(Simone Prieuer, Dancer. Man Ray c. 1930. FB K.Str.) |
Sur les rives des fleuves de Babylone, là nous nous assîmes, et nous pleurâmes au souvenir de Sion. Aux saules qui les bordent, nous suspendîmes nos harpes ; car là nos maîtres nous demandaient des hymnes, nos oppresseurs des chants de joie. "Chantez-nous [disaient-ils],un des cantiques de Sion!" Comment chanterions-nous l’hymne de l'Éternel en terre étrangère? Si je t’oublie jamais, Jérusalem, que ma droite me refuse son service! Que ma langue s’attache à mon palais, si je ne me souviens toujours de toi, si je ne place Jérusalem au sommet de toutes mes joies !
Psaume 137.
Parmi tout ce qui pourrait être dit et remémoré, il ne reste presque rien.
Pourtant l'être actuel est la sédimentation des temps, comme les montagnes sont faites par les convulsions de la terre, comme les gorges du fleuve, et le tracé sinueux de ses méandres se sont étendus sur des millions et des millions d'aurores. Le labyrinthe et le temps sont un. Sans égarement, tu ne trouveras pas Ariane – tu ne trouveras pas le chemin, car il est hors de quête et sans accès.
Il les rejoignit sur l'autre rive, dit le Maître. Aussi l'écoulement des fleuves du temps est-il le lieu même de la méditation des sages. La vie humaine est comme la flamme fragile d'une bougie. Je ne peux attendre de te rejoindre, ô aimée. De la retenue et de l'attente le cœur ne peut se nourrir. Ce qui est déterminant, c'est la décision, l'instant.
Les temps sont comme des fleurs dans une prairie, des sphères éloignées, partageant le soleil et le ciel étoilé – réunies par des êtres erratiques. Dans leur durée, des parfums, l'horizon d'une langue et sa musique, des villes étendues, des temples, des routes tracées par les passages creusent des espaces où se lovent des mondes, comme l'eau dans le karst creuse des abîmes.
Ce monde, ses langages, ses problèmes et ses questions légitimes aux yeux des savants, le miroir de ses hérétiques, forment une sphère, comme le monde antique formait une sphère, comme le temps de Saint Louis formait une sphère, avec ses problèmes et ses puissances. L'odeur du feu dans une cheminée, l'odeur du suint de la laine, les sèves du printemps et l'odeur de l'essence de rose, l'odeur du pain cuit, du lait et du miel étaient à Babylone des parfums associés à l'amour, comme nous associons à l'amour l'odeur du bain ou la chaleur des radiateurs électriques.
La matérialité des mondes, cet enracinement dans la production et dans le cycle des saisons, c'est une grande part de ce que nous appelons civilisation. La civilisation est une âme qui doit s'incarner, prendre corps, toucher, goût, saveur et sagesse. La civilisation est comme l'art et comme l'amour, elle est chair du monde ou n'est rien.
La matérialité est la texture même de la vie dans un monde, le contact des tissus, les odeurs, les couleurs, le chant de la langue, les occupations, les sujets de conversation qui se crient ou se murmurent indéfiniment, sur des variations sémantiques analogues à celles de la musique. De toutes ces facettes de mondes et de leurs reflets, nous devons avoir garde d'y attacher trop d'importance en tant que tels, car de telles choses sont éphémères ; et nous ne pouvons y attacher trop d'importance, car c'est la substance de la vie même.
Les reflets, les aurores, les chants, les fleuves s'écoulent dans la Ville, et la Ville demeure, faite de pierre concassée, de terre, de sable à l'image des montagnes.
Babylone, la grande ville, est à la fois le lieu de malédiction et le lieu de l'intensité de la vie. La Ville, sous ses noms multiples comme ceux de Zeus dans la fumée des sacrifices – Rome, Jérusalem chez Boulgakov, Moscou, Mumbai, Los Angeles, Paris pour Baudelaire, Tokyo, Berlin, New York, Samarcande, Londres, Athènes...- est tissée des lieux de destin et de destruction. La Ville est indifférente à la vie humaine individuelle ; elle est en effet le lieu des plaisirs de l'oligarchie et des peuples. On y accumule les splendeurs de la terre dans ses docks et ses commerces, on y trouve les meilleures viandes, les meilleurs légumes, les fruits de mers, les poissons fins et frais, les épices rares, les vins profonds et les pâtisseries les plus raffinées . On y trouve les jeunes garçons et les jeunes filles qui cherchent une vie galante et entretenue, ou tout simplement enlevés et vendus. Les peaux les plus douces, les bouches les plus somptueuses, la fortune et les illusions.
La ville est ainsi le lieu des splendeurs de la vie et le lieu de l'exploitation des esclaves, le lieu de la beauté et le lieu du mépris et de l'exclusion. Le lieu des princes et le lieu des mendiants, des savants et des truands, des poètes et des ordures. Les pas du Roi, du chevalier et de l'ermite se croisent sur les rues. Les strates s'accumulent des œuvres des grands hommes. Le sol se couvre d'ossements, et la ville s'exhausse de sédiments, de déchets et de cendres. A chaque instant, on vit, on meurt, on dort, on naît, on parle, on travaille avec amertume, on rend un culte, on donne des ordres au monde. La prison côtoie le palais.
Comprendre la vie humaine passe par la compréhension des villes. La Ville peut être aimée et haïe comme une personne, elle est aussi la manifestation de la puissance et de la durée de la vie des hommes parlant au miroir de la vie humaine laissée à chacun. La langue est la veine d'or dans la montagne, où passent les âmes comme des ombres. Une nation dure comme une forêt, comme une mer ; elle est le lieu de passages et de mouvements, une ombre du centre immobile.
La danse macabre est une vue de la Ville, quand elle montre les pauvres et les puissants en longs rubans, dansant avec Folie et Mort ; et pourtant ils ont raison de danser, car tel est le sort de l'homme mortel, et il n'est pas de bonne raison de se plaindre du sort. Le sort est une chose que l'on doit admettre, comme on doit se révolter contre le destin. Un sort est tel qu'il doit être magnifié ; un destin légitime les grandes révoltes. Le discernement est une puissance, qui sait voir le sort immobile et les portes de fer du destin.
Ô soleils et aurores des temps passés ! C'est le sceau du sang, d'être le nom du fleuve, le passé de la chair des hommes. Toute la puissance de l'année se résume dans l'implication du vin nouveau. Tout le printemps de la fleur s'enroule dans le parfum qui enivre l'âme. Et de même, toute la puissance des années de la vie se dépose dans le sang pompé par le cœur, dans l'infinie délicatesse de ton souffle, dans tes baisers.
Les quatre fleuves du paradis de l'âme s'éloignent et traversent la Ville. Ils sont aussi les peuples séparés, l'annonce éternelle de Babel et de la Croix, de la Ville et de la Rose – Babel est justement la Ville, le lieu de la crucifixion du monde, le rassemblement dans l'espace superficiel des hommes que toute l'étendue des temps et des puissances sépare. Les quatre fleuves s'éloignent, mais ces fleuves font retour en secret vers la source de vie, vers le confluent des deux mers.
L'âme du sage est l'image du puissant saumon, vif comme l'épée dans les déchirements de l'eau du fleuve, qui remonte indéfiniment vers la source, qui enroule à nouveau le fleuve du passé par la puissance de fer née de la chair, puissance forgée dans l'immensité des errances et des désastres.
Et dans toutes ces montagnes, le long de ces fleuves, parmi ces déserts de glace et de feu, tu es l'étoile de l'aurore et la fontaine de vie. La vie humaine est comme la flamme fragile d'une bougie, tu le sais et tu la garde sur ton cœur. Je ne peux attendre de te rejoindre, ô ma bien aimée. De la retenue et de l'attente le cœur ne peut se nourrir. Ce qui est déterminant, c'est la décision, l'instant.
L'instant est le témoignage de l'éternité dans l'indéfini des temps et des mondes. L'instant est la puissance du saumon dans les fleuves des hommes. La décision dont je parle est infinie.
Vive la mort !
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