Sur les prémices rouges de l'aurore.


Steven Graber, Ophélia.

Je voulais comprendre le plaisir de la langue, de la poésie et du chant. Et ce désir m'a conduit vers la pensée du désir et de la conduite de la vie. O bien sûr, je ne peux les saisir en un court texte, là où tant d'hommes ont échoué sur les rives des plaisirs de Caprée. Il faut laisser résonner le sens ontologique de cette parole de l'Ecclésiaste : Ce qui manque ne peut être compté.

Le plaisir n'est pas fait d'étants isolés. Le plaisir de langue, de la poésie et du chant n'est pas un tas d'étants isolés. Un monde, d'ailleurs, n'est pas un tas d'étants isolés. Quel est l'être de la musique ? Quel est l'être d'une teinture de la vie, d'un amour ? L'être d'une teinture est le mode d'être d'une âme, mais une âme peut être une, ou deux, ou plus encore, et encore être une. Ainsi Lara et Jivago. Quel est l'être de l'amour de Lara et de Jivago, par rapport à l'être de l'immense pays? Il est faux que la chose matérielle soit la mesure commune de l'être. Il est faux que l'homme soit la mesure de l'être, sinon comme microcosme, comme âme, esprit, désir. L'être du plaisir est l'être d'une teinture du monde. Comme l'air vibre au soleil de midi au dessus de la fontaine de la forêt, et fait vibrer les insectes et les arbres, ainsi le plaisir comme plénitude est-il une couleur du monde vécu.

Je voulais comprendre le plaisir de la langue, de la poésie et du chant. Mais pour les comprendre, je voudrais à vrai dire comprendre le désir et le plaisir, en général. Comprendre entre mes mots, comme serrer dans le cercle de mes bras, contre mon cœur, dans une lutte amoureuse. Comprendre leurs liens intimes et leurs oppositions, mais les oppositions sont aussi des liens, des liens que la raison ne peut solidement tenir. Le plaisir, dans tous les mots qui permettent de le peindre, semble rester insaisissable. Il est l'insaisissable, il est le signe de celui qui est recherché.

Chercher fait être ce qui manque. Par la quête, le chevalier fait être le sang real. Parler avec justesse de ce qui manque l'invoque, et le fait être au milieu des hommes. Le langage et le manque, le langage et la gnose sont issus de la même racine. Il manque comme il pleut. Le vase sacré est la fleur qui enclos le manque, la vacuité comme un signe et un secret – secret de la corne d'abondance des fleurs et des fruits de Pomone. Les mots pour dire le plaisir est aussi un plaisir, un plaisir raffiné.

Salomon raconte (Ecclésiaste, II) :

Je me suis dit à moi-même: "Allons! Je veux te faire faire l'expérience de la joie, te donner du bon temps (...) Je résolus, à part moi, de prodiguer à mon corps les plaisirs du vin et, tout en restant attaché de cœur à la sagesse, de faire une place à la folie, de façon à voir quel est le meilleur parti que puissent suivre les fils d'Adam sous le ciel, au cours de leur existence. 4 J'entrepris de grandes choses: je me bâtis des palais, je me plantai des vignes. 5 Je me fis des jardins et des parcs, et j'y plantai toutes sortes d'arbres fruitiers. 6 Je me construisis des réservoirs d'eau, pour arroser des forêts riches en arbres. 7 J'acquis des esclaves et des servantes, j'eus un nombreux personnel domestique; mes troupeaux de bœufs et de brebis dépassaient de loin ceux de tous mes prédécesseurs à Jérusalem. 8 Je m'amassai aussi de l'argent et de l'or, les trésors précieux des rois et des provinces; je me procurai des chanteurs et des chanteuses, ce qui fait les délices des fils d'Adam, de nombreuses odalisques. 9 Je surpassai ainsi en faste et en richesse tous ceux qui m'avaient précédé à Jérusalem; en même temps ma sagesse me restait comme appui. 10 Rien de ce que mes yeux pouvaient désirer ne leur était refusé par moi; je n'interdis aucun plaisir à mon cœur. Mon cœur, en effet, n'eut qu'à s'applaudir des soins que je prenais, et telle fut la récompense de toutes mes peines.

J'affirme que l'homme doit chercher avec détermination le plaisir, qu'il est joie, sérénité, amplitude, exaltation, hauteur et profondeur. Il doit le connaître, mais connaître la source de la soif ne guérit pas de la soif. Guérir de la soif est se plonger dans la source, devenir eau. Son plaisir, il doit l'assumer, le désirer, le vouloir, s'y consacrer avec puissance. Il doit s'y risquer sans regarder en arrière. Son plaisir peut être pour l'homme noble une ascèse et une voie. Le plaisir est gnose. L'homme qui médite nu sur les rives du fleuve ne cherche pas la peine, mais un plaisir qui soit issu d'un souffle aussi puissant que l'immense montagne au dessus de lui.

Le plaisir est la récompense du Haut désir . Sans les douleurs et les peines du Haut désir, l'homme ne peut chercher le plaisir, ne peut errer à travers l'Europe comme Dante, ne peut, comme dit le sage Salomon, faire une place à la folie, à la démesure. C'est l'immense, l'impitoyable abîme du désir qui ouvre la démesure. Le plaisir dont je parle est celui de la démesure, assumée, déterminée – un absolu. Un absolu est l'envers de la pièce de la vie ; un absolu est ce qui vaut que je joue ma vie au tric trac sans attendre ni hésiter. L'Obscur dit : le temps est un enfant qui joue au tric trac.

Le relativisme semble bon pour notre raison et notre monde. Mais pour la voie dont je parle, la raison n'est rien tant qu'elle n'est pas surmontée par elle même. La raison n'est rien – la détermination est absolue.

Tous les hommes ne peuvent comprendre, et chacun assumer de sacrifier consciemment sa liberté ou sa raison au désir. Cela est la voie des fidèles d'amour. Cette avidité intérieure du cœur est comme l'avidité du loup, quelque chose qui ne peut se partager par des mots, étant aussi de l'ordre de la teinture de la vie, de la vibration de l'air surchauffé, de l'emprise du souffle et du sang sur la course du chasseur. Une teinture est cette substance insaisissable qui colore l'ensemble d'un monde vécu, est sa couleur et son orient.

Autrefois les chefs autour de Gengis Khan prenaient comme emblème le loup, parce que cette avidité était leur totem, leur idéal régulateur. Ils avaient choisi la démesure, et risquaient leur corps au service du désir d'aventure. Leur choix était éloigné des choix des autres hommes, et ils le savaient. Notre monde aujourd'hui est à l'évidence enserré de plus en plus étroitement dans la dette et la protection. Tous ne peuvent être des loups, et tous ne peuvent être végétariens ; mais aujourd'hui les domestiques donnent des leçons de morale aux maîtres. La morale est la teinture de ténèbres de ce monde.

Le poème est le soleil invaincu qui perce le couvercle des nuages. Le plaisir du poème n'est pas enveloppé par la morale, contrairement aux autres plaisirs. Il peut, comme Lautréamont, véhiculer une sauvagerie puissante, une cruauté assumée – ou les fleurs du mal. Le plaisir du poème est un vestige des temps où le service du maître était la voie de la grandeur, où la contemplation était puissante, où il était possible de faire silence. Ce plaisir ne m'est pas évident dans ses causes comme il m'est évident dans ses délices.

Je ne peux séparer le poème de l'idée de chant, comme on ne peut distinguer le chant du souffle, de l'enracinement du souffle dans le cœur du corps. Tous les actes essentiels de la vie humaine – le baiser, l'amour, le chant, la nourriture...- se répondent, comme l'orgasme et la mort. Tous les actes essentiels de la vie humaine, jusqu'à la mort, sont des actes du corps. Mais passer de cette jouissance du corps et de la matière de la vie à des visées purement matérielles du plaisir est manquer la dimension du plaisir comme plus ultra, comme démesure, dépassement. Tous les actes du corps qui comptent dans la vie ont puissance à devenir démesure pour la volonté. Je ne peux vouloir librement et obtenir aussitôt mon désir, ma joie, ma jouissance, pas plus qu'éviter ma mort. La perte de la démesure du plaisir peut naître d'une méconnaissance narcissique de soi-même, d'une pensée de soi-même comme volonté libre. L'homme noble se rit de sa volonté libre. Sa volonté a asservit sa volonté à la maîtrise de l'absolu. C'est ainsi. L'absolu doit régner pour que l'homme soit dans son ordre.

Le vainqueur, je lui donnerais de siéger avec moi sur mon trône,
Comme moi aussi j'ai remporté la victoire et suis allé siéger avec mon père sur le trône (...)

Dans son ordre, l'homme jouit d'une liberté puissante, infinie à ses yeux. Soi même est comme une fleur au vent du désir ; soi même est une paille pour le brasier à venir.

Un autre mystère de la pensée du désir et du plaisir est de comprendre pourquoi tant d'hommes fuient les plaisirs comme des douleurs. Il est des hommes qui fuient l'amour, ou encore qui évitent le souffle d'un poème ou d'un livre comme s'il était de feu, en se contentant de spectacles misérables. Pourquoi tant d'hommes passent-ils le temps si flou de leur vie à s'abriter des grands vents du désir ? Pourquoi renoncer ainsi ? C'est que notre âme, hélas, n'est pas assez hardie...Autrement dit, la fuite des grands plaisirs si commune au présent cycle se comprend par la fuite de la démesure, du désossement de l'âme que produit un immense désir, comme une profonde extase. Après le feu, il ne reste rien des laborieuses constructions égotiques, de l'estime de soi, ou de la personnalité. L'ego, et tout ce qui l'accompagne, sont des choses sans importance. Mais à l'homme construit par le siècle, homme misérable et nu qui se croit puissant, il n'est rien de plus important que ces constructions psychiques, que ces récits de soi comme libre, généreux, et j'en passe. Écoutons la lettre à l'Église de Laodicée :

A l'ange de l'Église qui est à Laodicée, écris :
Ainsi parle l'Amen, le Témoin fidèle et véritable,
Le Verbe principiel de Dieu :

Je sais tes œuvres : tu n'es ni froid ni bouillant.
Que n'es-tu froid ou bouillant !
Mais parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant,
Je vais te vomir par ma bouche.
Parce que tu dis : je suis riche, je me suis enrichi, je n'ai besoin de rien,
Et que tu ne sais pas que tu es misérable, pitoyable, pauvre, aveugle et nu,
Je te conseille de prendre chez moi de l'or purifié au feu pour t'enrichir,
Des vêtements blancs pour te couvrir (…)
Et un collyre pour oindre tes yeux et recouvrer la vue (…)

Le vainqueur, je lui donnerais de siéger avec moi sur mon trône,
Comme moi aussi j'ai remporté la victoire et suis allé siéger avec mon père sur le trône (...)

L'Apocalypse, un livre pour les esclaves et la culpabilité, n'est ce pas ? Il ne reste que de tels jugements pour le bloom qui défend sa pitoyable royauté narcissique. Quelle mesquinerie, quelle étroitesse manipule comme une marionnette tant de grands discours d'ouverture et de générosité, c'est au fond ce que presque personne ne veut savoir. Qui augmente le savoir augmente la douleur. Pas plus que quelqu'un voulait savoir au fond quelle méchanceté pouvait s'enrouler dans la morale la plus rigoureuse, au temps de Nietzsche. Car Nietzsche ne parle pas de l'Apocalypse, ou du christianisme, mais de la lecture moderne du christianisme, mais de la morale moderne – c'est son erreur de perspective.




***


Il est toujours possible pour nous de lire un poème, et d'en retirer une joie, une saveur de monde. Il en est de même d'une musique, toujours revenue, devenue comme une musique de film le bruit de fond, la rumeur des vagues et le cri des goélands, d'une teinture de la vie.

Dans telle ville étendue au soleil, lieu de corruption et des mystères de la nuit, j'ai associé la quadrilogie d'Ellroy – le désir de sang, de puissance, la violence, la recherche de l'amour et de la rédemption – et les battements de cœur mécanique de la techno comme Speedy J. Avec le vin, l'exil, les appartements de hasard, la peau, l'herbe. A Tombouctou, il fallait passer au dessus de la rue sur une palette pour aller pisser. Ailleurs, le luxe des murs de plâtre brut et des tapis d'orient. Les putes mâles et les voitures de luxe. Les hauts talons des gangsters. Les hippies venus des Cévennes. Et partout, Ellroy.

Le poète se savoure comme teinture de la vie. Tel Hafez récitant, et chantant. Pour être teinture de la vie, il y faut une vie, et une vie qui soit un monde. Un monde est un mode d'être comme ouverture à l'être au delà, à l'horizon comme signe de ce qui est inconnu, éloigné, insaisissable. Un monde ne peut naître du narcissisme moderne et de la misère intérieure qu'il représente. Un monde est fait de mondes à conquérir, inconnus, tissé d'autres mondes. Et il est fait d'une vie enracinée dans ce monde.

Baudelaire est Paris, comme Rimbaud est l'errance, ou Dante les châtiments de son temps. Il y faut une vie, un monde, au delà même des auteurs dont le nom est devenu médaille ; c'est à dire qu'il est des chants populaires qui accompagnaient la vie de travail des paysans ou des esclaves venus de très loin vers le Levant, et c'est une vie. Il est des chants religieux qui accompagnent une contemplation, comme les chants monastiques. Il est les chants des soldats, les champs des marins, les psaumes des rives de Babylone.

Il y faut une vie, un monde. Sans monde, le souffle ne peut s'enrouler dans le cœur de l'homme, au creux du thorax, dans les poumons où se mêlent le souffle et le sang. Le souffle ne peut être expiré comme le sang par le cœur, ne peut passer par la bouche, lieu de toutes les vies, et résonner pour d'autres hommes. Tout ce qui est puissant participe du Puissant, tout ce qui est puissant est partagé. Ce qui est isolé est comme le vivant isolé, comme le loup sans horde – ce qui est isolé est mort, ou promis à la destruction des temps. Le poème ne peut naître sans monde, monde de vie.



***


Le poème est le partage de la langue, des fruits de l'arbre du langage, comme le repas est le partage des fruits de la terre et du sang. Et l'arbre du langage est celui de la science, de la Gnose, le savoir des origines, le savoir du bien et du mal, du bonheur et du malheur, de l'amour perdu et retrouvé. Le langage est l'écrin de la Loi et de la révélation, de la constitution symbolique du monde commun – le poème est le repas commun des vivants et des morts, des mortels et des puissances immortelles, du temps et de l'éternité. Il est le sacrifice par excellence.

La bouche est le lieu de la nourriture, de la parole, du souffle, du baiser. La puissance de la bouche est devenue méconnue. À l'homme il faut une vie commune, d'autres hommes, des liens de chair et de sang, de limon et d'alliance. Les liens puissants ne sont pas abstraits. Ils sont enracinés dans l'humus de l'homme, comme les arbres de la forêt sont enracinés dans l'argile des coteaux, qui étend ses veines jaunâtres entre les roches et les cairns. La culture est l'art de la chair, l'argile rouge du corps, et des saisons de l'homme, comme l'agriculture est l'art de la terre et de ses saisons. Il y a là, dans ces antiques savoirs en train de se perdre pour longtemps, le savoir de l'essence de la poésie et de la vie.

La République et la Nation modernes sont de plus en plus abstraites, de plus en plus décharnées ; elles ne peuvent donner de la chair à la vie humaine, ne peuvent être que des parodies et des bulles vides par comparaison aux anciennes tribus d'Athènes, aux anciens clans traditionnels. La poésie s'enracine dans une telle vie. L'absence de la poésie et de l'art dont nous souffrons n'est pas l'absence de la poésie et de l'art dans un monde qui peut les accueillir. Elle est l'absence comme signe d'un monde devenu stérile à la puissance de vie, stérile de sève, de sang et de souffle. L'absence de la poésie et de l'art ne peut trouver de remède dans un manifeste ou une œuvre isolée ; elle ne peut trouver de remède que dans la vie devenue toute autre. Le poète enrage et agonise dans la solitude d'un monde qui ne peut être le nid d'aucune œuvre, sinon d'œuvres négatives et douloureuses, grandes d'être négatives et douloureuses. Le monde dans lequel nous vivons est le monde d'Hamlet, un monde de crime, un monde de trahison et de poison : il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark.

Ce qui pourri le Danemark et ronge Hamlet n'est pas le seulement le crime en soi, mais plus encore l'être au monde que le crime a construit dans le cœur de chacun. Dieu est mort, et c'est nous qui l'avons tué. Le monde est atteint par l'agonie, qui est agon, guerre, et par la pourriture des corps. La punition du crime ne guérit pas de ses conséquences. Le crime et la trahison sont la rupture de la fiance, de la confiance fondamentale des liens d'homme à homme. Ainsi la gravité de la parole, dans le docteur Jivago, de cette enfant au sujet de celui qu'elle croît être son père : « dans un bombardement, il m'a lâché la main ». Il m'a lâché la main ! Il n'est plus possible de croire dans la parole des hommes.

Sache que celui qui connaît le secret des échelons supérieurs et l'émanation des sephirot, selon le secret de l'épanchant et du recevant, selon le secret du ciel et de la terre et de la terre et du ciel, connaîtra les secrets du lien de toutes les sephirot et le secret de toutes les créations de l'univers : comment les unes reçoivent des autres et se nourrissent les unes aux autres. Toutes reçoivent puissance émanative, alimentation, subsistance, et vitalité de la part du Nom, béni soit-il. Celui qui connait cette voie connaîtra comment est grande la puissance de l'homme soit qu'il accomplit les (…) commandements, réparant ainsi les canaux en tout épanchant et recevant, soit qu'il endommage les canaux et interrompt les influx . (…) (Le premier est appelé) le juste, et le juste est le fondement du monde .

Le juste est le fondement du monde, et le juste est à l'agonie dans un monde de mort. Le déluge est l'étouffement. Il n'est plus possible de croire Ophélie, et Ophélie va mourir de solitude. L'eau, la noyade, est l'étouffement, l'angoisse, c'est à dire la coupure de la circulation du souffle. On ne peut ni crier ni parler dans l'eau, seulement mourir. Tel est le déluge que le mal abat sur le monde, un déluge qui empêche le souffle, une image inversée du châtiment de Babel. Notre monde est entre Babel et le déluge, le déluge de productions humaines qui ferme les voies du souffle , les canaux d'En-Haut. Le déluge est clos quand l'Esprit retrouve la voie de la sève, quand l'oiseau embrasse l'olivier. La respiration du monde renaît au soleil nouveau.


Sur le mur d'I.M, FB. Déluges.


La puissance oratoire des symboles raciaux dans le monde moderne est liée à cette nostalgie de la communauté de sang, de communauté puissante – thème que l'on retrouve aussi dans les formes de religion qui trouvent le plus d'écho parmi la grande masse des hommes modernes. Pouvoir invoquer votre propre chair donne une intense puissance à l'invocateur. Ces thèmes sont issus de matrices traditionnelles liées aux communautés, matrices tordues et déformées, car tous les hommes sont issus du rameau d'Adam et de Noé, tous les hommes sont frères. Il est des teintures de peuples, de langues, de culture, mais tous ces peuples sont appelés à l'Empire.

Tous les hommes sont frères des temps, et sont puissance de la fraternité du sang. Le mythe rejoint la chair ici et maintenant, ce que d'autres veulent nommer « fait », ou fait « scientifique ». Mais comme l'ego, et comme la raison, ces « faits » sont des pièces de monnaie dérisoire pour le prix de sang qui est exigé à celui qui veut vivre sur la terre comme au ciel, dans une communauté puissante.

Les communautés puissantes sont des maisons, comme la mesnie hennequin. Du fait de leur force de vie les communautés puissantes qui peuvent naître de l'Esprit sont des maisons royales selon la puissance. La puissance est la promesse d'un règne, mais le règne s'appuie sur la multitude des peuples pour former l'Empire, comme Gengis Khan s'appuya sur les Ouighours pour raffiner son État et sa loi. Une communauté puissante peut faire d'un étranger un frère de sang, peut faire de Bethsabée l'épouse de David et fonder un peuple plus nombreux que les étoiles du ciel dans le désert. Mohammed maudit l'arrogance des Kuraysh et vante la noblesse du lignage de ceux, éthiopiens, juifs, romains, qui se sont ralliés à lui, à sa maison royale.
Le poème nait du monde, et le monde est le fruit d'un argile rouge, celle d'une maison royale. Cette royauté n'est pas la royauté du monde, elle est l'archétype de tout règne, le tissage d'un monde, le tissage du sang, du souffle, de la parole, de la grandeur et de la bassesse, du renoncement supérieur et du puissant désir du Haut tant désiré.

Bulatovic écrit dans Gullo Gullo:

« Macha, il y a toujours un roi, vivant ou mort, peu importe . L'important, c'est qu'il y ait un roi quelque part . Sans roi, il n'y a ni royaume ni philosophie .Ni poésie . Ni hiérarchie!

-Alors, qui est le Roi ?


-L'homme (...) dont la tristesse est immense . (…) Le roi est un être véritable, un état d'âme, le seul être, qui a notre époque, s'exprime par une métaphore . Le roi est la dialectique ! ».




***


J'ai vu, à la fin d'un repas en plein air, une cantatrice chanter à son amant la chanson mon amant de Saint Jean. L'émotion était nouée dans la gorge des présents, cette voix sublime, cette beauté, et l'instant se teintait de la nostalgie de cet instant puissant et que tous nous savons toujours déjà perdu, comme tout ce qui est né.

Moi qui l'aimais tant,
Mon bel amour, mon amant de Saint-Jean,
Il ne m'aime plus
C'est du passé
N'en parlons plus


La fin du souffle de la femme était comme le Temps manifesté et fermant les portes du passé. Elle incarnait à cet instant la puissance et la tristesse de la vie des hommes, comme le cherchaient les bardes celtes. Un chant, dans l'instant où il se réalise, peut être formellement imparfait, mais pourtant plus puissant qu'un chant enregistré et indéfiniment repassé. Le poème n'est que dans l'acte qui le fait renaître. Ainsi le visage de l'aimée du sixième Jour, vu au miroir de la nostalgie, comme à travers la surface d'une eau limpide. Ce visage qui jaillit des eaux et des brumes de l'âme, pour éclore par surprise dans la réalité de la vie.

David était promis à Bethsabée depuis le sixième jour de la Genèse. Ces mots peuvent être la saveur de l'être ici et maintenant – l'éclosion du poème est l'éclosion de l'être, est dévoilement.

Si dans des années une jeune femme lit, dans une petite chambre, un poème comme l'effeuillement de ce texte, pour en goûter les paroles, alors je vivrais encore. C'est cela la soif du poète, l'avidité du poète pour l'immortalité. C'est l'avidité du guerrier homérique, du chevalier, de l'Empereur, pour la poésie qui conservera son souvenir, ses exploits, sa générosité et ses amours comme un miroir exemplaire de l'être humain. C'est un amour désespéré, infini, qui emporte comme une lame, un amour de la vie par le vivant, un amour de l'être de chair pour la sève et la puissance de l'être.

Dans l'amour de l'homme et de la femme passe cette grandeur de la vie, la réconciliation de l'âpre fermeture de la vie et des désirs infinis à l'image des routes de la baleine. Alors par les baisers passent tous les souffles des temps les plus anciens, comme une transmission silencieuse et secrète d'un feu ; et cette transmission est une puissance de vie suffisante pour faire lever le soleil de l'âme, pour faire renaître un monde – pour initier. L'homme peut recevoir cette puissance d'aurore, être initié.

Et le poème est le témoin et le mémorial de cette alliance de feu.

Le poème est le signe du feu, à la fois ce qui peut brûler, et de la cendre. Au mieux, la paille de l'incendie. Dans le monde sans poème, le dernier plaisir du barde est de chanter l'absence de monde, l'absence de verbe, l'absence de souffle : l'absence de vie. Mais cette mort du monde ne peut durer dans un monde où il demeure des vivants, des témoins du souffle. Est mort. A été enseveli. Est descendu aux enfers. Est ressuscité le troisième jour.

Le monde peut lui-même être initié par l'Empire, sortir de son grand âge et de son amertume. Elle est tombée, la grande Babylone !

L’Empire ancré dans les ténèbres des gisants des autres mondes est la racine de la résistance. La résistance, c'est décider un jour qu'il vaut mieux accepter de mourir que d'accepter une domination qui étouffe l'âme et la vie. Et ce peut être très insidieux, sans aucune évidence qui nous aide à décider sans déchirements. Une telle position n'a rien de romantique. Elle est immédiatement concrète et puissance du désir, et plaisir. Car tout acte de résistance est comme le dire d'un poème, le souffle d'un chant : il est la vie de l'Empire dans la vie du souffle et du cœur, il est la présence dans la nuit de l'aurore et de l'espoir.

Le monde peut renaître. Le monde peut être initié : tel est le sens du mot d'Empire. Cela nous ne le voyons pas. Mais le savoir est déjà une gnose puissante. Les mondes recommencent. Ce monde sans poème est mortel. Et mort. Mort pour renaître. La renaissance est toujours déjà présente, comme le feu au cœur de l'hiver, quand le vent glacé bat les fenêtres.

Ce monde tient debout ; les ombres jouent sur la scène, et le feu se cache comme un grand crépuscule de sang. Mais il est mort, comme l'homme qui refuse la nuit aux prémices rouges de l'aurore.

Vive la mort !

Irwin Klein, Minesotta, ca. 1962-64. FB I.M.

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Zinaida Serebriakova