Le pliage indéfini des miroirs - ou le fantôme de l'ego du spectacle .

(Hokusaï : la femme du pêcheur, ou interpénétration molle de l'ego et du monde.)

L'ego n'est pas, en tant que tel, et quel que soit le concept que l'on puisse en avoir, un pré-donné, ni un objet physique . Nietzsche dit : ça pense, et je dis que c'est moi qui pense ; et assurément, le sujet qui se pose comme origine des actes dans le récit, le point aveugle de la conscience, qui fonde et rassemble l'unité de la représentation – cet étant supposé est aussi une énigme toujours renouvelée . Il est, et n'est pas une chose, puisque il n'est pas sensible, localisable dans le temps et dans l'espace ; il est en effet, le je d'hier est bien le je d'aujourd'hui, au sens où l'évidence interne de l'identité persiste depuis le plus jeune âge jusqu'à un âge avancé . Il n'est pas dans l'espace, puisque là où est le corps, il peut être ou ne pas être .

L'ego est un être relationnel ; c'est le principe de l'intentionnalité de la conscience, et l'ego est une forme de la conscience, que l'on nomme à tort ou à raison conscience de soi . Il est hors de doute que pour tout ego il est un monde, qui rassemble la puissance de l'être ; et s'il est plusieurs mondes, il est possible de juger soit qu'il est plusieurs ego – c'est la doctrine des états multiples de l'être de l'ancienne poésie celtique, qui représentée dans une vision unidimensionnelle du monde donne la théorie de la réincarnation - soit que les mondes sont des espèces de la mondéité globale d'une conscience . L'ego de l'homme est cet étant pour lequel il y a de l'être ; et il est exclu de démontrer ou prouver l'existence d'un être absolument non-susceptible de rentrer en relation avec lui .

En tant qu'être relationnel, et non être en soi, l'ego est le pôle d'une relation – si je pose l'ego comme un acte . Mais en vérité, l'ego est en puissance d'entrer en relation avec une grande variété de polarités qui sont alors, dans l'acte, nommées objets . Il s'ensuit que l'ego, et le monde qui lui correspond, sont des étants en puissance . L'ego est puissance d'objet, et courant d'actes de conscience d'objet ; et le monde est puissance de présentation d'objet . En tant que puissances, et étant clair que les puissances sont des étants, et non pas rien, ou de simples signes verbaux, l'ego et le monde sont non localisables, ne sont pas des choses, mais sont des implications qui ne cessent de s'expliquer dans le courant de la conscience . Il est pourtant un ego, porteur d'une mémoire et d'une plasticité qui ne perd pas les promesses du passé, et un monde, puisque l'on passe d'objets en objets sans solution de continuité, de même que l'espace est un, parce que rien d'essentiel, à l'échelle humaine, ne m'empêche de le parcourir . Dans l'acte de la relation, il y a unité en acte, acte commun des pôles qui se constituent réciproquement dans ce qui est une autopoiésis indicible, puisque les mots ne peuvent dire l'unité des pôles .

Si l'ego est puissance de relation en acte, c'est parce qu'il porte en lui le creux qui lui permet d'accueillir le monde – de même que dans la Kabbale, le retrait du Dieu caché lui permet de faire apparaître le monde . Ego et monde naissent sur l'horizon d'un être unique, qui se divise en polarités distinctes . C'est le principe d'identité dans sa portée ontologique, le A est A de la doctrine de la science de Fichte, cet être inconditionné, qui est, une forme de l'être parménidien . Cet être unique est la volonté de puissance, ou le brahman de la philosophie de l'Inde .

Dans le rêve, le rêveur et le monde qui l'entourent sont le produit de l'ego ; dans les états altérés de conscience, les personnages qui apparaissent à la surface de la psyché ne sont pas étrangers à cet ensemble indéfini par principe, analogie de la puissance universelle . La constitution du soi et du non-soi est originaire ; elle a pour conséquence que les limites du moi sont les limites du monde, ou encore que le moi qui se reflète en lui selon une ontologie ne peut voir le monde que selon cette ontologie : conscience de soi et mondéité sont une . Chez Jacob Böhme, la vision n'est pas la vision d'un objet supplémentaire, elle est la lumière visible de l'objet, l'ouverture de l'abîme . Dans le Cantique, il n'est rien référé, comme étants,de plus que dans une scène érotique – et celui qui n'est porté par rien n'y verra rien de plus, comme dans un obscurité totale . C'est pour cela que la beauté est dans l'oeil de celui qui regarde . Le visionnaire ne voit rien de plus que les autres, sa vison n'est pas quantitative – aucun effet spécial du spectacle, effets unidimensionnels, ne peut le représenter . Mais il sait, il voit, et peut partager sa vision en silence .

C'est aussi pour cette raison qu'une indétermination pathologique du moi fonde une indétermination pathologique de la réalité, ou délire .

La philosophie de la non-dualité, ou advaïta, justifie le mot d'abîme du Maître de l'Inde à son disciple : tu est le Brahman, ou tu es aussi cela, qui peut se dire de n'importe quel objet – le tu n'est pas alors l'illusoire ego, qui est le miroir de l'illusoire maya, ou déploiement mordoré du monde ; il désigne la racine indivise, le tronc sur lequel poussent les branches opposées, la fraternité des opposés, du jour et de la nuit, l'arbre du bonheur et du malheur – et cette connaissance est celle là même des dieux, quand l'Écriture note : « vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal » connaissance qui ne porte pas sur la distinction, mais sur la non-dualité de la racine bien et du mal .

La division entre Moi et non-Moi ou monde est le miroir de la division originaire de la Lumière et des Ténèbres dans l'indistinction du tohu et bohu ; elle est une analogie locale, qui porte en puissance la réfraction de la totalité du drame dans le Ciel, mais non en acte . Cette conscience en acte, bien au contraire, offre une multitude d'états hiérarchiquement ordonnés . La puissance de vision est liée à l'état, aux états effectivement vécus . La vision n'est pas la vision de quelqu'étant qui se surajoute, elle n'est rien de nouveau ni rien d'ajouté : elle n'est que la compréhension du toujours déjà présent .

Ego et monde se co-produisent d'une activité, d'un processus unique ; dans les sciences cognitives, ce processus a reçu le nom d'énaction (F. Varela). Pour ma part, je serais tenté de le nommer hénaction, ou construction de l'unité de l'ego et du monde . Kant lui-même, dans la Critique de la Raison Pure, pose l'ego transcendantal comme base de l'unité de la représentation, à partir de la multiplicité indéfinie des percepts réels d'un phénomène, lumières, odeurs, goûts, sensations tactiles, sons, lesquels en soit ne peuvent constituer UN phénomène sans un travail de construction de l'esprit, une élaboration du donné sensible le ramenant à un point de perspective .

Les dimensions de soi s'explorent et se réalisent donc par expérience non de soi, mais de relations ; ou encore, ce sont les liens qui font l'ego . L'ego et le monde sont des miroirs qui se font face, à l'infini . Les états multiples de l'être sont parcourus comme une histoire, comme des expériences, en tant qu'explication de l'implication sans temps ni lieu . Analogiquement, un récit est l'explication de possibilités effectives de la langue .

Ce fait est d'une importance illimitée dans la critique de l'idéologie racine, qui pose à priori que l'ego, l'être individuel est premier, et que le tissu complexe des relations est second – ou encore, que la claire distinction des pôles individuels est la base analytique de compréhension d'un ensemble de relations – thèse qui a même reçu en sciences sociales un nom, l'individualisme méthodologique . Cela paraît tellement évident – et c'est tellement bête . En partant des individus constitués comme des choses pourvues d'essence, l'homme économique, le consommateur, le délinquant, on s'interdit en réalité toute compréhension de la systémique constructive des processus sociaux, et on ne dépasse pas le simple niveau de la représentation commune, simplement élaboré et pompeusement présenté comme science .

L'individualisme méthodologique accomplit l'opération idéologique classique de toutes les pensées dont la pratique réelle est la confirmation de l'ordre existant, il naturalise l'ordre social, en faisant paraître les pôles comme des natures . A titre d'exemple, je citerais les tentatives de caractériser une essence de la pensée extrême, comme si l'extrémité n'était pas une notion relationnelle, relative à un champ, et qu'une réflexion rapide doit permettre d'éliminer toute notion d'essentialité de l'extrême dans la pensée, par exemple, être partisan de la monarchie absolue en 1788, en 1793, aujourd'hui est plus ou moins extrême avec des thèses conceptuellement identiques .

Au contraire, le fait que les liens fassent l'ego permet de comprendre ce fait que la société du Spectacle produit, en tant que fantôme de réalité, un ego fantomatique, une dissolution de la consistance de la personnalité – observation qui est corrélée par les faibles capacités de production et de décision des hommes modernes, comparées à celles des hommes d'autres temps . La labilité pulsionnelle et émotionnelle, la restriction de la conscience, l'incompréhension de toute problématique un peu complexe sont produits massivement, en série, par le Système ; la personnalité de base moderne n'est à ce titre nullement évoluée, et d'une autonomie très faible comparée à celles d'hommes de sociétés dites primitives . Seul, sans aide, l'homme moderne moyen est nu, et mort . De même, la combativité, la volonté, la résistance générale ne sont pas éprouvés . Sans déterminations, la personnalité demeure indéterminée, fantomatique .

Face au Spectacle un spectacle d'ego se déploie, imprégné d'irréalité ; de même que le spectacle ne fixe que peu de limites, l'ego du spectacle est assez flou ; et il se réfugie dans la représentation, dans la dépression ou dans la virtualité face à l'amertume du réel . Dans le Spectacle, l'immédiateté est insatisfaisante, et l'on préfère dire que l'on joue, comme un supporter, que l'on résiste, comme un homme qui trie ses pots de yaourt, que l'on se bat sur des jeux vidéo . L'épreuve du réel, ou maturité, peut être indéfiniment éloignée . Mais sans les épreuves du réel, aucune maturation humaine ne peut se produire – car comme le dit Wilde, tout ce qui est important ne peut pas s'apprendre par des leçons .

La dissolution de l'homme et de ses capacités d'autonomie et de résistance n'est pas un accident – elle est évidemment fonctionnelle . L'homme né et élevé dans le spectacle peut être nommé bloom, à titre de concept assez opératoire . Construit de vent, il n'en souffre pas moins de ce vide . L'extrême faiblesse de la construction des personnages de Houellebecq est un reflet remarquable de cette décomposition – Houellebecq lui même, en son évolution, en vient à être une forme exemplaire du bloom, par l'incroyable insignifiance de ses propos, qui marque soit une annihilation positive de l'ego, soit une dépression masquée, soit un cynisme à toute épreuve, au bord de la folie . Ce qui est un espoir est cela : la négativité extrême de l'ego du bloom est sensible au bloom lui-même, comme souffrance, et morne ennui ; dit autrement, le monde moderne est mortellement ennuyeux, et aussi vaguement angoissant . Face à ce vide, le bloom passe son existence à chercher à reconquérir une authenticité .

Cette authenticité du Spectacle est également trompeuse . Dans le Spectacle est construit une image spectaculaire du réel, de l'authenticité ; correspondant aux désirs du bloom, elle est sans cesse réinjectée dans le Spectacle . Une photographie de nature sauvage sur une publicité, une photographie d'atoll pour vendre le tourisme de masse, par exemple, est un spectacle d'authenticité . La distinction du réel et de l'illusion est redoublée en abîme, à l'infini dans le spectacle ; ainsi dans un film, quand les personnages regardent un film . Ou dans le film avatar, quand il s'avère que c'est dans la virtualité des avatars sauvages que se retrouve l'authenticité sauvage – une sorte de repliement indéfini des illusions qui piègent l'ego moderne dans une réplication indéfinie de l'illusion . Car l'exhibition du spectaculaire identifié comme spectaculaire dans le spectacle – la lecture à la télévision de la Société du Spectacle, la critique vide et spectaculaire du vide – ne peut avoir qu'une fin, et qu'un effet : celle de garantir l'efficacité de l'illusion réaliste que produit le spectacle, tout comme les émissions sur les tromperies des médias, qui justifie de continuer à les regarder comme portant des réalités .

Il n'existe, dans un Système, aucun moyen terme : seul une sortie totale du Spectacle peut permettre de reconquérir un ego authentique, et de ne plus être soi-même le reflet du spectaculaire . Tout ce qui est du Spectacle est du Spectacle – est non-être . Tout ce qui est du Spectacle est par essence dispositif de domination du Système – mais c'est la forme de l'ego qui fait l'essence du Spectacle, ou encore l'ego peut, en voyant le Spectacle comme Spectacle, se libérer de son emprise en se niant comme ego spectaculaire .

Cela passe par la compréhension du caractère illusoire de l'ego spectaculaire . Cela passe par la compréhension que l'ego spectaculaire – l'individu atomique libre de liens et tout puissant qui se la raconte, le producteur consommateur roi, l'individu du contrat social - est un dispositif de domination, et celui de tous que je peux le moins identifier comme tel . Me faire ignorer mon asservissement, me le présenter comme un règne, est un dispositif de domination . En termes accessibles pour un marxiste, la multiplications des écrans entre dominants et dominés, qui fond disparaître la conscience de classe chez les dominés, est à analyser comme un dispositif de domination . Et le prix des illusions de l'ego spectaculaire est immense, incommensurable, puisque l'homme perd l'accès à l'être, perd l'accès au seul fondement consistant de son être, perd l'accès à la félicité la plus haute - perd accès à son essence, d'être l'étant pour lequel l'être est .

La puissance immédiate de la vie est la substance nutritive de la vie, de l'âme et de l'esprit . Le spectacle fait écran à toute puissance concrète d'existence, à toute volonté infinie de vivre le soleil et la lune, au risque qu'est l'intransigeance de vivre . Il n'est d'autre tâche humaine que de toujours reconstruire le monde, que d'être la force du printemps . Le spectacle de la jouissance n'est pas la jouissance . La jouissance n'est pas la possession . Aucune fortune, aucune puissance spectaculaire ne peut ouvrir la porte des mondes comme le souffle solaire d'un baiser .

Comprendre que l'ego spectaculaire n'est pas soi, c'est avant tout une conversion de l'ego et de son monde . Je me retrouve ainsi en rupture d'abord intérieure avec ce monde . Ce monde de l'illusion est spirale d'illusions, et spirales d'enfermement - la plus grande illusion du Spectacle est d'être l'âge où le voile de l'illusion a été déchiré, d'être l'âge de la fin des idéologies - et de n'être que l'âge du règne aveuglant de l'idéologie de la fin des idéologies . Marx, dans le manifeste du parti communiste, ou Nietzsche, ont cru que l'ouverture fugace de visions était une fin, une lucidité nouvelle, alors qu'il ne s'est produit qu'une transition vers d'autres illusions, les illusions du Spectacle, instrumentalisées pour la maximisation de la production matérielle . Nous sommes passés de l'univers cosmologique commun à l'univers spectaculaire comme dispositf de domination - belle avancée.

L'Être est . Le non être n'est pas . Il se déploie sur l'horizon de l'être .

Il peut alors regarder à nouveau l'abîme sans faiblir, celui qui a conquis son fondement dans l'être . Il peut errer dans la forêt obscure, qui lui sera amie, comme s'il était loup ou chouette . Il peut se comprendre comme puissance de souveraineté, volonté de puissance à travers soi . La volonté, l'art, l'érotique ne peuvent se comprendre comme puissances de dépassement, sans comprendre que le fondement de l'ego est indéfiniment plus que lui, et n'est autre que le feu qu'Héraclite place à la racine des mondes . Le puritanisme écologique est une version corrompue de l'idéologie racine - La sortie du Spectacle n'est pas la fin de la jouissance mais la conquête de la jouissance .

La nature relationnelle de l'ego amène à repenser le sens des liens, et des rapports de domination qui construisent le monde moderne . Cela sera l'objet de notre prochaine étude .

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Zinaida Serebriakova