Surgissement de l'instant crucial sur les fleurs d'illusions.

(Nedko Solakov, the beauty of sin, 2011)


Ne croyez pas que j'aie été indifférent à votre lettre. Elle m'a touché, trop. Elle m'a ému car je pouvais toucher les lieux et les émotions, et en même temps en était éloigné par d'infimes portes de verre, placées dans l'espace, et qui ne deviennent sensibles qu'à la paume de la main, ou au choc froid sur l'os. Nos vies sont posées dans des labyrinthes de glace - sont posées dans d'indéfinies toiles d'araignées.

Un instant je peux être proche à vous toucher la main et à vous parler, mais comme derrière un miroir où nul ne peut ni voir ni entendre. Un instant je peux être plus loin de vous que la lune qui s'enfonce dans l'horizon.

Toutes ces frontières ne sont ni par vous, ni par votre volonté, mais par les chaînes du temps et de l'espace et par les signes, par les choses qui sont et celles qui ne sont pas. Vous avez écrit "tout voir, tout lire, tout faire". Je désire infiniment tout sentir, lancé comme la course du soleil devant le loup, comme un vaisseau fantôme sur les orbes des mondes.

Le roman - et déjà l'Ecriture - nous permettent d'imaginer sentir au delà du cercle de fer de notre vie, du respirer au delà des souffles confinés du serpent constricteur tissé de temps et d'espace. Le temps et l'espace sont la prison métaphysique de l'homme, la seule dont il vaille la peine de chercher la porte, et cette porte est intérieure, est et n'est pas, n'est pas ce que croient ceux qui ne l'ont pas trouvée.

L'écriture, l'art, les mondes hétéroclites des signes, permettent une ouverture. Mais cette ouverture est toujours ouverture par les signes, par ce qui est et n'est pas, par ce qui représente et substitue et n'est pas, et en principe, essentiellement, ne peut pas être. Cette ouverture est fictive, comme une fenêtre en trompe l'oeil peinte sur le mur d'une prison, avec ses fleurs sur le rebord, son village calme, son pan de mur jaune. Heidegger dit que l'étant est ouverture, mais seul ce qui est essentiellement fermé peut être dit ouvert.

La fontaine est scellée dans le silence des dieux et des hommes. Une part de ce scellement est métaphysique. Mais une réplication humaine de ce scellement ne cesse plus d'opérer. L'homme se sépare du monde, et le voit s'éloigner à l'infini. L'évidence d'autrefois devient à ses yeux une folie ou un profond mystère : ainsi la justice, la bonté, l'hospitalité des hommes anciens sont-elles devenues de profonds mystères. Ainsi il est devenu usuel de diviser et d'introduire la méfiance parmi les hommes au nom de la justice, alors même que la justice est harmonie et paix entre les hommes. " Entre les hommes ? Ne méprise-tu pas en parlant ainsi les femmes, n'est tu pas la Parole du Patriarcat ?"- pourtant il n'y a pour la justice d'autre genre que le genre humain. 

Ainsi le courage est-il devenu cette faculté d'être le perroquet moral de vieillards puritains ou haineux. Ainsi la création est-elle devenue cette faculté répéter indéfiniment les anneaux du langage des maîtres. Ainsi nul chevalier de passage ne partage plus de vin herbé avec nulle dame du Haut-Chateau. Ainsi le regard des morts sur les fleurs s'est-il perdu comme la source dans la fissure de la montagne.

Ce qui est représenté peut advenir, c'est vrai. Je peux revenir à Istambul, parcourir à nouveau les infimes ruelles de Martigues et ses avenues de mer qui partent à l'infini des mondes possibles, vers tous les ports du monde - enfant, j'ai arpenté les ports, et sans cesse regardé l'horizon et les phares pour les saisir. Mais je ne retrouverais pas les temps perdus. Je peux vous chercher infiniment dans des rues où vous avez vécu des années, interroger des gens même, regarder des photos, boire des thés sucrés sur des tabourets en parlant du passé et des autres pays, mais tout restera insaisissable. Nous sommes plus loin du jour passé que de rien au monde - il est à jamais hors de portée.

Je peux bien sûr t'évoquer, respirer l'air que tu respires, l'air du printemps et des mimosas, partager le soleil et la lune - mais ces délices ne sont délices que parce qu'ils portent la nostalgie des mondes. L'Eden a été, les ombres le crient sur les roches blanches comme les os du Léviathan, les pierres brûlantes et les parfums des collines de la Ville - l'insaisissable est certitude, la douceur des huiles fut répandue - mais cette joie est née de l'ombre et ne trouve plus à vivre, à s'incarner. Le Maître lui-même parle assez du deuil qui suit l'incarnation. Le deuil demeure même dans la vie, quand les délices ne sont plus que les ombres de l'exil.

Je ne peux pas écrire de roman parce que c'est un genre faux et menteur qui sanctionne l'inaccessible et même en retire du plaisir par la sécurité, comme le plaisir de la rumeur de la tempête au fond d'un lit, ou la vision d'une fenêtre glacée devant la cheminée. Le roman nous permet de lire infiniment et de lier la tragédie avec le confort. Lire infiniment, c'est infiniment reculer de vivre. Le confort nous protège, et ce confort neutralise infiniment la vie, la rend incolore, désodorisée, sans cette apreté folle que donne le goût du sang dans la bouche lors d'un effort déchirant, lors d'une course devant un fauve déterminé à vous déchirer, sans le gout d'un verre de fin après une longue étape d'égarement dans les glaciers du Haut, sans l'odeur de la peau humaine, ses amertumes et ses splendeurs aussi vastes que tous les paysages du monde.

Nous n'avons besoin de tant de signes, de cette immense accumulation de spectacles, que parce que nous avons complètement neutralisé la vie au nom de la protection de l'homme. L'homme entièrement protégé est l'homme mort. Vivre n'est pas se protéger. Vivre, c'est tuer ou être tué. Vivre, c'est chercher la belle heure de sa mort, le bon jour pour mourir.

La perte du monde dans les signes au nom de l'art est un mensonge des critiques, pas des artistes. Les artistes vivent et meurent, les artistes versent leur sang par terre pour attirer le regard et voir ce que nul autre n'a pu voir. Les critiques sont tellement plus nombreux, et se sont institués Rois, gardiens des portes des Sept Arts et des éditeurs. Ils sont à leurs yeux les bergers du Bien, du Beau et du Juste, les bergers du Grand Roman, de la Grande ceci ou cela, les conseillers des éditeurs. Ils ne sont rien de plus que des marchands, des marchands d'eux même et de la morale. Ils sont les pharisiens qui crucifient les sages et les prophètes.

Et il y a les flots de moraline des maîtres, qui ont tellement besoin d'invoquer le Bien pour garder leurs richesses. Et tous les chiens qui aboient avec les maîtres en attendant leurs récompenses. C'est  la morale et la socialisation qui nous tuent. J'ai besoin de haine, de rage et de colère pour me tenir debout. J'ai besoin de défi pour courir vers les moutagnes du Couchant. J'ai besoin d'ordre intérieur pour suivre indéfiniment des étoiles sans récompense, sans feu ni lieu pour poser ma tête. 

Par la morale, la stupidité la plus profonde se met à l'abri de toute critique. Par l'esthétique, le critique devient prophète. Par les signes, le surgissement réel de l'instant crucial est toujours déjà écarté. La morale est la bêtise devenue reine d'un monde illusoire, la couronne sur le front du taureau. 

Au nom de l'attention portée au faible et au malade, on fait du faible et du malade la norme morale de l'homme, et on interdit tous les mondes possibles. On condamne les abîmes du négatif créateur qui est la guerre, mère du monde, comme l'a vu Héraclite. Oui, la guerre est mère du monde ! A chaque instant, en chaque corps vivant, se séparent et se détruisent l'ami et l'ennemi, sur la peau, dans la bouche et les tripes, dans le souffle - chaque prairie, chaque ruisseau infimes sont les lieux d'indéfinis combats, tout comme notre monde humain. 

Les propriétaires des grands domaines font du grand spectacle de la charité depuis toujours : comment critiquer ces messieurs et ces dames si généreux, si attentionnés, si opposés au mal, à la rage et à la haine, si défenseurs du bien, si positifs ? Ne gardent-ils pas la petite monnaie pour les pauvres ? Ne sont-ils pas si spectaculairement solidaires ? Car la charité, car l'invocation du bien sont des armes de la guerre des hommes au même titre que la lame ou le revolver.

Tout le principe de la guerre réside dans la tromperie, dit Sun Tzu. Et pour tous ceux qui sont sans trêve éduqués à s'identifier à l'impuissance et à la dépendance inoffensives propres aux mourants et aux faibles, comment trouver les ressources et les compétences pour contester l'arrogante domination de ceux qui revendiquent le monopole du Bien pour leur monde d'exploitation de l'homme et corrompu jusqu'aux os ? 

Car ce monde ancien est corrompu et mérite de mourir. Il est toujours déja mort.

La morale des pieuvres nous étouffe - elle est la part humaine de la prison des hommes.

Nous sommes devenus comme des poulpes, des choses molles et fragiles qui se lovent dans les pierres, veulent tout attirer avec leurs bras, et jettent des nuages d'encre sur ce qu'ils ne veulent pas voir. 

Je ne veux pas être spectateur. Je veux devenir voyant. 

Je ne veux pas être spectateur cultivé. Je ne veux pas consommer des signes - je les digère de plus en plus mal à mesure que je deviens plus intelligent.

Pour nous autres, vivants et avides de vie, la lecture nous tue et nous fait vivre. Le roman est un peu pieuvre, un peu vautour, un peu cendres de notre chair. Oui, j'ai pleuré sur des films et pleuré sur des romans. Pleuré, mais pourquoi ? Pourquoi ce délices des larmes ? Pour rien de plus que le filet de lumière dans la caverne, pour rien de plus que le parfum des collines dans les souffles d'air des ténèbres. Comment rejeter la lumière et le souffle en enfer ? Comment ? Comment rejeter l'amour de Dieu par amour de Dieu ?

La lumière et le parfum des montagnes de l'horizon, ce que toute la puissance de notre coeur recherche, le destin. Pourtant ceux là ne libèrent pas, s'ils aident à vivre entre les murs.

Les romanciers ne sont en cet âge rien de plus que les chanteurs d'hymnes de Sion.

"Sur les rives des fleuves de Babylone, là nous nous assîmes, et nous pleurâmes au souvenir de Sion. Aux saules qui les bordent, nous suspendîmes nos harpes ; car là nos maîtres nous demandaient des hymnes, nos oppresseurs des chants de joie. "Chantez-nous un des cantiques de Sion !" Comment chanterions-nous l’hymne de l’Eternel en terre étrangère? Si je t’oublie jamais, Jérusalem, que ma droite me refuse son service! Que ma langue s’attache à mon palais, si je ne me souviens toujours de toi, si je ne place Jérusalem au sommet de toutes mes joies ! 

 Souviens-toi, Seigneur, pour la perte des fils d’Edom, du jour [fatal] de Jérusalem, où ils disaient: "Démolissez-la, démolissez-la, jusqu’en ses fondements!" Fille de Babel, vouée à la ruine, heureux qui te rendra le mal que tu nous as fait ! Heureux qui saisira tes petits et les brisera contre le rocher !

Heureux le rocher sur lequel se brisera l'ordre de fer de la morale et du spectacle, du capital et des chiens aboyeurs - heureux le marteau des philosophes qui en brisera les tables, heureux le soufre qui en brulera les ténèbres en noir sans se perdre.

Vive la mort !

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Zinaida Serebriakova