume de sa mort. Ses ennemis veulent sa mort. La mort est sa défaite. Il ressent la vérité comme une victoire des mortels sur sa pire ennemie, la mort, fille des fleuves et des mers.

Ses ennemis veulent sa mort, il ne peut la désirer. Il ignore que rares sont les hommes qui ont au présent cycle des ennemis mortels. Il y a en a même – des vieilles dames riches, par exemple - qui trouvent cette idée tellement insupportable qu'ils sont près à détruire les hommes capables d'avoir de tels ennemis, en appelant cela « œuvre de civilisation ».

La mort n'est pas la défaite, mais bien la peur, la somme des peurs, issues de la peur organique de la mort. Le guerrier instruit par les orbes célestes apprend que la mort n'est pas la défaite : la défaite est la survie d'un être qui a perdu le feu, et qui se vit comme une pierre ou une tortue prudente, qui cherche de l'herbe avec sa bouche ridée. La mort, c'est la prudence érigée en commandement de la vie.

L'homme sage apprend à trouver à la mort des parfums d'encens. Ainsi les sages les plus grands avaient-ils un corps somptueux dans la mort, sans corruption et exhalant des parfums et des huiles semblables aux fleurs et aux arbres. Il est une harmonie secrète entre le corps et les éclosions des mondes. Le corps est arbre, liane, fleurs et fruits. Le corps est parfum, fleuve et paysages. Le corps est la carte de tous les voyages de l'âme.

La splendeur de la chair est une fenêtre vers la bonne mort – c'est une science ancienne des fidèles d'amour. Il n'y a aucune prudence dans l'amour, pas plus que de marcher pieds nus au bord des falaises de marbre un jour de colère, en riant de la colère de la mer mousseuse comme du sperme et de la cyprine au dessous de ses pieds. Il n' y a aucune prudence à se donner comme on se jette dans le vide les yeux fermés, en demandant à Dieu où à l'homme de savoir te prendre délicatement, et te poser comme un albatros sur un refuge secret, éloigné de ces mondes anciens.

Il n'y a plus en ce monde ni consistance ni éternité, en dehors du souvenir de la consistance et de l'éternité. Il n' y a plus de vérité en dehors de la mémoire. Il n'y a plus en ce monde de certitude – il n'y a donc plus aucune raison de douter. Dans le monde de l'évanouissement, le fanatisme sans croyance est la seule voie vivante. Le Hagakure dit : si le choix est entre (sous)vivre et mourir, il est préférable de mourir.

Nous avons à vivre tous les mondes, et tous les mondes se vivent en nous. Nous avons à vivre dans le feu, ou à mourir.

Vivre, mourir, qu'importe ? Telle est la parole d'Hamlet, blessé de la perte de la vérité, et de la perte de sa vie protégée par les illusions du bien. Vivre, mourir, rêver peut être – c'est la morsure du feu, et le goût du sang et de la poussière de l'arène dans la bouche qui nous arrachent à la puissance des enchantements du doute. 

Notre vérité moderne n'est rien d'autre qu'une réduction de l'incertitude. Un désir de réduction de l'incertitude est un désir issu d'une peur, le signe d'une âme de vieille tortue.

La vie se vit, ou est mort. La vie est puissance, génération de l'être. L'attente et le doute sont attente de ce que la décision seule peut apporter là où aucune certitude ne peut m'absoudre de ma décision et de mon désir. Quelle était la certitude de la toute puissance au sujet du monde ?

La pensée et la poésie ne peuvent lever le doute par le savoir, puisque le doute est l'horizon du savoir de l'homme. Le savoir est impuissant à fermer la puissance, et seule notre lâcheté nous permet de la croire. Au delà de tous les bavardages, la pensée et la poésie ne sont pas des réductions de l'incertitude, et donc des réductions de la puissance. La pensée, la poésie sont des portes sur les mondes.

Il n'y a plus en ce monde ni consistance ni éternité, en dehors du souvenir de la consistance et de l'éternité.

Nous ne pouvons pas penser avant de vivre, nous ne pouvons que penser par les guerres de la vie. Nous avons à vivre dans le feu, ou à mourir.

Vive la mort !

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova