Principes de guerre métaphysique lus dans un chewing gum, IV. Principe de l'innovation dissidente, ou principe d'écart.


(École de Fontainebleau)

Depuis la fin du moyen Âge, la plus grande part de l'innovation paradigmatique, la créativité de la pensée apparue en Occident est née en dehors des institutions culturelles officielles . La clôture institutionnelle rend la créativité marginale, car seule les marges ont la souplesse et la laxité nécessaire à l'innovation idéologique, sans compter la rapidité et la combativité du guerrier nomade que possède le penseur indépendant par rapport à la lenteur du bureaucrate . Enfin la survie dans les marges intellectuelles est si dure que la motivation et la puissance des marginaux apparaît souvent écrasante par rapport au doux ronronnement des notable institutionnels .

Que ce soient les humanistes par rapport aux Universités, les isolés comme Paracelse, les chirurgiens comme Paré, ou encore les chimistes comme Pasteur face aux mandarins des Facultés de médecine, la Réforme face à l'Église, les Lumières face aux universitaires, le rapport du faible au fort s'est lentement mais sûrement inversé à chaque fois . La puissance de création, la vérité, l'ironie ont à chaque fois littéralement écrasé l'infâme adversaire . Le processus commence très tôt . Voyez Dante . Voyez le grand style et l'érotique chez Pétrarque ou Boccace, chez Shakespeare, l'ironie mordante de l'éloge de la folie d'Érasme, le style de Voltaire, ou la crédibilité froide et têtue d'un isolé comme Machiavel . La comparaison est tout simplement impossible dans sa cruauté avec les œuvres issues d'institutions universitaires contemporaines, de ces œuvres libres d'attaches .

Je sais que des œuvres majeures, que des innovations intellectuelles majeures ont encore lieu dans les universités du XIVème au XVI siècle, mais même les plus puissants esprits doivent passer par les langues du peuple pour être entendus, et l'étranglement que produit l'accumulation indéfinie de commentaires et de normes aboutit à la condamnation d'un Maître Eckhart . La production idéologique institutionnelle a été enterrée, au sens propre du mot : elle est une langue morte réservée aux érudits .

Le facteur décisif, outre la créativité des marges, a été l'invention de moyens de diffusion indépendants et la formation de publics formés qui ne soient pas captifs des structures institutionnelles . L'imprimerie a permis à toutes sortes d'officines marginales de publier ; et ainsi, des publications par milliers ont pu apparaître ; un fatras, mais Rabelais, mais Montaigne, des gens qui n'eussent pu écrire au XIIIème siècle de la même manière, l'institution contrôlant la reproduction des manuscrits de beaucoup plus près . Luther s'est appuyé sur des laïcs cultivés et dissidents . Descartes a joué sur les deux tableaux, en latin et en français . Très peu de penseurs et d'auteurs d'envergure de l'époque moderne étaient institutionnels . Une majorité étaient financés par des mécènes, comme Kepler, ou aristocrates, ou médecins et moines errants comme Paracelse ou Rabelais .

La motivation des marges est indéfiniment plus grande que celle des propriétaires des stocks de connaissances officielles, capable de faire des maquettes de la métaphysique générale avec des allumettes et d'en résumer l'histoire en trois phrases dogmatiques . Ces êtres sont accidentellement artistes, ou philosophes ; ils le sont parce que c'est leur métier, ils pourraient aisément être autre chose . Ils sont des vivants biologiques de la classe moyenne avec la vie qui lui correspond . Ils sont aveugles aux antinomies modernes, et ne peuvent les vivre . Ils sont donc incapables de parler sérieusement des urgences des hommes modernes .

Ainsi, quand Luther parla du Salut, fut-il immédiatement entendu : la théologie était redevenue vivante . Luther ne parlait pas en latin dans le cadre d'une dispute prédigérée, morte ; il parlait à partir d'une expérience vivante, cruciale, de la peur de l'Enfer et de la recherche du salut à l'intérieur de son univers de civilisation . Arendt dit de même d'Heidegger, que par lui la philosophie était redevenue vivante .

Notre situation est analogue à celle de la Renaissance . Une part importante de la pensée moderne est une dissertation idéologique visant à la domination, ou une scolastique morte, tant dans la « phénoménologie » que dans la « philosophie analytique » . De très puissantes recherches ont lieu, entre autres dans le cadre de la philosophie analytique, dans le cadre de l'histoire de la métaphysique post phénoménologique (André de Muralt, J.F Courtine, Alain de Libéra...) ou de l'analyse de la mécanique quantique (Bernard d'Espagnat, Michel Bitbol...), mais elles sont si techniques et fermées que leur impact culturel est très assourdi . De multiples aspects de l'idéologie racine sont incompatibles avec la vie philosophique spirituelle ou artistique de manière implacable . A la Renaissance, la lourdeur technique de la scolastique rendait de plus en plus difficile son lien à la vie spirituelle et au salut de l'âme . De nos jours on assiste encore à une série de négations fonctionnelles mortelles pour la vie de l'âme, pour la possibilité non d'une pensée abstraite de son milieu de vie, mais pour une pensée et un art incarnés, invoqués dans le monde :

Négation substantielle de la beauté comme différenciation aristocratique au sein de l'être, comme la rose parmi les ronces, au profit de l'arbitraire du jugement de goût, qui assure l'arbitraire de la domination de l'art officiel, puisqu'aucune contestation n'est alors plus possible : le beau est défini par la parole puissante du dominant . Une telle "beauté"n'est plus intermédiation entre les hommes, fondation d'une communauté, comme un monument traditionnel, mais simple affirmation publique de puissance . Affirmation publique de souveraineté sur les critères du beau, donc dispositif pur et simple de domination, offert à l'imitation mimétique . Une telle construction de l'art en fait une fonction d'enfermement, l'équivalent symbolique d'une arme .

Négation de la particularité, du poids de la parole, du grand, du rare, du "haut" de l'ardent désir du haut tant désiré, de tout ce qui -nous- permet de vivre . La comptabilité quantitative de l'expression fait que la parole devient impuissante à dire . La mise en scène de la communication fait qu'elle est pesée non explicitement, mais en fonction de ses fins supposées, c'est à dire qu'elle perd toute crédibilité . Un maître de la parole n'est pas crédible, mais efficace, selon le schéma machiavélien . Ainsi le discours esthétique tend à se rapprocher du « management de communication d'évènement culturel », c'est à dire d'une figure de la vente . Mais un tel discours est impuissant à produire la jouissance esthétique, comme la pornographie est incapable de produire le plaisir érotique .

Négation de la souveraineté humaine, qui s'enracine dans la multiplicité des règles de référence, selon les peuples, les hommes, les mondes, les temps . Perte de la pluralité légitime des règles de référence et des mondes simultanés . La métaphysique de l'idéologie racine a pour conséquence l'application mécanique de la normalisation -ce que l'idéologie appelle la loi, sa loi-selon la totalité du temps et l'espace, au nom d'un universalisme vide . Négation conséquente d'une ritualité sacrée, que l'on veut interdire arbitrairement, comme la corrida ; négation d'une érotique, qui ne peut être pensée hors de cette diversité . De ce fait, le monde est enfermé dans la répétition mécanique de la règle, il devient une prison temporelle impuissante à produire l'ordre rythmique du temps qualitatif : notre monde devient celui de l'ennui absolu, résultat inévitable de l'application mécanique de la loi morale. Or la souveraineté est justement ce qui décide du cas d'exception, de ce qui est un cas d'exception, et de la règle qui s'y applique . Très clairement, le Système nie la souveraineté humaine, la dimension la plus haute de l'humanité . L'essence de l'homme, la liberté essentielle, ne peut plus être vécue en acte et en exercice : le monde de la réalité est un monde asservi .

Négation du sacré, comme mise à l'écart et état d'exception maximaux, écart légitime à la règle commune . Négation du temps sacré, du lieu sacré, de l'homme sacro-saint, de la hiérogamie . Toute mise à l'écart de la puissance d'assimilation du Système est condamnée comme "tabou" et "subjectivité", la perspective de l'idéologie racine revendiquant pour elle toute "objectivité" possible . La mise à l'écart des dispositifs de l'idéologie racine est purement et simplement interdite face à l'arraisonnement universel du Système . L'écologie moderne d'ailleurs, prétend réduire l'intensité de l'arraisonnement sans sélectionner, ce dont d'ailleurs elle n'a pas les moyens conceptuels . Or il s'agit d'admettre des domaines complètement à part, des autres mondes . Et des maîtres, des hommes de puissances capables de bouleverser les murs de la prison du Système, donc de dépasser complètement les bornes de la pensée "normale". Sans la volonté de reconnaître des maîtres, aucune direction durable ne peut être suivie .

L'ensemble de ses négations mettent en question les fonctions vitales de tout homme noble : l'esthétique, la sagesse, la justice, et la puissance qui les relie . L'enjeu est la survie même de l'humanité supérieure, et la guerre métaphysique devient une évidente nécessité . C'est une conscience que certains hommes ont pu développer . De tels hommes peuvent avoir la détermination de fer de qui lutte pour sa vie même . Face à de tels enjeux, la coalition des savants et des artistes est possible .

La Hollande, par ses libres publications, a été le centre des publications nouvelles, y compris fictivement (par de fausses mentions imprimées), pendant presque toute l'époque moderne . L'imprimerie a réalisé la levée des freins institutionnels à l'innovation tant qu'elle a été une industrie morcelée, artisanale. L'idéologie officielle de l'Église et de l'Université a été laminée par des auteurs extérieurs, marginaux . Ce processus a duré du XVI au XVIIIèmes siècles .

Puis la concentration éditoriale et les directeurs de collection liés à des institution ont permis un retour relatif au principe de clôture, net jusqu'aux années 90 du XXème siècle . Ce retour du principe de clôture n'est pas que négatif, car il permet l'élaboration spécialisée de problématiques hautement abstraites pour spécialistes, comme le montre l'histoire très riche de la logique formelle et de la philosophie analytique aux XIXème et XXème siècles . Mais ce puissant essor risque aussi de produire une scolastique hypersophistiquée mais sans prise sur la réalité et la civilisation, les scolastiques contemporains ayant redécouvert avec goût le XVème siècle ou Damascius . Il convient de voir que le World Wild Web change profondément la donne .

La révolte contre l'idéologie racine et la levée des freins institutionnels sont de nouveau pleinement réalisées, avec des conditions analogues . L'édition papier peut être le fait d'une petite structure, et surtout la diffusion par le net se fait sans frein, au grand dam des autorités, comme autrefois les publications hollandaises . La blogosphère est notre nouvelle Hollande . La pression des idées nouvelles va, de manière quasi inévitable, monter, s'organiser, réduire l'idéologie racine à l'état de vestiges . C'est une question vitale, individuelle, et collective, dans un champ extrêmement rude et concurrentiel . Le politiquement correct n'y a simplement aucune chance, comme un Diplodocus dans une couvée de loups . C'est exactement analogue à la situation du marxisme léninisme officiel à la fin de l'URSS, le progressisme rationaliste et républicain ne tient que par les hochets de plus en plus minables qu'il peut distribuer à des hommes de plus en plus vides et ternes, alors qu'il est aussi mort que le Dieu vu par Nietzsche, et indéfiniment plus corrompu et malodorant . Je ne peux douter que l'idéologie racine, qui montre des signes évidents d'étouffement et de vieilles se, ne vive ses dernières années . C'est devenu elle, l'infâme à écraser . Vae Victis !

Il serait absurde de croire que cette grande charognerie intellectuelle va déboucher sur la restauration d'idée anciennes . Des pensées nouvelles au contraire vont apparaître . Dans ce cadre nouveau de communication, la marchandise n'est plus le livre, ou l'écrit, mais l'auteur lui-même, ou plus exactement sa vie ; non sa vie, mais le Récit de sa vie . Plus même, c'est sa chair qui est le premier matériau . Ainsi la lutte doit s'appuyer sur deux piliers, et même trois, et même quatre .

Une idéologie de fer, de combat, tel est le premier pilier ; elle est le bouclier qui permet de se protéger du souffle du dragon . Une créativité collective réelle, un tissage d'artistes, de poètes et de pensées, une créativité exigeante à l'extrême, non feinte, car l'art et la vérité sont le retour au contact avec la puissance, puissance clivée par la moraline ; et ressentir le souffle de cette puissance nous relie à elle plus qu'aucune parole . Un Récit qui est l'incarnation de la révolte, comme le Montparnasse d'Apollinaire, ou la fuite de Rimbaud . Ces trois premiers piliers ne peuvent vivre que dans un collectif s'auto-organisant avec euphorie et désir du grand midi . Une image qui est la vie même, le brasier réel où s'enracine la vie du Sage .

Sans vivre dans le feu, sans mourir, le phénix ne peut renaître, et nous ne verrons pas notre Renaissance.

Viva la muerte!

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Zinaida Serebriakova