(Hans Memling) |
Autrefois je marchais parmi les hommes et j'ai rencontré un mort.
Il y avait des centaines de gens ensemble, des milliers, amis, familles, pleins de désirs. Un lieu de vacances et de gaîté. Et le mort était seul, petit, très petit. Son crâne était rasé. Son expression, absente du monde des vivants. Assis sur un tapis de plastique. Dans la poussière.
Il attendait à l'ombre, nu, seul, l'heure de prendre sa douche et son repas. Il était venu pour respirer la vie des vivants, lui qui était mort. Avant de repartir dans le très long hiver.
Que pouvait faire le mort pour justifier sa vie face aux hommes de la police de la justification, justification de revenus, d'assurance, de domicile, d'identité, de vie ? Certificat de décès, permis d'inhumer ? Je l'ignore.
Les hommes n'aiment pas rencontrer les morts. Aussi personne ne le regardait. Le mort, ou le monstre montrent la vie humaine comme viande, comme boursouflure, comme os blanchis par le vent de la mer.
Voir la bouche déformée d'un monstre humain manger avec application fait venir dans mon cœur l'angoisse et la tristesse, les larmes et la peur, la compassion et l'amer souvenir de la haine.
J'ai aussi rencontré un autre mort. Il croyait être la vie, et le souffle, et il était un spectre. Il jugeait de grand poids le vide, et n'avait jamais rien porté. Il croyait être bon, et juste, et savant, et n'était qu'un petit garçon un peu répugnant, avec de la puissance.
Des petits garçons un peu répugnants, et des petites filles un peu répugnantes, avec de la puissance, qui règnent sur le monde, et démultiplient à l'infini leurs reflets et leurs propos vides. Des regards profonds et pensifs joués en image sur de l'aluminium et des écrans, des rois de papier, des lanternes mâchées. Des morts. Un labyrinthe de morts, de bulles irisées, de dents blanchies, de peaux reprises par tous les moyens, déployées sur l'os comme du tissu d'ameublement.
Nous voyons sans la voir l'oligarchie romaine et ses fards, ou la cour de Louis XIV. C'est tout ce que notre oligarchie vaut bien. Elle est vent et sera emportée par le vent ; elle sera la proie des bêtes féroces – celles qui habitent dans sa chair et son âme et la corrompent lentement - et de la mort.
Et le mort, dans la poussière.
Vanité des vanités, et tout est vanité. Les allées de l'été sont ombragées par de grands arbres, et bientôt jaunissent les feuilles. Telle est la race des hommes, telle est la race des feuilles.
J'ai senti mon cœur se serrer pour le mort, plus vivant que les autres morts. C'est la vacuité de nos refus que la vacuité du mort peint sur la peau du monde. Nous naissons de nos refus. Notre vie est mort. La beauté qui s'évalue, se gonfle de sa rareté de vide, la beauté qui se ferme sans cesse devient risible. Qu'est ce qui est à conserver des morts ? Non leur chair, mais leur souffle – non leur folie, mais leur don.
Le poète est celui qui donne son cœur et son âme. Le diable m'emporte ! Il ne peut y avoir de retour du sang coulé dans la poussière.
Le soleil ne dit jamais non. L'arbre ne dit jamais non. Le loup ne dit jamais non. Toute splendeur mortelle est comme la rose, l'espace d'un matin. Le feu n'est bon qu'à transmettre le feu – il est tard, enfant, voleur d'étincelles ! Il ne peut y avoir de mesure du sang écoulé dans la poussière.
Et les vautours mangent dans la poussière la mort des poètes.
Ce qui manque ne peut être compté. Toute vie est feu et nous brûle. Tous nos refus et toutes nos lâchetés sont les pas de la voie à jamais fermée. La mort est une zone érogène de l'esprit, comme le désert illimité et la route de la baleine. La voie désire les abysses du désert, désire les monts chauves et noirs de l'horizon.
Le désert est un immense espace vide où naissent les femmes lascives des tentations, les monstres et les anges aux ailes d'or. Il est le lieu du moment crucial, de la naissance de l'horizon ou de la mort dans les roches brûlantes, dans la lumière vibrante, dans la folie et le désespoir caniculaires.
Le monde, un et même, est foule, et désert. Je marchais parmi les hommes dans le désert le plus perdu des mondes, quand j'ai ressenti de la compréhension pour le mort.
Toute vie est feu, souffle du feu, souffle de l'enfer. C'est de refuser notre disparition toujours déjà présente qui nous rend si vides.
C'est pourquoi enfer et paradis sont un, sinon par le regard et son évanouissement.
Vive la mort !
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