(Multiplicité et répétition - Boobs-FB) |
Dans mon siècle, ouvrage réalisé lors par un dialogue enregistré sur bande entre deux intellectuels polonais (Alexander Wat et Czeslaw Milocz) majeurs exilés à Berkeley dans les années 60, Alexander Wat évoque les mouvements littéraires de la Pologne des années 20, et cette évocation nous ramène à notre propre siècle, le XXI, le nôtre, que nous le voulions ou non – car il faut l'avouer, personne n'habite encore le XXIème siècle, siècle sans contenu et sans demeure où reposer sa tête .
Wat cite de mémoire, en notant à quel point ils ressemblent à des positions modernes lors de ses entretiens avec Milocz ( des années 60', donc) des séries de manifestes qu'il serait à la fois drôle et triste de rapprocher de certains manifestes modernes, des manifestes d'anti-poésie et d'anti-pensées des années 20....extraits (p 52) :
« Les Primitivistes aux nations du monde et à la Pologne.
Le grand singe arc-en-ciel nommé Dionysos est crevé depuis longtemps. Nous jetons aux ordures sa charogne pourrie. Et nous proclamons ce qui suit :
1- La civilisation, la culture avec sa justice, aux ordures ! Nous choisissons la simplicité, la grossièreté, la joie, la santé, la trivialité, le rire !
2- Nous supprimons l'histoire et la postérité et aussi Rome, Tolstoï, la critique, les chapeaux, l'Inde, la Bavière et Cracovie. La Pologne doit renier la tradition, la momie du prince Joseph et le théâtre. Nous détruisons la ville. Touts les mécaniques, avions, tramways, inventions, téléphone : à la place les moyens primitifs de communication. Apothéose du cheval. Maisons uniquement démontables et mobiles. Langue hurlée et rimée (…)
5- L'art est uniquement ce qui procure santé et rire. L'essence de l'art est dans son caractère de spectacle de cirque pour les foules. Ses caractéristiques sont l'extériorisation et l'universalité, la pornographie à visage ouvert. Nous balaierons (…) l'extase, l'inspiration, l'éternité. A la place de l'esthétique l'antigrâce, à la place de l'extase l'intellect (…) destruction des règles de création qui rétrécissent, qualité de la laideur. Libre choix des formes grammaticales, de l'orthographe et de la ponctuation, laissées au goût du créateur.(...) le non-sens est magnifique pour son contenu intraduisible qui met en relief notre ampleur et notre force créatrice (...) »
Toute la mythologie moderne de l'esthétique se développe dans ces lignes, comme dans les lignes de milliers de manifestes aussi inutiles. Car le point numéro 1 pourrait être le programme de n'importe quel média commercial, de TF1 ou de Skyrock – et le non-sens ne montre jamais aucune puissance, sinon dans la mythologie de l'ego tout puissant de l'idéologie moderne. En art, comme en toute chose, le non-sens n'est rien – rien de plus que le vide.
Je viens de voir dans une bouquinerie poussiéreuse un livre noir et blanc, jauni, portant pour titre : un printemps arabe.
Vanité des vanités, dit Salomon...on dit : tiens, c'est nouveau, cela ! Mais cela a existé dans les temps qui nous ont précédé, et cela a été oublié.
Je cite un moment caractéristique du propos de Wat (page 68 de l'édition française) :
Wat : (...) C'était une révolte. J'aurais voulu revivre, tu comprends. Le futurisme, le dadaïsme polonais ont été à ce point de contact de la philosophie du désespoir, de l'impossibilité de continuer à vivre, de tout ce mal de vivre. Et c'était vraiment sincère ; je souffrais beaucoup en ce temps là. Aujourd'hui, je peux en rire, mais je souffrais. Et je me révoltais contre cette souffrance, contre cette douleur. Il n'y avait que deux voies : ou bien un grand bouleversement, de fond en comble, avec un déchainement de toutes les forces élémentaires, dans une totale anarchie ; ce qui se passait en Russie, de l'autre côté du mur de la Pologne. Cette fascination de la Russie a agi dès le début. Ce fut dès le début une dualité, une ambivalence : d'un côté l'occident transformé en opéra bouffe...[de l'autre la Révolution russe].
Milocz : Ce n'est pas tellement différent de ce que beaucoup de jeunes gens éprouvent aujourd'hui.
Wat : Non, ce n'est pas très différent. Et j'éprouve comme une satisfaction mélancolique à me heurter sans cesse à des phénomènes qui, au sens où ils représentent des situations philosophiques, des configurations d'idées, de forces et d'hommes, se répètent sous des formes identiques.
Milocz : Le paradoxe polonais consiste peut être en ceci que tu as vécu certains phénomènes plus tôt.
Wat note ainsi, entre autres passages, la puissante tendance de l'histoire à répéter, à montrer des séries de réplications. Ce manifeste pourrait être celui de mille groupes de ce jour. Car ce portrait qu'il trace, c'est le nôtre.
Le désespoir. Ce n'est pas un mot excessif. Un monde qui n'offre que la vie d'une fonction de la production matérielle. Métro, boulot, dodo des années 70'. Avez vous parfois pensé aux papillons, autrefois, fleurissant les prairies? Et les étoiles du ciel dans un lieu désert? Le ventre de l'énorme Paris, des villes immenses qui digèrent la chair, le sang, les grandes espérances et les grandes illusions. Une vieille femme de ménage dans le métro, au regard infiniment désabusé. J'ai plus de souvenir que si j'avais mille ans. Et l'âpre désir d'un monde nouveau, remis à plat, dans un monde trop vieux, envahi et dominé par des vieux rapaces et sans plus de sagesse que des goélands, étriqués, s'étalant sur le tas de richesses venues des mondes. Au XVIIème siècle, La Bruyère à écrit : tout est dit, et l'on vient trop tard. Des pays sans autre but que le remboursement indéfini des dettes, le smic à tant et tant et la retraite à 60 ou 65 ans. Des pays sans roi, sans rêves, sans grandeur, sans histoires à part les faits divers.
Comme un poisson étouffant au fond d'une barque. Le besoin vital d'une aurore. De l'air, de l'air !
Dans son livre sur Staline qui tend à montrer la complexité du personnage et la réalité de son intelligence politique, Domenico Losurdo montre une réflexion sur des problèmes analogues – l'intelligence de Staline est un élément à ne pas oublier, qu'un Boulgakov et même un Wat ont relevée. En passant, c'est un vice moderne de la pensée que d'avoir autant de difficulté que nous à lier l'idée d'une grande intelligence et l'idée d'une cruauté, ou d'un pessimisme, ou encore d'une détermination à tuer ; c'est l'effet d'une imprégnation du progressisme, qui lie l'intelligence et le progrès moral. Bien au contraire, le mal le plus puissant ne peut être que l'oeuvre d'une puissance supérieure de l'esprit, analogue à celle de Satan lors de sa révolte.
Je ne crois pas légitime de penser sans penser l'histoire du penser. Ceux qui croient penser sans déterminations historiales n'ont que l'illusion de liberté que donne l'ignorance des causes. La liberté authentique doit vaincre la boue qui colle aux pieds, car l'homme ne sait pas voler. Pour revenir aux réplications structurelles dans l'histoire, les débats des années 20 en Russie sur la question des nationalités et de l'internationalisme de la révolution posent des questions du même ordre. Staline note en1929 contre Trotsky : les nations sont des réalités massives que la révolution n'a pas encore effleurées. La stabilité des nations est grande de façon colossale. Ainsi Tolstoï ne parlait plus d'individus, mais du fleuve des peuples en mouvement, avec tout ce que cela comporte de chair et de sang, de mort et de nostalgie pour l'homme.
Il est un dernier point sur ce sujet, c'est l'histoire, la science de l'histoire de Fernand Braudel, et Paul Valéry : Un historien des lieux sait à quel point la même colline qui se dresse sur la plaine peut être lieu sacré sur les millénaires, lieu d'Artémis et lieu des sept dormants, lieu des chrétiens, et lieu de l'Islam. Les œuvres puissantes des hommes, et plus encore les livres révélés, sont comme les lieux sacrés, ils retentissent indéfiniment dans les horizons symboliques qui passent. Le Cantique résonnait pour Salomon, comme il résonnait pour Tristan, comme il résonne en mon cœur, dans des mondes si éloignés que je ne puis toucher la main d'un seul homme des mondes anciens. Les événements sont une écume, et c'est la mer qui m'intéresse.
Le poète est une écume, et la langue est une mer. Je précise, devant la mer des histoires humaines, que les êtres humains individués sont des évènements – l'ego est une écume des formes des mondes. Ainsi il existe des niveaux de l'histoire, de la pensée et de la poésie. L'écume et les embruns salés des temps, brillants au soleil, les vagues spectaculaires, terrifiantes des révolutions – les aurores et les crépuscules - et les abîmes invisibles où s'enfouissent les Léviathans, la baleine blanche transformée en corbillard, et dont l'homme qui s'y enroule ne peut revenir que comme un témoin muet aux yeux vides, comme le harponneur emmêlé sur les harpons plantés dans le corps laiteux de Moby Dick.
Les réplications, les enroulements des cycles qui forment l'ornementation de tous les monuments des mondes anciens, sont des étants. Il est des réplications dans la vie de l'homme, dans notre vie, ici et maintenant.
D'un point de vue concret, il n'existe pas dans l'ontologie des choses matérielles des éléments qui puissent contraindre à de telles réplications idéologiques ou existentielles. Mais en ce qui concerne le monde quotidien, la vie limoneuse, matérielle de l'homme est au contraire porteuse de puissantes forces de réplication. La fatalité n'est pas seulement dans la boue, mais elle est aussi dans la boue des chemins.
Les profonds chemins des campagnes n'ont été creusés que par le passage indéfiniment recommencé des hommes et des bêtes ; et si dans une forêt le même chemin est pratiqué tous les jours, ne serait-ce que par du gibier, ce chemin peut demeurer des décennies ou même des siècles. Mais s'il est abandonné et envahi de ronces, il disparaît en quelque années à la vue, quand bien même son tracé puisse être retrouvé, comme le tracé des voies romaines des dizaines de siècles plus tard.
Les hommes et les choses ont une mémoire. Le tracé des fleuves en est une image. Les immenses falaises des gorges sont le résultat de l'indéfini écoulement des eaux sur le même parcours cyclique, renaissant sans fin. Par chacun de ses gestes, y compris ses gestes d'innovation, l'homme tend à créer une coutume et une habitude. Il construit une maison en quelques semaines, et en fait le lieu de vies d'hommes sur des décennies. Une innovation marquante, comme la prise de la Bastille, devient le moment indéfiniment répliqué d'une fête calendaire.
La vie humaine est enserrée dans de puissantes forces de réplication. Dans un village agricole des temps passés, les adolescents se rapprochaient entre filles et garçons, et tôt ou tard une grossesse faisant un mariage et un nouveau couple sanctionné par la coutume. Il était très peu probable qu'un homme ou une femme ne rencontrent quelqu'un qu'ils ne pouvaient croiser au village, ou à la foire d'à côté. Il était encore moins probable que, dans l'hypothèse où cette rencontre d'un homme des lointain ait eu lieu, les deux eussent le courage de se rapprocher et de rester proches. En effet, tous les liens antérieurs posaient alors problème, tout le passé de chacun.
Les familles, les gens du village, les promesses et les attentes...et ne croyez pas que dans notre monde il n'existe plus de telles forces de réplication, dans la vie ou dans le lien. Si vous voyez les bandes adolescentes des étudiants, celles qui ont une certaine stabilité, elles demeurent liées, malgré des départs, et souvent en proviennent des couples durables, qui ont des enfants. Il est très facile de critiquer Bourdieu avec colère, mais globalement – statistiquement - les mariages sont d'une grande homogénéité sociale et géographique. Dans de très nombreuses petites villes du monde, les enfants deviennent adolescents, et adultes, avec un horizon matrimonial limité à cette petite ville. Les enfants deviennent adultes sur les quelques métiers disponibles sur place. Et visiblement, ils ne sont jamais posé la question du bien ou du mal de cette situation de réplication.
Il faut bien comprendre ceci : ceux qui dérogent à la règle, d'une manière ou d'une autre, sont aussi ceux que leur désir amène à regarder au delà. Les causes de ces désirs peuvent être une mauvaise intégration à la société locale, une horreur du modèle parental, une origine étrangère au milieu, une culture excessive ou insuffisante, et j'en passe. Le petit garçon méprisé d'un village, laid ou trop intelligent, handicapé physique,ou terrifié par la violence des plus grands, peut partir ailleurs et devenir un homme puissant et indéfiniment exilé, comme Charles Maurras quittant Martigues et Aix pour Paris. Ce qui est notable, c'est que toutes ces situations de non-réplication peuvent souvent être comprises comme des réplications plus vastes.
Car les grandes villes ont pour règle de croître non de naissances d'enfants, le plus souvent insuffisantes, mais du mouvement de tous ces êtres humains qui quittent leurs horizons locaux pour venir vers la grande ville. Allez partout dans le monde, vous verrez marcher sur les trottoirs des villes le jeune homme affairé de petite naissance, qui rêve de faire fortune et copie à moindres frais le style des hommes puissants. Vous verrez la jeune femme avide de revanche, pressée, usant de son intelligence et de son charme pour s'insinuer dans les grâces des hommes en place. Vous verrez la jeune femme pauvre, superbe, cherchant plus ou moins brutalement la fortune par le sexe.
Vous verrez les aspirants au métiers d'art, travaillant à créer une distance avec les autres hommes sans argent, dans un monde où seul l'argent creuse une différence incontestable. Et vous les verrez vieux, ayant réussi, gras, avec un bourrelet barrant la nuque sur leur crâne chauve, en vêtements luxueux, tout à l'oubli de leur naissance révolutionnaire, dans les beaux quartiers, donnant des leçons de morale à 2000 euros de l'heure. Comme tel ancien jeune révolté brillant vu avec horreur dans un café de l'Île de la Cité dans les années 90' en notable gras; apoplectique, luisant, mielleux, rougissant de plaisir à la flagornerie des garçons de café. Vous les verrez, les uns à l'Académie, les autres dans des bouquineries pouilleuses, en habits rapiécés, édentés, ceux qui étaient amis et se croyaient à la vie à la mort. Vous verrez ces portraits de grands poètes ou de grands peintres en mendiants toxicomanes, échoués sur les rives de leurs mondes. Vous verrez les femmes de spectacle refaites, tentant encore et encore de plaire à leur homme comme une petite femme fraîche, dans une lutte triste et perdue d'avance. Vous verrez les jeunes poètes pleins d'avenir devenus professeurs de lycée, ânonner des cours insipides, vieillissants, militants sans horizons ; ou des artistes indomptés comme des icebergs ayant perdu leur monde, isolés dans un océan moqueur, les semelles usées, croisant sur un trottoir une amante d'autrefois, de l'âge des étudiants, montant dans la grande voiture d'un notable avec ses enfants étonnés de voir ce monsieur bizarre saluer maman.
Wat le note lui-même. Une forme d'expression cloitrée dans le silence avorte, et ne connaît pas la vie. Les hommes d'art les plus puissants, sans rien qui ne donne du prix à leur vie et sans reconnaissance d'aucun sorte, se meurent comme des chiens. C'est un mensonge sinistre que de laisser croire, après les XIX et XXème siècle, qu'un grand artiste doit se vivre de sa propre puissance, comme un arbre qui vivrait déraciné, ou sur des rocs nus. Avant d'être écouté par Milocz, Wat se laissait littéralement mourir dans la Californie des années 60, cette Californie de California Dream, des Hippies, de la Route dont on nous rebat aujourd'hui les oreilles, sans même savoir qui était vraiment Kérouac. Le monde a laissé disparaître Villon, comme Verlaine, Gauguin, Tsvetaeva ou justement Kérouac. Le monde humain est inhumain dans son essence, c'est à la fois cet abîme que l'œil ne veut pas voir, et ce que scrutent tant de romanciers et de penseurs, comme le Vie et Destin de Grossman. Le monde moderne est un effort pour rendre fou celui qui ne peut être que cela, un homme moderne, un néant.
Verlaine au café. |
Le monde auquel nous naissons est un monde en guerre. Le monde humain déborde sans cesse de sang, il est Kali, l'annonciatrice de la mort des hommes.
La pensée est une sécrétion constante de la société humaine, le fruit de matrices combinatoires en action à travers les hommes. Une situation existentielle n'est pas une chose limoneuse, pour autant elle est une structure de la vie et possède l'être. Il est ainsi des réplications existentielles, et des réplications dans l'ordre de la pensée. C'est sans doute l'aspect de la méditation qui est le plus triste et le plus poignant pour un être humain, du moins tant qu'il n'a pas approché la paix du sage. La vanité des vanités n'est pas seulement celle du travail ou de la recherche vaine de l'argent et de la puissance – sic transit gloria mundi – elle est aussi celle du poète et du grave penseur, quand ils croient vivre une expérience rare de création de la vie, de l'esthétique ou de la pensée abstraite. La rareté de ce monde est de reconnaître ce qui doit être reconnu dans des miroirs assombris. Il n'y a pas d'autre création pour l'homme que le commentaire des mondes. Il est vain de se vouloir créateur. Il est vrai que celui qui le croit ne peut être un sage, mais un jeune étudiant plein d'illusions – et ce désir n'est pas sans noblesse.
La nouveauté ne peut être aussi présente dans le monde, et dans le monde des hommes, que l'homme voudrait le croire par de paroles infiniment répétées. Rien de plus mécanique, de moins innovant, que les discours modernes sur l'innovation, sur la création, sur l'art et la liberté de l'art.
La nouveauté ne peut être la règle de fonctionnement cycliques et communicationnels ; la nouveauté est rare. L'art et la littérature sont une sécrétion symbolique cyclique des mondes humains. Dans l'hypothèse où chaque être humain ne penserait et ne dirait que ce qu'il veut individuellement, de manière arbitraire, comment expliquer la constance et la lente dérive des langues sur des millénaires ? Comment expliquer l'expérience de lire Molière dans le texte sans difficultés ? Comment expliquer la domination évidente de de structures idéologiques séculaires dans la société de la libre expression et libre circulation des idées ?
Il n'existe qu'une hypothèse pour justifier ces observations simples. Peut être que le soleil ne se lève et se couche qu'à la vue, quand Galilée voit la terre tourner autour du soleil ; peut être que l'individu humain a besoin de croire penser et parler assez librement, du moins son monologue intérieur, mais que de puissantes forces maintiennent son penser et son parler dans les cycles de réplications séculaires, cycles dont il ignore les formes et les lois. Et de cette ignorance, de son besoin de croire en son existence et en sa liberté, il en infère le lever de la pensée en lui à sa souveraineté propre, à son ego tout puissant produisant la pensée. Wat décrit précisément ce passage de l'illusion futuriste à la poésie se voulant enracinée dans le populaire :
« Marinetti (...) n'a écrit aucune œuvre. Mais ce n'est pas d'œuvre dont il est question ici. Lorsque nous nous sommes engagés dans le futurisme, nous ne connaissions aucune œuvre futuriste. Il nous suffisait d'un mot d'ordre, d'une petite découverte, d'une seule phrase de quatre mots : « les mots en liberté ». Tu comprends, ce principe que les mots peuvent être en liberté, que les mots sont des choses et que l'on peut en faire ce que l'on veut, c'est tout de même une immense révolution en littérature, c'était une révolution de la dimension, disons de celle du « Dieu est mort » de Nietzsche. Soudain les mots étaient en liberté, on pouvait en faire n'importe quoi. Et cela nous donnait un dynamisme inouï. (...) »
Notez que la position du futurisme est à la fois très puissante idéologiquement, puisque conforme au libéralisme le plus moderne, et complètement stérile en poésie, puisque contraire à la réalité effective de la poésie, à tel point que le fondateur du futurisme n'a pu écrire aucune œuvre. L'ontologie libérale est celle de tas de choses livrées à la toute puissance de l'ego, situation mythique pensée comme liberté archétypique. Voilà pourquoi cette expression du futurisme comme les mots sont des choses dont on peut faire ce que l'on veut est en acte la réduction du poétique à l'idéologie racine par une analogie très simple au monde des choses matérielles.
Pourtant de même qu'une société n'est pas un tas informe d'individus atomiques, de même les mots ne sont pas sémantiquement des unités discrètes. Les mots sont des nœuds de relations et non des choses isolées, ils ne sont donc qu'en apparence, pour ce qui est des écritures, des sons, complètement manipulables. Au nom de la libération, – analogue à tant d'autre libérations, comme la liberté des prix ou la « libération de la femme »- libération enfin apparue dans l'histoire, du poète par la « libération » des mots s'effectue l'asservissement du poétique et de l'expression à la toute puissance de l'individu libéral.
Mais le sens, le sémantique, résistent à cette manipulation. Il ne peut naître aucune communication, aucune communion, aucune poétique si chaque individu fait des mots des choses dont il fait ce qu'il veut. La poésie ne peut s'élever de l'abaissement de la langue vers les choses livrées à la puissance et à l'avidité des appétits de l'homme moderne. Le poète n'est maître de la langue comme le voyant est maître du souffle, par la soumission du serviteur. Wat note la suite logique de ce processus d'abaissement :
Milocz : Mais d'un autre côté, ce mouvement précoce d'anticivilisation, comme tu dis, a été étouffé par toutes sortes de tendances constructivistes.
Wat : Il a été étouffé, mais nous même aussi nous étions passés sur d'autres positions. Nous avions débuté par l'anti-poésie et l'anti-littérature, nous étions sortis de ce que l'on appelle la vie, mais au fur et à mesure que nous commencions à écrire, nous prenions goût à la poésie et c'est ainsi qu'insensiblement nos positions, notre pratique littéraire ont commencé à se rapprocher de la position civilisatrice du constructivisme. Or, sous sa forme la plus pure, cette tendance à la civilisation, cette découverte d'un alphabet nouveau, d'une langue nouvelle qui convienne à la ville, à la masse et à la machine, tout cela fut (…) expérimenté dans la pratique poétique (...)
Tout simplement, la position futuriste de la toute puissance de l'homme créant des mots comme autant de choses et de fragments épars est impropre à toute autre expression que celle de balbutiements, de pathos, de hurlements, de rires – la voie d'une frange massive de l'art contemporain - et Wat note bien que le fait d'essayer d'écrire a suffit à faire sortir son groupe des positions futuristes par la pratique.
Voilà pourquoi, selon Wat, Marinetti n'a pas d'œuvre, et pourquoi toutes les filiations du futurisme vont vers le cri, le hurlement, le sang, l'obscène : parce qu'il n'est possible d'aller dans cette voie qu'en décidant de n'avoir définitivement rien à penser et rien à dire – et ce n'est pas une décision courageuse. Le mouvement de fond de l'idéologie racine est est le renoncement à l'universel, c'est à dire – voyez Hegel – à la pensée, et aussi à toute harmonie. Comme tente de le montrer les premiers chapitres de la phénoménologie de l'esprit, la pensée ne peut saisir, et le langage ne peut articuler aucun singulier absolu sans que celui-ci ne lui échappe indéfiniment.
La destruction libérale elle-même est une structure itérative de la pensée moderne dans l'histoire. Le libéralisme s'affiche comme hostile à l'idéologie, se veut pragmatique, tourné vers l'action ; mais cette préférence n'est pas, dans un discours indéfiniment répété à toutes les échelles de la société, une préférence effective pour l'action sans phrases, puisque qu'il s'agit au contraire d'un matraquage verbal de l'idéologie « soyons pragmatiques ». L'idéologie de la fin des idéologies, de la libération de l'homme et du pragmatisme est bien une idéologie, qui a la supériorité stratégique sur le marché des idéologies de se nier comme telle et de toujours vouloir apparaître comme l'expression même de l'être, tant par le pragmatisme affiché que par la pléiade sans cesse invoquée des expert et des sciences, procédure rhétorique typique des Gender studies, de la sociobiologie, ou de l'idéologie dite « économie » par exemple. Cette supériorité qui permet de former des fanatiques en série – ne parle-t-on pas de l'être sans médiation symbolique ? – est aussi la voie d'une profonde infériorité culturelle et psychologique : les supports formatés humains de ces variantes idéologiques se montrent profondément incapables de comprendre que l'on puisse penser autrement qu'eux, une performance assez commune dans les Empires historiques.
Mais assez parlé des réplications libérales, à chaque fois pensées comme originales. Il est devenu d'une mortelle banalité de se vouloir original. Toutes les générations libérales ont assez méprisé et ignoré l'histoire pour le croire. A trop regarder son nombril, le bloom oublie ce dont ce nombril est le signe.
L'enjeu de la compréhension de la pensée comme un objet de réflexion supra-individuel ne peut échapper à une pensée enracinée dans la vie humaine. Une pensée vivante doit être enracinée dans ses conditions concrètes d'existence. Conditions concrètes qui ne peuvent se réduire à l'ensemble des conditions matérielles et sociales de la production de la pensée, comme dans le modèle marxiste du travail de la pensée. Les matériaux idéologiques disponibles et les tendances du penseur sont aussi des conditions concrètes, tout comme la langue, ou l'état de l'édition ou les modes de publication. Ce débat est aussi invoqué par Wat.
Wat avait écrit dans des poésies surréalistes qu'il avait violé les corps de négresses. Un marxiste lui fit le reproche de parler de choses inexistantes en Pologne, de s'être déraciné de son milieu concret d'existence. La position de Wat est d'abord de souligner que le poète est libre des nécessités matérielles et vit dans un flux indéfini de mots et d'images ; mais il reconnaît que faute d'enracinement, ses écrits étaient inaudibles et donc avortés, mort-nés en Pologne d'alors. Sans aucun lecteur, un mouvement littéraire échoue à exister ; et sans volonté de rester intelligible à la culture de ses lecteurs, il ne peut trouver de lecteurs.
Là encore, ce débat est résolument contemporain. Nous vivons dans des flux de mots et d'images, plus que jamais dans l'économie numérique, qui rend cette circulation en augmentation quantitative indéfinie. Un intellectuel, poète ou penseur qui vit dans ce flux a un accès libérateur vers d'immenses réservoirs culturels ; mais autant cet homme peut vivre une quasi-toute puissance symbolique, autant il perd tout contact avec les milieux sociaux concrets des populations qui l'entourent.
De ce fait, sa puissance de communication avec l'environnement, avec son peuple, s'exténue indéfiniment, et il paie d'enfermement et d'isolement l'ouverture symbolique à laquelle il accède. C'est à dire, comme dans un jeu vidéo, sa toute puissance symbolique se paie d'impuissance à changer les conditions concrètes de sa propre vie, et souvent d'un renoncement explicite à cette éventualité même. Le flux gratuit et infini d'information produit le type humain déraciné et isolé dont le Système a besoin, puisque les liens de circulation de l'information deviennent quasiment anonymes, et ne sont plus des liens personnels, comme le lien de Maître à disciple des écoles antiques.
Le relatif isolement des hommes qui, encore à ce jour, poursuivent une voie provoque aussi une absence de compréhension de la communauté par la plupart d'entre eux. Faute du miroir que représentent ceux qui pensent comme moi, il est encore plus facile, moins dissonant, de se croire original, de nier la tendance structurelle à la réplication des situations existentielles et des pensées. Il est assez connu qu'à l'âge classique de la pensée médiévale cette tendance structurelle était vécue comme bonne et sécurisante, puisque si j'étais sur la voie de pensées communes à un maître réputé, il était clair que je n'étais pas dans l'égarement, la vanité ou l'illusion.
La tendance la plus commune à ce jour est de se défendre au contraire de présenter la moindre teinture d'une école ou d'une filiation – mais c'est pour l'immense masse de ceux qui s'en réclament la certitude d'aller justement vers la vanité et l'illusion, c'est à dire de répéter des slogans en ignorant sa filiation. Plus que jamais les conditions concrètes de la pensée sont celles des conditions de possibilité réunies de grandes œuvres, et les conditions réunies de leur avortement.
Il est en effet un dernier point à noter. La nouveauté en matière de pensée est très rare, extrêmement rare. Mais l'immense majorité des hommes ne cherche pas de nouveauté. Bien au contraire, ils cherchent la confirmation de leur préjugés. La masse des hommes veulent des catéchismes présentés comme des mise au jour de secrets. Ils veulent l'expression élégante et argumentée de ce qu'ils savent déjà sur le bien et le mal, le vrai et le faux, ce qui est et ce qui n'est pas. Pour les hommes modernes, ils cherchent la confirmation qu'ils sont des hommes libre, libérés du passé, et qui pensent ce qu'ils veulent et protègent librement le Bien.
Le préjugé d'être un homme sans préjugés se dénote du goût avéré des anti-manuels, ces catéchismes pour hommes libres. Hommes libres, désobéissons ! 1, 2, 3 ! a raillé Jarry. C'est pourquoi une pensée qui pose l'être de ce que leurs préjugés refusent comme être, ou encore qui creuse un doute profond quant à la liberté effective des hommes libres modernes est pratiquement inaudible à la plupart – est une folle pensée. Mais comment ne pas assumer ma folie ?
Une simple remarque peut faire comprendre l'enjeu et l'amplitude du problème. La libération de l'homme de ses préjugés n'a pas augmenté sa liberté imaginale, bien au contraire. Les choix de l'homme médiéval, comme Dante, sont de rester terrestre, de prendre le parti du Diable, ou encore d'aller vers Dieu. Le choix de l'homme moderne est d'être terrestre ou rien. L'amplitude et l'exaltation pensables pour un moderne sont d'une pauvreté absolue par rapport à l'amplitude du souffle de Dante. Les enjeux de la vie humaine d'un moderne sont d'une profonde pauvreté spirituelle. Pourtant, la simple constatation de cet écart est hors de portée de la plupart des hommes modernes. En effet, constater l'écart sans préjugés met en doute la supériorité des modernes – le constat peut amener l'hypothèse que les modernes ne sont pas plus lucides qu'un Dante, mais au contraire aveugles et satisfaits de l'être – et la plupart des hommes modernes sans préjugés écartent cette hypothèse : je suis aveugle depuis longtemps, et satisfait de l'être - comme un fantôme étrange et menaçant. Notre monde est un monde climatisé, aux fenêtres scellées.
Pourtant, ce qui est courageux, ce n'est pas de renoncer à la pensée pour le hurlement narcissique, mais l'affrontement des fantômes de l'âme, les désirs et les baisers que l'on ne veut pas regarder - et le recueillement des promesses du passé, comme de l'eau de lune sur les pétales des roses.
Si tant d'hommes proclament sans cesse leur courage en fermant les portes et les fenêtres de la pensée, en transformant le spirituel en une idéologie étriquée niant toute alternative à leurs matrices sémantiques bornées, il n'est pas nécessaire d'y voir autre chose que de l'angoisse devant l'indéterminé sous leurs pas, de l'abîme – comment si peu de mots pourraient -ils enclore l'immensité des espaces infinis, et les abîmes des temps ? Comment l'espace d'une vie et le volume d'un homme pourraient-ils enclore toutes les puissances des mondes ? Comment un homme peut-il proclamer sage de croire en la fin de la pensée, en la fin de l'interprétation ? Comment peut-on croire qu'un enfant imprégné d'idéologie moderniste est en puissance de juger avec pleine justice l'histoire du monde, et de déclarer ignorants les plus sages hommes du passé, qui voyaient dans le monde ce que cet enfant ne peut voir? Les hommes modernes veulent la détermination comme les catholiques qui voulaient l'inquisition, comme les musulmans qui ferment le Coran ; les libres penseurs condamnent l'inquisition au nom de leur inquisition propre.
Comment croire sage de ne pas se souvenir de la toute-puissance et de la mort ? La pensée et les abîmes sont sans fin, et se déroulent sans fin comme les spires du Dragon céleste dans le ciel nocturne. Penser n'est pas chercher la sécurité, et le port ; penser est toujours affronter l'abîme des dieux, des mondes et des temps. Il n'est pas de certitude définitive hors de l'illusion, ou de la totalité. Il n'est pas de liberté sans conscience des déterminations, et pas de conscience des déterminations chez celui qui se proclame libre sans se connaître soi-même. Il n'y a ni manuel ni anti-manuel possible pour celui qui ne doit jamais croire être arrivé. Celui qui croit être arrivé est un homme malavisé, note le Hagakure.
C'est ainsi. Les oiseaux du ciel construisent leurs nids parmi les fleurs, mais le fils de l'homme n'a pas de demeure où poser sa tête.
Vive la mort !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire