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(Ivan Agueli - ce qu'est voir) |
Ô
Gaëtan, je dois te parler comme Rambam le sage : « Ton
absence m'engagea à composer ce traité, que j'ai fait pour toi et
tes semblables (…) tout ce que j'ai mis par écrit te parviendras
successivement, là où tu seras . Porte toi bien " Maïmonide .
Les
représentations de la science moderne véhiculées par l'idéologie
sont un des principaux obstacles à une juste compréhension des enjeux d'une
pensée révolutionnaire. Alan F.Chalmers peut être une introduction
si tu veux lire, et tu peux aussi rire en lisant Adieu la raison
de Paul Feyerabend. Ce ne sont pas des œuvres définitives, mais
salubres. Tu peux aussi lire Popper, la Logique de la Découverte
Scientifique, parce que c'est un livre très rigoureux, sans
idéologie sur le fond. Mais mon sujet n'est pas l'épistémologie ;
il est la Science comme objet social, comme concept clef d'une
idéologie dominante présente. Rien de moins, mais rien de plus ;
il ne nie pas la splendeur du savoir rigoureux dans les sciences. C'est pourquoi
j'écris la Science avec majuscule, comme concept idéologique. Un
des noms de cette idéologie est positivisme, mais il en est bien
d'autres.
La
Science se présente comme récit de soi, autant qu'un individu
humain formaté par le système se présente comme « légende
personnelle ». Il est possible d'envisager la science sous de
multiples facettes. Il est possible d'envisager la science comme la
constitution d'une subjectivité. Léviathan est son nom, je le lui donne à nouveau ; la
science est alors le projet de construire Léviathan comme sujet en
construisant sa subjectivité, son être au monde.
L'histoire
moyenne des sciences, celle de l'école, est légendaire par
totalité, et vraie par fragments. À la fin du XIXème siècle, le
siècle de Laplace et de Claude Bernard, le déterminisme absolu
était très largement majoritaire dans l'opinion scientifique
générale ; il était normal de croire qu'aucun événement
présent n'était pas entièrement déterminé par le passé, que le
monde n'avait aucune liberté ni créativité de possible, de
puissance. Le racisme – théorie ignorée des peuples traditionnels
- était une vérité scientifique que pratiquement personne ne
mettait en doute, ni en médecine, ni en anthropologie, ni en
criminologie, dans l'ensemble des universités européennes les plus
prestigieuses. Je te le dis sans revenir aux sources, je le sais. Mais tu peux lire avec attention la mal-mesure de l'homme de S.J.Gould.
Aujourd'hui,
il est courant d'entendre des tenants de l'idéologie scientifique
parler de racisme et d'intolérance comme d'un vestige du passé
irrationnel, et du « fatalisme » comme si c'était une
caractéristique propre aux peuples traditionnels. C'est à dire que
la légende personnelle des sciences est une construction qui ne
laisse place à aucune lucidité sur les errements des scientifiques
au gré de leurs intérêts personnels, et de leurs intérêts de caste, à leur soutien
massif aux totalitarismes, que ce soit le soutien au nazisme ou la
prospérité des sciences en URSS. Les scientifiques dissidents ne
représentent pas leurs castes, ils sont des marginaux, des hommes
effarés par leur responsabilité, comme Sakharov. A ce jour, l’intérêt de caste des scientifiques fonctionnels réside dans une étroite alliance avec les puissances du Capital.
Il
n'existe aucun lien incontestable entre la prospérité des sciences
et la forme démocratique, malgré l'instrumentalisation du cas de
Lyssenko. L’Académie des sciences de l'URSS ne peut être tenue
pour infime. La Corée du Nord maîtrise la filière nucléaire plus
aisément que bien d'autres pays pauvres. Le Chili de Pinochet a
appliqué les derniers progrès en son temps de la Science
économique, en faisant tapis rouge aux experts de la Société du
Mont-Pèlerin avec une avance de plusieurs décennies sur la gauche
européenne. Bien sûr, je suis assez ironique pour ce dernier exemple, mais il ne faut pas s'aveugler, les analogies sont réelles entre la version "économique" de la Science et les autres fonctions de l'ensemble.
Le
concept d'"irrationnel" est un élément suffisant
d'imprégnation positiviste. La Nuit est supra-rationnelle, c'est à
dire ordonnatrice de la raison, et ordre dont la raison est une
image. Un Guénon est un passionné de mathématiques, tout comme
Platon ou Pythagore le myste...l'irrationnel est l'infra-rationnel,
mais cet infra-rationnel est encore ordonné. Il n'est pas
d'irrationnel au sens positiviste du terme nulle part, pas plus que
pour Kant il n'y a de phénomène sans les formes subjectives à
priori du temps et de l'espace espace ( voir l'esthétique
transcendantale) et donc pas de phénomène sans sujet.
Le
positivisme, idéologie de base du monde scientifique en général –
et il est de nombreuses exceptions - c'est l'illusion absolue que
toute réalité positive vient des choses et qu'il suffit d'effacer
le sujet pour voir apparaître l'objectif pur, comme si effacer
l'ombre rendait la lumière plus visible. En réalité, qui efface le
sujet efface l'objet, c'est une certitude absolue, car ce sont des
concepts relatifs. Quel est le bruit d'un arbre qui tombe dans la
forêt et que personne n'entend ? Quel est le sens d'une
phrase que personne ne lit ?
Il
convient alors de se demander quel est le sens de cette exigence
d'effacement du sujet typique du positivisme.
Cette
exigence doit être mise en parallèle avec la morale fonctionnelle
du Système général. L'effacement du sujet est fonctionnel à
toute mise en place d'une tyrannie de la production, au développement
indéfini de la puissance technique. L'effacement du sujet n'a aucun
sens scientifique – c'est le point central de toute les difficultés
de la physique – mais un sens politique.
Les
neurosciences sont les héritières directes du projet positiviste du
XIXème siècle, infiniment plus que la mécanique quantique. Cette
physique sans objet consistant, et avec sujet, reste une branche
ésotérique et au fond dissidente de la science moderne – ce qui
explique et son attrait trouble et sa neutralisation comme puissance
idéologique par la segmentation indéfinie de la recherche. Les
neurosciences retrouvent cette neutralisation du sujet et ce
processus d'objectivation ( par imagerie, essentiellement) de la
subjectivité qui caractérisait le positivisme du XIXème siècle.
Bien sûr, il est des exceptions ésotériques, comme F.Varela et son concept d'enaction ;
mais cela ne peut cacher la résurgence massive du positivisme
idéologique dans la bureaucratie scientifique. Ah, le bonheur de la
neuro-pensée, de la neurophilosphie !
Dit
autrement, le lourd appareil idéologique-bureaucratique de « la
Science » n'est pas la lumineuse marche en avant de
l'objectivité dans l'histoire, mais la constitution de la
perspective du Léviathan - et par la constitution de cette
subjectivité universelle écrasant la subjectivité vivante, la
construction du sujet du système technicien – la construction
méthodique d'une humanité asservie à sa propre volonté de
puissance, volonté fermée comme une serre sur le monde matériel.
Car l'autre point fonctionnel, essentiel, du positivisme, c'est la
négation des autres mondes, rejetés dans la fiction, l'irrationnel,
le mythe – toutes ces ombres que la lumière de la Science dissipe
victorieusement dans la légende personnelle du Léviathan.
Il
suffit de voir l'enthousiasme de Bouvard et Pécuchet pour la
« zététique » au XXIème siècle, leurs gros
doigts tentant de manier des fils de soie dans le vent, leurs yeux myopes
tentant de comprendre l'infime des voiles arachnéens, et leur
triomphe de ne rien saisir, de ne rien voir pour pouvoir proclamer leur ennemi "inexistant" ! Il ne pourrait pas
leur venir à l'esprit que c'est leur yeux qui ne voient pas, leurs
oreilles qui n'entendent pas – ils seraient autres que ce qu'ils
sont. Mais ces images caricaturales ne pourraient faire oublier que
ces croyances de sauvages sont présentes au fond des discours d'un
Freud, d'un Lévi-Strauss, d'un Changeux, de tous les
neurophilosophes ou presque, sans parler des l'ensemble des
technocrates en charge de l'immense appareil de la bureaucratie
technoscientifique moderne.
Le
monde de la Science comme idéologie est un monde où la volonté de
puissance, ce haut désir, ne trouve pas de bel exutoire. C'est un
monde sans autres mondes, nu et désolé. C'est un monde qui tue la
liberté essentielle.
Ce
qui peut être évoqué, dessiné de la main de l'artiste, posé par
une opération logique, nommé par les mots de la tribu, tout cela
est né et a accédé à l'être.
Ce
qui est devient une demeure pour l'homme, un foyer de sacrifices, un
lieu où planter au profond ses racines, un centre immobile de sa
liberté.
Cette
œuvre, la poiésis, est la manifestation de la liberté, et la
liberté est impliquée en elle, comme le papillon plié dans la
chrysalide. L'invocation poiétique est l'acte le plus haut de
l'homme, la réalisation de son essence.
Ce
qui naît est en même temps soi-même, n'était rien avant et ne
demeure pas au delà de soi . Ce soi même est comme dans le rêve,
étendu au monde éclos dans sa totalité, et en même temps fermé
sur soi .
Ce
qui naît, naît en un instant étrange, le kairos, qui ne peut être
saisi et change une totalité .
La
naissance s'effectue selon l'ordre du temps. Le temps est un ordre en soi. Le temps linéaire est un aveuglement ; il est
la négation du temps qualitatif, qui sépare le temps de la
mélancolie du temps créatif chez l'artiste, le temps du repos de la
terre et le temps de la moisson, le temps de la guerre sanglante et
le temps de l'amour, de l'odeur des corps et l'entrelacement des bras
Nous
savons qu'un instant de notre vie peut être plus que la vie entière
; que l'instant est la manifestation de l'éternité dans le monde ;
que si cet instant n'est pas vécu, la vie ne peut être vécue .
A
l'aune du sorcier, la Science est la vue et l’œil cyclopéens de
la technique, l'achat de l'ivresse de la puissance matérielle au
prix du sang - le sang, c'est à dire l'âme.
En
serrant le monde dans sa main pour prendre l'insaisissable, comme
l'homme qui voudrait saisir les routes indéfinies des océans,
l'homme de la technique s'enserre lui même et étouffe lentement
toute humanité, si seulement cela était possible.
Les
conséquences de la révolution industrielle ont été désastreuses
pour l'humanité....il n'existe aucun moyen, réforme ou ajustement,
pour l'empêcher de priver les gens de leur liberté et dignité....
Il
n'y a pas de rédemption pour le Dragon - il doit être tué. Pas
pour la barbarie et le mensonge, mais pour la liberté et la dignité
de l'être humain.
Une
personne peut de droit antérieur à tout droit possible, participer
indéfiniment de multiples demeures, de multiples mondes. C'est la
pratique de la liberté et le destin.
La
liberté de choix dans un monde pré-donné et déjà construit est
la liberté animale, celle des rats de labyrinthe, vendue par la
tyrannie comme essence de la liberté. Le labyrinthe de la tyrannie
est unidimensionnel. Tout ordre qui se referme sur lui même mérite
le nom de tyrannie. Tyrannique est l'ordre qui refuse toute
extériorité.
Et
c'est la tendance de tout ordre aveugle de se poser comme totalité
sans reste, de passer de la vérité fragmentaire à la Vérité, de
la subordination à la liberté à la Souveraineté. C'est
l'usurpation fondamentale de l'ordre.
La
production de mondes de choix à partir de situations de désespoir,
de marée montante de la Destruction, l'ouverture de voies est la
liberté humaine . C'est le combat désespéré entre les mâchoires
de la mort . Là où le choix, la liberté est absente, l'homme
essentiel produit les mondes qui la produisent à nouveau.
Le
choix de liberté est déchirement et co-engendrement de la personne,
détermination, position et négation entrelacés, mort et
résurrection. Celui qui était avant le croisement des astres n'est
plus celui qui foule le sol de ce rayon . Celui là est autre que
lui-même.
La
liberté ne peut être éteinte, comme la Lumière ne peut être
voilée par aucune tyrannie. Elle peut seulement éloigner la
lumière, plonger le regard dans les ténèbres. Aucune tyrannie ne
peut enfermer la puissance. Seule l'Imagination permet ce refus
réaliste des ténèbres .
Aucun
homme ne peut de droit être soumis absolument, c'est à dire privé
de mondes par l'oppression dans le monde des choses. Cette opération
est matériellement possible par la négation des besoins
élémentaires de l'homme. L'homme alors est écrasé vers l'animal.
Aucun homme né à la Gnose ne peut l'être de fait. A lui, au plus
profond des ténèbres reste une étincelle. Mais l'étincelle n'est
que souffrance quand rien de concret ne peut fleurir dans le réel.
Face
à une pareille tentative de négation, la mutinerie est un droit
strict d'application immédiate.
Vive
la mort !
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