Sous le pont Mirabeau coule la Seine
L'alliance des hommes : du Serpent et du Papillon.
Il faudrait que je te parle...et c'est
de plus en plus dur, comme si un nénuphar croissait dans mes
poumons, à moi aussi, comme si l'espoir qui porte toute parole
humaine devait être définitivement vaincu, entraîné dans des eaux
noires et froides par je ne sais quel crocodile de l’orgueil...il
faudrait que je te parle, pour te donner des choses qui sont
l'essence de toute préciosité, comme la poussière de l'émeraude
tombée du front de l'ange ; pour que tu les conserves comme un
sceau sur ton cœur...
L'histoire du monde est l'histoire du
désir et de la tristesse. Les anciens bardes avaient trois thèmes
principaux à leur répertoire : le joie, l'amour, la tristesse
et la nostalgie...cela fait trois, oui. Le monde réside dans
l'amour, et l'histoire du monde dans l'histoire de l'amour.
Place-moi
comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras, car
l'amour est fort comme la mort, la passion terrible comme l'Enfer;
ses traits sont des traits de feu, une flamme divine. Des torrents
d'eau ne sauraient éteindre l'amour, des fleuves ne sauraient le
noyer.
Comprendra-tu,
ô toi, comprendras-tu jamais ces mots : la passion terrible
comme l'Enfer, la passion du Royaume de Lucibel. Et les eaux dont
parle le sage Salomon sont les eaux d'en Haut les torrents d'eau
lâchés sur la terre lors du Déluge, comme les eaux d'en bas, l'eau
des quatre fleuves d’Éden. Comprend ces mots, et tu commencera à
comprendre des choses que les hommes ont perdu, ont laissé derrière
eux comme des archives pleines de poussière. Satan ne fut pas porté
par l'orgueil, mais par l'amour et la nostalgie. Et cela aussi fut
vain.
Tu
nies parfois, mais tout montre que tu désires les ténèbres – la
bouche de sang et d'émeraude, ou l'éclat vibrant de la peau en haut
des cuisses. Satan fut porté par l'amour, et les sages savent un
chose sur l'objet de l'amour – on
ne peut prier que Dieu seul, on ne
peut aimer que Dieu seul, que ce soit par l'image ou par ce qui la
produit, le miroir. Quel fut l'objet de l'amour de Marie-Madeleine,
dans le labyrinthe des objets d'amour, sinon Dieu seul ? Sinon,
quel est le sens des mots du Maître : il
lui sera beaucoup pardonné parce qu'elle a beaucoup aimé...
Satan
ne fut pas porté par l'orgueil, mais par l'amour et la nostalgie. Et
cela aussi fut vain. Il lui sera beaucoup pardonné car il a beaucoup
aimé.
Quand un homme
donnerait toute la fortune de sa maison pour acheter l'amour, il ne
recueillerait que dédain.
***
Et cette image aussi, cette image porte
tout l'enseignement de la race des hommes, cette race qui est comme
la race des feuilles d'automne. Elle montre le Serpent et le
Papillon.
Le Serpent est le maître de la Terre,
qui vit dans la poussière et se love sous les pierres. Voilà
pourquoi le Serpent est celui qui poussa Adam vers la Terre. En
montant sur l'Arbre de la Science, il devient l'image de Dieu au
dessus de l'Homme, et en soi cette position est la première
transgression, ou plutôt l'image de la première transgression. La
femme a une relation spéciale avec le Serpent : puisque c'est
par elle qu'il s'est élevé, en Ève, c'est par elle qu'il retourne
à la poussière, Ève, car elle marche sur sa tête ; et il la
mord au talon, c'est à dire à la colonne qui la relie à la terre,
pour la tourner vers le Ciel. C'est pourquoi la Femme des fidèles
d'Amour est Laure, l'aurore, ou encore Béatrice, la divine porte du
Ciel.
La Femme des fidèles d'Amour a reçu
le pouvoir des clefs à l'origine du Temps.
Le Serpent est la Terre, et
l'Ouroboros, le cercle du Temps, dont nul mortel ne peut sortir. Il
est un cercle de fer qu'il crée par sa morsure, par l'amour fort
comme l'Enfer. C'est l'appétit au sens le plus ancien qui fait
mordre, et ferme le cercle ; le Temps est le cercle du désir.
Le Serviteur de la Roue peut avoir deux noms, dont le premier est
Adam. Si tu comprends le deuxième, alors tu sauras ce que vois
l'homme qui, au crépuscule d'hiver, regarde l'eau claire d'un lac,
parmi les herbes du fond, au milieu des forêts.
Le papillon est d'abord la Liberté.
Dans nombre de mondes, les prisonniers évadés, les hommes libres
malgré la haine du monde, les voyageurs ont porté le papillon :
tatoué, sur des bijoux, par exemple sur des bagues portant des
pierres du Lune pour le ciel nocturne, ou des Lapis Lazuli veinés
d'or pour le ciel étoilé, au crépuscule ; ou encore la
turquoise, azur souterrain des pays de désert. Le papillon vole
librement, mais aussi est éphémère, est vivant l'intervalle d'un
soupir de Dieu, comme l'homme , et tout particulièrement comme
l'homme libre se sait et s'accepte mortel. La vie est un jeu, le
temps est un enfant qui joue, et
celui qui ne sait pas, l'instant venu, nouer le Temps et l’Éternité
n'est pas un homme véritablement vivant, héritier du souffle d'Adam
passé dans la Terre.
Le moment crucial peut être
l'instant présent ; l'instant crucial peut être le moment
présent.
Il n'y a de vol de
papillon que dans l'air. Il n'y a de liberté que parce que Dieu
s'est retiré, comme la mer sur l'estran.
Le Papillon a aussi un deuxième sens,
qui répond aux paroles du grand Origène aux habitants
d'Alexandrie : transformez vous !
Le papillon est issu de métamorphoses,
de l’œuf à la chenille, de la chrysalide au papillon déployé.
Le cercle du Serpent est aussi le Cercle des métamorphoses. Sais-tu
que l'on nomme des papillons grand paon de nuit, et un autre sphinx,
et un autre encore phoenix ? Les noms des papillons étaient des
noms de la science grecque des métamorphoses. Le Papillon est le
symbole de la transformation de l'homme éphémère, et comme la Rose
et les gemmes, de la splendeur du monde dans le Temps, de la
splendeur de la Terre et des mondes souterrains. Je met des
majuscules pour signaler les mots qui ne sont pas des signifiants de
choses du monde, mais des concepts ; non pour être fastueux,
mais pour ne pas égarer ton regard vers le monde quand je voudrais
que tu le tourne vers toi.
Le papillon est dans le Cercle de fer
du Temps, et pourtant il est aussi cette puissance d'en sortir, de
disparaître. Disparaître est le propre du Soleil au crépuscule, et
le propre de l'homme libre. Le vent souffle où il veut, et tu
entends sa voix. Mais tu ne sais d'où il vient ni où il va.
Regarde les sous-bois : le chêne
et le châtaigner vivent dans les vallées, le mélèze vigoureux sur
les pentes les plus terribles, près des falaises, plus haut
l'edelweiss dans la glace et le rocher, là où le souffle se fait
court et l'homme peut mourir de froid en une nuit sans feu. Il en est
de même pour les animaux. Le truite profite là où se noient les
hommes, et la truite meurt au soleil, sur les fleurs, sur le lit des
amoureux. Une autre émeraude à conserver repose dans ces mots :
chaque être a sa place, et elle lui est parfaite. La
splendeur de l'edelweiss naît là où l'homme meurt ; partout
la vie apprivoise la mort. L'homme noble tue avec ses poings trente
paysans, mais meurt de faim sur un champ fertile ; le paysan
repose en paix sur sa terre quand l'homme noble et juste veille sur
la tour aux brigands de passage. La princesse est incapable de
produire un pain, mange de la brioche en chicanant, mais produit sur
terre la poésie et la nostalgie que personne ne peut entendre sans
larmes ni fidélité. Un seul de ses sourires sauve un poète.
Ne demande pas à l'homme noble de
construire des vaisseaux comme le charpentier ; ne demande pas à
la princesse de cultiver la terre ; ne demande pas au
charpentier d'écouter le poète au rythme de ses outils de fer. Ne
dis pas à tous les hommes qu'il est bon d'être roi, ou
charpentier ; le malheur vient de ce que tous les hommes veulent
désormais être beaux, forts, riches tous également, veulent être
identiques à une place identique, et ne trouvent plus de place pour
vivre. Le riche naît de la pauvreté des pauvres : et ainsi
tous se haïssent et sont malheureux. Abandonne l'idée que tous les
hommes doivent être mesurés à une mesure unique : c'est la
cause la plus profonde de tous leurs malheurs.
Un homme ordinaire doit accepter et
aimer la place que Dieu lui donne à travers l'Empereur ; c'est
le secret de sa joie. Les hommes nobles combattront pour la
reconnaissance : mais n'oblige pas tous les hommes à combattre
pour une reconnaissance qu'ils n'auront jamais – comme si tous les
arbres se mettaient à se combattre – le combat des arbres est un
antique signe de malheur, vois la fin de Macbeth, l'homme noble des
écossais.
L'homme noble combat et part dans
l'errance, car il n'a pas de place dans le monde. L'homme noble est
celui qui erre, non par joie, mais par destin – et sa joy
est l'Amor fati. Le papillon est dans le Cercle de fer du
Temps, et pourtant il est aussi cette puissance d'en sortir, de
disparaître. Disparaître est le propre du Soleil au crépuscule, et
le propre de l'homme libre. Le vent souffle où il veut, et tu
entends sa voix. Mais tu ne sais d'où il vient ni où il va.
Le lien, la foi jurée à un autre
homme, c'est la seule chose qui soit patrie pour l'homme noble, la
seule chose qui le rende vivant. La foi jurée est la Terre Sainte de
l'errant. C'est la dernière poussière d'émeraude : il n'est
rien de plus grand sur la terre que l'amour et l'amitié. Et à ce
titre je voudrais te rappeler une dernière chose liée à la
disparition.
Dieu a tellement aimé l'homme et la
folle liberté humaine qu'un beau jour – et il vit que cela était
beau, très beau – il s'est levé et a disparu vers l'Orient. Il
est mort sur la Terre. Il ne pouvait pas assurer sa promesse
autrement, tu comprends ? Dieu s'est retiré pour permettre
l'athéisme et l'infidélité, car l'athéisme et l'infidélité sont
l'attestation de la fidélité des croyants. Voilà pourquoi
l'Antéchrist est une figure du Jugement.
L'ami de Dieu aime tellement Dieu que
sa foi jurée lui fait traverser une éternité de ténèbres. Tu
sauras que de tout l'amour, le plus grand est aussi le plus distant.
Un très grand amour – celui que très peu d'hommes connaissent, et
dont ils se font une image à leur mesure et à leur ressemblance,
avec leurs tout petits mondes de haies, de cases, de pavillons, de
boîtes – est si difficile à vivre sans mourir... tu ne peux pas
savoir. Il est un feu dévorant comme l'Enfer, dit l’Écriture. Il
peut porter la mort et le malheur, comme l'amour de Juliette et de
Roméo : il n'y eu pas de plus grand malheur que l'amour de
Juliette et de Roméo. Dieu peut brûler, aveugler, plonger aux
portes de la mort le vivant, car il n'est pas de ce monde de mort.
Dieu n'est pas miel, il est folie pour
celui qui ne l'attend pas, pour Holderlin, pour Nietzsche.
L'amour...on ne peut aimer que Dieu sous le Serpent et le
Papillon.
Aussi le plus grand amour reste vivant
éternellement dans le cœur du vivant. La foi jurée, la loyauté
profonde, ne sont pas creusés par le Temps, comme la falaise de
granit impavide face aux recommencements cycliques de la mer.
Il n'est pas besoin de revenir toujours
- le papillon sur la fleur, l'arbre recouvert des tendres feuilles du
printemps, le chant du rossignol au crépuscule sont des paroles de
l'aimé, les pas foulant lentement l'herbe des cimetières sont des
paroles de l'aimé. C'est pourquoi, ma chérie, si je meurs je ne
t'aurais pas quittée, c'est pourquoi tu ne devras pas m'en vouloir
ni t'en vouloir de ma disparition. Quand je disparaîtrai, tu
penseras à Dieu, et ma disparition ne te seras pas douleur, comme
n'est pas douleur l'écoulement des fleuves sous le regard du poète.
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours...
Telle est la race des hommes, telle
est la race des feuilles, et le printemps arrive...
Pour savoir cela il faut savoir donner
sa foi ; sa foi aux instants innombrables, sa foi aux forêts et
aux fleuves – la foi indéfinie n'est pas la vie toujours déjà
finie...et donner sa foi, quel humain le sait dans ces sombres
journées ? Donner indéfiniment, comme Marguerite au bal de
Satan...N'est-tu pas au contraire comme la feuille morte d'automne
qui tourne dans les tourbillons de vent, au coin des murs de la
Ville ? Compte-tu ce qui n'est pas compté ? Je ne cherche
pas les tourbillons, et toujours j'ai cherché la fraternité du sang
et du souffle dans les labyrinthes – on ne peut aimer que Dieu seul
– tout amour est issu du souffle d'Adam et du Serpent. Donner sa
foi réside en ces mots que j'ai entendu d'une bouche humaine :
Demain n'existe pas – il n'y a que
maintenant.
Es-tu forte comme l'étoile qui
dispense sa lumière inépuisable aux abîmes, ou simple flamme de
bougie qui veut se prendre pour une étoile ? Et moi, ne le
suis-je pas, pauvre fou, avant l'instant crucial ? Pauvre,
pauvre fol !
Je ferme mon livre...Une lueur
scintille à l'horizon...l’œil de la rouge, de la morne Aldébaran.
La senteur de
tes parfums surpasse tous les aromates. Tes lèvres, ô fiancée,
distillent la douceur du miel; du miel et du lait coulent sous ta
-langue, et le parfum de tes vêtements est comme l'odeur du Liban.
C'est un jardin clos que ma sœur, ma fiancée, une source fermée,
une fontaine scellée; un parc de plaisance où poussent des
grenades et tous les beaux fruits, le troène et les nards; le
nard, le safran, la cannelle et le cinname, avec tous les bois
odorants, la myrrhe, l'aloès et toutes les essences aromatiques ;
une fontaine des jardins, une source d'eaux vives, un ruisseau qui
descend du Liban. Réveille-toi, rafale du Nord! Accours, brise du
Midi! Balayez de votre souffle mon jardin, pour que ses parfums
s'épandent. Que mon bien-aimé entre dans son jardin et en goûte
les fruits exquis !
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