Surgissement de l'instant crucial sur les fleurs d'illusions.

(Nedko Solakov, the beauty of sin, 2011)


Ne croyez pas que j'aie été indifférent à votre lettre. Elle m'a touché, trop. Elle m'a ému car je pouvais toucher les lieux et les émotions, et en même temps en était éloigné par d'infimes portes de verre, placées dans l'espace, et qui ne deviennent sensibles qu'à la paume de la main, ou au choc froid sur l'os. Nos vies sont posées dans des labyrinthes de glace - sont posées dans d'indéfinies toiles d'araignées.

Un instant je peux être proche à vous toucher la main et à vous parler, mais comme derrière un miroir où nul ne peut ni voir ni entendre. Un instant je peux être plus loin de vous que la lune qui s'enfonce dans l'horizon.

Toutes ces frontières ne sont ni par vous, ni par votre volonté, mais par les chaînes du temps et de l'espace et par les signes, par les choses qui sont et celles qui ne sont pas. Vous avez écrit "tout voir, tout lire, tout faire". Je désire infiniment tout sentir, lancé comme la course du soleil devant le loup, comme un vaisseau fantôme sur les orbes des mondes.

Le roman - et déjà l'Ecriture - nous permettent d'imaginer sentir au delà du cercle de fer de notre vie, du respirer au delà des souffles confinés du serpent constricteur tissé de temps et d'espace. Le temps et l'espace sont la prison métaphysique de l'homme, la seule dont il vaille la peine de chercher la porte, et cette porte est intérieure, est et n'est pas, n'est pas ce que croient ceux qui ne l'ont pas trouvée.

L'écriture, l'art, les mondes hétéroclites des signes, permettent une ouverture. Mais cette ouverture est toujours ouverture par les signes, par ce qui est et n'est pas, par ce qui représente et substitue et n'est pas, et en principe, essentiellement, ne peut pas être. Cette ouverture est fictive, comme une fenêtre en trompe l'oeil peinte sur le mur d'une prison, avec ses fleurs sur le rebord, son village calme, son pan de mur jaune. Heidegger dit que l'étant est ouverture, mais seul ce qui est essentiellement fermé peut être dit ouvert.

La fontaine est scellée dans le silence des dieux et des hommes. Une part de ce scellement est métaphysique. Mais une réplication humaine de ce scellement ne cesse plus d'opérer. L'homme se sépare du monde, et le voit s'éloigner à l'infini. L'évidence d'autrefois devient à ses yeux une folie ou un profond mystère : ainsi la justice, la bonté, l'hospitalité des hommes anciens sont-elles devenues de profonds mystères. Ainsi il est devenu usuel de diviser et d'introduire la méfiance parmi les hommes au nom de la justice, alors même que la justice est harmonie et paix entre les hommes. " Entre les hommes ? Ne méprise-tu pas en parlant ainsi les femmes, n'est tu pas la Parole du Patriarcat ?"- pourtant il n'y a pour la justice d'autre genre que le genre humain. 

Ainsi le courage est-il devenu cette faculté d'être le perroquet moral de vieillards puritains ou haineux. Ainsi la création est-elle devenue cette faculté répéter indéfiniment les anneaux du langage des maîtres. Ainsi nul chevalier de passage ne partage plus de vin herbé avec nulle dame du Haut-Chateau. Ainsi le regard des morts sur les fleurs s'est-il perdu comme la source dans la fissure de la montagne.

Ce qui est représenté peut advenir, c'est vrai. Je peux revenir à Istambul, parcourir à nouveau les infimes ruelles de Martigues et ses avenues de mer qui partent à l'infini des mondes possibles, vers tous les ports du monde - enfant, j'ai arpenté les ports, et sans cesse regardé l'horizon et les phares pour les saisir. Mais je ne retrouverais pas les temps perdus. Je peux vous chercher infiniment dans des rues où vous avez vécu des années, interroger des gens même, regarder des photos, boire des thés sucrés sur des tabourets en parlant du passé et des autres pays, mais tout restera insaisissable. Nous sommes plus loin du jour passé que de rien au monde - il est à jamais hors de portée.

Je peux bien sûr t'évoquer, respirer l'air que tu respires, l'air du printemps et des mimosas, partager le soleil et la lune - mais ces délices ne sont délices que parce qu'ils portent la nostalgie des mondes. L'Eden a été, les ombres le crient sur les roches blanches comme les os du Léviathan, les pierres brûlantes et les parfums des collines de la Ville - l'insaisissable est certitude, la douceur des huiles fut répandue - mais cette joie est née de l'ombre et ne trouve plus à vivre, à s'incarner. Le Maître lui-même parle assez du deuil qui suit l'incarnation. Le deuil demeure même dans la vie, quand les délices ne sont plus que les ombres de l'exil.

Je ne peux pas écrire de roman parce que c'est un genre faux et menteur qui sanctionne l'inaccessible et même en retire du plaisir par la sécurité, comme le plaisir de la rumeur de la tempête au fond d'un lit, ou la vision d'une fenêtre glacée devant la cheminée. Le roman nous permet de lire infiniment et de lier la tragédie avec le confort. Lire infiniment, c'est infiniment reculer de vivre. Le confort nous protège, et ce confort neutralise infiniment la vie, la rend incolore, désodorisée, sans cette apreté folle que donne le goût du sang dans la bouche lors d'un effort déchirant, lors d'une course devant un fauve déterminé à vous déchirer, sans le gout d'un verre de fin après une longue étape d'égarement dans les glaciers du Haut, sans l'odeur de la peau humaine, ses amertumes et ses splendeurs aussi vastes que tous les paysages du monde.

Nous n'avons besoin de tant de signes, de cette immense accumulation de spectacles, que parce que nous avons complètement neutralisé la vie au nom de la protection de l'homme. L'homme entièrement protégé est l'homme mort. Vivre n'est pas se protéger. Vivre, c'est tuer ou être tué. Vivre, c'est chercher la belle heure de sa mort, le bon jour pour mourir.

La perte du monde dans les signes au nom de l'art est un mensonge des critiques, pas des artistes. Les artistes vivent et meurent, les artistes versent leur sang par terre pour attirer le regard et voir ce que nul autre n'a pu voir. Les critiques sont tellement plus nombreux, et se sont institués Rois, gardiens des portes des Sept Arts et des éditeurs. Ils sont à leurs yeux les bergers du Bien, du Beau et du Juste, les bergers du Grand Roman, de la Grande ceci ou cela, les conseillers des éditeurs. Ils ne sont rien de plus que des marchands, des marchands d'eux même et de la morale. Ils sont les pharisiens qui crucifient les sages et les prophètes.

Et il y a les flots de moraline des maîtres, qui ont tellement besoin d'invoquer le Bien pour garder leurs richesses. Et tous les chiens qui aboient avec les maîtres en attendant leurs récompenses. C'est  la morale et la socialisation qui nous tuent. J'ai besoin de haine, de rage et de colère pour me tenir debout. J'ai besoin de défi pour courir vers les moutagnes du Couchant. J'ai besoin d'ordre intérieur pour suivre indéfiniment des étoiles sans récompense, sans feu ni lieu pour poser ma tête. 

Par la morale, la stupidité la plus profonde se met à l'abri de toute critique. Par l'esthétique, le critique devient prophète. Par les signes, le surgissement réel de l'instant crucial est toujours déjà écarté. La morale est la bêtise devenue reine d'un monde illusoire, la couronne sur le front du taureau. 

Au nom de l'attention portée au faible et au malade, on fait du faible et du malade la norme morale de l'homme, et on interdit tous les mondes possibles. On condamne les abîmes du négatif créateur qui est la guerre, mère du monde, comme l'a vu Héraclite. Oui, la guerre est mère du monde ! A chaque instant, en chaque corps vivant, se séparent et se détruisent l'ami et l'ennemi, sur la peau, dans la bouche et les tripes, dans le souffle - chaque prairie, chaque ruisseau infimes sont les lieux d'indéfinis combats, tout comme notre monde humain. 

Les propriétaires des grands domaines font du grand spectacle de la charité depuis toujours : comment critiquer ces messieurs et ces dames si généreux, si attentionnés, si opposés au mal, à la rage et à la haine, si défenseurs du bien, si positifs ? Ne gardent-ils pas la petite monnaie pour les pauvres ? Ne sont-ils pas si spectaculairement solidaires ? Car la charité, car l'invocation du bien sont des armes de la guerre des hommes au même titre que la lame ou le revolver.

Tout le principe de la guerre réside dans la tromperie, dit Sun Tzu. Et pour tous ceux qui sont sans trêve éduqués à s'identifier à l'impuissance et à la dépendance inoffensives propres aux mourants et aux faibles, comment trouver les ressources et les compétences pour contester l'arrogante domination de ceux qui revendiquent le monopole du Bien pour leur monde d'exploitation de l'homme et corrompu jusqu'aux os ? 

Car ce monde ancien est corrompu et mérite de mourir. Il est toujours déja mort.

La morale des pieuvres nous étouffe - elle est la part humaine de la prison des hommes.

Nous sommes devenus comme des poulpes, des choses molles et fragiles qui se lovent dans les pierres, veulent tout attirer avec leurs bras, et jettent des nuages d'encre sur ce qu'ils ne veulent pas voir. 

Je ne veux pas être spectateur. Je veux devenir voyant. 

Je ne veux pas être spectateur cultivé. Je ne veux pas consommer des signes - je les digère de plus en plus mal à mesure que je deviens plus intelligent.

Pour nous autres, vivants et avides de vie, la lecture nous tue et nous fait vivre. Le roman est un peu pieuvre, un peu vautour, un peu cendres de notre chair. Oui, j'ai pleuré sur des films et pleuré sur des romans. Pleuré, mais pourquoi ? Pourquoi ce délices des larmes ? Pour rien de plus que le filet de lumière dans la caverne, pour rien de plus que le parfum des collines dans les souffles d'air des ténèbres. Comment rejeter la lumière et le souffle en enfer ? Comment ? Comment rejeter l'amour de Dieu par amour de Dieu ?

La lumière et le parfum des montagnes de l'horizon, ce que toute la puissance de notre coeur recherche, le destin. Pourtant ceux là ne libèrent pas, s'ils aident à vivre entre les murs.

Les romanciers ne sont en cet âge rien de plus que les chanteurs d'hymnes de Sion.

"Sur les rives des fleuves de Babylone, là nous nous assîmes, et nous pleurâmes au souvenir de Sion. Aux saules qui les bordent, nous suspendîmes nos harpes ; car là nos maîtres nous demandaient des hymnes, nos oppresseurs des chants de joie. "Chantez-nous un des cantiques de Sion !" Comment chanterions-nous l’hymne de l’Eternel en terre étrangère? Si je t’oublie jamais, Jérusalem, que ma droite me refuse son service! Que ma langue s’attache à mon palais, si je ne me souviens toujours de toi, si je ne place Jérusalem au sommet de toutes mes joies ! 

 Souviens-toi, Seigneur, pour la perte des fils d’Edom, du jour [fatal] de Jérusalem, où ils disaient: "Démolissez-la, démolissez-la, jusqu’en ses fondements!" Fille de Babel, vouée à la ruine, heureux qui te rendra le mal que tu nous as fait ! Heureux qui saisira tes petits et les brisera contre le rocher !

Heureux le rocher sur lequel se brisera l'ordre de fer de la morale et du spectacle, du capital et des chiens aboyeurs - heureux le marteau des philosophes qui en brisera les tables, heureux le soufre qui en brulera les ténèbres en noir sans se perdre.

Vive la mort !

A l'Orient d'Eden.



(Caïn et Abel, fils du Serpent)


 Ou l'Amor Fati de Caïn.


Caïn fut le premier fils d'Adam, analogue à Lucifer qui fut le premier Ange de Dieu.

« L'homme s'était uni à Ève, sa femme. Elle conçut et enfanta Caïn, en disant: "J'ai fait naître un homme, conjointement avec l'Éternel!" Elle enfanta ensuite son frère, Abel. Abel devint pasteur de menu bétail, et Caïn cultiva la terre. Au bout d'un certain temps, Caïn présenta, du produit de la terre, une offrande au Seigneur; et Abel offrit, de son côté, des premiers-nés de son bétail, de leurs parties grasses. Le Seigneur se montra favorable à Abel et à son offrande, mais à Caïn et à son offrande il ne fut pas favorable; Caïn en conçut un grand chagrin, et son visage fut abattu. Le Seigneur dit à Caïn; "Pourquoi es-tu chagrin, et pourquoi ton visage est-il abattu ? » (...)

Caïn parla à son frère Abel; mais il advint, comme ils étaient aux champs, que Caïn se jeta sur Abel, son frère, et le tua. L'Éternel dit à Caïn: "Où est Abel ton frère?" Il répondit: "Je ne sais; suis-je le gardien de mon frère?" Dieu dit: "Qu'as-tu fait! Le cri du sang de ton frère s'élève, jusqu'à moi, de la terre. Eh bien! tu es maudit à cause de cette terre, qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère!" Lorsque tu cultiveras la terre, elle cessera de te faire part de sa fécondité; tu seras errant et fugitif par le monde." Caïn dit à l'Éternel: "Mon crime est trop grand pour qu'on me supporte. Vois, tu me proscris aujourd'hui de dessus la face de la terre; mais puis-je me dérober à ta face? Je vais errer et fuir par le monde, mais le premier qui me trouvera me tuera." L'Éternel lui dit: "Aussi, quiconque tuera Caïn sera puni au septuple." Et l'Éternel le marqua d'un signe, pour que personne, le rencontrant, ne le frappât.

Caïn se retira de devant l'Éternel, et séjourna dans le pays de Nôd, à l'orient d'Éden. Caïn connut sa femme; elle conçut et enfanta Hénoc. Caïn bâtissait alors une ville, qu'il désigna du nom de son fils Hénoc. Hénoc devint père d'Iràd; celui-ci engendra Mehouyaél, Mehouyaél qui engendra Metouchael qui engendra Lamec. Lamec prit deux femmes, la première nommée Ada, et la seconde Cilla. Ada enfanta Jabal, souche de ceux qui habitent sous des tentes et conduisent des troupeaux. Le nom de son frère était Jubal: celui ci fut la souche de ceux qui manient la harpe et la lyre. Cilla, de son côté, enfanta Tubalcaïn, qui façonna toute sorte d'instruments de cuivre et de fer, et qui eut pour sœur Naama. Lamec dit à ses femmes"Ada et Cilla, écoutez ma voix! Femmes de Lamec, prêtez l'oreille à ma parole! J'ai tué un homme parce qu'il m'avait frappé, et un jeune homme à cause de ma blessure : Si Caïn doit être vengé sept fois, Lamec le sera soixante-dix fois sept fois."

Adam connut de nouveau sa femme; elle enfanta un fils, et lui donna pour nom Seth: "Parce que Dieu m'a accordé une nouvelle postérité au lieu d'Abel, Caïn l'ayant tué." A Seth, lui aussi, il naquit un fils; il lui donna pour nom Énos. Alors on commença d'invoquer le nom de l'Éternel. »


Je le dis avec fierté, devant l’Éternel.
Je suis venu pour témoigner en faveur des fils de Caïn, des Fidèles d'Amour.

Comme Adam, nous avons perdu l’Éden. Comme Caïn, son fils, nous avons mangé la chair, versé le sang pour faire nos offrandes. Car en effet Caïn est d'abord agriculteur, mais Dieu refuse son offrande, et en fait un éleveur nomade, un maître du Taureau Noir. Ces deux jumeaux opposés se détruisent et deviennent l'autre. Caïn devient l'ancêtre, l'origine de « la souche de ceux qui habitent sous des tentes et conduisent des troupeaux ». Le Coran dit que Caïn appris à enterrer les morts à l'aide du Corbeau.

L'homme est image de Dieu ; il n'est rien, il est image, c'est à dire que sans le regard de reconnaissance de Dieu, il est rien, infiniment néant, un vide terrifiant, la terreur de la nuit, à peine pensable sous une forme intellectuelle, non sensible, à l'homme qui, comme Seth et ses descendants, est porteur de bénédiction. Et la puissance d'amener à l'être, de co-naître, ce regard est donné à Eve, Felix Caeli Porta, et à toutes les femmes par Eve : j'ai fait naître un homme conjointement avec l'éternel. La joie, le gai savoir, sont filles des terreurs de la nuit. Le vide terrifiant, la nostalgie de l'éternité, est le signe d’élection – le signe de Caïn. Et c'est pourquoi les fils de Dieu trouvèrent que les filles de l'homme étaient belles, à cause de la puissance de reconnaissance et de recommencement du monde de leur regard, alors même qu'ils avaient perdu la miséricorde de Dieu.

Les fils de Dieu parurent sur terre à cette époque, et aussi depuis, lorsque les fils de Dieu se mêlaient aux filles de l'homme et qu'elles leur donnaient des enfants. Ce furent les héros d'autrefois, ces forts si renommés.

Par amour, par cet infini désir de reconnaissance par Lui qui porte à la folie, nous avons tué nos frères et perdu la terre fixe, le sol des autres hommes, leurs murs et leurs haies. Nous avons beaucoup aimé...et nous nous sommes retirés devant Dieu et devant la Loi. Nous sommes brumes, incertitudes, insaisissables, perpétuelle évasion de prisons perpétuelles, et pourtant porteurs de signes. Nous sommes foi, certitude, et Janus, foi de la main gauche et impies de la main droite. Dieu à accordé à Caïn un signe de protection et un pardon indéfini, soixante dix fois sept fois. Une Alliance, l'alliance de Caïn, l'alliance des hommes maudits, mais non damnés - L'amour donné ne peut être retiré.

Le Maître parle de ces grâces : Pierre s’approcha de Jésus pour lui demander : « Seigneur, quand mon frère commettra des fautes contre moi, combien de fois dois-je lui pardonner ? Jusqu'à sept fois ? » Jésus lui répondit : « Je ne te dis pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à soixante-dix fois sept fois. » (Matthieu 18, 21-35)

Les fils de Dieu qui aimèrent les femmes des hommes vinrent parmi nous ; plus exactement, sont nous. Et aussi la race des poètes, la souche de ceux qui manient la harpe et la lyre. Et enfin les hommes du feu, du fer et des armes : Tubalcaïn, qui façonna toute sorte d'instruments de cuivre et de fer. Car la musique, la poésie de la tristesse comme les chants de sang et les satires cruelles, ou encore comme la guerre, la colère du feu et de l'épée, sont nées du désespoir absolu, de la Nuit obscure des fils de Caïn, de leur exil indéfini, de leurs errances.

Nous ne nous excuserons pas. Nous faisons retour, nous revenons à Dieu, nous errons et pèlerinons par les montagnes de l'horizon ; par les vases d'huile parfumée, vases cassés au sol et huile et parfums étendus dans les cheveux et sur la peau. Quel gaspillage, cela aurait pu être donné aux pauvres, non ? Qu'importe, en vérité ! Nous revenons par les filles des hommes, dont le désir fit Lucifer. Nous revenons par le désespoir.

Nous ne nous excusons pas. Jusqu'à la mort, simplement pour ne pas demander pardon aux autres hommes d'être ce que le destin, la roue écrasante des temps a fait de nous depuis l’Éden. Nous n'obéissons pas à l’Église, aux prêtres, sauf secrètement auprès des plus sages, qui savent qu'Il nous protège et nous aime. C'est ainsi que l'Ermite de la forêt de Morrois accueille et protège Tristan et Iseult, adultères, révoltés, et homicides. Nous aimons à rire publiquement des vices des prêtres et des moines, et la plupart aujourd'hui sont défroqués et marchands de morale, comme le Maître aimait à s'en moquer, ceux qui ont des franges à leur manteau et remercient Dieu de n'être pas mauvais comme les autres hommes, alors qu'ils sont tellement, tellement odieux.

Le Cantique est parcourus de symboles des fidèles d'amour, de paroles qui ne prennent sens que par eux, comme les propos du Maître.

"Le Cantique des Cantiques, composé par Salomon. 

Qu'il me prodigue les baisers de sa bouche! Car tes caresses sont plus délicieuses que le vin. Tes parfums sont suaves à respirer; une huile aromatique qui se répand, tel est ton nom. C'est pourquoi les jeunes filles sont éprises de toi. Entraîne-moi à ta suite, courons! Le roi m'a conduite dans ses appartements, mais c'est en toi que nous cherchons joie et allégresse; nous prisons tes caresses plus que le vin: on a raison de t'aimer. Je suis noircie, ô filles de Jérusalem, gracieuse pourtant, comme les tentes de Kêdar, comme les pavillons de Salomon. Ne me regardez pas avec dédain parce que je suis noirâtre; c'est que le soleil m'a hâlée. Les fils de ma mère étaient en colère contre moi: ils m'ont fait garder les vignobles, et mon vignoble à moi, je ne l'ai point gardé! Indique-moi, toi que chérit mon âme, où tu mènes paître [ton troupeau], où tu le fais reposer à l'heure de midi. Pourquoi serais-je comme une femme voilée auprès des troupeaux de tes compagnons ? 

Si tu ne le sais pas, ô la plus belle des femmes, suis donc les traces des brebis, et fais paître tes chevreaux près des huttes des bergers."

C'est vers les fils de Caïn, les hommes des troupeaux et des tentes, les hommes qui ne gardent pas les vignes et les haies que va la Sulamite, loin du dédain et de la colère des autres hommes, loin du Roi qui est l'ordre et la loi du monde des hommes. Le noir du Corbeau est sa couleur. Sa couche est un lit de verdure, les solives de sa maison sont de cèdre, les lambris sont de cyprès : elle est une fille de la forêt obscure et de l'extérieur du monde, elle est parmi les arbres de la forêt, les montagnes de l'horizon, le désert et ses terreurs nocturnes.

Avant que ne fraîchisse le jour, que s'effacent les ombres, rebrousse chemin, et sois pareil, mon bien aimé, au chevreuil et au faon des biches sur les montagnes déchiquetées...

La main gauche rebrousse chemin, marche dans un monde à l'envers, quitte le monde de la ville, le monde de l'ordre des hommes : je résolus de (…) parcourir la ville (…) pour chercher celui dont mon âme est éprise : je l'ai cherché et ne l'ai pas trouvé. A ceux qui gardent la ville, j'ai demandé (…) à peine les eus-je dépassés que je trouvais celui que mon cœur aime.

Et de même qu'elle est sœur des gens des tentes et des troupeaux, elle est sœur des héros, les fils des Anges déchus.

Voyez, c'est la litière de Salomon ! Elle est entourée de soixante braves, parmi les héros d'Israël ; ils sont tous armés du glaive, experts dans les combats ; chacun porte le glaive au flanc, à cause des terreurs de la nuit.
(…) ton cou est comme la tour de David, bâtie pour des trophées d'armes, mille boucliers y sont pendus, tous écus de héros !

Caïn est issu du défi d'Adam à Dieu, défi soutenu par le serpent sous le pommier : vous serez comme des Dieux, connaissant la science du Bien et du Mal, du Bonheur et du Malheur :

C'est sous ce pommier que j'ai éveillé ton amour, là où ta mère te mit au monde, là où ta mère te donna le jour. Place-moi comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras, car l'amour est fort comme la mort, la passion terrible comme l'Enfer; ses traits sont des traits de feu, une flamme divine.

Comment la racine unique du monde est-elle devenue deux forces qui s'affrontent, comment comme Janus deux frères se sont tués et sont devenus autres, comment Abel vit à nouveau en Seth et en Noé,

Adam connut de nouveau sa femme; elle enfanta un fils, et lui donna pour nom Seth: "Parce que Dieu m'a accordé une nouvelle postérité au lieu d'Abel, Caïn l'ayant tué." A Seth, lui aussi, il naquit un fils...

Comment deux voies sont apparues pour le repentir – et seules, les âmes repenties trouvent à nouveau, éternellement, la réconciliation des frères séparés par la mort et le meurtre, par ce qu'aucun homme ne peut réparer. Et cela est aussi cette chimère de l'homme, entre la terreur nocturne et l'amour de la chair et de la guerre, et le soleil invaincu et l'amour de Dieu – alors on commença à invoquer le Nom de l’Éternel.

Car tout ce qui est déchiré dans le monde est aussi déchiré dans l'âme. La guerre dans le monde est toujours l'image ternie de la grande guerre dans le ciel.

Mais entre le Soleil de Dieu et la glace du meurtrier errant accomplissant le retour dans l'amour et la guerre, le Maître n'a jamais ni ignoré ni choisi, pas plus que les sages des Temps. Car l'amour n'est pas le déchirement, mais la réconciliation, sur les rives des crépuscules des mondes.

Car le miroir le plus secret de l'ordre du monde n'est pas la reconnaissance de l'ami et de l'ennemi, mais la reconnaissance de l'ami dans l'ennemi et de l'ennemi en soi-même – et de cet ennemi, il faut faire un ami et de cet amour de l'ennemi une puissance – une gloire de la terre. Voilà l'Empire : le lieu de la réconciliation des opposés, le lieu de la guerre et le lieu de la Paix. Le siège de la Gloire, miroir des cieux.

Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et Paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté.

Que n'est tu froid ou bouillant ! Mais tu es tiède, et parce que tu es tiède, je te vomirais par ma bouche.

Il lui sera beaucoup pardonné car elle a beaucoup aimé.

Le chemin vers le haut et le chemin vers le bas, un et même.

Il est dit que le haut et le bas finissent par se ressembler.

Vive la mort ! 


La montagne d'Orient.



Il n'y a pas de meilleurs mots que le silence, et pourtant nous nous mourrons du silence comme d'une anguille s'entrelaçant glacée dans nos poumons. 

C'est dans le silence que la Haine et l'Amour se manifestent.

- Plus que jamais la vérité est la nuit obscure de toutes nos paroles.

- Oui. Pourtant, je pense à toi. 
Pardon. Pardon.

- "Je suis l'alpha et l'oméga, le commencement et la fin". La glace est le feu sous un certain rapport, car ce qui est la fin est, éternellement, le commencement.

- Le Roi le présente aux monts de l'Occident
Ainsi il se tourne vers la montagne d'Orient.


Involution nocturne du dragon.


Oh Seigneur

Quelle étrange peine, quel étrange destin est le mien !

Je me meurs d'angoisses et de folies
Et je me nourris de ma mort comme le vampire
De mon propre sang

Mes dents éclatent comme le raisin mur en mordant des braises
Et cela est douleur et eau limpide de la source scellée et larmes

J'ai pris au sérieux cette parole : sur la terre comme au ciel.

Mes ongles enfoncés dans la terre, entre les racines, j'ai connu le vertige de tomber dans l'abîme du ciel,

Le couchant rougir sous mes pieds

Chuter infiniment entre les bras brûlants de la déesse du Soleil

J'ai vu les grands poissons nager dans l'or liquide des réverbères

J'ai entendu la peine des hommes morts murmurée dans le vent nocturne
Entre les monts odorants

J'ai lu les milliers et les milliers d'étés 
Dans l’œil pensif de l'iguane et tellement d'amours et tellement de haines

J'ai été feu et folie entre les arbres
Porteur de mort dans les marais
Les longues graminées ont ployé sous les pins
Les arbres s'unissent d'amour et se sont fait
La grande guerre
Que de sang qui tourne comme les étoiles
S'écoule comme le lait 
Entre les racines

Et je vis encore

Comme un naufragé sur une rive à jamais oubliée
Comme un phare qui pleure sur la mer

Scrutant l'abysse
Le soleil nouveau jaillissant des flots blancs
Oh mon amour mon si bel amour
Tu es vie
Et je suis mort



Orient sur les fleuves des yeux.





Et que serait l'amour, s'il n'y avait le déchirement et l'exil

Ô mon bel amour du Haut tant désiré
Mon bel amour de loin

Voyageur à jamais étranger
Lisant sur la peau humaine
Les présages des hommes des aubes

Je jette les tiges d'achillée

S'écoule la perle d'Orient sur les fleuves des yeux

Comme un souffle errant appelle
L'esprit des morts
Que je meure si je t'oublie

Chasseur des ténèbres de l'
Étoile noire de la Nuit.

Universelle Araigne
Dessinant l'astre dans ses lacs

Vent vanité
Souffle
Insaisissable sont l'âme
Insaisissable le monde

Exilé
Je jette les tiges d'achillée

Des montagnes de l'horizon s'en vient
La brise parfumée
De ton souffle - ou un rêve

Ou de sang peut être

Oh mon amie, mon amie...pourquoi est-il si difficile de vivre, que parfois la douleur donne une voix et un appel au vide ?

Et pourtant il faut aimer le destin
Je jette les tiges d'achillée

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova