Zarathustra . Ou introduction à Que faire ? Debord, 7-2

(The blood of flowers, iranian contemporary art-http://royadiba.blogspot.com/http://www.myspace.com/royabarrette)

La question posée est celle qui s'est posée autrefois à Vladimir Illitch Oulianov, Que faire ?

Mais cette question s'est posée auparavant à Friedrich Nietzsche, alors qu'il pensait à la pensée, à l'Europe nouvelle qu'il voulait voir établie par les hommes que parfois il appelait philosophes de l'avenir, ou parfois peut être surhommes . A cette période Nietzsche fut charmé par la loi de Manou, et particulièrement par l'esthétisation de l'existence que prônait cette loi . Elle pose en effet que le nom des femmes doit être une musique, douce à prononcer, comme une rose de l'esprit...Cette remarque avait frappé le grand solitaire, le vieux célibataire...

C'est par contre un contresens commun de ne pas voir dans sa propre tradition les abysses et les fleurs de la Loi, de ne pas saisir dans la Loi de Moïse l'analogue âpre saveur que dans la loi de Manou . Il existe un aveuglement progressif du regard des hommes sur leurs propres Paroles traditionnelles, un rétrécissement des perspectrives analogue au vieillissement de la vue et de l'ouïe...

Nietzsche avait compris ce que compris plus tard, en fraternité spirituelle, Simone Weil : Une pensée n’atteint la plénitude d’existence qu’incarnée dans un milieu humain, et par milieu j’entends quelque chose d’ouvert au monde extérieur, qui baigne dans la société environnante, qui est en contact avec toute cette société, non pas simplement un groupe fermé de disciples autour d’un maître. Faute de pouvoir respirer l’atmosphère d’un tel milieu, un esprit supérieur se fait une philosophie ; mais c’est là une ressource de deuxième ordre, la pensée y atteint un degré de réalité moindre. Il y a eu vraisemblablement un milieu pythagoricien, mais nous savons presque rien à ce sujet. À l’époque de Platon il n’y avait plus rien de semblable, et l’on sent continuellement dans l’œuvre de Platon l’absence d’un tel milieu et le regret de cette absence, un regret nostalgique.
S.Weil, lettre sur le catharisme .

Même la vie philosophique d'une communauté, regroupée autour d'un ou plusieurs maîtres, est encore à la fois un puits dans le désert de ce monde suspendu au dessus de l'abîme, et le signe de l'absence du fleuve, le grand fleuve, qui pleure le grand Océan, la route de la baleine . Qu'est ce que la philosophie antique de Pierre Hadot, pourtant un grand livre, n'atteint que la philosophie, cette ressource de deuxième ordre dont parle Simone Weil . Guénon est sans doute le plus puissant évocateur de ces milieux de vie symboliques des âges enfouis sous la cendre . Et nous, à quelle horizon désertique sommes nous de ces milieux de vie !

J'ai vécu, moi qui vous parle, l'enseignement de deux maîtres d'arts martiaux, connu sous le nom de Capoeira, rattachés à un maître brésilien ; et nous étions comme une île, entre le Mont des pluies, la gare et les routes .

Ces hommes, l'un surtout, ont dû me dire moins d'une page de mots . J'ai appris la liberté du loup, la puissance de la volonté et de la liberté face à la force physique supérieure, le respect quotidien des supériorités, et la supériorité de la poésie, et de la main gauche . J'avais honte, à l'époque d'écrire des poèmes . Dans une discussion très laconique, l'un d'entre eux m'a fait comprendre que je devais avoir honte de ma honte, et rompre avec le monde qui fait honte de vouloir des chants, en prenant la défense de ma main gauche .

Tout est lié . Tout est puissance, âme, et donc soumis à la puissance de la sorcellerie, de la musique et du chant . La force physique, mentale et spirituelle sont Un . Il n'y a pas de moment d'entrainement, parce que chaque geste-manger, danser, parler- doit être pensé en vue de la maîtrise, idée que l'on retrouve chez Guénon . Toute douleur est une peur . Je peux marcher pieds nus dans les ronces une journée, en sang, et rire . Pour le maître, danser et combattre sont Un . Le maître, ne combat pas, mais la panthère en lui, et il ne peut être vaincu par un homme profane .

Je l'atteste : ses mouvements sifflaient dans l'air, comme le fouet d'un serpent . Je crois, par ce que j'ai vu, qu'aucun homme n'aurait pu vaincre l'un de ces hommes, et que même vaincu il aurait conservé sa dignité et son élégance . Ce maître ne craignait ni le loup, ni le sanglier, ni le molosse errant, que son simple regard saisissant et fixe écartait du chemin . La liberté ne se justifie pas . Elle se prend . Je ne laisse rien à celui qui veut m'écraser, même pas la peur . Il n'était pas sage d'affronter de tels hommes . De tels hommes peuvent être l'armature d'un mouvement de résistance .

Des journées, aucun statut, ni de l'élève ni du Maître, sinon implicite dans l'action, et autant d'apprentissages que toute l'université, que toute la réflexion de la vie, depuis . Très peu de mots, essentiellement des actes . Pas de « maîtrise ta peur » devant l'abîme mais un bond, un regard vers moi, un sec « passe » . Pas de « maîtrise ta douleur », mais une discussion maintenue fermement face aux chocs . C'est par l'exemple que le Maître enseigne, il montre qu'il est possible à un être humain d'être si puissant que chacun des ses gestes, de ses paroles . L'allure principale était stoïcienne .

A l'époque je lisais Zarathustra . Musiciens, danseurs et maîtres d'armes, ils accordaient peu de poids aux mots, étant d'ordinaire très laconiques . Je crois qu'ils souriaient, bienveillants mais distants, de me voir aussi assidu d'un livre .

Nietzsche était nostalgique de ce milieu de vie qu'il avait espéré voir renaître par l'œuvre de Wagner . L'œuvre totale de Wagner vue par Nietzsche a beaucoup d'analogies avec l'œuvre enveloppante, globale, cette réplication de la situation totale, dans laquelle on entre pour passionner la vie, cherchée par les situationnistes dans les années cinquante . Le constat commun est que l'œuvre objet, morte, que l'on observe extérieure à soi dans un musée, un galerie, chez soi, cette œuvre est sans légitimité sur la vie, la vie globale à laquelle aspire non pas seulement l'artiste, mais l'homme .

La philosophie est art puisqu'elle est production de monde de la vie . La philosophie du Zarathustra comprend que la recherche de la Vérité ou de la non vérité n'est qu'un moment de l'établissement de la vie philosophique, et n'est ni sa fin ni sa vérité . Toutes les philosophies qui cherchent à établir la vérité préalablement à la vie philosophique, quelles qu'elles soient, Descartes ou Quine par exemple, sont des escabeaux sous les pieds de la vie philosophique, des escabeaux qui enflent comme des cancers et deviennent des montagnes, des obstacles, des leurres, des impasses . En niant la vérité comme puissance de l'homme, Nietzsche veut obtenir la puissance pour l'homme d'établir un monde qui l'élève, le monde du surhomme . Plus exactement, le dépassement de l'homme étant l'essence de l'homme, qui permette à l'homme de rester humain à l'âge du Nihilisme . Le choix est là : soit le surhomme, pour rester fidèle à la vocation ontologique au dépassement de l'homme, soit le dernier homme, confit dans la moraline .

Car l'essence de la culture est de poser la Loi et l'Empire, non la vérité . Théurgie, et non théorie . Information du monde par le déroulement majestueux des spires accumulées du Dragon passant à travers le Barde et le Roi, et se manifestant comme des flammes dans leurs paroles – selon le symbole des flammes, ou de l'épée qui sort de la bouche . La bouche, lieu de l'extase du souffle, peut être volcan dans les baisers, puissance de transmission, et est le lieu de naissance de l'homme spirituel ou Verbe, analogie élevée du sexe féminin où s'enracine l'arbre de la connaissance .

La philosophie comme démiurgie globale du monde humain et de l'homme . Voilà l'essence de Zarathustra, de la fascination de Nietzsche pour la Loi de Manou . Un maître de Capoeira, qui veut informer puissamment chaque instant de sa vie, est plus que bien des universitaires, sans aucune dimension de vie philosophique .

La Loi, l'Empire, sont des fondations, des œuvres d'art . Il ne s'agit pas de décrire le monde, mais de le transformer . Marx est un maître authentique, et ce fait doit être reconnu . La Théurgie est la production de Dieu sur la terre, ici et maintenant . Déjà les néoplatoniciens plaçaient la Théurgie au sommet de la philosophie .

La transformation du monde par le fondateur d'Empire, d'Éon, comme Zarathustra, est un recommencement du monde, comme l'amour fou pour l'homme et la femme ; un kairos, une totalité, que ne peut penser la raison logique ou discursive, puisqu'elle est le coup de pistolet dont parle Hegel dans la préface à la Phénoménologie de l'Esprit . L'essence de la situation, comme mobilisation de la totalité face à la mobilisation totale du Système, est le drame dans le Ciel qu'évoquent les textes gnostiques, une singularité sans père, analogue à Merlin, fondateur d'ordre et homme sans père .

Le langage symbolique est une puissance pour dire le coup de pistolet . Le langage symbolique est une haute puissance dans le monde . Nous allons reconquérir une puissance révolutionnaire de la pensée, ce qui passe par une révolution dans la pensée révolutionnaire . Nous sommes las de ce monde ancien, et las de l'impuissance . Nous allons à nouveau secréter une pensée dangereuse comme la rose noire, comme le venin du cobra . La pensée à nouveau sera opératoire, et puissance de mondes . Sans déchainement des tempêtes de l'imaginaire, la fragmentation du temps et de l'espace que pose la pensée du kairos ne peut trouver l'analogue de la fragmentation des chaînes sémantiques, des mots de la tribu . La pensée du kairos, la pensée puissante est aussi une poétique, et non une logique, sinon la dialectique .

De même que le feu sépare le bois du foyer
Sec, pur, choisi avec soin,et fait sortir le jus et le brûle,
De toutes ces paroles, nous honorons la force .
La puissance victorieuse, la splendeur et l'énergie .
Nous honorons toutes les eaux (…)
Nous honorons toutes les plantes(...)
Nous honorons toute la terre,
Nous honorons tout le ciel,
Nous honorons toutes les étoiles, le soleil et la lune ;
Nous honorons toutes les lumières éternelles
Nous honorons tous (…) les animaux (…) sous le firmament .
Nous honorons toutes tes créations saintes et pures, ô Ahura-Mazda, merveilleux artisan,
Par lesquelles tu as constitué un monde nombreux et parfait .
Tes créatures, dignes d'hommage et de louange à cause de la pureté parfaite de leur nature .
Nous honorons toutes les montagnes qui brillent d'un pur éclat,
Nous honorons toutes les mers (…)
Nous honorons tous les feux .
Nous honorons toutes les paroles véridiques
Toutes celles que la pureté, que la sagesse accompagne ; qu'elles me servent et pour ma protection et pour ma défense et pour mon entretien et et pour ma garde (…)
Je les invoque pour moi, pour le bien de mon âme (…)
(...)J'élèverais ton âme, moi qui suis Ahura-Mazda (…) au dessus de l'Enfer, à une hauteur telle
Qu'elle est la mesure de la terre,
(…) en hauteur, largeur et profondeur .

Avesta, Yaçna

Ainsi étendue à la mesure du monde, l'âme s'élève à la splendeur des mondes, et les paroles se vivent de force, de puissance victorieuse, de splendeur et d'énergie – nous sommes très loin des pseudo-théories modernes de la religion, et de la généalogie de la morale faussement étendue à l'ensemble des traditions symboliques . Nietzsche est un théologien, comme Empédocle ; et s'il condamne le ressentiment, il n'adopte pas pour autant le positivisme bêtifiant du siècle dernier, encore si vivant chez les hommes morts, qui ont abandonné non seulement la vie philosophique, mais aussi la recherche même de la vérité, aux profits du spectacle de la pensée – Quine, par exemple, est tellement plus, tout en se considérant lui-même comme pas grand chose, tellement plus que les mannequins modernes qui achèvent la jeune-fillisation de la pensée de marché...

C'est bien pour cela que la pensée du kairos tisse poésie et pensée la plus abstraite et la plus puissante, tisse la splendeur des livres de la splendeur avec la dialectique, tisse la recherche de situations avec la construction symbolique du monde, pour retrouver l'alchimie de la production des mondes humains – ce que fut non l'acte, mais la puissance, la grande puissance qui fit naître les mots des Zarathustra .

Telle est, en ressouvenir de Nietzsche, la puissance que j'élève face à la puissance du Système .

Vive la mort !

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Nu

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Zinaida Serebriakova