Fer comme larmes et armes. Unité de la réalité.




Il n'existe pas plusieurs réalités dans un monde. Il y a une réalité, et une indéfinité de mots vides. Tu peux toujours dire le contraire, c'est le propre des mots - de toujours pouvoir dire le contraire. Il n'y a malgré tous les mots qu'une réalité pour tout vivant. Le vivant n'a pas d'échappatoires réels - sauf la guerre. La guerre en acceptant l'unité de la réalité, c'est à dire le combat du rat acculé au fond de son trou de béton - "le combat désespéré dans les mâchoires de la mort" du Hagakure. Tu comprendras ce que je veux dire le jour où tu seras atteint d'un cancer dévorant, ou enfermé contre une falaise par la manœuvre d'un groupe de prédateurs, ou encore dévoré à l'intérieur de ton corps, par les spires du dragon. Les bactéries dévorent, et nous nous indignons des hommes. Pourquoi est-ce si difficile de le comprendre ? Ce jour là, que te vaudront la théorie des univers parallèles, ou les grandes phrases "c'est moi qui crée ma propre réalité" ?

Ceux qui parlent de la pluralité des réalités parlent de la pluralité des mots, et oublient une chose essentielle : l'unité de la réalité est, mais ne peut être dite en tant que description. Les mots ne peuvent par nature dire l'un, mais seulement le divers. Je dis : "la réalité est une" - je ne peux rien ajouter. Les couleurs, les odeurs du monde, les parfums - tout est dit multiplement. La réalité est le support unique de la multiplicité des manifestations et des paroles. Ce que l'on ne peut pas dire est, et est d'une puissance plus grande que le dicible.

La réalité est une. C'est pourquoi la puissance est une, et pourquoi les bavardages des hommes échouent à changer la réalité. Agir n'est pas parler ; parler n'est pas agir. La parole puissante est celle qui réunit les hommes ; et le seul débat sage est celui qui doit aboutir à un accord. Agir, pour un groupe humain, c'est se faire un dans l'action. Pouvoir agir, c'est être organisé et discipliné, pour passer d'un chaos d'actions et de rétroactions à somme nulle vers une puissance unique capable de bousculer la réalité, de la faire sortir de ses répétitions infinies, de porter l'aurore des autres mondes.

Dans cette perspective, l'individualisme libéral est l'organisation scientifique de l'impuissance des hommes au profit du seul ordre restant, l'organisation capitaliste toute puissante. La confusion entre la parole et la réalité, effective dans le langage, est aussi un symptôme d'asservissement, quand on pose que faire une assemblée délibérante, un débat à la télévision, est agir. Agir, c'est se soumettre toujours plus radicalement aux fins de l'action, et non s'agiter. Agir, c'est attendre silencieusement le kairos, comme le léopard attend sa proie dans les hautes herbes.

Le sage qui médite est une rotation invisible comme la nuit des mondes. Il est l'action du non-agir.

Tu peux méditer avec le monde dans ta main. Mais pour le monde, tu est comme une noix perdue sur les sentes des bêtes sauvages. Toute l'importance que nous donnons à notre peau ! L'envers de notre indignation de la mort et du don est l'ego, et non la justice. 

Le refus de l'organisation au nom de la liberté, typique de l'idéologie et de l'éducation libérale, est un verrou de l'asservissement général des hommes libres. S'affirmer dans le monde est moins agir que de devenir invisible. La visibilité est un nom de la complicité. Je ne veux d'autre visibilité que celle du feu de camp dans la montagne, la nuit - les poussières d'étoiles dans ton regard. Je ne veux d'autre visibilité que la nostalgie de l'absence. Je ne veux d'autre mots que le silence des yeux baissés dans un sourire infime.

Nous défendons cette peau qui sera dévorée par la mort - alors que nous pouvons la livrer aveuglément au feu.

Le Spectacle de la liberté et l'asservissement au Capital sont une réalité, seule et même.

Vive la mort !



Nu

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Zinaida Serebriakova