Dix thèses sur Marx, Debord et sur la révolution dans la pensée révolutionnaire .

(Betty Page)

Marx et Debord sont des penseurs qui permettent de penser la révolution, et aussi des impasses . Le présent texte pose les principales impasses qui se trouvent chez Marx et dans la tradition marxiste . Elles doivent être pensées pour forcer la sortie du Système .

Thèse n°1 : Sur la conception du lien d'exploitation comme droit naturel .

Marx est historialement (dans l'histoire de la pensée) un penseur bourgeois . A ce titre, il naturalise la domination existante, et la conçoit comme propre à l'essence de l'homme . L'essence de l'homme est historique et constituée par les rapports de production – c'est une pensée de l'essence qui ne veut pas se dire telle .

L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes . En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle (la bourgeoisie) a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.

La nature matérielle essentielle de l'homme met en essence le lien d'exploitation . Les liens sont, et surtout s'ils sont hiérarchisés, des formes du lien d'exploitation . La société est le tissu des liens, et donc naturellement formée du lien d'exploitation, quels que soit la variété des masques .

Thèse n°2 : La dictature du prolétariat est la coïncidence des opposés dans le marxisme .
Les liens sont, ou tendent aisément à devenir, des liens d'exploitation . La révolution ne peut être pensée en dehors de ce lien de nature . La négation de l'exploitation n'est pas la transformation du lien, puisqu'il est de nature . Il ne peut être que dans la coïncidence révolutionnaire des opposés, quand le Maître et l'Esclave deviennent un, et annulent l'exploitation . C'est le rôle conceptuel de la dictature du prolétariat . Ce rôle conceptuel est le même que le concept de représentant du peuple dans la démocratie représentative .

En pratique, la dictature du prolétariat, comme la démocratie représentative, réplique une classe de dominant et une classe de dominés, et réplique l'exploitation . Cet échec du principe face à la réalité amènent à une surenchère de la propagande, ou mensonge politique . Les principes idéaux deviennent les instruments d'une domination oligarchique qui se nie comme telle, et s'exalte comme Spectacle de règne du peuple .

Le mensonge « démocratique » de l'Est était le miroir du mensonge « démocratique » de l'Ouest . Il obligeait l'Ouest à des efforts, qui masquaient cette réalité . Ce n'est plus le cas, et le Spectacle démocratique est joué par des acteurs de plus en plus comiques – ou tristes .

Thèse n° 3 : sur le caractère borné des mondes possibles : soit bourgeois, soit prolétaire .

Marx était dans une proximité excessive des économistes modernes et partageait l'essentiel de leurs préjugés ontologiques, ou même moraux . Il croyait que le lien d'exploitation aux choses – la perspective du Système, qu'il connaissait fort bien – était vraie, et que les autres perspectives, qui refusaient l'appropriation du monde, étaient fausses . Il ne s'est jamais intéressé aux innombrables peuples, qui de sont vivant ont été subjugués ou exterminés – comme les Indiens d'Amérique .

Un lien, quel qu'il soit, n'est ni vrai ni faux – il est posé par la souveraineté législative de l'homme . Le lien du Maître à l'esclave dans l'antiquité n'est pas juste dans notre perspective, mais il n'est ni vrai ni faux .

Par sa conception bornée du lien, Marx n'a pas approfondi la possibilité d'une pensée systémique du rapport entre les formes de lien dans la société et la forme de cette société – alors même qu'il n'a pas cessé d'approfondir le modèle capitaliste . En clair, il a traité le modèle capitaliste comme le seul modèle possible de société, à part le modèle communiste .

Marx a ignoré la pluralité anthropologique, niée par le positivisme de son temps . La pluralité réelle a été niée, présentée en tant que stades d'une évolution unique . Le progressisme, comme toutes les croyances primitives, se place au centre du monde, mais en remplaçant le centre spatial par le centre temporel, en se faisant le résultat de toute l'histoire humaine .

La pluralité anthropologique montre pourtant la possibilité réelle de l'indéfinité des mondes possibles, y compris en même temps, dans une civilisation, puisque la société Indienne traditionnelle montre la coexistence de modèles complets d'organisations distincts avec leurs valeurs propres, telle que le « père de famille », qui cherche légitimement la richesse matérielle, et le « renonçant », entre autres les vieillards qui n'ont plus à chercher la richesse .

La pluralité anthropologique est ce qui permet de penser une révolution qui change les liens entre les hommes, et entre les hommes et les choses .

La perspective bornée du progressiste rend Marx analogue aux penseurs libéraux du XXème siècle . L'échec de l'URSS semble en plus donner raison aux libéraux . Mais en réalité, un nombre indéfini de modèles de société humaine, et de comportement humain, sont pensables .

Thèse n°3 : Sur le bonheur humain comme produit de l'industrie humaine .

Marx partage avec les Lumières toutes les illusions sur le bonheur issue de l'industrie humaine . Or cette attente est vaine .

Le bonheur de l'homme n'est pas dans l'accumulation de richesses . Marx avait pourtant vu que la marchandise est une relation humaine médiatisée par un objet . Un des premiers usages des richesses est la distinction et le désir de reconnaissance . De ce fait, de nombreuses courses aux armements se jouent sur les produits de consommation, non pour leur valeur d'usage, mais pour leur puissance de distinction sociale . Et comme cette puissance est relative, il s'ensuit que le processus n'a pas de fin .

Il en est de même de la perception humaine des besoins . De nouveaux besoins apparaissent et se multiplient sans cesse .

Par ailleurs dans le Système tel qu'il se présente actuellement, le knout a été camouflé sous la pression du besoin . Le besoin est essentiel, fonctionnel au Système . Le besoin est le moteur et le levier, ou du moins la menace implicite, de la plupart des formes modernes de domination et d'exploitation de l'homme . Attendre du Système un soulagement de la pression du besoin est attendre un train à un arrêt de bus . Alice résume : « Toujours confiture hier, confiture demain, jamais confiture aujourd'hui » .

Ainsi le monde moderne ne fait pas disparaître le travail et la pression de survie dont Aristote faisait une condition de la culture de l'homme libre .

Thèse n°4 : sur le Récit progressiste du monde .
Pour faire accepter l'absurdité foncière du système capitaliste : la destruction globale du monde pour produire massivement des objets sans intérêt, le récit progressiste est indispensable . Son message essentiel est « confiture demain », confiture pouvant être ce que l'on veut, comme le Grand Empire de mille ans de l'échange libre et non faussé . Marx le partage dans sa structure avec les intellectuels bourgeois .

Le récit progressiste a ceci de fondamentalement performant qu'il peut décrire n'importe quel événement comme un moment du progrès général, et le caractère dialectique du récit ne l'empêche certainement pas . C'est aussi sa faiblesse : il n'a aucun contenu . Et il ne peut porter que sur des quantités : plus de parapluies, d'années de vie, de pneus, de millions de litres d'essence, moins de CO2, de morts sur les routes, de...

Mais ce récit est indispensable au Système, à tel point que l'ensemble de ses ravages passent pour des incidents de l'histoire, ou des « retours à la barbarie » passagers, même quand tout montre qu'ils sont des produits du Système – ainsi le IIIème Reich .

Le Récit progressiste identifie au Bien le déploiement du Système, la croissance de la puissance matérielle . Il est un logos totalitaire en ce que par principe toute réalisation du Système est dite bonne, progrès, réforme, nécessité du développement et toute résistance à la croissance mauvaise : archaïque, taboue, obscurantiste, etc . Le récit progressiste n'utilise comme mesure que le déploiement de la puissance, et nie la diversité anthropologique . Il est un projet impérial en soi .

Le récit progressiste dissimule les risques majeurs du développement du Système . La totalité des ressources mobilisées pour construire les régimes totalitaires, techniques, morales, idéologiques sont issues de la civilisation industrielle – et toutes ces ressources sont à ce jour non seulement librement disponibles, mais d'une puissance démultipliée . Et ce déploiement ne cesse de créer de nouvelles menaces, liées à des risques sociaux, technologiques, militaires .

Il nous paraît indispensable de poser qu'un mouvement révolutionnaire doit abandonner toute perspective progressiste de principe .

Thèse n°5 : sur la coopération de la victime avec l'oppresseur et le partage de la lucidité .

La dialectique de Marx s'appuie davantage sur l'opposition que sur la coopération des pôles . En clair, il ne peut voir que le prolétariat collabore activement à son exploitation – ce qui deviendra une problématique cruciale quand dans la suite du capitalisme, le prolétariat sera de plus en plus associé à sa propre reproduction . Une classe ne se reconnait comme telle qu'en identifiant les autres classes, ce qui est déjà un processus de reconnaissance .

Un phénomène associé se manifeste massivement, qui est l'identification à l'exploiteur . Un grand nombre de dominés rejette son appartenance au groupe dominé et imite le groupe dominant, à la manière des rappeurs américains qui se couvrent d'or et se font construire des villas tendues de velours couleur « château », ou des ouvriers devenus contremaîtres qui se lèvent tôt, votent à droite, appelle patrimoine leur pavillon, et se veulent winners . Simultanément, des dominants ne cessent de se masquer en dominés, à travers la lutte contre les discriminations, pour rendre leur domination plus « démocratique » . Ce phénomène est essentiel à la victoire permanente de la minorité dominante dans la démocratie représentative .

L'image de soi est un récit . Globalement la plupart des hommes préfèrent se la raconter libres que serfs, vainqueurs plutôt que vaincus, quitte a inventer une histoire adaptée . C'est le fond de la Généalogie de la morale de Nietzsche : l'invention d'un récit mensonger qui fait des vaincus, des souffrants, des vainqueurs du péché des forts . Ainsi le discours maternant - paternant de l'État providence est-il désiré, suscité, écouté, cru par les dominés . Ainsi beaucoup d'Allemands ont volontiers cru être de la race élue, être des héros au service d'un grand chef, etc . C'était plus facile à croire que de se voir comme le héros des Bienveillantes .

C'est plus facile pour l'or gris, je veux dire les pensionnaires d'une maison de retraite, de croire en la bienveillance du directeur, ou du notable local qui leur offre de petits pots de terrine de canard dans un panier la veille d'une élection, que de voir les choses en face – il sont déjà morts, bien rangés dans des boîtes, et personne ne « s'intéresse à eux en tant que personnes » . Et que si un jour il y a une canicule personne ne rentrera de vacances pour les garder en vie, et si c'est une famine personne se battra pour leur donner à manger – et ce sera normal, il est tellement plus important de nourrir un enfant qu'eux . Ils le savent, mais ils sont tellement lâches, incapables de regarder, la plupart de ces vieux dans ces horribles camps de relégation de vieux .

Marx a sous estimé le prix de la lucidité pour les exploités, de la « conscience de classe ». De ce fait, il n'a pas pu poser cette loi, que la lucidité étant plus accessible aux groupes dominants, elle serait rare chez les groupes dominés . Les dominés filtrent d'eux même l'information, et préfèrent souvent se croire vainqueurs avec « leur » équipe de sport, que perdants dans leur vie . On a gagné, hein .

Ajoutez que l'information est issue et diffusée essentiellement par les groupes dominants . La perception de l'information manipulée issue des groupes dominants à destination des groupes exploités serait assez déformée pour leur rendre la lucidité pratiquement inaccessible .

Ce fait a les conséquences suivantes : ni la diffusion libre de l'information, ni celle de l'instruction ne provoquent à coup sûr de remise en cause des dominations existantes . Cela n'est vrai que pour les dominations qui ne prennent pas garde à s'assurer une propagande valorisante pour les dominés, en faisant pour l'appuyer des efforts matériels convaincants .

En clair, l'oligarchie moderne des pays riches, qui s'appuient sur la légitimation démocratique, n'est pas encore menacée, alors même que les dictatures corrompues le sont .

Thèse n°6 : sur la constitution de l'ego dans le spectacle comme processus de bloomisation .

Le voilement organisé de la lucidité est ce que Debord appelle le Spectacle . Le Système doit mentir, toujours davantage, toujours plus puissamment, pour résoudre ses contradictions réelles en apparence . Le mensonge devient ainsi à l'Ouest un tissu de la vie moderne, comme il l'était à l'Est ; mais il est moins perceptible, plus subtil . Il appelle une prise de conscience – à la suite de laquelle le Spectacle ne sera plus vécu comme vérité, mais comme ce qu'il est en vérité, masse et vacarme de mensonge .

L'ego se constitue son identité de personnage face au monde ; et comme le Spectacle est le monde pour la plupart des hommes, l'ego de la plupart des hommes est un fantôme qui naît dans le Spectacle et en référence à lui . Le Spectacle est une réplication du macrocosme, et l'ego moderne est le microcosme de référence du Spectacle . Un être ainsi constitué est un bloom .

Ces récits mensongers ont une organisation molle, mais néanmoins systémique . Leur fondement est le récit de l'ego offert à tous les dominés, le récit de leur liberté-la-plus-absolue . L'ego est commandé à se la raconter libre . Le bloom est cet être totalement neutralisé, prévisible, qui peut être administré comme une chose . Mais qui, en même temps, croit être libre, et prendre des décisions . Mais comme le libre consommateur, sa liberté obéit à des lois statistiques – ou encore, la liberté du bloom n'est jamais que légale, donc insignifiante .

Le bloom ressent vaguement cette insignifiance, et cherche dans l'authenticité de spectacle des remèdes au processus d'anéantissement qui l'environne . Mais il ne fait qu'aggraver son égarement dans des labyrinthes sans fin . Il est mur pour s'indigner et s'engager .

Le bloom se la raconte libre . Il ne cesse de confondre la liberté et le levier de son asservissement, qui est son désir . Je ne désire pas ce que je veux . Je ne choisis pas librement ma culture, ma langue, ma sexualité, ma filiation, et j'en passe . Le bloom, cet être impuissant et venimeux, ne cesse de s'inventer de nouveaux espaces de toute puissance . Je ne veux pas ce que je désire . Je ne suis pas maître de ce que je désire . Si je suis hétérosexuel, je ne l'ai pas décidé, en ayant la puissance effective de choisir tout autre chose . Je peux vouloir être sexuellement excité par les parapluies, ou ne pas avoir faim . Mais c'est impossible .

Quand je désire et que je poursuis l'objet de mon désir, je ne suis pas libre, mais j'obéis à mon désir . Le toxicomane le sait, quand le bloom l'ignore . La publicité n'est pas une libération . Le désir est le levier de l'asservissement du bloom – sa liberté est celle de la concurrence libre et non faussée . Il en est de même du récit de sa liberté politique . Elle est infime : il peut choisir entre des teintures du Système, arbitrer entre des clans de l'oligarchie, répéter les préceptes de l'idéologie racine .

Fais ce que tu désires, telle est la définition de la liberté du bloom . Elle oublie que désirer est désirer quelque chose ; et donc que cette liberté est asservie aux choses du monde . Elle n'est que poursuite de richesses – et pour le Système, peu importe lesquelles . C'est la liberté du consommateur . Fais ce que tu veux n'est pas la même loi . Le vouloir libre n'est asservi à rien .

On dit trop souvent, dans notre monde, je pense, pour ne sortir aucune pensée personnelle . On s'illusionne à dire je pense, à croire que notre avis peut avoir de l'intérêt dans n'importe quel sujet . Le plus souvent le je pense n'aboutit qu'à des fadaises un milliard de fois dites . On répète sans cesse la langue du IVème Empire . Penser vraiment n'est pas une règle, mais un privilège . Comprendre cela est le début de la pensée .

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Zinaida Serebriakova