De trois espèces du genre magie.

(Le dragon de l'éternel retour enlaçant la terre - ordo draconis)


L'homme noble dont parle le Yi-King par exemple, mais aussi l'Inde ou la tradition Celtique n'est pas un être humain moral au sens des philosophes. Il est un être humain dont les organes des sens ouvrent aux Trois Mondes. Je dis les organes des sens, parce qu'il savoure la puissance sensible en ce monde comme la peau savoure le soleil à la fin de l'hiver, ou comme la peau savoure une autre peau ; ou encore comme la bouche de l'homme tournoyant entre deux eaux savoure la mer .

L'homme noble, comme Odinn sous Yggdrasil, a vu s'ouvrir son troisième œil – est voyant. Il est toutes sortes de voyants, depuis le Sage, le Grand Sage ( Maha-rishi) comme Sri Ramana Maharishi, et celui qui peut voir certains domaines des mondes. Il est des voyants autant que d'hommes.

Dans la perspective de l'aveugle – je parle de l'aveugle comme l'était Odinn avant d'être aveuglé par les corbeaux et pendu au bout d'une corde dans les ténèbres – les paroles de l'homme noble sur les mondes sont des propos hors des organes des sens, donc hors de sens, et hors du monde physique auquel il a accès. Dans la perspective de l'aveugle narcissique la peinture doit être condamnée ; et ainsi pour les derniers hommes doit être condamnée la « métaphysique ».

Les hommes de ce genre le plus moderne, enhardi par la puissance technique, nomment la connaissance des Trois Mondes « métaphysique » au sens péjoratif. Ces hommes de vides se posent en mesure du monde, et nomment la métaphysique « spéculation vide », parce qu'ils n'y voient rien d'autre que le vide. Ils ignorent le sens originaire du mot de spéculation : c'est le miroir – miroir du vide, ou miroir étrange, où l'abîme des trois mondes se reflète dans l'âme humaine. Comment dire une vision que l'autre homme ne peut avoir ?

Ne pourra déjà recevoir cette vision que celui qui a l'humilité de s'incliner face à la vision – heureux les humiliés. Mais les hommes dont je parle se sont enivrés de puissance technique, sont naïvement ivres de cette puissance qu'ils croient être la leur. Ils sont princes de leur légende personnelle.

Ces hommes condamnent la spéculation vide - Comme si les trois mondes étaient issus de la royauté d'un enfant jouant au hasard – sans savoir que le Maître obscur a dit justement que le temps n'était rien d'autre que le jeu d'un enfant roi. Ils disent que les hommes un peu fols, prenant les mots de la tribu au hasard de la grammaire comme un jeu de construction, font de vastes palais obscurs sans référence aux sens qui pourraient leur donner leur « valeur de vérité ». Que les grandes civilisations du monde parlent des trois mondes de manière aussi unie que reconnaissable ne les amènent qu'à chercher des « causes » du côté des hommes, la psychologie des profondeurs, la politique, et j'en passe. Jamais du côté de l'hypothèse d'une science traditionnelle.

C'est comme si des hommes dépourvus de tout sens de la musique nommaient la jouissance du prince écoutant une chanson de Hafez « métaphysique », résultat d'une spéculation abstraite et vide. La puissance qu'un homme de musique sent à travers lui en écoutant la musique n'est pas une spéculation, mais une évidence immédiate qui est ensuite difficile à verbaliser, comme l'expérience de l'amour. Mais l'homme vide prétend que ce qu'il ne peut vivre n'existe pas. C'est comme si, encore, il n'était pas évident que l'homme noble ne cherche pas seulement une réponse à l'angoisse psychologique et à la douleur, mais tout simplement la jouissance, l'infinie jouissance – ananda, la félicité – des dieux.

Il ne peut y avoir de compréhension entre l'homme qui use du mot « métaphysique » en termes péjoratifs, et l'homme noble, parce que celui qui parle d'une immense jouissance en termes de savoir abstrait et vide doit comprendre – et il ne le fait pas pour protéger sa construction égotique de lui-même – que c'est à lui qu'il manque une expérience, une expérience cruciale, pour lui permettre d'aborder l'idée dont d'ailleurs l'homme noble ne lui parle pas – dont il a entendu parler de manière détournée, dans des livres – l'idée des trois mondes, qui est la tentative de formulation d'une expérience, et non une spéculation abstraite, le délire d'un fou jouant avec les mots comme un enfant aux osselets.

Le Soleil Invaincu est la jouissance suprême.

Pas un de ces guerriers rassemblés ici en rang serrés ne survivra...Donc lève toi ! Défais l'ennemi et jouis de l'Empire dans sa plénitude ! (Bhagavad Gita)

Et la voie de compréhension de la jouissance de l'Empire est la magie.

***

La magie est immense, comme les mers du Sud pour les mutinés partis un jour à l'aventure.

Le temps est magique, dans son écoulement ; le soleil qui règne sur la méditerranée est magique. Un jour tu es autre que sous ce soleil là. La magie est aussi l'instant d'un face à face le soir en été, les mots qui touchent et donnent des larmes aux yeux, l'imprévu merveilleux de se réveiller sans savoir où on est. La magie, c'est aussi le pacte avec le Diable, le renoncement au salut pour le désir, l'au delà de la miséricorde, l'enchanteur.

Je parlerais surtout de la magie de l'écriture, le diable sait pourquoi.

Il est une magie de l'écriture, et en même temps une tragédie, un affrontement du dragon. Un affrontement perdu d'avance et pourtant victorieux de son fait même, de sa douleur et de son ivresse mêlées, la saison en Enfer.

Ainsi Rimbaud. Tu rend sensible l'instant à travers tes mots qui courent comme un télétype sur les pages, comme une biche sur les montagnes de l'horizon. Tu es ce croisement spéculaire et indéfini de l'enfermement en soi et de l’éclatement du monde à partir de soi. Tu rend sensible l'Univers à travers ses reflets dans la sensation immédiate de la peau tiède et du souffle – à travers l'espoir de la vie et la peur de la mort et de la destruction. Tu es en soi une forme de magie.

Cela ne peut durer, une telle puissance, penseront des hommes, à l'exemple d'Arthur Rimbaud. Mais la vie elle-même ne dure pas : rien ne dure. C'est le monde sublunaire, broyé par les mouvements des marées stellaires. Il n'y a que l'écoulement du temps qui dure...Et qu'importe ce qui est sous la lune, si tu ne le goûte pas ? Car il passe comme un aliment ou la fumée des parfums...tu ne l'a pas saisi, dis lui adieu, autant que s'il était dissipé dans les étoiles. Rien ne dure hors le temps et ce qui s'entrelace sur le serpent du temps, la ligne de la musique, la ligne spiralée de la lumière, la ligne rêveuse du verbe...rien d'humain ne dure en dehors de l'art. Il se pourrait que toute vie humaine soit éternellement une défaite, s'il n'était l’œuvre.

Plus même : le non-magique est l'ignorance. Pour celui qui sait, tout est magique.

***

Tu sauras, ô toi, venu de loin pour l'enseignement, qu'il est deux formes de magie les plus anciennes. L'une est la magie du Livre, et réside dans la puissance des mots. L'autre est la magie du Monde, et réside dans le deuxième Livre, la Nature. Tu trouveras ces deux magies définies par Jean Scot Erigène dans son homélie sur le prologue de Saint Jean.

Mais il est une troisième magie. Il est probable que chaque magie soit reliée spécialement à un monde ; mais je n'y répondrais pas. Cette magie est la magie impériale. Je sais qu'elle est excessivement difficile à comprendre, reliée à de vieilles légendes, comme celle de Vlad Drakul, ou d'Elisabeth Bathory ; elle semble ensevelie sous un bric à brac de contes sanglants ou très étranges, comme ceux du Livre d'Enoch. Pourtant, elle est aussi reliée à Dante et à l'ordre des Fidèles d'Amour. Ce que ces hommes nommaient amour n'était pas l'amour moderne, mais la Voie impériale.

En témoigne Guillaume IX, Duc d'Aquitaine.

Le dernier mortel porteur de cette Voie fut William Blake. Et moi, homme mort, je cherche William Blake. La pleine compréhension des troubadours ne peut éviter d'invoquer cette magie. C'est pourquoi, loin de parler en pleine lumière d'un sujet aussi obscur et ami de la nuit, je me contenterais de souffler doucement sur les braises encore rouges, indéfiniment rouges comme des flaques de sang, d'un feu oublié.

Sang et souffle sont Un.

***

Jaufré Rudel, prince de Blaye (XIIème siècle)

Quand les jours sont longs en mai,
M'est beau le doux chant des oiseaux de loin,
Et quand je me suis éloigné
Je me souviens d'un amour de loin
De désir je vais morne et courbé
Si bien que chant et fleur d'aubépine
Ne me plaisent plus que l'hiver gelé

Jamais d'amour je ne jouirais
Si je ne jouis de cet amour de loin
Car mieux ni meilleure je ne connais
En aucun lieu ni près ni loin
Tant son prix est vrai et sûr
Que là bas au Royaume des Sarrazins
Pour elle je voudrais être captif.

Triste et joyeux je m'en éloignerai
Quand je verrai cet amour de loin
Mais je ne sais quand je la verrai
Car nos pays sont trop lointains
Il y a tant de passages et de chemins
Et pour tout cela je ne puis rien deviner
Mais que tout soit comme à Dieu plaît !

Je verrais la joie quand je lui demanderais
Pour l'amour de Dieu l'amour de loin
Et s'il lui plaît je m'allongerai
Près d'elle moi qui suis de loin
Amant lointain je serais proche
De ses beaux dires je savourerais la jouissance

Je tiens vraiment le Seigneur pour vrai
Par qui je verrais l'amour de loin
Mais pour un bien qui m'en échoit
J'ai deux maux car elle m'est si loin
Ah je voudrais être là bas pèlerin
Pour que mon bâton et mon tapis
Fussent vu par ses beaux yeux

Dieu qui fit tout ce qui vient et va
Et forma cet amour de loin
Me donne la puissance si j'en ai le courage
De bientôt voir l'amour de loin
Véritablement en tel lieu
Que la chambre et le jardin
Deviennent palais.

Il est vrai qu'on me dit avide
Et désirant l'amour de loin
Car aucune autre joie ne m'est tant
Que jouir de l'amour de loin
Mais ce que je veux m'est dénié
Car ainsi m'a doté mon parrain
que j'aime et ne suis pas aimé

Mais ce que je veux m'est dénié.
Qu'il soit donc maudit le parrain
Qui m'a fait tel que je ne suis pas aimé

(...)

Amour de Terre lointaine,
Pour vous tout mon cœur me fait mal.

Jaufré Rudel, Prince de Blaye, quand les jours sont longs en Mai, ou l'amour de loin.

***

Te commenter un tel texte serait citer le Haut désir du Haut tant désiré...mais c'est long, aussi long que l'histoire des mondes depuis l'origine, à proprement parler.

Un commentaire complet serait le résumé de la théologie des fidèles d'amour. Une théologie, liée à une sagesse dans la vie, et pas un athéisme lié à une quelconque folie moderne – ce pourquoi certains spécialistes des hérésies qui les placent en précurseurs de l'idéologie moderne sont dans la plus profonde incompréhension de ce qu'ils ont pourtant sous les yeux, une science ésotérique qui ne nie pas la foi chrétienne ou musulmane, mais se situe par rapport à la voie commune.

J'attirerais donc ton attention sur la foi de cet homme, la foi des fidèles d'Amour. Il est deux dieux, deux faces de Dieu.

Il est d'abord celui-là :

Je tiens vraiment le Seigneur pour vrai
Par qui je verrais l'amour de loin

Mais que tout soit comme à Dieu plaît !

Dieu qui fit tout ce qui vient et va
Et forma cet amour de loin
Me donne la puissance si j'en ai le courage
De bientôt voir l'amour de loin
Véritablement en tel lieu

Ce dieu est celui du monde, qui fait le monde tel qu'il est, beau et cruel, permettant la jouissance et la mort : il a fait de son libre plaisir le monde tel qu'il est, le monde temporel qui vient et qui va ; il a formé l'amour de loin, et il donne la puissance à l'homme courageux, la puissance de vivre véritablement en un lieu, dans ce monde, l'amour de loin.

Ce Dieu est celui du fatum, et donc de l'amor fati de l'homme mortel.

C'est le principe même de la Table d’Émeraude, que ce qui est en haut soi comme ce qui est en bas, et en bas comme ce qui est en haut, pour faire l’œuvre d'une seule chose.

C'est le Royaume sur la Terre, l'Empire – c'est pourquoi cette magie est la magie impériale. La magie impériale est de l'ordre des fondateurs d'Empire, des loups, des carnassiers avides de jouissance et d'horizon :

Il est vrai qu'on me dit avide
Et désirant l'amour de loin
Car aucune autre joie ne m'est tant
Que jouir de l'amour de loin

Et il y a le parrain. Le parrain est l'image du père, étranger au sang paternel, qui est institué lors du Baptême, et fait de vous un chrétien. Le parrain n'est autre que le Dieu de l'ordre ecclésiastique, le dieu étranger au sang, à l'ordre d'appartenance. Il est le dieu qui condamne l'amour, qui condamne l'amour de loin, le dieu de la morale des prêtres.
(...)
Mais ce que je veux m'est dénié
Car ainsi m'a doté mon parrain
que j'aime et ne suis pas aimé

Mais ce que je veux m'est dénié.
Qu'il soit donc maudit le parrain
Qui m'a fait tel que je ne suis pas aimé

Et comme Satan et les Anges rebelles venus sur la terre pour jouir de la beauté des femmes, le poète maudit et renie le Dieu des prêtres. Le meurtre de Dieu, et l'exaltation de l'Empire que Nietzsche a redécouvert au XIXème siècle, étaient des réalités très anciennes. En se plaçant sous l'invocation de la Gaya Scienza, Nietzsche mettait ses pas dans les pas des fidèles d'amour – la seule ignorance de Nietzsche, c'est qu'il croyait découvrir, alors qu'il découvrait à nouveau.

Nietzsche est ainsi un théologien et un métaphysicien, un voyant au dieu dansant sous la lune – et ce Nietzsche là est à jamais hors de portée des prêtres de la fin de la métaphysique, de ces hommes qui ne savent pas danser autour des brasiers de la pensée, qui s'élèvent dans l'axe du pôle.

La théologie ésotérique des Fidèles d'Amour n'était pas une hérésie, mais une révolte. Et sa gravité profonde méritait le secret - la mort attendait celui qui parlait trop explicitement, comme Marguerite Porète :

Vertus, je vous ai quittées
Pour toujours.

Les mots de Jaufré Rudel sont pourtant limpides. Mais pas explicites. 

Il est temps de se taire sur ce silence. 

Et c'est ainsi que furent évoquées trois magies.

Vive la mort !

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Zinaida Serebriakova