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(Gorgone) |
Depuis une ancienne tradition
médiévale, des courants philosophiques présentent le divin Platon
comme un rêveur, un pur, et un homme dépourvu de bon sens – un
théologien. Un nietzschéisme mal digéré peut renouveler ce
refrain ignorant, et donc tenace : Platon est la forme subtile,
hellène, du christianisme ; il valorise des arrières mondes
imaginaires, le monde des idées, et dévalorise le monde de la vie,
le monde concret. Il fabriquerait des êtres sensibles et
mélancoliques. Il serait contraire à tout savoir du monde.
Mais ces thèses ne sont que les filles
de l'ignorance de Platon.
Platon, puritain sans subtilité ?
Un des derniers grands platoniciens de ce temps fut Oscar Wilde. Son
maître fut le platonicien Walter Pater, vérifiez. Sa conception de
la métaphysique – la vérité des masques - ou ses propos sur la
profondeur des surfaces sont clairement platoniciens. Platon,
contraire à la science et à la raison ? Toutes les victoires
étranges des physiques mathématiques depuis Galilée sont les
victoires de mathématiciens travaillant dans un monde platonicien,
un monde fait d'harmonies de nombres – que ce soient Newton ou
Einstein.
Platon lui-même, comme son maître
Socrate, ne furent pas des êtres détachés du réel politique.
Socrate fut un Hoplite courageux et redoutable, un homme laid comme
un bouc et séducteur de jeunes hommes. Platon a participé aux
guerres de son temps et revendiqué l'amour des athlètes. L'amour
platonicien ne fut jamais l'amour platonique des modernes. Il est un
amour violent, sexuel, orgiaque, entre hommes, ou un amour absolu
unissant les deux sexes devant l'éternité – un amour de chair
solaire.
Ni Socrate, ni Platon ne furent des
hommes de ressentiment. Platon est un aristocrate hostile,
radicalement hostile, à la forme démocratique du gouvernement
d'Athènes. Il n'a rien du précurseur d'un christianisme doloriste.
Il n'appartient pas à la généalogie du puritanisme hypersocialisé
moderne et de sa forme laïcisée dans les Gender Studies.
Platon est un homme sage pour les
hommes d'action – un homme issu des anciennes races de loups et de
chasseurs.
Dans le monde vécu, le matériau
sensible en général est l'objet d'interprétation. Nous sommes un
lieu de projections géométriques multiples. Le matériau sensible
est indéfiniment interprété, et interprété par les signes du
langage. De manière générale l'être humain, et plus encore l'être
humain parlant, n'est pas sur la peau du monde, il en est éloigné,
et fait des déductions sur des apparences, sur des impressions. Un
maître de sagesse, et une démarche dialectique sur ces impressions
et sur les paroles prononcées peut permettre de remonter lentement
vers l'être – de devenir ce que l'on est, un miroir de l'être
placé au soleil.
Pour Platon, l'homme est fait pour la
vérité, mais il l'a perdue. Il est fait pour le soleil des dieux,
mais vit dans les ténèbres : il est un nostalgique de l'âge
d'or.
Dans les ténèbres de la caverne, la
lumière apparaît comme ombre, et la ténèbre est un reflet du
soleil invaincu. C'est l'ombre des mondes qui les fait voir à l’œil,
organe le plus proche du soleil. Cette vision traditionnelle des
ruses des contraires n'est pas dualiste, mais comme toute les
traditions légitime, intégration des contraires dans l'Un.
Lors de la projection des ombres, un
cercle peut être l'image d'un cercle, d'un cône, d'un cylindre. Une
ligne peut être la projection d'une surface. Un point peut être
l'image d'un immense axe vertical, l'axe du monde. L’ignorant qui
l'oublie passe sur le point sans même ressentir la puissance des
mondes assise en ce lieu. Que nul n'entre ici s'il n'est
géomètre : s'il ne connaît les règles infinies de
transformation, de ruse des formes.
L'erreur ne vient pas des formes, mais
des illusions de la vision de l'homme, de ses erreurs sur la nature
des choses. Et la puissance qui protège de l'erreur – qui protège
de l'arrêt de l'interprétation sur l'apparent immédiat, comme dit
Héraclite, cet apparent qui fait voir le soleil de la largeur d'un
pied d'homme – est l'imagination. Par l'imagination, la production
des formes dans les ténèbres de l'âme, je peux deviner les formes
réelles qui font apparaître des formes sur les murs de la cavernes
– je peux comprendre que ce cercle est un cylindre ou un cône, que
ce point infime est le point d'insertion des dieux dans le monde. Je
peux calculer la taille réelle de la terre ou de la lune à partir
des apparences – je peux régner sur le monde au lieu de sombrer,
impuissant, dans l'illusion. Les idées, comme les nombres
pythagoriciens, ne sont pas des apparences, mais des structures
stables du monde fluent, insaisissable des apparences. De même que
le soleil apparaît par son ombre, de même l'éternité apparaît
par le Temps ; les cycles du Ciel, le mouvement des étoiles,
sont des rotations, c'est à dire des figures qui font éternellement
retour.
Ainsi le spectacle du Ciel étoilé est
comme le spectacle de la caverne, l'objet d'une sagesse et d'une
dialectique.
Ce qui apparaît est toujours partiel,
déformé, et donc à interpréter, signe. Ce qui apparaît n'est pas
le tout – le vrai est le tout. Le regard platonicien sur le monde
est un regard de contemplation mais aussi de ruse : le monde
joue des apparences, et se manifeste comme illusions et tromperies.
Un loup regarde ainsi la forêt – telle masse sombre peut être un
arbre, une proie, un ennemi – tout pour le chasseur est signe.
L'imagination platonicienne n'est pas
une fuite dans un arrière monde, dans l’acceptation passive de la
tromperie idéaliste. L'imagination platonicienne est une puissance,
une force de l'âme, et une puissance de vérité. Dans le banquet,
c'est le comique Aristophane qui raconte la parabole de l'homme
originaire sphérique, hermaphrodite. Ce nom crée une distance, une
autorisation à la fantaisie qui permet de revenir vers la vérité
puissante de l'amour : l'art est ainsi une voie de la vérité.
L'art parle sous contrôle de la vie.
L'histoire réelle des sciences ne peut
ignorer la force de l'imagination scientifique, et c'est cette
imagination qui est l’imagination platonicienne.
Enfin, il reste la politique de Platon
- la lutte de Platon contre le Sophisme. Le Sophisme est lié à la
forme démocratique du gouvernement. Celui qui parle à un autre
homme – celui qui lui donne des signes pour interpréter le monde à
nouveau – peut lui dire la vérité, ou lui dire ce qu'il pense
devoir lui dire pour le faire agir à sa guise. Bref : la parole
jetée dans l'arène politique peut être instrument d'asservissement
et d'illusion. Sun Tsu dit : tout l'art de la guerre est
fondé sur la duperie.
Si ce que je dis peut être l'origine
de mon règne et que je choisis le règne devant les hommes face à –
et plutôt que - la vérité, alors ma parole perd sa puissance de
vérité – tout le langage de la Cité est dégradé, et les hommes
s'éloignent des dieux et des poètes. Le Sophisme est bien le
précurseur du Spectacle, second monde construit pour former les
hommes soumis à l'ordre qui produit le Spectacle – soumission qui
prendra dans ce monde illusoire la forme illusoire de la liberté.
Forme illusoire de la liberté, parce qu'elle ne s'exerce – même
si elle s'exerce réellement parfois, et cette part de réalité est
un moment de la puissance de l'illusion globale – dans un monde
qui, pris en totalité, est fondamentalement illusoire et construit
pour manipuler.
Comme dit Debord, le Spectacle est un
rapport de classe médiatisé par des images – c'est à dire, un
dispositif global de domination dans le cadre du développement du
Capitalisme. Ce dispositif global est aussi le produit du système
capitaliste, c'est à dire d'un système social dépassant la
domination pour aller vers l'exploitation massive des hommes. En soi,
un dispositif global de domination n'est ni bon ni mauvais : il
n'est pas une civilisation qui n'en aie développé – c'est l'objet
de l'histoire. L'organisation des hommes, la langue, la civilisation
en sont indissociables. Les conditions qui permettent d'articuler
dans une langue et de diffuser des propositions condamnant toute
hiérarchie organisant un groupe comprennent l'existence préalable
d'une société hiérarchisée. Cette remarque est suffisante pour
laisser de côté ce genre de discours, comme étant des produits de
la déréalisation sophistique.
La particularité du Spectacle est
d'être un dispositif de domination qui est parti historiquement du
principe de la négation publique de la domination en général,
c'est à dire d'un principe contradictoire avec la réalité d'un
dispositif de domination quel qu'il soit, et donc en particulier avec
le dispositif de domination mis en place « au nom des idéaux
universels de liberté et d'égalité ». Ces Noms ont permis
la mise en place d'un asservissement généralisé, et d'un projet
impérialiste sans précédent. C'est dans cette énorme
contradiction symbolique que réside la puissance qui met en œuvre
les illusions du Spectacle – la plaie béante du règne doit être
sans cesse recouverte de mystères et d'images.
Plus un secret est dangereux pour
l'ordre, plus les mécanismes de déni doivent être puissants, et en
puissance de violence. Cette remarque est valable de la psychologie
individuelle aux groupes les plus étendus, en passant par les
familles. La violence de répression dont sont capables les ordres
libéraux est visible individuellement dans les hurlements et la
haine individuelles qui apparaissent chez les militants de la
tolérance quand un point du développement libéral rencontre un
obstacle.
La légitimité juridique de la
domination bourgeoise est basée sur « la liberté » et
« la démocratie », et ainsi le capitalisme moderne est
sans cesse dans l'étau de la double contrainte entre la soif
indéfinie d'exploitation des hommes qui est l'essence même du
capitalisme, et les besoins de la légitimation politique
« démocratique ». Le système déploie alors une
violence à la fois réelle, économique, en sortant du salariat des
millions d'hommes pour les abandonner comme inutiles, et symbolique,
en intensifiant jusqu'à la rupture la violence symbolique qui permet
de construire une réalité seconde progressiste, quand la réalité
première est la mise au pas générale des hommes à l'ordre du
capital.
L'exemple chinois montre un capitalisme
se développant dans le cadre d'une légitimation communiste. Je ne
veux rien dire de plus en passant que la forme « démocratique »
de légitimation du Capitalisme n'est pas essentielle à la forme
capitaliste de l'exploitation – les principes démocratiques ne
sont rien de plus qu'un instrument du développement économique –
ils sont une écume de cette histoire. Les vérités du Spectacle ne
sont rien de plus que les moments du faux général, des moments de
l'histoire de l’exploitation. Les leurres nous invitent sans cesse
à lâcher la proie pour l'ombre, et le moins que l'on puisse dire
c'est que les leurres fonctionnent massivement, permettant aux masses
urbaines déracinées de se redonner une identité dans le cadre du
Récit progressiste, où ces individus retrouvent une existence en
oubliant sa mise en scène. La mise en scène est comme la structure
qui gonfle le vide, et qui donc doit être rendue invisible. Ainsi
une actrice qui joue des rôles positifs au cinéma peut continuer à
les jouer en dehors de ses films, et devenir chargée de mission de
l'ONU dans le monde que le Spectacle présente comme réel, et qui
apparaît comme une dépendance du monde que le Spectacle présente
comme irréel. Ainsi le Système peut produire le réel, puisque le
réel n'est plus rien d'autre que ce qui n'est pas issu des mondes
virtuels.
Les salariés arrachés à toute
réalité vivante par le morcellement du travail et l'imprégnation
spectaculaire se croient parés de grandes vertus, ce qui est bon
pour leur ego, à tel point que peu d'hommes les refuseraient dans
leurs miroirs trompeurs. Et dans le Récit, par leur générosité et
leur ténacité face à des méchants, ils accordent des droits
supplémentaires à des catégories opprimées, solidairement avec
les maîtres. Ces mêmes maîtres qui organisent pourtant
l'exploitation globale, et donc l'exploitation de ces mêmes
individus, dans une réalité qu'ils préfèrent ne pas voir – et
qui est invisible sur les écrans de contrôle du Système.
Le capitalisme réel est producteur
d'exploitation et donc d'exploités. Sans cesse, les hommes de
l'idéologie rencontrent des exceptions à leur principe de
non-domination globale ; et à chaque fois, le choix se situe
entre l'abandon du principe d'irréalité et le renouvellement de
constructions symboliques construisant le déni de la situation de
domination réelle. Et le choix est toujours l'aggravation du déni,
une lente dérive loin du monde immédiat, une intensification de la
scission spectaculaire. Les hommes du Spectacle de cessent d'utiliser
la force pour interdire l'usage de la force – ils ne cessent de
créer de nouvelles interdictions pour assurer la liberté.
Dans le Spectacle, tout ce qui
immédiatement disponible est une médiation trompeuse – toute
l'information qui me parvient comme une évidence par les médias,
cette construction fluente d'un monde fluent, d'un Récit fondamental
fait de progrès constants, avec ses problèmes bien identifiés,
incontestables – est une tromperie globale, une chimère faite de
fragments désarticulés de vérités. Et c'est d'abord en admettant
la chimère globale, et en partant des problèmes bien identifiés à
l'avance, que je peux revendiquer une liberté ; c'est en me
soumettant à ces cadres à partir desquels - et seulement à partir desquels - il est permis de s'exprimer.
La liberté d'expression que l'on nous vend est un jeu dont les règles nous échappent, sans cependant échapper à tous les hommes. C'est pourquoi cette liberté est une fiction dans le cadre général d'un dispositif de domination qui vise l'invisibilité.
Loin de la liberté du Citoyen, le
Spectacle est la construction du monde qui fait de la liberté une
illusion vécue – une caverne. La dialectique n'est pas négation,
mais intégration du monde : le spectacle fait partie de notre
monde, et nous avons à vivre avec. Négatif n'est pas mépris :
l'ombre manifeste la lumière à qui sait voir. Au fond, Nietzsche
fut un grand platonicien – et il l'a compris au fil de sa vie.
Platon
est là pour dire à chaque fois, en clignant des yeux :
tu laisses la proie pour l'ombre.
C'est uniquement en ce sens que l'on
peut dire que le monde moderne est une défaite de Platon. Mais nous,
nous pouvons plus que jamais être platoniciens. C'est ainsi que nous
pouvons avoir la puissance d'imagination des sorties des labyrinthes
faux et menteurs du Spectacle. C'est ainsi que l'errance des
souterrains peut devenir une marche sur un rayon de lune.
Les vérités de la métaphysique
sont la vérité des masques.
Vive la mort !
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