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(Austin Osman Spare, attracteur étrange)
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La taupe de la Philosophie
dans les souterrains du monde creuse dans l'obscurité, parmi les
germinations des métaux et des gemmes. Il est une taupe de la
philosophie parce qu'au présent cycle, le cycle des crépuscules ou
âge de fer, la sagesse comme la folie deviennent souterraines.
La nuit des souterrains est
une nuit extérieure, un flux de ténèbres né des profondeurs de la
terre, et une nuit intérieure, celle de l'égarement, de la voie
droite perdue dans la forêt de notre vie. La nuit est l'image de la
perte de la lumières des lumières qui ordonne le monde, mais aussi
promesse obscure de renaissance. La nuit est source, et vie, pour l'être qui sent les limites du visible et est accablé par elles.
Et l'âge des crépuscules
est décrépitude, limites, immobilité et mobilité vaine. Les
hommes poursuivent certains rites, mais ignorent les signes que
portent le rite. Le rite a fini par tenir lieu de signe, et n'est
plus perpétué que par la perte de sa plus haute signification. Si
des gardiens du signe voyaient nos rites, ils les haïraient comme
blasphématoires. La morale est ce qui remplace le rite quand la
science est perdue, un ensemble de préjugés simplificateurs qui
écartent la vision des abîmes. Il n'est plus d'âme, d'esprit, de
tentation et de voie du bas. La vie est devenue mécanique.
La voie droite n'est pas
perdue d'avoir été à soi autrefois. Elle est éternellement
perdue, car la perte est la source de toute existence. L'existence
est en soi exil ; exil en dehors de l'Un, et errance. Les hommes sont
issus de la race de Caïn, et sont des nomades. L'exil est l'essence
de toute vie. Mais certains veulent l'ignorance, veulent construire
les limites des villes, et tuent leur frère révolté et
transgresseur de leurs limites.
Aucune puissance ne peut
conserver le sens, le sang et le souffle des mondes qui s'insinuent
sous le sol, comme aucune main ne peut enserrer l'eau de la source
jaillie du rocher des rhododendrons. Désespérer du désespoir
signifie ceci : tu ne peux sauver ce monde, et c'est l'acte de ta
dénudation de l'espoir qui est la seule voie d'espoir – tout autre
voie est dupe de l'orgueil, frère de la bêtise. Toi qui entre
ici, abandonne tout espoir. Telle est la saison en Enfer : Se
dénuder du désespoir est retrouver le sens des chants du
renoncement, sur la liberté de l'homme nu. Tous les espoirs de
restauration, de développement durable, de réduction progressive du
mal, sont de grandes folies qui participent de la folie générale.
Le monde du crépuscule ne peut être réformé, car le monde du
crépuscule ne cesse de se fustiger de reproches et de réformes,
éternellement, en vain, éternellement, sans jamais sortir de
lui-même.
La dénudation est aussi le
retour. Le révolté du dehors veut aller au delà de l'Un,
l'affronter dans une autre immense folie, celle qui le rend étranger
à lui-même dans sa vie éteinte : la noble mélancolie qui broie
l'homme de génie dans la bile noire, cette œuvre de mort et de
renaissance qui fait de gouttes de rosée des univers. L'homme de
Saturne sait que la Voie droite est éternellement perdue comme des
larmes éternelles.
La Voie est aussi
éternellement présente dans la forêt de notre vie, dans le calme
de ses ramures au soleil de midi. Ce que seul le sage peut atteindre
dans ce monde désarticulé, inintelligible, c'est l'unité du midi
et du minuit du monde, le lien entre le souffle de l'Esprit et le
bourdonnement des mouches au dessus des marais, dans la forêt du
Nord ; le lien entre l'amour et la splendeur et le rire et les
mâchoires de la hyène qui déchire sa proie vive ; le lien entre
l'immense sang du crépuscule et les parfums venus de la mer, et la
cruauté de la mort.
C'est là le plus grand
mystère, le mystère des mystères. Celui qui peut voir Kali dans
l'œuvre du mouvement de ses mâchoires indéfiniment dentelées a
déjà reçu une illumination.
La terre est Nuit, une masse
de ténèbres, une puissance de labyrinthe, de voies à creuser dans
toutes les directions de l'espace, et donc par essence une puissance
de désorientation, comme le nageur rejoint par l'ivresse des
profondeurs, perdant le haut et le bas, la gauche et la droite, la
raison et l'aspiration immense de la folie et de l'angoisse.
L'angoisse est la première
certitude de l'homme de désir. L'être est conscience et félicité,
et le néant est ténèbres ; celui qui comme la lumière est abîme
entre les abîmes est sur les chemins du désir infini, signature
d'un être infini et d'un manque infini. L'homme qui se remémore,
qui se retourne au crépuscule, est l'homme de désir. Le chemin est
si âpre et si dur, la panthère et le lion si féroces, si étrangement
féroces au commencement de l'Enfer !
La Terre est la certitude de
l'absence d'identité et de forme, la matière, dont la couleur est
le noir ; et c'est pourquoi les hommes du souterrain savent qu'il est
vain de se chercher soi-même – qu'il n'est rien à trouver. Ce qui
détermine l'identité, l'ego, est néant. Il n'est rien à trouver,
il est à faire, à construire, à bâtir un soi et un monde. La vie
est art, et l'art est construction de mondes où un « je »
puisse habiter. Et cet art est un art des liens, car c'est le lien
qui fait l'homme qui peut être sujet de liberté, l'homme de
puissance. Celui qui sculpte se sculpte aussi, celui qui élève un
poème s'élève et se détermine, celui qui se lie à un Seigneur
devient un vassal digne de la voie de la fidélité, celui qui ouvre
sa main à un enfant devient père ou mère.
Il est faux de dire au soir
de sa vie pourtant « je me suis fait moi-même» - car il
n'est aucun « je » à l'origine. Il est aussi vrai de
dire : le jeu des mondes m'a fait, qui a fait le « je »
qui se réclame de moi, et se la raconte comme originaire.
L'identité à laquelle s'accrochent les hommes pour avoir le
sentiment d'exister, d'être comme on le leur raconte libres et
autonomes est aussi la prison intérieure des déterminations
indéfinies, des non indéfinis dit à tous les chemins des mondes.
Il est très peu de carrefours sur les chemins d'une vie, et ils
apparaissent soudain au détour d'un chemin, et disparaissent comme
des ombres. Cet instant est celui du kairos. L'homme noble attend cet
instant crucial, et ne cesse de s'y préparer. Le Hagakure dit :
l'instant présent pourrait être l'instant crucial, l'instant
crucial pourrait être l'instant présent. L'identité au
contraire dit non, et ferme l'attente. Héraclite dit : si tu
n'attends pas l'inespéré, tu ne le trouveras pas, car il est hors
de quête et sans accès. L'identité est un mal, tout
simplement. Le sage ne
cherche pas à se définir, mais à s'absorber dans les volutes
indéfinis des mondes. Le Sage est apparition et disparition. C'est
parce qu'il n'a pas d'identité qu'il est voyant, comme le miroir est
reflet de n'être pas image.
Je est toujours déjà
un autre, et j'avance masqué se répondent. Le
Hagakure dit : un homme qui croit être arrivé est un homme
malavisé...il n'est d'autre vérité que la quête de la vérité.
Et aussi cette parole fille de l'or d'Agamemnon : Le masque n'est
pas rien. Le Sage est en quête de l'image du dieu, est en quête
de déiformité : aussi est-il comme lui jour et nuit, hiver et
été, guerre et paix, surabondance et famine, sagesse et infamie :
il prend des formes variées, comme le feu, quand il est mélangé
d'aromates, est nommé suivant le parfum de chacun d'eux. Aristote
lui même note : l'âme est en quelque sorte toutes choses.
Le Sage ne s'est pas trouvé lui
même, il a su se perdre, il a su devenir feu, fleuve, lion, oiseau.
Les Upanishads disent de toutes choses du monde : Tat Tvam Asi, tu
es aussi cela.
Je cite
souvent ce texte sublime, ce fragment de l'antique savoir :
Je suis ce que j’ai
été, ce que je suis et ce que je serai
J’ai
revêtu une multitude d’aspects avant d’acquérir ma forme
définitive
Il m’en souvient très clairement.
J’ai été
une lance étroite et dorée
J'ai été une goutte de pluie dans
les airs,
J'ai été la plus profonde des étoiles,
J'ai été
mot parmi les lettres,
J'ai été livre dans l’origine,
J'ai
été lumière de la lampe,
J'ai été chemin, j’ai été
aigle,
J'ai été bateau de pêcheur sur la mer,
J'ai été
goutte de l’averse,
J'ai été une épée dans l’étreinte des
mains,
J'ai été bouclier dans la bataille,
J'ai été corde
d’une harpe,
J'ai été éponge dans les eaux et dans
l’écume,
J’ai été arbre dans les forêts.
Et puis, quand
les temps sont venus, j’ai été le héros des prairies sanglantes,
au milieu de cent chefs.
Rouge est la pierre qui
orne ma ceinture et mon bouclier est bordé d’or. Longs et blancs
sont mes doigts. Il y a longtemps que j’étais pasteur sur la
montagne. J’ai erré longtemps sur la terre avant d’être habile
dans les sciences…»
Taliésin.
Telle
est la chaîne d'or de l'être, le goût secret de l'eau de la source
des fleuves.
Avoir pris une identité
close est s'être tué. Le refus de la révolution est à la fois
microcosme et macrocosme ; et comme un grand vaisseau fantôme sur
son erre, les morts, ceux qui ont une identité close, une inertie
lourde de terre, glissent lentement vers la fin inéluctable. Le
Maître dit : quand ils naissent, ils désirent vivre leur
destinée, ou plutôt jouir du repos...
***
Dans la Nuit la lumière est
infiniment visible en tant que rayon, en tant que direction. Comme
lorsque un homme est égaré dans le réseau de grottes souterraines,
et sent le long d'un rayon de lune les parfums des prairies au long
d'un courant d'air. C'est ainsi que nous entrevoyons ce qui aurait pu
être, c'est ainsi que l'Éternel fait sentir à l'homme de désir
les lointains parfums des montagnes de l'horizon. Qui sait combien il
est de rayons de la lune, et qui peut oser compter les voies et les
pas du Seigneur sur le monde ?
Chaque nom est le nom d'une
Voie. Ainsi Seigneur est un nom de la voie du vassal, la voie de
l'Ange sauroctone porteur d'épée. Les voies se séparent, les voies
se mêlent et se tressent ensemble comme des nœuds de serpents.
Amour est un autre nom,
comme Béatrice. Cet Amour est une voie d'homme de guerre, d'homme de
puissance terrestre, comme Dante, comme le Roi Salomon du Cantique.
Cette voie est nommée dans la Genèse et dans le Livre d'Enoch, par
la chute des anges attirés par la splendeur des filles des hommes.
C'est sur tes paysages
que j'ai senti l'air venu des monts du Seigneur ; c'est dans ton
haleine que j'ai senti le souffle au dessus des eaux.
Car la Voie des Fidèles
d'amour est une voie de fin'amor, une voie de vassalité envers une
princesse d'Orient, une fille noircie par le soleil du Voyant. Cet
Orient, ce royaume de Jérusalem, est bien sûr être et être
symbolique sans contradiction. Je vous livre ce poème au fond très
mystérieux, qui devra être lu à part.
Quand les jours sont
longs en mai,
M'est beau le doux chant
des oiseaux de loin,
Et quand je me suis
éloigné
Je me souviens d'un amour
de loin
De désir je vais morne
et courbé
Si bien que chant et
fleur d'aubépine
Ne me plaisent plus que
l'hiver gelé
Jamais d'amour je ne
jouirais
Si je ne jouis de cet
amour de loin
Car mieux ni meilleure je
ne connais
En aucun lieu ni près ni
loin
(...)
Triste et joyeux je m'en
éloignerai
quand je verrai cet amour
de loin
Mais je ne sais quand je
la verrai
Car nos pays sont trop
lointains
Il y a tant de passages
et de chemins
Et pour tout cela je ne
puis rien deviner
Mais que tout soit comme
à Dieu plaît !
Je verrais la joie quand
je lui demanderais
Pour l'amour de Dieu
l'amour de loin
Et s'il lui plait je
m'allongerai (...)
Près d'elle moi qui suis
de loin
Amant lointain je serais
proche
Je tiens vraiment le
Seigneur pour vrai
Par qui je verrais
l'amour de loin (…)
Dieu qui fit tout ce qui
vient et va
Et forma cet amour de
loin
Me donne la puissance si
j'en ai le courage
De bientôt voir l'amour
de loin
Véritablement en tel
lieu
Que la chambre et le
jardin
Deviennent palais.
Il est vrai qu'on me dit
avide
Et désirant l'amour de
loin
Car aucune autre joie ne
m'est tant
Que jouir de l'amour de
loin
Mais ce que je veux m'est
dénié
Car ainsi m'a doté mon
parrain
que j'aime et ne suis pas
aimé
Mais ce que je veux m'est
dénié.
Qu'il soit donc maudit le
parrain
Qui m'a fait tel que je
ne suis pas aimé
(...)
Amour de Terre lointaine,
Pour vous tout mon cœur
me fait mal.
Jaufré Rudel, Prince de
Blaye, quand les jours sont longs en Mai, ou l'amour de
loin.
C'est la voie par excellence
du poète originaire. C'est dans la poésie que résonne l'Appel, la
lumière des origines. C'est dans tes cheveux que je m'emmêle comme
le lierre sur le tronc de l'arbre, et le lierre atteint l'épaule de
l'arbre et la mémoire du soleil éternel. Nos eaux se tissent pour
former les abîmes de l'océan, nos larmes se mêlent dans l'infini
désir, né de l'infini désespoir de la Nuit. C'est là la sagesse,
la part du fidèle d'Amour.
Les être manifestés sont
des boucles dans la chaîne d'or de l'être. Un être manifesté est
comme une boucle à la surface d'une chevelure qui en compte une
indéfinité ; comme la peau de la nuque est le visible de la peau du
corps dénudé enroulé, humide, dans les draps. Ainsi les rêves
d'un mortel peuvent faire apparaître les traits d'une personne venue
d'au delà des mers, ou dénouer les nœuds des courants et retrouver
le corps d'un homme mort dans les profondeurs des fleuves ; ainsi un
cheveux d'or dans le bec d'un oiseau jouant au soleil peut faire
apparaître Iseult ; ou encore les songes des sept dormants peuvent
indiquer l'avenir. Celui qui se penche ainsi vers ces images peut
voir une figure qui n'est pas encore manifestée, et celui qui se
penche vers les rêves du poète qui l'appelle peut voir des images
de sa propre vie.
Ce qui apparaît est l'image
du destin. Les femmes des bretons entendaient sur la mer les appels
de leurs enfants morts dans les grands navires errants sur les mers
du Sud ; les métayers croisaient leur maître accablé et silencieux
sur les chemins des champs, des heures avant d'apprendre leur mort
dans des villes lointaines. Tel amant a entendu son amie appeler au
secours avant d'apprendre sa mort. Ce sont, ô toi qui écoute
l'horizon, les intersignes. Mais celui qui écoute l'horizon comme un
phare, lançant ses rayons aux ténèbres, entend d'étranges rumeurs
et voit des visages entrelacés d'algues claires, si le non manifesté
le trame dans l'ombre, le tisse, pour que les mortels aient quelque
chose à chanter.
Dans ces ténèbres le
voyant cherche à être lumière, et pas seulement réceptacle des
lumière comme matière de ténèbres. Être voyant, c'est avoir des
yeux de lumière. L'œil, dit Platon, est celui des organes
des sens qui se rapproche le plus du Soleil. Mais l'homme n'est
pas l'aigle qui peut regarder le soleil en face, et n'est pas lumière
qui peut tout éclairer. Nous voyons aujourd'hui en énigme,
dit Paul, comme dans un miroir, et non face à face.
Comme le face à face de
Jacob est impossible au mortel, il faut apprendre à lire les Livres,
à lire les pas du Seigneur sur les mondes, comme le chasseur lit les
pas de la proie dans les chemins de forêt. Chasseur est aussi un
Nom, et le nom d'une voie. Le chasseur sacré élève la rage et la
cruauté nocturne, l'incompréhensible de la puissance. Kouroumah en
a parlé justement dans ses œuvres. Le chasseur est le miroir de sa
proie, il doit devenir sa proie pour la vaincre à la fin de sa
poursuite. Il porte sur lui la peau et le crâne de sa proie, il
emporte son esprit. Comme Actéon, il doit devenir Cerf et finir
dévoré, démembré par ses chiens, pour renaître digne de la
vision. Chasseur est un nom d'une voie sauvage, la voie des signes et
de la poursuite sous les étoiles ; cette voie est sœur de la voie
errante des fidèles d'amour. Dans la forêt de Morrois, Tristan et
Iseult vivent de chasse, et se nourrissent de viande crue. Telle est
la communion du chasseur, qui prie le Seigneur sur le corps de sa
proie.
Le Maître dit : le
royaume des cieux est forcé, et ce sont les violents qui s'en
emparent. Cette violence est la
violence du désir. C'est le sens du mot de Simone Weil, quand elle
écrit qu'aucune vérité ne peut échapper à celui qui s'y acharne,
comme s'acharne sur la chair le chien sur la route des étoiles.
Les livres : le livre du
monde, et le Livre. C'est sur les signes et sur les lettres que l'ami
de Dieu du Haut-Pays lit, comme le sourd lit sur les lèvres de son
amant sans pouvoir entendre la parole avec ses oreilles. Le désir
qui fait lire sur les lèvres le sourd est le désir du chasseur dans
sa poursuite, le désir du conquérant qui parcours le monde comme
l'amant parcours la chair de l'aimée, qui est image des mondes. Le
désir est la tension de l'arc de la science. Le désir est manque,
douleur, angoisse, sang et violence, et aussi douceur et aurores,
soies et parfums. Le désir est un lieu de la réunion des opposés,
un mystère image du grand mystère.
C'est la puissance du désir
qui fait de la multitude d'une entité une lumière unique. Alors le
voyant devient monde, il voit des images et des signes qui annoncent
le présent dans son essence immobile comme un paysage embrumé –
et c'est par le présent que parfois le voyant annonce l'avenir,
devient Augure. Car la connaissance de l'être est la connaissance
éternelle, et l'explication de l'enroulement du Serpent des temps.
Le voyant et le poète sont
un. Celui qui est l'amant des signes comme porte de l'invisible est
le jongleur des mots, est le barde qui soutient et chante l'Empire,
l'ami du Roi et l'amant implicite de la Reine - un amant sacré dans
la nuit, nocturne et pourtant légitime dans la Lumière. Ainsi
Lancelot triomphe-t-il lors de l'ordalie contre ceux qui l'accusent
et accusent la Reine : le jugement de Dieu est en sa faveur malgré
l'évidence des hommes, malgré le regard et la peine du Roi
lui-même. Cette ordalie est certainement le signe le plus
extraordinaire de la geste de Lancelot. Cette ordalie atteste que le
Souverain, le Puissant, est celui qui décide du cas d'exception, et
témoigne du caractère limité de la Loi face à la toute puissance
que révère le fidèle d'Amour. Symboliquement, la Loi qui pose les
déterminations des hommes est le jour, et Lancelot parti dans
l'obscur des forêts est un homme de l'ordre de la Nuit. La parole du
Maître est identique, quand il laisse Marie Madeleine l'enduire de
parfum, et interdit de lui nuire : il lui sera beaucoup pardonné
parce qu'elle a beaucoup aimé.
La puissance de transgression légale de la loi, juste de la justice, est le miroir de la transgression intérieure de l'identité et de
ses limites.
Celui
qui prend cette voie ne peut revenir en arrière, car il a vu
l'envers du monde des hommes, l'envers de leurs espoirs. Cette voie
est le désespoir du désespoir – le nom de cette voie dans
l'ancienne Bretagne est le Val sans retour.
Le Barde est l'ami des
amants dans le secret, le serviteur des princes de guerre, des
chasseurs nocturnes et des conquérants, celui qui marche dans la
forêt et enseigne dans les bras des fées, allongées dans la
mousse. Et il est aussi l'homme nu, l'Ermite, l'homme de puissance
qui par puissance débordante rit de la puissance, l'homme du
Principe qui déborde les principes.
Le principe est la racine de
feu issue des profondeurs de la terre, la montagne sainte et l'autel
de lave – qui sont jour après jour de plus en plus froids et
noirs, et un jour cendres, et un jour doivent disparaître pour
renaître.
La voyante et la poétesse
sont également un, et celle-ci est le gemme d'une couronne plus
silencieuse pour moi, mais plus profonde selon l'ordre certain des
légendes.
Son écu porte une roue
blanche et noire constellée d'étoiles. Il est prince, il est
ermite, et il est aussi vampire de tous les sangs du monde, le sang
du soleil éternel. Mais le sang éternel versé sur le monde est
inépuisable, infini. Il est en puissance du voyant de prendre
infiniment, de donner infiniment ce qui ne lui appartient pas, de
donner la manne et la rosée céleste dans le souffle et le feu.
***
L'écriture naît de
l'expérience. Le désir d'écriture est une facette du désir, du
chant de l'exil. Il n'est pas de poésie puissante sans expérience
puissante. Le monde gris et sans relief ne peut trouver et assembler
le feu des mots. Il est possible de se retourner à l'appel de
l'Ange, il est possible de retourner vers les forêts, il est
possible de rallumer les grands incendies des mondes. Le feu ne peut
se nourrir de cendres, mais il peut se nourrir de bois mort, des
immenses forêts d'arbres morts où errent les sorcières des
derniers temps.
Sur la rive du fleuve à son
embouchure j'écoute la rumeur des signes, le souffle infini du
fleuve qui s'enroule dans la mer en assimilant les eaux venues des
mondes, des flaques, des ruisseaux, des égouts, et les souffles
mêlés des grands amours. Le temps est un cœur qui bat, et brasse
le sang avec le souffle, la chair terrestre avec le Ciel. L'amour est
la sève, le sang, le souffle du Vivant. Au voyant le fleuve est le
fleuve du monde mêlé d'étoiles.
Sur la rive du fleuve j'ai
murmuré ce poème :
(Silence)
Il n'est pas d'autre
appel possible
Sur la falaise
Je tends l'oreille et
J'interroge l'écume
(Silence)
Viens vers le champ du
sang
Car le destin doit être
affronté comme un dragon
et vaincu
Sinon tu le sais
Il est préférable
d'être mort .
Car celui qui recule face
au songe du destin
Est toujours déjà mort
Et tu sais qu'il est un
instant
Plus grand que toute la
vie humaine.
Splendeur des gemmes
De l'œil d'émeraude
Scellé sur le front
- l'œil du Voyant.
Vive la mort !
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