Le Soleil noir de la mélancolie



(E.Munch, la jeune fille et la mort)

Le 11 mai de l’an du Seigneur 2008, vers midi, sur le bord de mer de St Malo, au lieu dit« La hoguette » sur la plage et l’estran, j’ai vu, remontant lentement, très lentement de la plage, une jeune fille étrange. Une veste d’été à carreaux noirs et blancs. Un bustier coloré. Une jupe. Pieds nus. Sur le dos, un sac. Des vêtements dépareillés. A la main, elle tenait deux morceaux de polystyrène d’échouage.

Marche lente, regard fixe. Elle est montée sur la digue, s’est dirigée vers une poubelle, y a jeté les morceaux, puis après une pause méditative est repartie vers la plage. Comme j’étais au pied de l’escalier, elle m’a surplombé un instant. Intrigué, j’ai cherché son regard.

Les pommettes et le tour des yeux marbrés de rouge, discrètement. Le visage de pierre. Les yeux fixes, noirs, la pupille béante. Elle n’a pas baissé les yeux. J’ai fini par le faire. La marche si lente.

J’ai revu dans ces yeux le soleil de la folie que j’avais vu dans d’autres yeux. Antipsychotiques, mélancolie.

Un monde étrange est passé dans nos yeux. Spirale de la folie, abîme, fascination de la mort. « Quant tu regardes l’Abîme, l’Abîme regarde au fond de toi.» - une effluve d’hôpital psychiatrique, d’enfermement.

La sonnerie à la porte. L’œil dans le judas. Les clefs, les serrures, partout. Cris, regards. Le téléphone à pièces dans le hall d’entrée, en métal ancien, comme une porte. La chaleur chargée d’odeurs vagues. L’exhibition des corps, le sexe comme un cancer. Les hautes fenêtres verrouillées, épaisses comme une eau stagnante, avec un minuscule volet mobile vers l’air du dehors.

Un frisson passe par une faille du temps. Une goutte d’eau glacée qui coule dans le dos. Ce qu’on ne peut pas dire. Le Trépas, père de la douleur.

Plus loin, elle a enlevé son sac, sa veste, a remis son sac sur son épaule nue et noué sa veste autour de la taille. Elle a marché dans l’eau, le long de la rive. Un long moment, elle a du être visible comme un point, piétinant lentement l’écume vers 12h15, sur la webcam (http://www.thalassotherapie.com/webcam/) des Thermes Marins. Quelque part il reste peut être dans une mémoire électronique le reflet imperceptible de ma vision.

La folie, la mélancolie. Qui l’a amenée ici ? Qui l’a aidée à s’habiller ? Qui la soigne, et qui souffre à s’inquiéter d’elle ?

Un monde étrange, occlus, rempli d’épines blessantes. Sans haut ni bas, gauche ni droite, proche ni lointain, jour ni nuit, soleil, étoile. Un monde où toutes les paroles sont des mensonges kaléidoscopiques qui s’enroulent en spirales. Un soleil hurlant parmi les crânes des temps. Le Trépas, père de la douleur.

Un vertige dans une cave. Une fenêtre qui déforme à l’infini les visages aimés, les brise en morceaux, dents, griffes, yeux injectés de fureur, bouches grimaçantes, avides, hurlantes.

Et le proche qui la soigne vit en ce monde et dans l’autre, le nôtre, vit du plus petit espoir, un rayon de soleil, un pas qui suit l’autre, une promenade qui finit comme une promenade, bénignement. Celui qui vit avec elle vit dans notre monde, mais à l’ombre du soleil noir qui le surplombe et teinte sa pensée, ses actes, son sommeil. Celui qui la soigne vit avec les ténèbres et étouffe de tristesse et de rage noire qui l’empoisonne. Il désire sa mort, et ce désir fait partie des ténèbres et l’enferme davantage en elles.

Ainsi parfois quand il l’a couchée et profite d’un silence, il entend les chocs sourds de ses bonds. Elle est levée, trépigne. Il monte l’escalier, et voit son regard fou, éperdu, renversé de haine. Il l’entend hurler, délirer, haleter. Il se sent démuni, lui amène les gouttes-neuroleptiques-qu’on lui a donné, le maximum. Il faut l’endormir, l’empêcher de sauter par la fenêtre, de le détruire. Elle ne doit pas être vue comme ça ni des visiteurs ni de sa fille. Quand la haine de son regard s’abat sur sa fille, le bébé de deux ans ouvre des yeux écarquillés, terrifiés. Il en éprouve une douleur atroce, de ténèbres. Il ne craquera pas.

Et les gens passent, la voient assommée, le jugent. Et les enfants des visiteurs sont terrifiés par elle et la fuient et pleurent. Drame sur drame, sans trêve. Personne pour te recevoir, te donner un vrai conseil. Car la malade, c’est elle! Personne pour écouter ta sincérité. Comment manquer d’humanité au point d’espérer qu’on t’aide, au lieu de t’accabler de reproches ?

Le Trépas, père de la douleur.

Le soleil renaissant est un soleil neuf. L’estran parcouru de myriades de pas comme des étoiles est comme une page blanche après le flot. La Terre surmontée de l’arc en ciel est neuve après le Déluge. Pourtant chaque pas a passé, comme les paroles vaines qui ne resteront pas, emportées avec les hommes mortels. Le Poème est plus qu’un homme.

Allez, pauvres mélancoliques aux yeux d’abîmes, et vous qui les portez sur les estrans infinis. Que Dieu vous bénisse au fond de l’Abîme, quand les corps blancs des noyés tournoient vers les abysses parmi les eaux du grand Océan.

Car il est le Trépas, père de la douleur, et c’est en lui, en son horizon, que toujours se lèvent les astres des ténèbres.

Le Gnostique est frère, miroir du fou et du nomade.

« Dieu a déclaré folie la sagesse du monde »

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Zinaida Serebriakova