Le bûcher des vanités, ou le règne de l'hiver sur l'été .



(Ucello, XVème s.)



Qu'est ce que l'été ? Une telle question ne se comprend que dans l'horizon d'une vision qualitative du temps . Alors l'été possède une essence, une teinture, et cette teinture n'est pas l'été des magazines, l'été des plages, des odeurs de crèmes solaires, les buffets des hôtels et des clubs de vacances-l'été n'est pas sous le soleil exactement, où chauffent et dorent les petits seins de bakélite, comme des viennoiseries industrielles enrichies en graisses hydrogénées .

Cet été là est ce reflet étrange des amertumes des hivers, des pluies, des vents, des froids, du travail âpre et forcé, des silences infinis des canapés de cuir de la classe moyenne, ou des hurlements des classes populaires . C'est l'été où on fait la queue, c'est le rituel, cela en fait partie : bouchons, queues pour les attractions, entassements dans les plages, les boîtes, les campings, les stades . C'est l'été de la rationalité démente de l'exploitation des masses jointe à l'adhésion béate, obligatoire car mimétique des "individus libres"-hommes libres, désobéissons, un deux trois ! -ceux du troisième totalitarisme, le dream-a-dream land . Nous pouvons en parler tout a fait librement - On ne fait pas la queue devant la télé, hein?

Qu'est ce que l'été du Système ? L'analogue annuel du loisir, cette activité de service qui fait passer le reste du service, de nos genoux pliés devant le Système . Mais l'été, le seul, l'été perdu depuis les siècles ?

L'été est le temps du murissement et de la récolte, là où le printemps est le temps de la naissance et de la floraison . L'été est le temps des voyages et des guerres, sur terre et sur mer . Bref, l'été est l'analogue annuel du Kairos, le temps de la moisson, ou une verge de fer brise les tiges et jette dans le feu ce qui est perdu . L'été est par excellence le temps de l'activité humaine, de la Res Publica, puisque la convivialité est facilitée par la saison . Pour nous, qui naissons du printemps, l'été est le temps de l'approfondissement et du murissement, avant la nidification, l'intériorisation de l'hiver . Comme toute activité humaine digne de ce nom, l'été, est une préparation à la mort, à l'hiver, visage annuel de la mort .

Ainsi à l'âge de l'été, l'homme doit veiller à sa gloire, à vivre la grandeur de l'Orient, conspirant avec les dieux pour que les mortels aient quelque chose à chanter, assis à croupetons autour du feu, vivante image du feu solaire qui reviendra, qui embrasera à nouveau le zénith, poussant fleurs et bêtes hors des souterrains, parmi de puissantes odeurs liquides .

Tout cela est de l'essence de l'été, figure de la vie au zénith, figure de la puissance du Soleil Invaincu . L'automne accumule les richesses de l'été, dans les ocres des crépuscules et des forêts . Ainsi le soleil dessine-t-il à l'infini le réseau des branches, toutes spiralées vers l'astre des mondes, à la manière des lettres, toutes tournées vers le centre qui ne peut être écrit .

Moi-même microcosme, image de la forêt et des luminaires du ciel, alors je soulève tes cheveux de corbeau vers le soleil, et y lit des figures d'entrelacs et de racines, alors je me transforme en arbre, enfoui dans la terre et promis à la mort parmi les rocs, et élevant les bras vers le soleil qui me donne vie . Alors je mêle mes racines à tes racines, mes branches à tes branches, mêlant le chèvrefeuille, le lierre, le gui, les nids des grands oiseaux sauvages, rapaces nocturnes comme nous autres, et ceux des bouvreuils . Alors j'abaisse l'épée de feu des chérubins et j'entre dans le Jardin des grenades par la révolte des Anges . Alors je renouvelle l'Alliance des mondes sur la coupe de tes lèvres, pain et vin des mondes .

Je te mènerai vers la fontaine pour rafraîchir tes lèvres, et je te raconterais l'histoire du Mal, qui est le secret de ma lignée, toutes ces facettes de la Bête qui hanta ses forêts, avec ses griffes et ses dents de fer . Je te raconterais l'histoire du Système . Je te chanterais le sacre du printemps, les guerres du Seigneur . Ô ma soeur de sang, je te raconterai le sang, pour que nous soyons plus forts du sang de la vie qui s'écoule en été, maculant les nuages à l'aube, comme les pansements des blessés, des morts de nos propres guerres . Et de ces entrelacs nous fonderons une puissance inconnue, manifestée comme la puissance des étés . Nous naviguerons sous les vents étésiens .

Nous embrasserons l'essence de l'Été .

Univers des formes de liens dans l'amour essentiel .

(Tamara de Lempicka, Adam et Eve, 1932)

Les formes de l'Un sont liées aux pôles qui le constituent, homme et femme tels que créés au pied de l'arbre dans le cas de l'amour . Mais ces formes sont aussi liées aux cycles des temps . Les cycles des temps ne sont pas des métaphores, mais l'aspect qualitatif, aspect objectif, des cyclicités du temps . Le temps en lui même est l'explication des implications originaires, il est le déploiement des puissances toujours déjà présentes, le déploiement et la disparition, le surgissement et l'effacement, la position et l'annihilation du néant des formes ; et cette annihilation même, par exemple dans l'élément éphémère de la Croix comme de la rose, montre assez que les formes sont signes visibles et fragiles de l'éternité, car l'éternité est amoureuse des productions du temps . Dieu vit que cela était bon : "et rose elle a vécu ce que vivent les roses, l'espace d'un matin"-Telle est la splendeur du déploiement étoilé des mondes, comme la robe de la princesse .

Il en est ainsi des formes de l'Un dans les relations entre les polarités sexuelles de l'humanité, simple miroir de toutes les unités, et de cette simplicité image originaire des unités possibles pour l'homme . Une femme est polarité masculine involuée et féminine expliquée, et cette involution de l'élément mâle se réplique dans l'involution mâle de l'élément femelle, créant ainsi non une dialectique obtuse, duelle, une guerre des sexes, mais un labyrinthe de miroirs et d'énigmes sans solution stable, un processus d'explication des premiers principes se déroulant comme un serpent à écailles stellaires, luminescentes, à l'indéfini . Ainsi dans l'amour se déploie la splendeur du déploiement du microcosme, analogie du déploiement des mondes, et donc des processus du temps . Mais cela n'est vrai que pour ceux qui ont de l'esprit .

L'œuvre d'art est l'explication de la forme d'unité au cycle de son apparition . L'art n'est pas arbitraire, mais bien manifestation absolue de la logique, du Verbe de l'idée régnante du Cycle . L'œuvre d'art rencontre son époque comme dans une rencontre amoureuse, en ce qu'en elle se révèle la vérité du Cycle . Pourtant toute vérité d'un cycle rencontre des analogons dans les autres cycles ; car tous sont images les uns des autres . De ce fait des oeuvres d'art d'amour impliquent des totalités propres à une forme typique, cyclique, du lien d'amour . Ainsi, pour ce qui est de ce lien, puis-je citer la Genèse, qui expose l'archétype essentiel du lien, le Cantique des Cantiques, Tristan et Iseult, Manon Lescaut, Les souffrances du jeune Werther, Le Maître et Marguerite, le Docteur Jivago...Un cycle du temps est une teinture qui imprègne tout lien analogue dans le sein d'une époque . Il est cependant assez clair que des liens analogués d'époques différentes peuvent se manifester dans un cycle donné, de même que des paroles d'autres âges du monde peuvent encore être dites et comprises, même au présent cycle .

Étudions maintenant les liens d'amour tels qu'ils se déroulent dans les poèmes des âges .

L'analogie première, la plus puissante en soi, est le caractère illégitime de ces amours . C'est là le principe originaire, l'essence de la voie de la main Gauche . La main Droite du Père est celle du Règne terrestre, la Loi, l'Ordre, la Morale . Cet ordre prend dans les cycles humains toutes sortes d'aspects, y compris aujourd'hui l'ordre de la transgression politiquement correcte, l'ordre de la liberté sexuelle et du libre marché du désir . La main Gauche est donc par essence illégitime, comme ces amours humaines symbolisées dans le poème .

La relation des sexes est un débordement, une rupture de l'ordre, l'ordre du Jardin, l'ordre du père et de la Ville dans le Cantique, l'ordre royal dans les romans tristaniens, l'ordre des convenances et de la société chez Manon Lescaut, l'ordre totalitaire chez Boulgakov, enfin l'ordre fatal de l'histoire dans l'optique de l'idéologie racine chez Pasternak . Cette illégitimité cependant ne peut être interprétée comme étant l'expression d'un caractère principiellement anarchiste de l'amour .

Bien plutôt l'illégitimité est l'expression plus ou moins consciente d'une hiérarchie, d'une illégitimité de la légitimité dans la partie descendante d'un cycle . Cette accusation contre l'ordre humain relie étroitement l'illégitimité apparente des amours dont nous parlons à la Gnose, en la croyance gnostique au mauvais Démiurge garant de l'ordre du monde, c'est à dire au caractère démoniaque de l'ordre humain . Il existe un lien étroit, essentiel, entre la diffusion des Fidèles d'amour et de la Gnose cathare, malgré les affirmations contraires de ceux qui n'y entendent rien . Cette conscience de l'illégitimité de l'ordre du monde est partagée et commune . Cette croyance se renverse en la recherche d'un ordre juste originaire dans le chiliasme . Et le caractère occulte, interdit d'une telle conscience suffit à en faire comprendre le secret et le risque de persécution inévitable .

Tout ordre humain possible se fonde par une puissance qui peut tout autant le détruire ; tout ordre humain doit occulter, fermer l'accès à la puissance originaire fondatrice . Rétrospectivement la fondation devient incompréhensible, ou illégitime dans l'optique même de l'ordre, comme l'ordre de la République fondé dans le feu et le sang des colonnes infernales et de la Terreur, et exprimé par les abreuvements de sang de la Marseillaise, que d'aucuns voudraient réécrire . Mais cette puissance est le souffle vital de l'ordre, et il est indispensable de l'évoquer, de le faire circuler comme le sang, sous peine de fossilisation de l'ordre, qui devient non l'image de ses scènes originaires, mais la représentation vide de celles-ci réalisées par des êtres diminués . Ainsi l'éloignement de la révolution dans le spectacle si net dans l'histoire de la révolution soviétique, et d'autant plus puissant que le système soviétique devenait plus borné et vide . Ainsi le spectacle de la démocratie que ne cesse de se jouer notre Système non moins vide .

L'amour authentique comme illégitime par essence est la manifestation de la pure puissance de fondation au moment de la descente d'un cycle . Car la Genèse le montre, l'amour humain n'est pas rien, il est la figure même de la fondation originaire de l'homme par sa propre puissance, ou connaissance du Bien et du Mal, ou liberté essentielle .


Ce moment d'occultation, où s'analogue le crépuscule du jour-le crépuscule des Dieux- est ce moment où la fidélité, sans espoir en soi, à la face originelle du principe puissant originaire prend la figure de l'Ordre idolâtré sans justification supérieure vivante, idolâtrie que l'on peut aussi appeler moralisme, ou politiquement correct . Car il est commun que les tenants de l'ordre, les religieux, les hommes moraux, identifient l'éphémère face originelle dans sa manifestation à l'essence sans forme de la puissance originaire . De ce fait, les religieux peuvent devenir les pires gardiens des prisons du monde humain, faute de la gnose salvatrice qui réordonne au présent cycle le souffle de l'Esprit . La figure du Grand Inquisiteur est très exactement cela .

La voie de la main gauche est une voie des moments de désespoir du monde, d'occultation, de perte, d'exil, d'immense tristesse qui ne peut être dite par les mots humains, car ceux-ci sont alors, selon le mot de Salomon, usés . Alors, en s'affirmant mauvais, l'être humain joue son salut au jour du Jugement pour réinstaurer la connaissance du Bien et du Mal, du Bonheur et du Malheur, comme Un et fondement de la liberté humaine, c'est à dire de l'essence même de l'humanité . C'est là la justification des propos de Satan dans Faust, du rôle de Satan dans le Crépuscule des Dieux, chargé de sauver les héritages de l'âge d'Or : son rôle aussi chez Boulgakov .

Cette inversion, ce rôle puissant du Diable, est un fait remarquable, et évident, et cependant fort étrange si on ne garde pas en vue ce fait : l'être existant, notre monde, est en soi un grand cycle descendant premier analogué de sous-cycles descendants seconds . Là encore, cela est l'explication de l'implication gnostique sur le caractère mauvais, démiurgique du monde . L'être visible est à la fois sublime et ténèbres, indissolublement unis, et il en est de même des amours humaines . Les grands oeuvres d'amour de l'Occident célèbrent des amours illégitimes, et ce depuis le Cantique . "Les gardes qui font des rondes dans la ville me rencontrent, ils me frappent, me maltraitent; les gardiens des remparts m'enlèvent ma mantille. (...)Alors, en te rencontrant dehors, je pourrais t'embrasser, sans que pour cela on me méprise. "

Le caractère illégitime de ces Unions est à mettre en parallèle avec l'illégitimité essentielle de toute légitimité humaine, légitime comme analoguée de la puissance divine, illégitime en soi comme seconde dès qu'elle se détourne de son champ de légitimité . Or le gnostique, dans sa quête inconditionnelle d'absolu, proclame comme Paul illégitime la justice du monde, car il lui échappe devant Dieu . Ces Unions sont figures, purement et simplement du pouvoir spirituel dans sa phase d'occultation . Elles n'en sont pas moins des unions réelles, concrètes . Dante fidèle d'amour, et Dante définissant le pouvoir spirituel sont un .

Le pouvoir spirituel est au dessus de la juridiction temporelle, et est le signe de sa relativité, de son caractère second, dérivé, énigmatique ; tant qu'il ne prétend pas au pouvoir temporel-auquel cas il ne l'égale pas, mais s'y abaisse et s'y exténue, comme il devrait être aisé de le constater . Le caractère illégitime en regard de l'ordre du monde des unions reconnues par les oeuvres d'art est le signe sûr, conservé même dans des oeuvres contemporaines qui en ont perdu la portée exacte, de la supériorité verticale de l'ordre qui se manifeste dans ces unions . Je suis convaincu que les hommes qui ont transmis les traditions médiévales le savaient parfaitement, transmettant ensemble le cycle du Graal et le cycle de Tristan et Iseult, comme deux faces d'une même pièce .

Ainsi la passion orientale d'amour est elle une manifestation de l'ordre du pouvoir spirituel dans un cycle du monde qui ne peut plus en reconnaître ni en vivre beaucoup d'autres . Qui est-elle, celle qui monte du désert, appuyée sur son bien-aimé? (...) C'est sous ce pommier que j'ai éveillé ton amour, là où ta mère te mit au monde, là où ta mère te donna le jour. Le pommier n'est nul autre que l'arbre du Jardin, et ainsi l'amour absolu recrée-t-il par instants de la vie humaine le temps du retour, de la réconciliation, la suspension du désert inhumain du monde moderne . Plus encore, l'Union est l'image même de la fondation originaire de tout ordre humain, la manifestation de la puissance divine dans son caractère destructeur de l'ordre humain, ce que le culte de Kali dans le Tantrisme de la main gauche indique probablement .

Étranges paroles dans notre meilleur des mondes libéral, où la souveraineté individuelle est censée poser la totalité du couple amoureux . Pourquoi le lien d'amour n'en devient-il pas la règle ? Tout simplement parce que le marché de l'union des sexes, la guerre libérale des sexes, est occultation systématique, sous les auspices de la liberté, de toute quête d'ordre supérieur aux critères de sélection reconnus, l'âge, la puissance, l'harmonie des traits physiques conçue comme un capital à entretenir, à la manière d'un bien matériel-la possession de mon corps et de son aspect . L'ordre libéral des sexes n'est absolument pas plus libre que l'ordre médiéval des mariages arrangés, et ne reconnaît que les couples "assortis" au regard de ses critères . L'"assortiment" libéral des sexes n'est rien de plus qu' un "arrangement" impersonnel, où la "liberté" sert de voile à la coercition la plus évidente .

L'amour passion en est la règle éloignée dans le Spectacle . Il l'était déjà au temps des mariages arrangés, remarquez le . Il en est la règle, mais la règle fictive . C'est à dire que chacun se doit de jouer au grand amour, et se la raconte avec avec plus ou moins de conviction . La vérité des couples est rarement à la hauteur de la toute puissance fictive de l'ego ; la plupart sont des couples assortis, comme les mariages arrangés de naguère, non par des entremetteurs, mais par des circonstances sociales, affinité d'âge, études, milieux, loisirs marqueurs de milieux, de la boîte de nuit rurale au club select de ...allez de golf, que sais-je . Il y a là une sorte de fatalité qui n'est que très rarement prise en défaut . Et si un couple non "assorti" se manifestait, la relative pacification de la guerre des sexes qui leur permet de vivre ne se manifesterait pas .

De ce fait, pour chacun des pôles d'un tel lien, la guerre d'usure des puissances sociales ne tarderait pas à se manifester par des tentatives de séduction, des profanations permanentes . Dans les oeuvres littéraires, cette guerre d'usure de l'ordre se manifeste systématiquement sous la forme des difficultés matérielles ou de la puissance de séduction de l'homme riche : les gardes dans le Cantique, Tristan et Iseult dans la forêt, les hommes riches qui se disputent Manon, Komarovski, homme riche, cynique et puissant chez Pasternak . Dans notre monde, un couple non assorti au niveau des critères de la guerre des sexes est exposé à une guerre d'usure permanente, puisque qu'aucune des protections morales ou matérielles encore accordées à la pérennité des couples ne lui est permise : ni la publicité, ni la légitimité des rapprochement matériels, donnant l'image d'un maintien des pôles sur le marché, et permettant à tout homme où à toute femme de contacter, chercher à séduire, s'insinuant ainsi dans toute faille de doute de l'un ou de l'autre . Chaque pôle connaît à un moment ou à un autre la colère d'Ulysse face aux prétendants .

La violence de la passion et de la dépendance créent en outre des périodes paniques, de souffrance immense, de désœuvrement, qui peuvent amener à vouloir se raisonner, à rentrer à nouveau dans l'ordre du monde . Il est possible de le croire, d'œuvrer dans ce but, il n'en est pas moins vrai que c'est se trancher soi-même la gorge, faire couler son propre sang . Il ne fait aucun doute que la lutte conjointe des amants est la forme de résistance la plus puissante à l'ordre du monde qui puisse être dans les phases descendantes de cycles du temps . Mais elle n'est pas simplement une résistance .

Face à la guerre que mène le monde aux amants, peut-on dessiner une typologie des relations selon les cycles ? Je pense que cela est possible, de la guerre tristanienne contre l'ordre du monde, défi caractéristique d'une attitude imprégnée par la culture de la guerre, jusqu'aux aménagements cyniques avec l'ordre du monde que propose Manon, qui souhaite maintenir son lien vierge de ces aménagements autant que possible . L'attitude que proposent les russes est plutôt d'isolement, de retrait, le caractère souterrain, ou isolé parmi les neiges du terrible hiver, des maisons du Maître et Marguerite, ou du Docteur Jivago et de Lara, étant emblématiques sur ce point . Lara, sensible aux séductions de Komarovoski, évoque par cela Manon Lescault, là où la combativité de Marguerite est assez tristanienne .

Contrairement à des propos de psychanalystes contemporains, laquais de l'ordre, ordre humain qu'ils nomment en bons prêtres le "principe de réalité", identifiant l'ordre humain à l'ordre essentiel des mondes, le désir indéfini qui se manifeste dans cet amour n'est pas un déni de réalité . Il est négation de la réalité présente déchue au nom de la puissance, de la forme, de l'Être . De toutes manières, la confrontation au réel est rugueuse et réelle, c'est à dire interne au monde des choses . Confrontation que l'on retrouve déjà dans la Genèse, dans le fameux "tu gagneras ton pain par la sueur de ton front"...l'amour n'est jamais écarté des aspérités de la vie matérielle, que ce soit la chasse sauvage en forêt et la viande mangée crue chez Tristan et Iseult, le froid terrible et le potager chez Jivago...j'y insiste face aux représentations répandues d'une vision éthérée de l'amour dans la tradition occidentale . Il est aussi sexuel, sauvagement sexuel même .

Reste à aborder un dernier point, essentiel . Il semble à beaucoup de contemporains que nécessairement les amants doivent perdre leur guerre . Denis de Rougemont, dans l'Amour et l'Occident, défend ainsi l'image d'un lien entre la mort et l'amour dans la pensée occidentale . Mais cela est à mes yeux complètement faux . La guerre des amants est une vraie guerre, et il ne faut pas nier les risques de la guerre . Poser la défaite comme inéluctable est sacraliser un ordre humain faux et menteur, alors à son crépuscule . Le caractère inéluctable de la défaite est une thèse de l'ordre, le caractère inéluctable de l'ordre, foi des tenants de l'ordre . Cela est sublime pour le désir d'héroïsme, mais équivalent au médiocre "principe de réalité" des psychanalystes, modernes docteur Stravinsky . Boulgakov assure une victoire des amants, victoire qui passe non par le règne sur le monde, de toute façon condamné, mais par la Paix éternelle dans une petite demeure . Le folklore, que Guénon disait avec raison dépôt de la Tradition, conserve dans les contes de fées une leçon beaucoup évidente .

En tant que révolte, le lien est la puissance d'affirmation d'un ordre rénové, à son échelle, et c'est ainsi que la psychanalyse des contes de fées peut être opérationnelle à son échelle . Le caractère vital de la révolte passe par l'interdit de l'inceste, par le désir de meurtre de la belle mère sur la fille . Face à ses agressions massives, la jeune femme est justifiée de sa fugue face à l'ordre du monde, malgré les doutes qu'elle exprime, justification de la fugue que la fée soutient de son autorité, figure de l'autorité spirituelle . Le caractère révoltant du lien pour l'ordre existant peut être manifesté par la cendre qui recouvre Cendrillon, par la Peau d'Âne . Ainsi l'ordre du Père-le désir œdipien, figure de l'illégitimité essentielle de l'ordre du monde- est abandonné, condamné, et un ordre neuf s'impose-dans Peau d'Âne, le Roi et la Reine laissent leur trône aux amants .

La puissance fondatrice du lien est analoguée de la puissance fondatrice du monde humain, Bien et Mal, Bonheur et Malheur, qui est née sous l'arbre, avec Adam et Ève . Ainsi se lient en gerbe, en chèvrefeuille, la rénovation des mondes dans le temps et l'immense puissance de lien que porte l'alliance énigmatique, redoublée, du Soleil et de la Lune, chacun et Soleil et Lune indissolublement, qui deviennent Un . Ils ne peuvent pleinement être dans les anciens mondes, mais ont puissance d'être des mondes : ils sont l'aube qui paraît au coeur des crépuscules des mondes .

"Il faut que lui grandisse et que moi je décroisse.
Celui qui vient d'en haut est au-dessus de tous ; celui qui est de la terre est terrestre et parle en terrestre. "

Jean, 3

Rédemption.


(William Blake, sous la protection des Anges)

Je ne saurais dire a quel point il peut être parfois difficile d'écrire . Écrire, avoir un fonctionnement cérébral, n'est pas un état normal dans le monde de l'Âge de fer .

L'acharnement à décérébrer, a prendre du temps de cerveau disponible, s'insinue partout, sous la forme de la profanation . Je peux croire faire quelque chose de noble quand je me profane, je te profane .

Profaner, user d'un étant d'un rang élevé dans un monde et pour des fins médiocres, comme cette expression horrible, "passer le temps".

Je ne te profanerais plus .

Écrire le mémorial de la grandeur et de la puissance n'est pas profaner . Aussi il me reste des domaines d'écriture ouverts aux plus hautes exigences, comme le corps peut être l'échelle des plus hautes exigences, l'échelle de Jacob .

Je ne te profanerais plus . Plus jamais je ne veux ressentir de la tristesse en me contemplant, quand bien même je n'aurais pas bien "passé le temps" . Non, je célèbrerais ta grandeur, les mers involuées dans les abysses, les sommets des montagnes de l'horizon .

Je célèbrerais ta grandeur, car je mourrais de te perdre .

Ceci doit être la suite d'une rédemption, pour toi qui me protège de moi-même, haïssable et vain .
Je ne te profanerais plus .

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova