Du Traité ou du Manuel dans la forme philosophique.

(Austin Osman Spare 1918).




Les hommes cherchent la sagesse, c'est à dire savent qu'ils ne l'ont pas, ce qui est une première sagesse. Ils cherchent à décider que faire de leur vie, puisque la vie est multiplicité et indécision qui doit devenir unité et décision, ou rien. Les œuvres de la pensée dite philosophique sont celles de la recherche de sagesse dans la vie ; et cette recherche suppose de retrouver un ensemble de savoir unique qui s'exprime en questions particulières. Kant, pour une fois, a été clair et en a donné une liste de son temps :

Que puis-je connaître ? Que dois-je faire ? Que m'est-il permis d'espérer ?

Il importe de connaître le monde. Si en effet les dieux existent et récompensent leurs fidèles, il est bon de passer beaucoup de temps à sacrifier, mais cela est vain si les dieux ne se préoccupent pas des hommes, ou encore s'il n'est point de Dieu. Voyez Épicure, ou la discussion du Pari de Pascal. De ce fait, et depuis l'Antiquité, des œuvres de philosophes sont devenues des enquêtes sur le monde, et sur l'être.

Mais est-ce bien raisonnable de brûler sa vie à faire de grands tableaux philosophiques de l'histoire du monde et des planètes ? Ces grandes constructions ne peuvent-elles être fausses ? Les propos sur l'être sont-ils vrais, peuvent-ils servir de piliers pour construire une vie ? Alors on retrouve les enquêtes sur la fiabilité de la perception, les enquêtes de logique, sur la vérité des propos...et l'on obtient de grands tableaux philosophiques comme la Critique de la Raison Pure. Mais de telles constructions ne peuvent-elles pas être fausses, etc ?

Tous ces travaux sont des détours dans la perspective de l'origine de la philosophie comme recherche de la vie la meilleure. Des détours tellement immenses qu'ils sont devenus des fins. La philosophie comme technique est plus facile à maîtriser que la vie ; la technique peut être finie et ordonnée, la vie est chaotique et indéfinie. Par recherche de maîtrise et de sécurité professionnelle, le professeur de philosophie est spontanément du côté de la méthodologie, comme son frère le prêtre est du côté d'une fermeture du dogme. Les maîtres antiques étaient des maîtres de vie ; les maîtres d'aujourd'hui peuvent aller jusqu'à ne pas comprendre la légitimité de la notion de congruence. C'est pourtant une notion, une mesure essentielle du sérieux d'un penseur.

La congruence, c'est la rigueur du lien entre la pensée exprimée et le mode de vie et d'enseignement d'un penseur. J'ai déjà dit ce que je pensais de ces hommes fameux qui condamnent le cours magistral et l'université pendant leur carrière devant un amphithéâtre recueilli. C'est tout simplement la signature de ce que Nietzsche nommait la farce des philosophes, le côté Cagliostro de leurs plumes. Il est un deuxième problème à la transformation malheureuse de la philosophie en discipline et en profession : c'est que l'objectivité du philosophe professionnel face à la diversité des modes de vie n'a plus de consistance.

Le philosophe professionnel défend les options et les valeurs d'une caste diverse mais relativement homogène, ayant à vivre d'un petit nombre de doctrines bien arrêtées et d'une monotonie parfois étrange. Comment communément pourrait-il recommander la vie de l'homme d'armes, ou celle de Casanova ?

Le philosophe professionnel est un homme de robe, un puritain qui produit donc des thèses dans l'Université avec trois fois rien, ou des livres qui permettent à chacun de retrouver ses préjugés en langage fleuri avec des citations bienvenues, pour ceux qui passent à la télé et portent des costumes sur mesure, pour ne pas parler de ceux qui ont une maîtresse blonde et une Rolls Royce, et enseignent le désintéressement au peuple.

Il est donc produit des œuvres de pensée savante, en latin dans les temps anciens, ou parfois dans le latin fonctionnel de nos jours, c'est à dire le jargon aussi épais que dépourvu de nécessité interne des œuvres magistrales – sa nécessité étant sociale, celle du latin des médecins de Molière. Certaines, finalement assez nombreuses, de ces œuvres sont des splendeurs, et travaillent sur des chantiers vertigineux : rien n'est entièrement mauvais. Mais elles sont pour la plupart inaccessible à l'expérience commune. De manière générale, elles traitent du monde et de la connaissance. Même Marx est à placer dans ce cadre.

Depuis l'Antiquité, à côté des œuvres savantes, se trouvent des manuels de vie, comme le Manuel d'Épictète. J'y ajouterais volontiers l'Art d'aimer d'Ovide. Ces œuvres sont écrites en général en langue vulgaire, simple, et à l'usage du monde : on y trouve au XIVème siècle l'œuvre étrange de Marguerite Porète, aussi l'imitation de Jésus-Christ, plus tard les exercices spirituels d'Ignace de Loyola, le Courtisan, le Prince...En dehors de l'Occident, le Hagakure est un exemple fameux. Il s'agit de conseils, de pratiques et d'anecdotes destinées à permettre un changement immédiat et pratique de la vie.

Il est possible en effet qu'il n'y ait pas de lien nécessaire entre la nature des choses et la réflexion sur ce que je dois faire. Il est en réalité une indéfinité de savoirs naturels ou logiques qui ne me sont de rien dans l'action. Il est également possible que la meilleure réponse, la réponse la plus sage, à la question « que m'est-il permis d'espérer » soit : rien.

Il est enfin possible que la réflexion et l'écriture sur le monde poursuivies jusqu'au vieil âge ne soient qu'une forme d'immaturité et d'indécision, à vrai dire imposée par la société au penseur. Le Druide devenu savant devenait conseiller du roi, ou même roi – c'est le récit de Taliésin, ou de la vie de Platon.


***

Une autre question que pose l'opposition du Traité et du Manuel est la question du réel. Il est deux pôles de l'affrontement de l'être humain fini au réel : le déni, ou illusion et la désillusion, ou lucidité. Ces pôles sont des attracteurs entre lesquels oscillent l'âme. Commençons par le plus répandu, le déni.

Le déni est une fonction extrêmement banale de la psyché et de la société humaine, qui consiste à présenter le réel d'une manière compatible à la survie psychique de l'ego. Il arrive souvent que des problèmes nous paraissent complexes et obscurs, et soient en réalité très simples, mais très difficiles à admettre, comme la pensée de la mort. Ce type de problème est l'objet d'une abondante littérature ; et il est possible d'estimer le poids du déni sur une question à l'abondance des écrits qui l'entoure, et dit le contraire de la vérité.

Le déni est efficace et imparable tant que le réel n'est pas affronté directement. C'est pourquoi il est possible de dénier indéfiniment le passé, sans traces nouvelles découvertes. Le déni porte sur toutes les puissances qui peuvent bouleverser l'ego moderne, la violence, le désir, la mort, la douleur, l'exploitation cruelle des hommes... Une immense majorité des hommes est terrifiée par le fait réel de la guerre, quelle que soit la puissance de leur courage ; mais beaucoup d'hommes modernes sont persuadés à priori que leur courage est suffisant pour l'affronter gaiement. Les guerres modernes ont lieu dans le déni massif de la réalité de la guerre dans le Spectacle. Le travail moderne a lieu massivement dans le déni de la réalité féroce de l'exploitation. Voyez les photos des soldats de 1914, partant en riant au feu des mitrailleuses.

Le déni est un mode éducatif courant avec les enfants. L'histoire de Céline, jeune chevalier de 1914, est celle de la mort du déni originaire des parents : « je suis lâche moi, oui... » « on est parti dans la vie avec les conseils de nos parents, ils n'ont pas tenu devant l'existence...on est sorti comme on a pu de ces conflagrations funestes, tout crabe baveux, à reculons... ». De même, il est évident que toutes les œuvres de Lautréamont sont le journal d'une lucidité enfantine acquise au prix de la plus grande cruauté.

Le déni est le mode le plus courant d'organisation psychique des modernes. Ils ont développés de grandes ruses pour nier l'importance du témoignage de leurs sens face aux échecs du monde industriel. L'un d'eux est le progressisme : face à un problème, nous aimons croire qu'il sera résolu dans l'avenir.

Face à la contradiction du réel avec nos désirs et notre morale, nous créons des mots, des oxymores qui permettent de nier, comme le développement durable – alors que les produits sont toujours plus éphémères, et que le développement ne peut être sans développer travail et dépense énergétique – le commerce équitable, l'homoparentalité, qui biologiquement n'existe toujours pas, et j'en passe. Le déni sur la gravité des accidents nucléaires est parfaitement documenté. Un autre déni historique courant est le caractère typiquement moderne des totalitarismes, ou les étranges analogies existant entre la société nazie et la société capitaliste contemporaine dans ses modes d'organisation ( voir par exemple : la guerre des nazis contre le cancer, au Belles Lettres, qui montre la naissance du modèle du contrôle social par la prévention et de la lutte anti-tabac dans le IIIème Reich). Un dernier exemple est la puissance du déni de la gravité des crises économiques ( tant en 1929, ou tout devait être rentré dans l'ordre en quelques mois, qu'aujourd'hui, où la crise est toujours déjà derrière nous et le retour de la croissance devant ). En clair, plutôt que d'admettre un écart inassimilable à l'idéologie dominante, cet écart est passé sous silence, et réduit à l'assimilable, mais de manière uniquement verbale.

Dans les organisations, le déni sur les dirigeants incompétents est aussi inévitable que fonctionnel : reconnaître cette incompétence équivaut à poser l'illégitimité de l'autorité, du moins en partie, et donc la nécessité d'un changement qui menace l'ensemble des cadres dominants. De ce fait, la protection des cadres défaillants est régulièrement acquise. Un autre déni inévitable est celui qui porte sur les dominés : comme le meilleur des mondes d'Huxley l'enseigne, il importe que les classes dominées soient satisfaites de leur sort, et ainsi un homme qui vend sa force de travail à l'exploitation d'un employeur peut être nommé partenaire ou collaborateur, et ailleurs citoyen ou camarade.

Le film la vie est belle de Roberto Benigni, l'histoire d'un père juif présentant un camp de concentration nazi comme un jeu, montre le caractère à la fois poétique et légitime du déni pour protéger un enfant, et montre aussi le lien entre le récit de soi et la construction du déni : son succès montre enfin une certaine tolérance moderne à cette défense face à l'extrême laideur du monde moderne.

Le déni est un mode de relation au réel développé chez les modernes, parce qu'il est fonctionnel au narcissisme et au refus des contraintes de la structuration psychologique la plus courante, et parce qu'il existe dans la division du travail à l'échelle mondiale une immense quantité de personnes qui n'est jamais conduite à affronter une expérience cruciale, matérielle, comme la peur de la mort face à un agresseur, une marche de plusieurs jours dans le froid et la faim, ou simplement la vie d'un ouvrier maçon. Pour donner un exemple, ces employés du tertiaire peuvent croire que la vie d'un berger est une longue fête d'harmonie naturelle sans soucis comme semblait le croire Marie-Antoinette, et faire l'expérience, très rapidement avortée en général, d'un retour à la terre, ou à un métier manuel dur mais idéalisé, comme marin-pêcheur, expérience éphémère parfois suivie d'une dépression, voire d'un suicide. Ils peuvent croire aussi que le choix de la non-violence est un choix viable à présenter aux enfants d'un quartier globalement violent. Les Louis XVI et Marie-Antoinette modernes sont en nombre indéfini, avec leur ignorance souriante des dangers du monde qui parfois se termine comme on sait, par un sabre, ou par les crocs d'un carnivore.

Le déni est un mécanisme inconscient et conscient. Une part de ce qui est nié est obscurément connu ; ainsi Hitler dans son bunker ne cessait-il de dénier la défaite à venir, et ne cessait de devenir plus vieux, malade, faible, enfermé en lui-même. Le déni est dénié sans cesse, mais c'est à grand prix d'âme. Le sage ne peut le défendre.

L'autre mode de relation au réel est celui de la lucidité la plus dure, la plus cruelle. Je pose qu'il est le seul légitime au sage que vise à être le philosophe. Si quelqu'un doit regarder le monde en face, c'est lui. Si l'âpreté et la noirceur du monde sont sa coupe, il doit boire jusqu'à la lie.

C'est ce que savait le Dickens des grandes illusions.

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Un penseur ne devrait pas parler de ce dont il n'a pas d'expérience. Je ne peux parler de la guerre ; je peux parler des élaborations symboliques faites par des hommes de guerre. Je ne peux parler de la maçonnerie, je peux parler de ce qu'on en dit. Norton Cru a montré, dans du témoignage, comme l'écart entre ces deux dimensions peut atteindre la dimension d'un abîme.

La place d'un homme moderne, disait Manchette avec ironie, est déterminée par sa place dans le processus de production. Pour la plupart des hommes du monde moderne, cesser le déni sur la réalité sociale est de se découvrir la puissance du système social de production, de se connaître soit exploiteur, soit exploité, soit les deux selon les heures. Ni l'une ni l'autre ne sont au fond valorisantes pour l'ego. Pour donner un exemple, la laideur et la banalité de bien des demeures de riches cadres est tout à fait frappante et prévisible. Le mythe de l'entrepreneur qui crée de la richesse par sa créativité, ou le mythe de celui qui se lève tôt et travaille durement pour sa famille dans un métier respectable, sont des voiles d'un pôle ou de l'autre. Le seul moyen de concilier lucidité face au monde moderne et survie de l'ego est la révolte.

Un prisonnier peut être absolument lucide sur sa défaite, et il se pourrait que toute vie humaine soit nécessairement, comme le croyaient les peuples du Nord, une défaite inéluctable. Il se pourrait que tout récit d'une vie humaine soit le récit des résistances désespérées ou de ses illusions à la perspective de sa défaite. Mais il ne peut vivre sans se révolter, sans décider définitivement en lui-même qu'il cherchera l'évasion, fut-ce au péril de sa vie. Il est un lien intime, infiniment profond, entre la lucidité d'un homme et la sincérité de sa révolte contre le monde moderne. Et cette lucidité est dans la plupart des cas l'effet d'une expérience de la vie.

La puissance de la littérature russe moderne est directement liée à la symbolisation d'expériences violentes de la lucidité, expériences liées à la guerre sociale prolongée dans le totalitarisme, ou à la guerre tout court. La violence, d'un point de vue de la sagesse, est l'irruption traumatique du réel dans un monde de déni, rendant impossible le maintien de la structuration psychique – là est le fond du traumatisme. Il est courant que des personnalités puissantes parmi les modernes aient vécu des traumatismes. La violence est essentiellement subjective : tout n'est pas également violent pour tous, et la perception de la violence la plus extrême s'émousse quand la violence devient banale et courante, en période de guerre.

L'effet triomphant de la violence réside en ce qu'elle est impossible à dénier, au contraire de tout argument. La violence du vainqueur s'impose absolument au vaincu : il ne lui reste comme fuite que la folie ou la mort.

Ce qui importe dans mon propos est que les grandes œuvres du monde moderne sont nées de la lucidité – que ce soit Dickens, Nietzsche, Dostoïevski, le roman célinien ou l'œuvre de Baudelaire. Mais aussi Pasternak, mais aussi Boulgakov – parce que l'imagination et l'amour sont jusqu'au bout, par expérience, des puissances de liberté face aux mâchoires d'un réel enchaîné dans un déterminisme de fléau – notre monde.

Une autre remarque nécessaire est qu'un homme d'une lucidité supérieure ne peut pas facilement être compris sans partage d'expérience, puisque toutes les forces du déni réinterprètent ses propos les plus aiguisés, ou même les nient, comme pour les premiers témoins impuissant des guerres industrielles racontés par Erich Maria Remarque. C'est à dire que le vécu même de l'expérience, la violence de l'irruption de la réalité dans le psychisme, ne peut être enseigné ou communiqué aisément, par un simple récit, de la même manière que l'expérience spirituelle ou l'expérience de la guerre. L'incommunicabilité domine. Ce qui est vécu d'expérience est ressenti en effet comme étant non des mots, des arguments, mais l'expression difficile de faits incontournables par ceux qui les ont vécu. L'interlocuteur qui ne l'a pas vécu peut penser défensivement que l'on lui exprime une opinion, une simple opinion qui vaut bien la sienne. S'il n'admet pas l'autorité de cette parole, il passe à côté de la réalité ; mais il ne peut l'admettre si sa propre expérience ne lui a pas appris à entendre de telles choses.

Toute compréhension humaine ne passe pas par la communication de mots. La communication se produit sur un fond implicite d'expérience. Si des expériences ne sont pas partagées, les mots ne sont plus que des artefacts sans vie que chacun interprète à sa guise.

Cependant il arrive que l'empathie et des gammes analogues d'expériences puisse permettre d'atteindre une communication sans expérience partagée. C'est la qualité professionnelle d'un criminologue, d'un psychiatre ou d'un romancier comme Balzac de savoir tisser leur expérience de celles des autres.

L'expérience et l'empathie sont des conditions cruciales de la communication. Mais il faut y ajouter la curiosité et la modestie. La vanité en effet conduit à se fermer à l'expérience d'autrui, à manquer la sensation de l'autre, en se posant en juge de la validité d'une expérience étrangère à soi. Ainsi l'expérience du sacré est-elle totalement fermée à Freud.

Le problème que pose pour un être qui la refuse une expérience étrangère se résout par la voie d'errance la plus banale et la plus vide : la surinterprétation, d'ailleurs souvent malveillante, une forme de délire rationnel. Par exemple typique, la psychanalyse positiviste du phénomène religieux. La psychanalyse réduit le récit d'une expérience transcendante à l'expression symbolique de conflits inconscients dont le psychanalyste a – bien sûr - la clef et la conscience. De ce fait, un psychanalyste se place en position de supériorité, en être humain qui ne peut rien apprendre de l'autre homme, mais peut lui expliquer ce qu'il dit. Rien de ce qui est dit ne peut remettre en cause l'idéologie dont est porteur l'analyste, sinon par une rupture du mode de communication prévue, par une sortie. La communication de l'expérience est rendue impossible : il n'y a pas d'écoute réelle.

La surinterprétation est beaucoup plus commune que ce simple exemple. Elle consiste à croire comprendre ce que l'on ne comprend pas, et selon des schèmes déterminés. De ce fait, elle est aussi liée le plus souvent à des situations d'inégalités sociales : les puissants ne cessent d'interpréter à leur guise les actes ou les paroles de résistance des dominés, là encore le plus souvent de manière malveillante ou simpliste. L'attitude de l'Empire romain contre les chrétiens, ou celle de l'Empire moderne contre l'Islam, sont de ce genre très analogue.

Dernier point : l'expérience qui tisse les situations de la vie est fortement chargée en puissance émotionnelle, non verbalisée ; elle est une teinture de l'existence vécue, comme le goût de la poussière de l'arène, ou de ciment des grands chantiers, dans la bouche, ou ce goût de Tchernobyl qu'évoquent les liquidateurs - ou encore les fragments de souvenirs sensoriels d'un accident grave. Là encore il s'agit d'une base de la communication, de quelque chose d'antérieur à la puissance des mots.

Maintenant je veux parler de telles expériences. Avoir été poursuivi par un groupe d'hommes déterminés à déchirer, dans une ville une nuit de fête, au milieu des passants indifférents ou joyeux. Avoir été passé à tabac à coup de pieds, roulé sur soi au sol. Avoir été frappé et humilié en public, enfant. Avoir eu un repas par jour pendant un mois. Avoir mangé le même aliment acheté en gros pendants des semaines. Avoir un appartement envahi par des moisissures. Ne pas se laver ni se changer pendant quinze jours. Prendre l'habitude de manger à même la boîte, froid. Manger des aliments pour animaux. Avoir passé des hivers sans chauffage, en s'habillant avec des gants et un pantalon doublé en rentrant à la maison. Dormir sur la toile de jute d'un vieux matelas. Avoir regardé la télé sur les vitrines des magasins.

Jack London sait évoquer la misère par son expérience. Il y a aussi le talon de fer du travail.

Débroussailler un champ en très peu de temps, en urgence, les mains en sang. Enlever les pierres et en faire des murets de pierres sèches, sans manger ni boire. Creuser des trous, arracher des souches. Perdre dix kilos en deux semaines, travaillant seize heures sur vingt-quatre en mélangeant les stimulants, comme Ellroy. Boire du vin rouge au bol le matin, après un bol de café noir. De telles situations fondent des liens d'une dureté que le monde moderne peine à même imaginer.

Entretenir un domaine misérable sans pouvoir espérer d'améliorations, sauf dans la mort. Voyez l'épervier de Maheux, un roman cévenol d'une dureté absolue. Une tradition paysanne, bien antérieure à l'existentialisme.

Je ne pourrais pas prendre au sérieux un néo-rural qui n'a pas passé des hivers dans une ferme telle qu'elle est réellement pour un homme pauvre et seul. Il en est que je prend au sérieux, et ce sont des gens très durs, aux mâchoires serrées. J'en ai vu un randonner en espadrilles, les pieds en sang, sans même regarder ses pieds.

Et il y a la famille. Ceux qui veulent votre mort. Ceux qui cherchent à vous détruire, au point que vous changez vos itinéraires tous les jours, que vous scrutez les rues avant d'avancer, que vous gardez les volets fermés, que vous ne répondez plus au téléphone sans attendre le répondeur.

Pour certains êtres humains, ce qui ne les a pas tués les a rendus plus forts. Pour d'autres non. Mais les fragiles ne sont pas la norme pour tous les êtres humains. Les fragiles ne sont pas la norme de la vie.

***

La révolte est ce qui rend possible la lucidité dans l'économie psychique. La révolte est vitale et nécessaire, elle est l'ordre du sang et du souffle. Il est impossible d'y renoncer sans mourir à soi. Dans un monde malade, la santé satisfaite est un signe de déni. La révolte de Simone Weil est un signe de santé et de force.

Dans le monde moderne, je crois que nous avons besoin non seulement de traités, mais aussi de manuels. D'exercices spirituels pour s'arracher à l'illusion, et conquérir la lucidité face au déferlements immenses, écrasants, des mensonges des parents.

Je voudrais finir cette distinction du Traité et du Manuel sur un exemple de ce qui peut être l'objet d'un manuel moderne. C'est la question du corps, et du rapport du soi au corps. Le mot même de corps, et sa présence comme une substance étant en elle même obscure et lacunaire, appelant dans son énonciation même un complément, est le début de la construction de l'ego moderne, cet objet d'asservissement.

***

Je parlerais de l'expression que tu as sûrement entendue, « être propriétaire de son corps », souvent dans l'expression « n'oublie pas que tu es propriétaire de ton corps ». Être propriétaire de son corps, cela suppose déjà une séparation entre un « je » et un corps, un objet de propriété. Cela suppose implicitement un corps pouvant passer, comme toute propriété et selon la libre volonté du propriétaire, dans les échanges humains régulés par le marché, en location ou en pièces détachées. Cela implique une intention morale : mon corps est un capital, je dois le conserver au mieux de sa valeur par un bon entretien, sans le dépenser de manière folle ; mon corps est objet de convoitise, je suis potentiellement victime d'escrocs ou de voleurs qu'il faut réprimer par une bonne police ; mon corps est un capital qui doit être fructifié par des investissements intelligents, hygiéniques, chirurgicaux comme vestimentaires...enfin, mon corps étant ma propriété, je le décore, je choisis son sexe, je peux l'aimer, le haïr, en faire un problème par rapport à moi.

Mais tout cela, ce n'est pas une liberté réelle, c'est une structuration du monde capitaliste. Tous les salariés asservis que tu vois tout les matins, ils sont propriétaires de leur corps, de leur force de travail, comme les putes sur le trottoir, et tous vendent leur force de travail tout à fait « librement » selon ce que dit le système. La liberté du propriétaire de son corps n'est pas plus réelle que la liberté du propriétaire de la force de travail. Il n'y a pas de « je » séparé de mon corps dans la réalité, et passer sa vie à gérer son corps comme une propriété, c'est déjà être mort. Car la vie jaillissante, le corps, c'est la surabondance ou le don, ou l'épuisement et la fatigue – et un jour l'acceptation de la mort, le renoncement. Et à chaque instant, les actes du corps sont absolus. Tu ne peux lutter contre le sommeil après un temps, et contre la mort à la fin.

Tu n'est ni propriétaire de ton corps, ni non-propriétaire – la relation de propriété introduite dans ton intimité même est un mensonge. Rappelle-toi que jamais ce qui est possédé n'est libre. L'homme qui est la propriété d'un autre est esclave. Quand bien même ton corps serait ta propriété, il ne serait rien de plus que ta chose, une bête morte. Ton corps est ta vie, ton sang, ton souffle, tes sens ; il est insaisissable, inappropriable, indéfinissable à part de toi. Et toi même tu n'es rien, sinon la vie à travers toi.

Le corps n'est pas un navire dans lequel tu serais le pilote. Car ce pilote aurait encore un corps, et un pilote, et ainsi de suite à l'infini. Ton corps est vivifié, indistinct de l'âme, qui est le sang et le souffle . L'âme est en quelque sorte toutes choses, comme le corps est image du monde et petit monde. Le corps est insaisissable comme la materia prima, comme matière d'une âme ayant puissance de vie. Le corps est le réceptacle de tous les démons errants, le lieu de la possession, le graal de tous les sangs spirituels. La Pythie offre son corps au souffle du dieu, l'acte de voyance est une hiérogamie qui passe par le corps invisible. Le corps est le pilier suprême de l'esprit dans le monde, le support des mondes.

Un poète sans corps ne peut être pensé. Un gnostique sans corps ne peut être pensé. Mais de ce corps, ils ne sont pas propriétaires, sinon la volonté de puissance qui souffle à travers lui, et en fait le cobra des charmeurs de serpents, la force lumineuse qui se déroule dans les vertèbres.

Tu est propriétaire de ton corps, tu en fait ce que tu veux. C'est à moi, par ces mots commence l'esclavage de toute la terre, dit Rousseau. Par ces mots tu es constitué comme sujet sans corps, comme sujet dépourvu de chair, et comme objet de marché. C'est le système qui prend possession de ton ego. Car si tu crois que le concept de propriété est le garant de ta liberté et de ta protection, et le garant de tous les êtres humains, comment lutteras tu contre un système dont la clef de voute est justement la propriété ? Comment ne vois-tu pas que pour être propriétaires d'un petit pavillon, tant d'hommes s'attachent à vie à leur employeur et à leur banque ? Comment te lèveras tu contre le système en défendant la propriété ?

Tu me dis que j'exagère, que je fais des amalgames, que personne ne dit de telles choses. Un milliardaire français, un employeur a déclaré il y a peu :

Nous ne pouvons pas faire de distinction entre les droits, que ce soit la PMA, la GPA ( gestation pour autrui) ou l'adoption. Moi je suis pour toutes les libertés. Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l'usine, quelle différence ? C'est faire un distinguo qui est choquant.

N'oublie jamais enfin que les sigles permettent d'opérer une neutralisation sémantique qui évitent de dire de quoi il s'agit, qui permettent comme pour les oxymores à la fois le déni et le traitement de l'information qui s'y rattache. Voilà le sens de PMA, GPA. Il s'agit bien de te morceler pour acheter des parties de toi : tes bras, ton ventre...voilà l'aboutissement de « tu es propriétaire de ton corps » : vends le nous !

Et l'opération première qui permet cela – celle qui permet de T'OBLIGER à jouer le jeu de la liberté de louer tes bras et ton ventre est l'appropriation du monde : plus rien n'est à toi, tu dois librement te louer aux propriétaires pour avoir de quoi vivre et un lieu pour habiter. Vends le nous, ou crève de faim : voilà les derniers vestiges, consternants, d'une fausse route du féminisme.

Voilà la racine de toute l'exploitation : la propriété. Il n'y a pas de liberté dans la propriété. La propriété, c'est le vol.

Voilà ce que serait le premier chapitre d'un manuel sur la liberté intérieure, portant sur la propriété du corps. 

Le corps est comme la mer : il est libre.

Vive la mort !

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Zinaida Serebriakova