(Odette Harpers Bazaar June 1940 Herbert Matter . FB boobs) |
Nous savons, comme voyageurs des mondes, ce qu'a d'empoisonné le concept moderne de réalité ; et nous ne saurions trop le regarder de loin, avec une méfiance souriante . Pour autant, tous les mondes sont sources de vie, c'est à dire d'expérience . L'expérience n'est pas à prendre comme Kant, comme l'intuition d'une extériorité hypothétique dans les formes à priori de l'esthétique de l'esprit-ego ; l'expérience est à proprement parler la mémoire de l'esprit unique qui contient le sujet, l'objet et la limite à titre de constructions symboliques . L'expérience est le travail d'élaboration de l'esprit à travers pensée, plaisir et douleur – l'expérience est la vie même . Par l'expérience l'esprit doit advenir .
L'art est une voie spirituelle, c'est à dire une voie d'élaboration et d'expérience de soi et des mondes . L'œuvre au sens moderne vaut comme signe d'un processus, comme présence matérielle de la puissance – mais l’œuvre est aussi de la cendre et de la paille . Sa grandeur est d'attester du feu comme réalité, comme certitude . L'œuvre est le signe sans débordement du débordement, le dépassement de la réalité rendu réel . Tantôt l'homme voit le débordement à travers l’œuvre, tantôt il en fait une idole de la réalité, un bien matériel, objet du marché de l'art . Rester dans un monde – et le monde réel est le plus évident - apporte à l'homme la sécurité illusoire d'un être défini, sans abîmes, sans ombre, sans rien à chercher ni à comprendre . En vérité, tout monde est une porte, et l'homme est celui qui passe comme une ombre dans les mondes, sans avoir la puissance de s'installer au delà de l'écoulement des fleuves .
La réalité est le monde le plus évident de l'homme . La réalité est le monde originaire de certains arts, depuis l'alchimie à la sculpture . La matière, si indéfinissable soit ce concept de l'âme, se manifeste d'abord comme poids, comme résistance – résistance de la pierre ou de l'argile à prendre la forme imposée par l'artiste, mais aussi tout simplement résistance à la vitesse de la vue et de l'âme .
En montagne ou en mer, quand les horizons sont dégagés, je peux voir un lieu de destination, à le toucher, voir mon arrivée ; mais l'immobilité des vents, ou les courants, peuvent aussi m'en rendre infiniment éloigné . En altitude, quand le pas se ralentit, la simple arrivée peut paraître d'une durée infinie, la plus courte distance visuelle devenir de fait un problème, comme pour le plongeur parvenu dans les profondeurs .
Cette expérience de l'horizon indéfini d'une proximité, nous pouvons le vivre dans le temps et dans l'espace . L'homme malade, aux portes de la mort, par la fenêtre de sa chambre d'hôpital, peut regarder passer des enfants qui jouent, dans la rue . Barrès note, dans ses carnets, une discussion avec Paul Bourget, vers 1914 . Les deux hommes, devenus des notables de la littérature, académiciens, regardent passer de jeunes étudiants, assis à la terrasse d'un café . Bourget dit : je donnerais volontiers tout ce que j'ai pour redevenir le jeune homme insouciant que j'ai été – et Barrès de noter : pour rien au monde je ne voudrais redevenir ce jeune homme que j'ai été .
Quand j'embrasse mon aimée à travers la vitre d'un train, je sais que les millimètres qui nous séparent vont redevenir deux mondes, deux vies dans ce monde, même si cette vie est une dans un autre monde, au delà de la lune et par l’œuvre du ciel, qui nous sont communs .
Il est aussi l'expérience des catastrophes individuelles ou collectives – l'instant où confortablement installé, vous passez en revue votre avenir supposé, et l'instant d'après, ou vous regardez le monde sans l'entendre, étourdi, la tête en bas, en entendant comme au loin des sirènes, en comprenant des lumières tournoyantes . L'instant où vous comprenez que votre avion n'a pas un petit problème, mais un problème déterminant . Au ras du sol, vous voyez une prairie parsemée de fleurs, des promeneurs qui vous regardent – mais vous ne pouvez pas les rejoindre, vous asseoir parmi ces fleurs – vous ne le pourrez jamais, peut être . Le jour dont parle Coetzee dans disgrâce, où l'on a du sang dans les selles, ou encore celui où votre médecin cherche ses mots en évitant de vous regarder . Enfin, l'expérience de passer, pauvre, devant des vitrines surchargées, ou auprès d'un homme riche, qui pourrait vous libérer de vos dettes pour des années avec la valeur de ses vêtements – l'image de l'homme pauvre rentrant d'un travail amer, et passant sur le même trottoir que des bourgeois euphoriques partant en soirée .
Il est une dernière expérience dont je veux parler ainsi . Dans les guerres politiques des derniers siècles, il est souvent arrivé qu'une arrestation donne lieu à un croisement de regards entre des frères de combat, ou simplement entre des hommes . Ainsi entre Marie-Anne Erize et un marchand de cycle de San Juan, le jour de sa disparition en octobre 1976 . Ainsi entre celui qui reste sur le trottoir parmi les passants et celui qui part dans la voiture de ses bourreaux . Je pense aussi aux lettres que des hommes ramassaient sur les rails et postaient lors des déportations . Il en est de même pour des disparitions, comme le sentiment du Dr Jivago, enfermé dans un tramway, de reconnaître Lara de dos, marchant dans le Moscou des années 30 . Et ces regards deviennent des mémoriaux pour les vivants, en respect pour les morts .
Ainsi nous avons de ces expériences de l'impuissance face à la proximité la plus grande, de la distance la plus profonde entre des êtres humains qui se frôlent . Et cela, même dans dans sa propre famille – l'homme sera divisé au sein de sa maison . Souvent l'homme a grand-peine à admettre les abîmes qui creusent le tissu apparemment continu de son réel . D'autant que ces abîmes creusent non seulement le réel, mais aussi le moi lui-même . On ne peut trouver les limites de l'âme, même en faisant toute la route, tant elle a un logos profond . La maison de l'homme est aussi son âme . Le moi passe d'état en état, de la haine à l'amour, de l'état de veille à l'état de rêve, à celui de sommeil profond . Comment se connaître soi-même ?
Héraclite dit : Le soleil est chaque jour toujours nouveau . L'homme est comme la flamme d'une bougie qui s'allume et s'éteint parmi les gouffres – L'homme dans la nuit touche une lumière, étant mort pour lui-même et vivant . Endormi, il touche ce qui est mort, ayant éteint sa vue . Éveillé, il touche ce qui est endormi . Comment-peut-il être assuré d'être le même ?
Par la puissance de ses désirs, l'homme veut réunir ce qui est séparé, ou séparer ce qui est uni . Il veut restaurer la justice et être libre . Il veut maintenir le luxe et la volupté, le calme et la beauté, et venir en aide au pauvre ; il veut admirer Athènes et condamner l'esclavage et l'Empire ; il veut une vie spirituelle et ne suivre aucune discipline de corps ou de foi . Mais toutes ces antinomies sont plus puissantes que sa nostalgie . Il ne serait pas meilleur pour les hommes que tous leurs vœux soient accomplis.
L'homme de temps plus anciens, comme aujourd'hui tout homme qui affronte de grandes résistances au quotidien, un artiste, un maçon comme un médecin, un paysan comme un marin, a rencontré de nombreuses fois dans sa vie l'épreuve du réel . Il a désiré immensément, à la mesure de son cœur, puis a dû renoncer devant le mur infranchissable qu'il a rencontré . Il a connu l'amertume des soirs de défaite, de défaite radicale .
C'est cela, l'épreuve du réel . L'épreuve du réel est mordre la poussière en réalité, le goût du sang et du sable dans la bouche . L'épreuve du réel, poussée dans son intensité la plus saisissante, c'est d'avoir vu dans son expérience sa mortalité organique, de puer la mort ou la défaite, de souiller des vêtements, de hurler de douleur, de sentir dans sa bouche l'odeur et le goût de l'intérieur de son corps . C'est de se sentir dépassé par des évènements incontrôlables, comme une tempête nocturne ou une bande d'hommes ivres de haine entourant un homme isolé . C'est de telles expériences qu'est issue la coutume musulmane de toujours ponctuer un engagement d'un si Dieu le veut .
Un homme qui a connu cela et est resté debout avec fermeté se reconnaît à divers signes de comportement, en particulier dans la rareté de ses mots pour s'engager . Mais cette rareté est un gage de fiabilité . L'apprentissage de la fragilité du monde est un apprentissage de la valeur de la solidité de la parole . Et la parole n'est jamais l'objet d'un homme isolé . La solidité de la parole, c'est la rigueur des liens humains – c'est la puissance de la solidarité .
Pour ainsi dire tout homme des temps anciens avait cette épreuve du réel dès son enfance . Dans la mentalité traditionnelle, les paroles avaient tout le poids de cette épreuve . Les paroles du Hagakure retrouvent par ces canaux souterrains le liberté ou la mort des sans-culottes, ou la détermination des soldats rouges, ou encore des résistants . Aucun humain isolé ne peut rien contre le monde – seul un groupe soudé peut affronter le reste du monde, être le groupe pirate qui provoquera la transformation . Et comment souder tant de lames d'aciers, sinon par la parole ? C'est pourquoi l'épreuve de réalité et le respect rigoureux de la parole sont une et même direction .
Le monde moderne délivre l'homme des classes moyennes de l'épreuve de réalité, au nom de la lutte contre la douleur – produit un monde anesthésié pour protéger l'estime de soi . La structuration narcissique de l'homme moyen produit par le Système aidant, le discours général produit de plus en plus la rumeur de mondes égotiques, fantasmatiques . Ces mondes informes ne sont pas à confondre avec l'Imagination de Blake, ou le monde imaginal, qui relève lui aussi d'une souffrance immense et d'une épreuve ontologique – tous les témoignages l'attestent . La souffrance et l'épreuve spirituelles ne sont pas des fruits du narcissisme .
De même, l'épreuve de réalité n'est pas la réalité . Parler de la valeur de réalité n'est pas condamner la fiction . Il serait trop long d'étudier les liens existant entre la fiction et la prise sur la réalité de la vie pour l'homme . De nombreux romans, comme le Rouge et le Noir, ou Madame Bovary, ont pour sujet la contradiction entre le fantasme narcissique et l'épreuve de réalité . Dans la chanson de Roland, Roland meurt de cette épreuve . Le type de personnage qui signe la perte de l'épreuve de réalité dans la culture, c'est le thème du superhéros, qui lève toutes les difficultés de la vie humaine . Ce personnage est syntone au formes modernes de narcissisme immature, comme l'univers de certains jeux vidéos .
La prétendue « délivrance » de l'épreuve de réalité fait de l'homme dans la réalité une bête domestique, réduite à l'impuissance, et habitant un arrière monde . Trop d'hommes par exemple proposent, ou adhèrent à des « solutions » à leurs problèmes que le simple bon sens de base fait comprendre comme absurdes . Mais c'est dans la virtualité d'internet que ces travers modernes apparaissent à un degré presque pur . Il devient purement et simplement possible de nier le réel, et l'existence même d'une épreuve de réalité . La négation du réel, cela a déjà été souvent noté, se fait par exemple par le développement idéologique des oxymores, des unions de contradictoires réalisées dans les mots, et uniquement dans les mots, comme le développement durable, ou l'entreprise citoyenne, ou encore la discrimination positive . Le monde de la communication devient un tautisme, selon le mot alliant tautologie et autisme de Lucien Sfez, un sous-système se bouclant sur lui-même, se fermant à toute épreuve de réalité . Le bloom lui-même, formé par le Spectacle, devient alors un tautisme dérivé .
Parler d'épreuve de réalité n'est pas non plus chercher à imposer une normativité basée sur une construction fictive d'une « réalité » idéologique . Simplement, tu ne peux dépasser la réalité si tu ne sais pas ce qui est réel . Aucune forme sérieuse de surréalisme ne peut nier la réalité, sinon par la négation qui porte au delà, en prenant appui . Sans prendre appui, l'homme ne peut bondir . Qui s'appuierait sur son ombre sans tomber ?
Sur internet comme dans la représentation kantienne, il n'existe pas d'épreuve de réalité ou de jugement de Dieu . C'est à celui qui parle d'être digne de confiance, sans contrôle rétro-actif de la plupart de ses propos . Dans un monde qui propage le narcissisme, tout devient possible virtuellement, et la confiance native en la parole est ruinée . Tel est aussi le sort de la « poésie » moderne, quand elle se réduit à n'être que la culture de l'affabulation d'un soi comme artiste maudit hyperviril, dissimulant un bloom avec une efficacité qui n'est valable que pour les yeux des autres blooms, exclusivement . Car les spectateurs, en acceptant ce jeu, s'identifient eux-même comme artistes maudits . Depuis des décennies, la révolution est proclamée chaque jour par de tels gens, à qui on ne confierait même pas un paquet de cigarette, pour ne pas dire la clef d'un appartement . La belle affaire .
Mais quel art ? Quelle malédiction ? Quelle révolution ? Quelle puissance est développée dans la réalité ? Quelle transformation de soi ? Le bouclage sur soi autistique qui accompagne le narcissisme moderne ne lui permet qu'un spectacle de puissance . Et installe l'incapacité à observer la moindre discipline, qui permettrait de rapprocher les lèvres des abîmes, creusés comme des plaies suppurantes sur les mondes, et sur la langue que le poète doit garder, et non vendre sur le marché libre de la reconnaissance, comme un objet de luxe .
De telles créatures ne peuvent rendre qu'un service à la révolte contre le monde moderne, c'est d'être sacrifiés . Il n'est pas d'excuses à chercher, c'est inutile . Dans la perspective du fanatisme, la seule question qui importe à la liberté est le choix, la responsabilité totale . Je choisis et je le sais . Le Hagakure dit : quand le choix est entre survivre et mourir, il est préférable de mourir . C'est pourquoi la mort est l'essence de la Voie, parce qu'elle est la vérité manifestée du choix que garde l'homme jusqu'à la fin .
Ce fut l'essence de la vie de Marie-Anne Erize, de nationalité française et argentine, bourgeoise et mannequin, militante révolutionnaire, morte torturée et violée en Argentine par des hommes immondes, au demeurant bons catholiques . Combien elle eut d'occasions, de choix de sauver sa vie, de propositions de quitter l'Argentine pour la France de Giscard et son confort réel, je ne saurais le dire – et toujours, même avec sur la nuque l'haleine de ses poursuivants, elle décida de rester . Le reste est vide .
L'homme est seul responsable de ses abandons – il n'existe pas d'échappatoire, ni de temps pour un jugement, en situation de crise . Moi-même, je ne sais pas du tout si je n'abandonnerais pas . Je pense que j'abandonnerais, mais je ne me donne pas raison . Se donner raison pour ne pas s'humilier devrait faire honte .
Il me reste à étudier l'expérience de Pitcairn, et les conséquences individuelles du formatage par le Système dans une expérience en taille réelle . Une autre fois .
La vie est expérience, et l'expérience est la voie de la sagesse . Proclamer que la réalité n'existe pas est contradictoire en soi – n'est qu'un oxymore de plus de l'idéologie du Système . Le bavardage est vanité, et n'a aucune importance qui dépasse le bruit qu'il provoque .
L'épreuve de réalité est le pôle et le repère de toute parole qui veut être une parole de monde .
Vive la mort !
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