L'artiste comme danseur de Serpent.


(Portrait d'une vénitienne au bal masqué, XIXème siècle, détail)

Nous autres modernes avons le regard attiré par des diversions - des splendeurs fragiles qui nous détournent des abîmes des mondes. Et la moindre de ces diversions n'est pas le concept moderne d'art.

Nous disons dans notre grammaire que l'homme, le sujet, produit ou crée une oeuvre, l'objet sous le sujet qui est le miroir de la force humaine. Cette grammaire implicitement distingue un sujet actif et une matière passive, une matière qui recoit la forme déposée par l'artiste. Au delà de ces cadres mornes de la pensée grammaticale, on peut comprendre aussi qu'en produisant l'oeuvre, l'artiste se produit lui-même. 

Tout d'abord au plan social : celui qui fait une performance ou une exposition en un lieu légitime du marché de l'art de son lieu - par exemple, au MOMA de New York ou au marché couvert de son village selon l'échelle - se voit reconnu par la foule comme "artiste". En passant, on notera que l'oeuvre d'un évènement artistique n'est déjà plus l'objet nommé oeuvre sur laquelle l'attention du spectateur est arraisonnée, appelée à se focaliser, mais toute l'organisation de l'évènement, de manière analogue au packaging du marketing. Au présent cycle, l'activité dite artistique est essentiellement l'expression d'un désir de reconnaissance, une promotion de soi comme "artiste contemporain" ou "créateur de spectacle vivant". Mais ceci ne nous concerne que peu, simplement comme étant notre monde de la vie quotidienne.

L'attention sur l'oeuvre, et non sur la totalité architecturale comme lieu de dépassement de la vie misérable de l'individu humain - le temple, le palais - ne résulte pas de besoins interne de l'art, mais de la transformation de l'oeuvre en bien mobilier - donc déplaçable - et commercialisable. L'attention à l'oeuvre, la focalisation sur l'oeuvre, est le produit de l'intensification du système libéral devenu ordonnateur de l'activité artistique, sous la forme du marché de l'art et de la boutique nommée "galerie". L'activité ancienne est faite par exemple de fresques, de signes non déplaçables sans briser la totalité où ces signes sont inclus. Le marché impose la création non d'une vie artistique, mais d'objets d'art, vendus à la place de la vie.

Pourtant il n'y a pas de plus grande tâche que vivre, et vivre est créer la vie, expliquer la violence et le venin du destin.

Au delà de la production d'une accumulation d'objets et de signes, la production humaine est une production de l'homme, et l'oeuvre d'un grand artiste est la production de l'homme par excellence, par delà le mâle et la femelle comme par delà le bien et le mal. Il se pourrait alors que cet homme sans ego, ce mort vivant, devenu une éphémère manifestation de la puissance enroulée dans l'ombre, ce témoignage de la puissance ou de l'image, soit l'essentiel de l'art, et que tout le reste soit une diversion, une illusion.

Les oeuvres ne sont que des vestiges, que les cendres du brasier. L'oeuvre dans le secret ne vaut que comme signe, comme absence, comme autre que le visible. C'est pourquoi "la beauté est dans l'oeil de celui qui regarde". La plus folle valeur de marché ne peut donner accès au pain et au vin des mondes impliqués dans l'oeuvre - cette valeur marchande de l'art n'est que l'expression de l'impuissanse douloureuse à acheter la vie supérieure, impuissance propre aux maîtres de ce monde sans art. Sans le goût de la Splendeur dans la bouche, le plus brillant objet d'art est aussi vide qu'un miroir brisé.

L'oeuvre est l'explication d'une implication cachée. Le caché est toujours déjà présent, receptacle de la Lumière originelle, coupe du sang de la puissance et de la vie.

L'art est une production selon l'ordre des hommes et selon l'ordre du temps. Le temps est comme un serpent enroulé dans la nuit du panier fermé du danseur de serpent. Il est toujours déjà présent comme puissances non manifestées, ou oubliées. Telle est l'implication du Serpent, l'écu des "dieux qui conspirent dans l'ombre pour que les mortels aient quelque chose à chanter."

Et le moment venu - le moment de l'explication du Temps - le Serpent se déroule et déroule ses anneaux au jour. A ceux qui sont des pierres sur son passage, il est venimeux et mortel. A l'être humain qui danse avec lui les yeux dans l'abîme, en jouant d'une flûte d'os humain, il peut être favorable. 

L'oeuvre véritable est toujours déjà présente. Elle sort de sous la pierre, comme le serpent le temps venu, au printemps des mondes. La nécessité unique, la mort. Rien de moins, rien de plus.

Les dieux aiment les danseurs de la mort.

Vive la mort !




Nu

Nu
Zinaida Serebriakova