Lettre ouverte à J.C Michéa V. Le sort éternel de Kant dévoilé.



Abstact : Michéa accomplit une archéologie puissante du Système libéral et de son déraillement actuel en totalitarisme flou . Mais cette archéologie reste dans l'horizon métaphysique qui a rendu possible l'idéologie racine dont il dénonce les fruits : cela se révèle particulièrement dans sa conception "universaliste" du Droit, du temps et de l'espace, pensés comme homogènes . La solution proposée est celle d'une ontologie permettant une universalité transcendentale, non unidimensionnelle : une règle peut n'être pas respectée, mais il doit exister des règles de niveau supérieur pour sortir d'un nomos, et des règles permettant le retour . L'universel n'est pas dans le droit, il surplombe le droit . Il n'est pas un principe juridique, mais une puissance de poser dans l'être la loi nouvelle .

"La souveraineté est ce qui décide dans le cas d'exception" : la souveraineté est ce droit de sortir du droit par le haut, d'établir des mondes nouveaux produits par l'imagination active dans le monde ici et maintenant : nous devons reconquérir la souveraineté humaine, la souveraineté de l'imagination .

Alors le bonheur sera à nouveau une idée neuve en Europe .


La question des liens pose dans la foulée la question du droit et de la morale . La morale moderne dévoilée comme mort et morbidité ! Je partirais d'un texte de Michéa explicite à ce sujet, là encore proche, et là encore si limité. Viendra ensuite le texte fondamental, issu de Théologie Politique de Carl Schmitt, qui est un discours de la méthode pour notre oeuvre .

Alors que l'exténuation des mondes commence au moins avec le nominalisme, dans la conscience moderne le nom de Kant l'exprime le plus exactement . Examiner les linéaments de l'oeuvre de Kant est certes faire face à une difficulté majeure, qui est son extension et sa construction systématique, qui en font un cycle métaphysique complet . On trouvera sur l'Encyclopédie et ici des textes qui le qualifient sans rire de pornographe métaphysique ; sur la morale, Nietzsche, pour faire court, parle de tartufferie raide et vertueuse ; et on retrouve chez Michéa cette raideur vertueuse qui à mon avis empêche de penser la transformation des mondes humains . La raideur de la vertu voudrait que l'on prenne un air compassé pour en parler, en pinçant la bouche et en écarquillant les yeux, tout en rapprochant les talons ; ou encore que l'on murmure avec les épaules légèrement voutées, pour monter sa douceur d'agneau ami des hommes . A l'âge du Spectacle, la vertu est un masque , et tous les masques finissent en comédie . Comme... Alors j'aurais la cruauté d'invoquer le rire : au fond, Kant a aussi un côté tragique, et un côté comique . De plus je suis avec scrupules la recommandation d'un livre archaïque et féodal :

« L'un des préceptes laissés par le seigneur Naoshige dans ses écrits sur le mur demande que les questions de grande importance soient traités de manière légère . »
Hagakure, premier volume .

Tout ces propos sur l' « éthique » doivent être justifiés au plus prêt . Je ne crois pas à l'argumentation en général, car on ne se justifie pas de vivre, mais dans une lettre ouverte, c'est une question de correction . Ce n'est pas une provocation de dire que ce que l'on affirme n'a pas, en général, à être argumenté ou justifié . La force d'une parole, c'est sa vérité, qui se dégage de sa saveur, sapere, sagesse ; la parole vraie peut être aussi ce qui pose dans le monde, ce qui fonde, une poiésis et non un constat ; et les raisons qu'on en donne ne font pas sa vérité . Au mieux ces raisons manifestent la vérité dans la perspective de l'auditeur, non en soi ; la justification ne se justifie elle même que dans le dialogue .

Pour situer le ton de la conversation, je cite une source sûre sur la situation actuelle de Kant :

« A ce moment, Biezdomny essaya de mettre fin au hoquet qui le tourmentait (...) Au même instant Berlioz interrompait son discours, parce que l'étranger s'était levé soudain et s'approchait d'eux . Les deux écrivians se regardèrent avec surprise .

Excusez moi je vous prie, dit l'homme avec un accent étranger mais sans écorcher les mots . Je vous suis inconnu, et je me permet de...mais le sujet de votre savante conversation m'intéresse tellement que...
(...)
Me permettez vous de m'assoir ? (...) si je ne me suis pas mépris, vous avez jugé bon d'affirmer, n'est ce pas que Jésus n'avait jamais existé? Demanda-t-il en fixant son oeil vert sur Berlioz .
Vous ne vous êtes nullement mépris, répondit courtoisement Berlioz . C'est précisément ce que j'ai dit .
(...)
Etonnant ! (s'écria à nouveau l'indiscret personnage . Puis, sans qu'on sache pourquoi, il regarda autour de lui comme un voleur, et étouffant sa voix de basse, il reprit :) Pardonnez moi de vous importuner, mais si j'ai bien compris, et tout le reste mis à part, vous ne...croyez pas en Dieu?
Il leur jeta un regard effrayé et ajouta vivement :
Je ne le répèterai à personne, je vous le jure !
Effectivement nous ne croyons pas en Dieu, répondit Berlioz en se retenant de rire de l'effroi du touriste, mais c'est une chose dont nous pouvons parler tout à fait librement .
L'étranger se renversa sur le dossier du banc et lança, d'une voix que la curiosité rendait presque glapissante :
Vous êtes athées?
Mais oui, nous sommes athées, répondit Berlioz en souriant .
(...)
Mais cela est merveilleux ! S'exclama l'étranger stupéfait, et il se mit à tourner la tête en tout sens pour regarder tour à tour les deux hommes de lettres .
Dans notre pays, l'athéisme n'étonne personne, fit remarquer Berlioz avec une politesse toute diplomatique . Depuis longtemps et en toute conscience, la majorité de la population a cessé de croire en ces fables.
(...)
Mais permettez moi, reprit le visiteur après un instant de méditation inquiète, permettez moi de vous demander ce que vous faites, alors, des preuves de l'existence de Dieu, qui , comme chacun sait, sont exactement au nombre de cinq ?
Hélas, répondit Berlioz avec compassion . Ces preuves ne valent rien du tout, et l'humanité les a depuis longtemps reléguées aux archives . Vous admettrez que sur le plan rationnel, aucune preuve de l'existence de Dieu n'est concevable .
Bravo ! S'exclama l'étranger . Vous venez de répéter exactement l'argument de ce vieil agité d'Emmanuel . Il a détruit de fond en comble les cinq preuves, c'est certain, mais par la même occasion, et comme pour se moquer de lui même, il a forgé de ses propres mains une sixième preuve . C'est amusant non ?
La preuve de Kant, répliqua l'érudit rédacteur en chef en souriant finement, n'est pas plus convaincante que les autres . Schiller n'a-t-il pas dit, à juste titre, que les raisonnements de Kant à ce sujet ne pouvaient satisfaire que des esclaves ? Quant à David Strauss, il n'a fait que rire de cette prétendue preuve .
(...)
Votre Kant, avec ses preuves, je l'enverrais bien pour trois ans aux îles Solovki, moi ! Lança soudain Ivan Nikolaïevitch, tout à fait hors de propos .
Mais l'idée d'envoyer Kant aux îles Solovski, loin de choquer l'étranger, le plongea au contraire dans le ravissement .
Parfait, parfait!(...) c'est exactement ce qui lui faudrait ! Du reste, je lui ait dit un jour, en déjeunant avec lui : « voyez vous professeur-excusez moi-mais vos idées sont un peu incohérentes . Très intelligentes, sans doute, mais terriblement incompréhensibles . On rira de vous »
Berlioz ouvrit des yeux ronds : « en déjeunant...avec Kant ? Qu'est ce qu'il me chante là ? Pensa-t-il.
Malheureusement, continua le visiteur étranger en se tournant, nullement déconcerté par l'étonnement de Berlioz, vers le poète, il est impossible d'expédier Kant à Solovki, pour la simple raison que depuis cent et quelque années, il séjourne dans un lieu sensiblement plus éloigné que Solovki, et dont on ne peut le tirer en aucune manière, je vous l'affirme .
Je le regrette ! Répliqua le bouillant poète .
Je le regrette aussi, croyez moi ! Approuva l'inconnu et son oeil étincela. »

Boulgakov, le Maître et Marguerite, premier chapitre .

Je vais donc illustrer le sens de la déperdition ontologique sur la liberté humaine, et donc sur l'éthique, ou morale (je ne vois guère là que des différences de connotation, non de dénotation, n'en déplaise aux éthiciens, qui ne sont peut être rien d'autre que des Pangloss, ou des médecins de Molière) à l'aide du Maître et Marguerite de Boulgakov .

Boulgakov a vécu et écrit sous le règne de Staline, Soleil Trompeur du père Noël d'été (Mikhailkov) . Dans cet ouvrage que j'avoue entrelacé à ma vie même, un homme, un écrivain, écrit et cherche à faire publier un livre sur Jésus . Et l'affirmation de l'existence de Dieu, de Jésus, du Diable, de la Sorcellerie sont des emblèmes de la liberté, comme l'affirmation de l'amour tristanien, dans le monde étouffant et carcéral de la police secrète, des asiles de fou, et du langage convenu . N'est ce pas assez drôle, que ce « nous pouvons en parler tout à fait librement »? Car ce dont le Système nous laisse vraiment parler librement, c'est tout ce qui ne contrarie pas son entéléchie, soit par indifférence, comme nos préférences de couleurs ou de matière sur un vêtement, nos orientations sexuelles, etc, soit par service, comme la « lutte contre les discriminations », le féminisme, etc . Ceci pour replacer le « tout à fait librement » de notre monde, analogue au Moscou de la Iejovchtchina .



L'amour tristanien, pour utiliser un terme peu musical, ou caniculaire pour en marquer l'influence astrale et la référence au Grand Midi, est liberté contre la « liberté » du Système, puisque les amants ne respectent aucune règle de la société humaine ; parole donnée à son seigneur, au père, au mari ; usage de philtres et sorcellerie ; adultère ; assassinat de témoins ; parjure des plus puissants serments ; fuite dans la forêt, dans un espace extra-légal . Ainsi est l'amour du Maître et de Marguerite . Eux brûlent le restaurant de la maison des écrivains . Pourtant, cette transgression n'est pas condamnée, et même est Grâce, et recoit la protection particulière de Jésus, et même de Satan lui-même, c'est à dire est reconnue comme transcendante à l'ordre objectif de la Loi et de la morale humaine, exactement comme la force du pardon dans le thème de la femme adultère .

Dans le roman de Tristan et Iseult, dont je ne doute pas de la valeur traditionnelle, c'est un saint ermite qui reçoit et réconcilie les amants avec la société humaine . En effet, la transgression des amants est celle de l'Ermite, retiré dans la forêt sauvage, refusant les liens du travail et du mariage . Le sannyasin, le renonçant, est un révolté contre le Siècle dont la figure permet de comprendre la source fondatrice de la légitimité traditionnelle de Tristan et Iseult et de Boulgakov : la règle de la société n'est pas universelle, elle ne s'applique pas à tous, en tous lieux, à tous moments . A tous : celui qui est porté par une force divine, qui déchire les liens simplement humain, est souverain sur ceux-ci ; à tous moments : lors des fêtes calendaires dont le Carnaval n'est qu'une survivance, la société humaine revenait au chaos pour se regenérer ; alors les liens n'étaient temporairement, dans l'indistinction nocturne, plus respectés . L'ordre porté par la Souveraineté est fragile, et doit sans cesse, étant soumis au temps, se regénerer, par le retour des années, des grandes années, des rois, des dynasties...Et ce ordre est imparfait, et doit donc avoir des règles, et des règles de règles régulant ses propres transgressions, avec des règles de sortie et des règles de retour, qui sont des rites de purification .

C'est là un point massif de désaccord avec l'ethique moderne, qui construit la loi comme la loi naturelle, visible dans les cycles nécessaires du Ciel étoilé, comme un universel dans le temps, dans l'espace, et pour ses sujets, justifiant un impératif catégorique . L'universel de la Loi n'est pas la Loi positive, celle du peuple comme celle inscrite au fond de mon coeur ; l'universel de la Loi est l'archétype de la puissance qui la fonde, sa racine, source souterraine en analogie inverse, c'est à dire Céleste .

On remarque que là encore, notre ontologie surévalue le « positif ». Pourtant si seul j'édicte un code de loi positif, aucun spécialiste du droit positif ne l'étudiera comme loi . Pourquoi ? Parce que la légitimité lui manque, c'est à dire l'essentiel, qui est extérieur à la loi positive . Et ce , quand bien même la loi positive contiendrait ses règles de légitimité ; je pourrais en faire autant dans les miennes, ce qui prouve que la validité de ces règles n'est pas leur caractère « positif ». Qui hors de l'érudit compulsera une loi morte ou fictive?

La Loi positive est une application déterminée, et son champ d'application dépend de la légitimité verticale qui analogiquement au Premier la fonde . « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». Les lois impériales valent pour ce qui est sous la juridiction de César .

L'ordre supérieur de l'antérieur est aussi l'acte de ce qui n'est qu'en puissance dans l'ordre postérieur . Ainsi le savoir du supérieur est ce qui ouvre parfaitement l'intelligibilité du postérieur . Par exemple la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 est ce qui permet de rendre intelligible des points isoléments obscurs de la Constitution, en en faisant comprendre la finalité . L'oubli de cette finalité est la nette conséquence d'une dégénerescence avancée de la Démocratie . Voir en particulier l'oubli de la notion d' « égalité en droit » intangible et sacrée , oubli positivement illustré par le seul fait qu'on discute de discrimination positive, ou que l'on accorde l'immunité à un citoyen titulaire d'une fonction . Et si on discute d'un droit inaliénable et sacré, quelle validité donne-t-on aux autres?

Cette relation de l'archétype fondateur, de la Loi, et des domaines dont elle n'a pas la souveraineté est un archétype de lien analogué dans plusieurs domaines . Ainsi les sens de l'écriture. Ces différents sens ne sont pas des parties autonomes et séparées, mais bien des analogons :

« Toujours en effet, le terme postérieur contient en puissance le terme antérieur, qu'il s'agisse de figures ou d'êtres animés... »Aristote, Traité de l'âme, à partir de 414b29.

Le terme le plus élévé est l'achèvement ultime de tous les autres ; le sens spirituel contient en puissance tous les autres sens. De là j'en déduis que le sens littéral n'est pleinement ouvert qu'à celui qui accède au sens spirituel, et que le sens littéral apparent, obvie, ne peut prétendre sans inversion nihiliste ordonner le sens spirituel . Cet emboitement vertical se retrouve dans la relation de la métaphysique à l'idéologie politique, de l'homme à la femme, et bien d'autres .

La pluralité des mondes est aussi la pluralité du droit . Car le droit est la science des relations intermédiées par le Signe . Et le Signe, comme la Loi, n'est pas arbitraire comme le définit la sémiotique moderne, mais souverain en tant que posé par une souveraineté, laquelle est une volonté qui se pose comme souveraine en posant la Loi, en articulant et garantissant l'ordre du monde . Cette souveraineté n'est pas arbitraire, elle ne peut prendre n'importe quelle forme, car elle est l'image, l'analogué tant par proportionnalité que par attribution à un premier, de la souveraineté du Suprême .

La Souveraineté du roi traditionnel n'est pas une propriété personnelle, et l'oblige à une impersonnalité, à une humilité personnelle, très éloignée du narcissisme de la décadence . Ce qui caractérise le Suprême dans la catégorie de l'action, c'est le non agir, le laisser être dans les limites de la conservation de l'ordre . La guerre n'est légitime que comme réaction à un désordre . Une souveraineté assurée est une souveraineté discrète, essentiellement symbolique . Une souveraineté arbitraire, ou tyrannie, n'étant pas analoguée, n'est rien, et ne peut durer sans une course à l'abîme, à la puissance toujours plus grande, à une violence destructrice qui signe l'usurpation . C'est un enseignement constant des récits traditionnels que la démesure signe l'usurpation ; et l'âge moderne est justement un âge de démesure .

Cette position de la Loi est très éloignée de la position moderne, qui est l'affirmation universelle de la Loi, universelle dans le temps (la dernière survivance des cycles temporels, l'amnistie présidentielle- et c'est une amnistie royale qui évita, dit-on, la corde à Villon-ayant été supprimée car « incompréhensible »), dans l'espace, avec la recherche de lois internationales, et enfin universelle quant au juge (l'idée que le juge possède une légitimité par sagesse, ou une illégitimité par sagesse, indépendante de la bonne application technique du Droit, est absente de la réflexion sur l'affaire d'Outreau qu'elle pourrait pourtant éclaircir) et quant aux parties : c'est cela, l'égalité en droit .

La position moderne du Droit est directement issue de la crise de la pensée moderne . L'universalité de la Loi comme procédure et comme règle ainsi conçue amène une application lourde, technocratique et paradoxale de la Loi, sans aucune hiérarchisation des fautes ; et cette lourdeur amène à une application lente et partielle de la Loi qui scandalise à juste titre les victimes . Un autre paradoxe de cette situation est la faiblesse des peines affectés à certains crimes de sang, sans parler de l'extrême faiblesse des peines concernant les oligarques pris la main dans le sac . Le résultat politique est la possibilité de condamner pratiquement n'importe qui, chacun ayant ses accomodements avec la Loi, en fonction de son métier et de sa catégorie sociale, que seul un obsessionnel compulsif peut intégralement respecter . L'universel éthique devient l'arbitraire tyrannique, dans le même mouvement que la volonté d'une imposition concrète, technique de l'universel .(Voyez les infractions au code de la route, au code des impôts, hygiène et sécurité, commerce, etc). Le résultat démocratique est une double demande sociale : de durcissement des peines pour autrui, chacun ayant conscience du peu de civilité...des autres, aboutissant à l'emprisonnement massif de parties de la population ; et d'allègement des règles pour soi, nourrissant le discours libéral ; sans que la Loi ne soit plus respectée .

Ainsi la rigueur de la Loi traditionnelle était-elle alliée à la subtilité du discernement pour son application . Un exemple que j'aime à citer est celui de la Loi de Manou : elle interdit explicitement le divorce, puis en donne les conditions : l'interprétation positiviste est évidemment que la Loi est une compilation contradictoire, et ainsi on nomme plusieurs « traditions » dans le texte global ; mais la vérité est que la Loi laisse au discernement les exceptions à la règle . Il en est de même pour la femme adultère de l'Évangile selon St Jean . "Va et ne pèche plus". La loi n'est pas abolie, mais elle est accomplie par le refus même de son application . La Loi originaire doit s'inscrire sur la terre, dans la matière ; et la légitimité de son application dépend de la légitimité du juge . Une telle conception traditionnelle du droit, limité dans son objet, son espace, son juge, son temps, est incompatible avec la bureaucratisation quantitative qui fonde l'application universelle, mécanique du droit et de la morale, et justifie l'existence de fonctionnaires du droit qui sont des techniciens sans épaisseur humaine, les exemples en abondent . Or le juge doit être sage, chercher l'esprit avant la lettre, plutôt que d'être savant, dans une société normale .

Or c'est bien cette conception de la Loi, et l'hypocrisie globale du Système, que montre Boulgakov dans son livre . Le diable donne à chacun des occasions de ne pas respecter la loi et chacun s'en empare aussitôt...voilà la Vertu dévoilée ! La moraline moderne est une perte de légitimité des règles, car elle est inapplicable . Ainsi dans le système pullulation parasitaire des lois et destruction de la Loi vont-ils de pair .

Là encore on, retouve une notion tout à fait comparable mais je trouve très superficielle chez Jean Claude Michéa, l'enseignement de l'ignorance, dernières pages :

« Notons qu'en ces matières, où l'on touche au fondement même de l'ordre humain, il convient de manier la hache du Droit et de la Raison avec la plus extrême précaution . Kant lui-même, pourtant assez peu sensible aux séductions du particulier, écrivait que « le bois dont l'homme est fait est si noueux qu'on ne peut y tailler des poutres bien droites » (l'Idée d'une histoire universelle, 6ème proposition). Dans la mesure où les esprits modernes n'ont déjà que trop tendance à s'incliner devant la tyrannie de l'angle droit, on peut penser qu'un solide sens de la coutume et des jeux subtils qu'elle permet de former à tous les niveaux représente une des forces psychologiques majeures dont chaque individu dispose encore...
Et en note : « une fois n'est pas coutume » dit la sagesse des peuples . C'est cette plasticité constitutive qui différencie ce que veut la coutume (par exemple fêter un anniversaire) et ce qu'exige le droit (par exemple respecter le code de la route) . Naturellement, et Latouche le montre très bien, cette plasticité de la coutume risque toujours de conduire à des arrangements avec le droit qui peuvent ouvrir la voie à la corruption . Mais si, pour ces raisons, les exigences variées de la coutume doivent en principe être subordonnées aux impératifs égalitaires du droit, celui-ci doit seulement être conçu comme, d'une part, le cadre général des relations humaines concrètes, et d'autre part, comme l'ultime instance à laquelle on doit se référer lorsque les différents et les conflits ne peuvent être réglés aux niveaux primaires de l'existence sociale . Quand, par conséquent, le droit en vient à fonctionner d'emblée comme un recours normal, voire préalable- quand en d'autres termes, la menace de procès réciproques devient la forme normale de civilité-on entre alors dans le règne des individus procéduriers et dans la tyrannie du droit . (...)le système capitaliste tend progressivement à ne laisser aux individus, pour régler leurs différents litiges, que deux modalités majeures : la violence et le recours systématique au tribunal . »


L'homme qui a une vie spirituelle, intérieure -mon Royaume n'est pas de ce monde- ne peut être entièrement courbé par aucune tyrannie . La crucifixion est est le signe, par lequel le dernier triomphe . Quand bien même cette puissante espérance serait illusoire, et c'est ainsi que les militants communistes ont fait preuve d'héroïsme pendant les différentes guerres qu'ils ont affrontés . Quant aux catholiques, ceux qui récitaient avec capacité méditative « car c'est à Toi qu'appartiennent le Règne, la Puissance et la Gloire pour les siècles des siècles », ceux là ne pouvaient s'incliner devant aucune menace terrestre, aucun Etat s'appuyant sur la terreur et la torture, comme le montre assez l'histoire du martyre . C'est pourquoi le monde imaginal est le garant de la liberté humaine . Il est le lieu de l'idéal du moi collectif, le contraire du narcissisme et de l'arbitraire, car il repose sur lui même et ne dépend d'aucun homme . Aucune puissance humaine ne peut y porter atteinte . Il est l'Autre lointain définitivement constitué, sur lequel je me détermine et que je perpétue dans la fidélité des générations . C'est lui qui porte le refus de l'indignité porté jusqu'à la mort, ou à l'isolement de ses proches . Les hommes qui ont su empêcher les plus féroces tyrannies de l'histoire de s'enraciner définitivement, furent tous des hommes de vie intérieure . C'est pour les autres mondes, espérés ou vécus, qu'ils ont pu risquer leur vie, et réussir à survivre dans des conditions matérielles de dénuement proche de la mort . Dans les camps nazis, dans les cachettes, c'est la musique, la poésie, le Livre, qui ont soutenu l'humanité de ceux que l'on voulait rabaisser à l'animal et à la chose .

Le plus puissant Etat de l'histoire, son énorme organisation, sa capacité immense de surveillance, de vision nocturne, ses alliés et ses espions, et ses bombes géantes, perforantes, au phospore, ses drones et ses millions d'hommes en armes, ses assassinats ciblés, ses prisons secrètes et sa pratique de la torture, son extraordinaire et omniprésent martèlement symbolique, ne peut faire plier celui qui s'appuie sur d'autres mondes, dans lesquels cet Etat n'est rien, sinon Babylone . Car c'est à Toi qu'appartiennent... « En vain nous passons près des rois tous le temps de nos vies, à souffrir les mépris et plier le genoux : ce qu'ils peuvent n'est rien " Michel de Malherbe.

La résistance au Sytème ne peut vivre sans ouverture du Ciel et de l'Enfer . Je ne crois pas que Michéa ait médité William Blake : mais j'affirme que le rationalisme et la vertu ne peuvent tenir face au déchainement prévisible du Système . Il faut une percée métaphysique à la révolution !

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Nu

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Zinaida Serebriakova