Lettre ouverte à François Pinault sur l'art contemporain II : politique de l'esthétique.


(Piotr Uklanski "Radiographie du crâne de François Pinault"http://picasaweb.google.com/lh/photo/y13ZuzT6d4poZVhJtcMxhw)

Dans l'art contemporain, et même en général, il pourrait sembler temporairement que la demande qui naît du conflit de reconnaissance s'adresse à une personne puissante dans le champ culturel ; mais seule compte vraiment la fonction dans le système de l'art . Dans l'Âge de fer, il faut traduire : la fonction dans le Système .

Aussi l'étude de la constitution thématique de l'art contemporain doit maintenant dépasser le niveau de l'analyse métaphysique pour accéder à sa constitution politique .

Cette remarque illustre une évolution multiple et une du Système, qui élimine les relations d'homme à homme au profit de relations impersonnelles intermédiées par le droit, droit de forme administrative libérale, qui fait de chaque personne une puissance de remplacement, une fonction, selon le sens du mot fonctionnaire, qui n'est pas réservé, loin de là, au Service public .

Pour le Système, seule importe la compétence liée à une fonction, afin de maximiser la puissance, par la mobilisation des ressources humaines . Le Système nomme donc discrimination tout obstacle potentiel à l'usage d'une personne sur sa seule compétence, par exemple le refus d'utiliser des humains de sexe féminin pour conduire des camions ou des grues, alors qu'on manque de bras dans les transports ou le bâtiment . La mobilisation totale suppose une interchangeabilité qui oblige à minimiser les relations personnelles, qui amèneraient à préférer quelqu'un de moins productif, mais dont on est proche, sur des postes, (discrimination !) ou à ne pas sanctionner des mauvais résultats pour garder une relation, ou à négocier une carrière contre du sexe, (harcèlement sexuel !) etc . Le domaine de l'art peut laisser penser à des relations plus personnelles entre le mécène et ses artistes, et cela est effectivement possible ; mais ces relations restent fortement intermédiées par le marché de l'art et par l'argent .

La question première est donc de savoir qui décide d'agréer ou de rejeter le sacrifice de l'artiste, de la norme du goût, et non savoir la norme elle même, car, comme dit Pascal, vérité au delà des Pyrénées, erreur en deçà : la multiplicité des normes est décourageante, et évoque naïvement, par sa diversité, l'exercice de la liberté, comme par exemple la labilité de la mode pour le sociologue de cour . Mais cela est terriblement trompeur, car cette liberté n'est que celle des maîtres, qui imposent leurs normes erratiques dans le cycle de production et de reproduction des rapports de domination . Ce qui compte est aussi dans les pensées : ne pouvant faire que le juste soit fort, réclamation de l'artiste devant le monde, on a fait que le fort soit juste . Ou plutôt, c'est ce qui se dit : le fort définit la justice, et aussi la beauté .

En clair, sera agrée ce qui plaît au maître dans le système social considéré . La question qui décide montre que l'art développe une portée politique . Et le caractère vital de l'art pour le maintien d'une civilisation, d'une culture, c'est à dire la survie des disciplines du corps, de l'âme, comme les traditions et pratiques sacrées pour l'esprit humain, indique assez le poids de crime qui peut peser sur ceux qui, faisant des artistes l'escabeau de leur pieds, laissent le dévoilement de la beauté disparaître, comme l'eau s'insinuant dans le sable . Pour quel raison un pur homme de puissance peut-il s'intéresser à l'art ?

Dans l'ordre humain, et pas seulement dans le Système, la pratique d'un art est l'expression du besoin de reconnaissance, de la séduction par excellence non seulement pour l'artiste, mais aussi pour l'amateur d'art . La musique, la poésie, l'architecture, la peinture, sont des moyens de séduction et d'intensité de la vie . Ainsi les concerts donnés pour un homme, les palais, les portraits . Que ma vie soit intense doit susciter ton envie et ton humiliation ; envie, que je te séduise, que tu m'imites et te mettes au service de mon rayonnement ; humiliation, que symboliquement, par le simple fait de m'imiter, tu reconnaisses ton manque par rapport à moi, et donc ta soumission implicite . On n'imite que des modèles, et ne sont modèles que les dominants, les prescripteurs du marketing . Séduction, esthétique et domination ne sont séparés que dans l'aveuglement moderne . Le prix élevé de certaines oeuvres sur le marché de l'art, qui n'est pas fait par des artistes, mais par des hommes de puissance, ne se comprend que parce qu'elle sont des insignes de puissance .

Les dominants sociaux ont toujours été les plus beaux, séduisants, les polygames, tout simplement parce qu'ils posent le désirable en désirant-le désirable, c'est ce que désire le dominant- ; et les pauvres sont les ascètes qui vont aux putes les jours de paye . L'artiste cherche à produire du désirable, et doit être désiré d'abord des dominants . La présentation de soi du séducteur est une forme de l'art, puisque cette présentation doit le constituer comme objet de désir . Les exceptions de la splendeur physique issue du la plèbe, les cendrillons, sensibles surtout chez les femmes, ne se dirigent nul par ailleurs que vers le prince, c'est à dire aujourd'hui le banquier, le politique, etc . On en multiplierait les exemples chez les mannequins russes . Ainsi une revue comme Elle, qui présente sans cesse des normes physiques, vestimentaires et comportementales est autant que le monde diplomatique un vecteur idéologique et politique .

La mode, et aussi l'esthétique du Système, font partie du politique autant et plus que les C.R.S., voilà le message de la théorie de la jeune fille . Énorme est la puissance des normes esthétiques . Imiter, c'est être dominé, le savoir et se comporter comme tel . Les mouvements de mode alternatifs créent des principautés en créant des contre modèles, qui n'en sont pas moins hiérarchisées que le monde global . Il existe des princes punks et des prolétaires punks . Michael Jackson n'a-t-il pas voulu être blanc, n'a-t-il pas voulu d'enfants blancs aux yeux bleus ? Je le répète : l'art fait aussi partie du politique, au même titre que l'analyse du rapport des sexes . L'analogie est extrêmement étroite . L'analyse politique n'épuise pas le sexe, n'épuise pas l'art, très loin de moi cette réduction ; mais elle détruit l'hypocrisie mondaine, ce qui est déjà beaucoup .

L'histoire des normes esthétiques est assez peu reliée à la beauté authentique . L'histoire des normes est une histoire politique ; prétendre édicter par la parole nue, ou par la raison logico-discursive des règles éthiques ou esthétiques n'est rationnel que dans l'aveuglement des philosophes qui ne savent pas pourquoi ils sont philosophes, sinon parce que, dans l'ordre bourgeois qui constitue leur essence, il faut avoir un métier . C'est à dire, une fonction au service du Système . De même que la domination de la jeunefille ne vaut que par l'invisible et toute puissante domination de l'ordre juridique des vieux mâles dominants, dont elle n'est qu'une délégation, de même la puissance des professionnels de l'éthique-esthétique ne vaut que par la puissance qui les garantit . Quand ces professionnels théorisent la toute puissance de la volonté ( de tous, disent-ils, de leurs maîtres, en vérité) sur les normes du beau et le bien, ils ne font que lécher la main puissante qui les nourrit . La vérité, c'est la volonté du Führer . Voilà le dernier mot de l'esthétique libérale : la beauté, l'art, l'orientation sexuelle, c'est la volonté humaine . L'art étant puissance de séduction, il existe une analogie heuristique entre la jeune fille et la théorie de l'art moderne .

La jeune fille, comme l'œuvre d'art est désirable et s'organise pour l'être avec l'aide du Système ; elle se valorise sur le marché . Plus elle a de valeur, plus elle a de pouvoir, car l'accès à ses organes, et bien plus au bonheur dont elle est la promesse et le signe, comme une story à elle seule, immédiatement intégrée à l'imaginaire des mâles, aussi désertique soit-il, devient de plus en plus coûteux . Ajoutons que ce qu'elle promet visuellement, ce qui fait de l'œuvre ou de l'actrice la matière même de l'histoire de l'exposition, de la pièce ou du film, dans son évanescence, et qui est indéfiniment plus de ce qu'elle est pour l'homme qui la possède, fait de la femme et de l'œuvre de cette espèce est un formidable signe de domination dans le monde, quelque chose que l'on sort, que l'on exhibe et crée le pouvoir, là encore par l'humiliation implicite des hommes et des femmes que crée la splendeur physique . Avoir une belle femme ou un monochrome de Whiteman sont des signes de réussite, de domination . Avoir le pouvoir de donner ce qui a une haute valeur, c'est pouvoir beaucoup recevoir en retour, c'est la définition même d'une place de pouvoir élevé .

Approfondissons l'exemple de la libéralisation de la femme comme analogie à celle de l'art . La constitution de la valeur de la liberté de la jeunefille- la valeur, ou pouvoir d'en autoriser ou fermer l'usage- n'est possible pour celle-ci que par les règles du jeu qu'impose par force l'ordre de la la protection, selon la règle du proxénétisme, car la jeune fille ne peut se défendre elle même dans le cadre de la guerre réelle . La liberté de la jeune fille n'est pas une puissance propre, mais une puissance octroyée, dont l'octroi est occulté . Dans un pays ou un lieu dangereux, en situation de crise, la jeune fille doit rapidement avoir, par sa famille, ou choisir un protecteur physique (journal d'une femme allemande à Berlin, 1945).

De ce fait, dans les sociétés traditionnelles qui ne vivent pas sous l'ère du droit confiscatoire de l'exercice du pouvoir, ce sont le père ou les frères, qui dominent, et usent alors du pouvoir d'accès à la jeune fille, en choisissant son homme ; ou sa possession passe à un homme qui en use . Le mariage prend alors la figure d'un accord entre hommes, entre clans . La coercition sociale s'exerce plus sur la femme nubile que sur les hommes, mais par l'interdit de l'inceste, le pouvoir de déterminer le partenaire sexuel est disjoint du pouvoir de jouïr du corps . L'économie des femmes structure les rapports entre les hommes . Comment le contrôle de l'accès aux oeuvres d'art est-il utilisé comme un pouvoir ?

Comme le marché de l'art crée des « créateurs » et des propriétaires tout puissants, que l'on nomme pudiquement « collectionneurs », l'octroi de la jouissance de l'œuvre d'art reste sous la puissance d'un petit nombre, et est donc un espace où la jouissance de la domination par l'objet du désir, qu'il faut cacher et dévoiler, en précisant qu'un petit nombre d'œuvres de la collection est exposé, et en organisant de fastueuses expositions pour créer le désir . Là encore des formes de domination ancestrales s'occultent mais structurent l'ordre contemporain .

L'Âge de fer remplace le jeu des rapports de force entre personnes et communautés, lignages et clan par une règle du jeu . Comme la définition de l'État moderne par Weber l'évoque (l'État est le groupe de personnes qui se réserve le monopole de la violence légitime) le critérium de la règle du jeu moderne est l'exclusion de la violence . La violence, dans la société moderne, est regardée très péjorativement, et faire l'éloge de la violence risque même d'être incriminé purement et simplement . Cette situation est spécifiquement moderne, et était inconnue des périodes antérieures, où porter une arme était par excellence un signe de noblesse, ce qui est toujours le cas dans un grand nombre de pays . L'Âge de fer désarme l'homme, lui désapprend la violence ; et cela le domestique et le rend dépendant, lâche et préoccupé assez de sa sécurité pour y voir un motif principal de son orientation politique . Enfin, cette confiscation de la violence s'appuie sur les groupes exclus de la possession de la violence, particulièrement les femmes .

Mais tout jeu suppose un arbitre et des sanctions . La confiscation de la violence n'est pas une diminution de la cruauté humaine, mais une aggravation de la domination impersonnelle de l'État, figure impersonnelle de la domination d'une ploutocratie, au profit du Système . De même, l'exercice de la violence devient scolastique (voir la CIA), technique, « non létal », « chirurgical » stylisé et anonyme, les forces de l'ordre portant uniformes, et même cagoules, l'impersonnalité devenant le signe de la légitimité de son exercice . La cagoule des « casseurs » devient alors une provocation, un crime de lèse majesté . L'art contemporain est le champ de bataille de domination de l'esthétique, un théâtre d'opération qui ne se comprend que par référence à la totalité de la guerre . Le marché de l'art est l'effet d'une règle du jeu imposée par des rapports de pouvoir, et la violence, comme l'art contemporain, est la manifestation d'une revendication de pouvoir .

Dans notre situation de liberté sexuelle de marché, ce pouvoir d'accorder l'accès à la jeune fille, le proxénète, est impersonnel, invisible, comme absent, et laisse croire illusoirement à une victoire des femmes, là où il n'y a qu'imposition d'un ordre profitable à la jeunefille parce qu'il est favorable au Système . La jeune fille autorise ou ferme son accès elle même, par délégation de l'ordre juridique, et cette autorisation est statistiquement donnée dans l'intérêt de la perpétuation de la domination effective . Mais que vienne la guerre, et le marché de la séduction s'effondre, puisque les voleurs gagnent et brisent le coffre . Toutes les guerres sont des retours brutaux à l'ordre phallique, par le viol généralisé des femmes isolées, sauf pour les femmes très rares qui se défendent elles-mêmes . C'est un fait qu'on ne doit pas dire, mais que toutes les organisations féministes savent, et diffusent . En zone de guerre, les femmes sont écrasées et les éthiciens giflés et ridiculisés : c'est la loi des pays .

Aussi la constitution de la valeur, et donc de la beauté, ne se comprend que dans le cadre général des rapports de domination . L'impersonnalité du pouvoir contemporain est un masque d'une efficacité qui paraît à ce jour inébranlable ; mais cette impersonnalité organise une frustration de l'exercice du pouvoir, de la jouissance de celui-ci, jusqu'à la classe dominante . Le désir archaïque de domination dans ses formes carnivores, celles du loup et du tigre, ne trouve plus guère à s'exprimer que dans le sexe, et dans les activités interlopes comme l'art et la guerre .

Comme la Révolution française dévoilée par Tocqueville, la libéralisation de la femme n'est pas un allègement des structures de pouvoir, mais un renforcement impersonnel de celles-ci . La libéralisation de l'art tend à un tel renforcement impersonnel des structures, très net dans l'importance nouvelle que le pouvoir moderne accorde à l'art dans l'éducation des dominés . Le renforcement impersonnel du pouvoir passe par l'accentuation impersonnelle donc niée, absente à toute visibilité, de la fonction castratrice du chef de la horde, ce père là que les fils, selon Freud, veulent mettre à mort .

Le conflit de reconnaissance, qui au départ se cadre dans un rapport hiérarchique, chaque fils voulant être reconnu plus que son frère, se heurte à l'intransigeance de la domination du dominant . Alors chaque frère se voit comme victime, et égal à ses frères comme victime . L'absence de reconnaissance se transforme en meurtre de la référence . La référence impersonnelle et floue des modernes rend une telle révolte impossible . Le dominant de référence domine les conflits de reconnaissance en dosant sa reconnaissance, en divisant mortellement ceux qui devraient s'unir . L'impersonnalité du pouvoir est la solution pragmatique aux risques d'emballement des conflits de reconnaissance, de rivalités utiles à la domination, en saut qualitatif capable de détruire une domination . Car que frapper, dans une domination absolue et impersonnelle ?

Le rôle révolutionnaire de l'art, du désir indéfini de reconnaissance de l'artiste, se résoud dans cette question .

Lettre ouverte à François Pinault sur l'Art Contemporain et la responsabilité publique du Mécène.

Ou interpellation de la blogosphère sur la fonction politique de l'Art.

(Martial Raysse, nu jaune et calme, 1963. Exposé à Dinard.http://contessanally.blogspot.com/2007/05/venice-palazzo-grassi_3258.html)

Il peut paraître étrange d'adresser, pour un blog qui se prétend le creusement des linéaments d'une pensée révolutionnaire, d'adresser une lettre ouverte à un oligarque plus souvent comparé au requin qu'à l'agneau . Mais un bureaucrate nous est autant, sinon plus, étranger qu'un requin ; et le requin n'est pas un animal aisé à distinguer de l'homme, sinon que l'homme est plus cruel . Nous autres avons besoin de l'art, est le mécénat ne peut être condamné en principe ; aussi bien le travail de la fondation Pinault, que l'étrangeté de la valeur atteinte par des oeuvres considérées par d'autres comme insignifiantes, doivent-ils porter à un décapage idéologique, et non à l'indignation .

Cette interpellation est légitime, en ce qu'elle ne prétend rien d'autre que s'appuyer sur la vérité :

"Un homme peut par essence parler au nom de tous les hommes. Un homme peut par essence proclamer l'injustice et la fausseté de tous les autres hommes, sans pour cela faire preuve de présomption. Un tel homme fait usage de sa liberté. Cet usage n'entraîne pas de souveraineté temporelle, en ce qu'il est un pouvoir spirituel sauvage, typique de l'âge de fer. "

Commençons donc :


Je suis bien conscient que définir l'art sans passer par une définition scolaire est une difficulté d'un tel sujet . Je me contenterais pour commencer d'une définition brutale mais opérante : est art ce qui est présenté comme tel par le Système, dans l'enseignement artistique, l'histoire de l'art, les musées, expositions, vernissages, revues, etc...Il est significatif qu'une étude politique de l'art doive exclure à priori sa définition essentielle, à la manière de Platon, au moins pour commencer .

Cette position soulève pourtant immédiatement un problème, puisque des groupes ou des personnes appellent art des produits non reconnus comme tels par le Système . Les limites de l'art font ainsi l'objet de conflits de reconnaissance sans fin ; et cela n'a aucune importance, car ces conflits de reconnaissance, comme tout conflit de reconnaissance dans son principe, reconnaissent implicitement la valeur, la capacité de faire crédit, de celui à qui s'adresse la demande de reconnaissance . L'étude de l'art d'un point de vue vital, du sang et de l'esprit, doit commencer par l'étude de l'enjeu métaphysique des conflits de reconnaissance .

L'archétype du conflit de reconnaissance est la rivalité de Caïn et d'Abel devant Dieu, jusqu'au fratricide, ou la volonté féroce des fils d'avoir la bénédiction de leur père Isaac . Ainsi l'histoire des enfants d'une famille, l'histoire originelle, n'est-elle pas l'amour et la reconnaissance réciproque, mais la haine, la peur et l'envie, comme dans la relation de l'enfant avec son père dans l'Œdipe . Un autre conflit de reconnaissance tout aussi crucial apparaît à l'âge des amours ; c'est celui des rivales pour un homme, ou des rivaux pour une femme . L'importance de tels conflits en science politique est majeur, puisque tous les régimes autoritaires centrés sur un homme utilisent ces conflits pour diviser, et donc régner, depuis la Cour jusqu'au IIIème Reich, et plus mesquinement en notre si ennuyeuse République . Que tous entrent dans le jeu, même s'il est ridicule et posé sur le vide, comme dans la République de Salo, ou encore au P.S, en exhibe l'importance ; pourtant l'enjeu de ce Grand jeu est rarement éclairci, et plus rarement encore thématisé comme tel .

L'hubris, l'intensité des affects évoqués par de tels conflits montent aux extrêmes, jusqu'à la rage et aux désirs de mort . L'amour est tissé de tels désirs quant il naît de la rivalité des amants . Or ce cas est général . L'amour est lié au couteau et au meurtre . La relation amoureuse diffère de la relation amicale, en ce que la loyauté amoureuse ne peut être un devoir, sans que l'amour ne soit éteint . Dans la relation amoureuse celui qui m'apporte des limites doit être celui que j'aime, et pour lequel je dois « m'engager librement » et cette ambivalence est constitutive d'une série de doubles contraintes qui ne vient pas d'un passé archaïque, mais qui est typique de notre Âge . Caïn et Abel ne sont pas amis de Dieu, ils ont besoin de sa reconnaissance pour vivre, et meurent du doute d'avoir cette reconnaissance . Alors Caïn tue son frère Abel pour posséder l'objet de son amour, mais celui-ci se dérobe dans la malédiction . « Tu as tué ton frère, toi, c'est pourquoi l'enfer t'es promis, malgré tes propos retors . »

« L'homme ne vivra pas que de pain ». Cette lutte pour la reconnaissance est vitale, comme la lutte pour l'eau, pour la terre . L'être humain ne peut exister seul, il a besoin de ce qui est appelé amour, et que j'appelle reconnaissance . En effet, ce besoin est le besoin d'exister dans le regard d'un autrui pensé comme puissant, comme puissance d'être et de vie . La femme aimée apparaît puissante à l'homme, autant que l'homme aimé apparaît puissant à la femme . Le dirigeant paraît par son prestige porteur d'une telle puissance, si essentielle qu'elle est sacrée . Cette plénitude est l'image inversée d'une vacuité .

Le vide est le fond de l'homme, cet être, qui a besoin pour se sentir exister que d'autres, plus puissants que lui, dotés d'une intensité ontologique supérieure, croient en son existence misérable et y attachent leur foi, tiennent à lui . La foi première n'est pas la foi en Dieu, ni la foi en un self grandiose ; la foi première à conquérir, si âprement, pour l'homme moderne, est bien la démarche de Descartes ; c'est de se tenir dans ce je suis .

Et ce je suis, il ne l'a que dans le lac sombre d'un miroir, dans le regard, structure qui fonde la puissance des yeux en amour . Ce je suis n'est pas acquis par une démonstration logique, comme un bien inaltérable ; il a besoin de répétition, et d'intensité . Et cette intensité diminue inexorablement, quant elle vient de la même personne, surtout quand cette personne n'est qu'égale . Aussi ce qui est conquis dans la victoire d'une rivalité de reconnaissance perd-t-il progressivement son prix . Pire même, il apparaît que le tiers éliminé, le rival, que l'on rageait d'anéantir, jouait un rôle occulte essentiel de développement de l'intensité ; et ainsi certains hommes aiment voir leur compagne désirée, voire possédée par d'autres, et même par une foule .

L'artiste est cet être affamé de reconnaissance, cet être vide qui accède à la plénitude par la souffrance de la vacuité, mais une plénitude torturée, réactive à la réflexivité de la vacuité . L'artiste se sait lui-même peu de choses, aussi il produit un artefact pour séduire autrui, et désire la reconnaissance de plusieurs envers cet artefact, mais surtout pour lui, à travers son œuvre . Être puissant, analogue au créateur, et être évanescent et nocturne, incapable de poser pour lui même sa demande de reconnaissance, cherchant les masques de son œuvre, œuvre qui est toujours une sirène chargée de fasciner autrui . Mais ce désir est là parce que l'artiste est tissé de néant, qu'il a besoin d'être, comme le vampire . L'artiste contemporain est un bloom qui souffre de sa bloomitude, et a donc un certain, et incertain, niveau de conscience métaphysique.

« La beauté est dans l'œil de celui qui regarde », dit W . Un monde n'apparaît que dans l'horizon de ce je suis ; mais sans monde aucune réflexivité ne peut naître, qui renvoie des lignes du monde vers l'Unique point de perspective de la totalité manifestée . De même qu'un arbre qui tombe dans la forêt sans que personne ne l'entende n'est pas un arbre qui tombe dans la forêt, de même un être sans monde, sans , n'est pas un être humain . C'est une chose rude et amère à penser, que notre être est dépendant dans son essence, que nous sommes des substances secondes au sens d'Aristote dans notre âme, là où il semble que notre corps, que l'univers soient des substances premières . L'intentionnalité de la conscience ne signifie rien d'autre que : « le je de la conscience ne peut être que comme reflet de l'être, et l'être ne peut être que comme reflet de moi ». De ce que je distingue l'être de moi, il est à mon contact, et je suis au contact de l'être . Le miroir, le labyrinthe indéfini des miroirs, est structure profonde du monde ; ainsi se pose la maxime videmus nunc per speculum, in aenigmate, de Paul .

Aujourd'hui nous voyons miroirs, énigmes, images . Là se situe l'art qui fait l'objet d'expositions ; mais les enjeux de cette triade ne sont pas de l'ordre purement logique mais touchent à mon existence, à ma vie, ma chair et mon sang .

Le monde naît dans l'esprit de l'homme ; Kant, dans la Critique de la Raison Pure, tente de distinguer ce qui provient de la sensation, et ce qui provient de la raison pure percevante, selon l'ordre du sens commun, qui distingue l'intérieur et l'extérieur, le Soi et le non-Soi, le fameux principe de réalité qui distingue la structure psychotique de la psyché des autres . Mais cette distinction naît sur l'horizon de l'esprit, car l'intérieur et l'extérieur sont des notions secondes, relatives à la conception d'un lien et d'une perspective . L'homme qui est à l'extérieur d'une boîte qu'il ne peut percevoir est-il vraiment, en aucune manière, à l'extérieur de celle-ci, si un tiers observateur ne fait de lien par la pensée entre la boîte et l'homme ? Non ; il n'a aucune relation avec cette boîte, si un troisième ne fait un tel lien imaginaire, donc réel . De même, la structure psychotique n'est pas à interpréter comme une perte du réel, mais comme une structuration inadaptée à la survie, à la vie, qui est désir, assimilation de l'autre, et donc constitution de l'altérité .

On me dira alors que si je pénètre un être humain, il ne dépend que de mon caprice d'être en lui ou hors de lui . Mais c'est tout à fait faux, car une relation humaine repose sur la perception d'un autre, même si l'autre est mort . Mort, absent, il reste autre . Vivant, son désir me prête vie, m'apporte l'euphorie : elle m'aime ! Ainsi je tiens à moi, je me juge par le jugement des autres .

L'homme des sociétés traditionnelles ne connaît pas au même point ce doute torturant sur son être, car il peut se situer, se déterminer dans son être, et ce essentiellement par les récits des ancêtres, les cosmologies, et par ses généalogies . Le poète héroïque est celui là même qui dit au héros : tu es, fidèle des dieux, fille de Minos ! Tel est l'œuvre du barde et tel est son prix, au sens ancien de priser une fonction . Car celle-ci est la première . Le barde fait être le héros au delà du bruit de ses exploits ; du sillage d'un navire, il fait un monument durable ; aux mortels qui nous succèderons, il fait parvenir la rumeur de la gloire des anciens jours .

Nous modernes, n'avons plus ni cosmologie, ni généalogies . Qui prend au sérieux la généalogie du messie dans les évangiles, pourtant en première place ? Qui peut situer ses ancêtres à un siècle, à mille ans, aux temps fabuleux des cosmologies ? Qui peut savoir à quelle caste l'a promis sa naissance, comme un enfant maya ? Ignorants de nos déterminations, enfouis dans l'horizon de la jeunefillisation et de la toute puissance individuelle à se créer, nous ne trouvons aucune consistance en nous . « On » prétend nous donner puissance et liberté, nous recevons le vide vivant, spirale descendante dans d'indéfinies ténèbres .

Dans King Kong théorie, Virginie Despentes fait cette remarque très exacte, que dans le cadre du sexe libre, non salarié, il lui était très embarrassé de dire ce qu'elle désirait vraiment . La vérité est que l'on désire aussi parce qu'on est désiré ; il n'existe pas de désir essentiel, nu, qui définirait un ego non moins essentiel . La vérité est que notre désir est puissance, et que ses actes sont plastiques, manipulables, que nous sommes sujets à la publicité, à la propagande, ou plus simplement aux demandes d'autrui . La vérité, enfin, est que la liberté humaine s'exprime sans aucune simplicité, mais dans l'obscurité des déterminations et des causes .

Qu'est ce que la liberté ? Dirait un Procurateur romain aux messies du Système . La puissance du désir serait-elle réellement libre, comme le pose la queer théory ? Si tel était le cas, il n'y aurait pas d'art, je le crois . Car la motivation de l'artiste est la reconnaissance, et ce qu'il produit, comme les artifices du maquillage, est le désirable, cette puissance brumeuse omniprésente dans la vie humaine, le désirable rendu sensible, concret, visible . C'est ainsi que l'artiste, cet être faible, accède à la puissance .

Je dis « fleur », et aussitôt s'érige l'absente de tout bouquet, dit Mallarmé . Mais cette idée n'est pas une idée purement logique, une abstraction, une réduction phénoménologique à l'essence ; la « fleur » de l'art poétique est terriblement charnelle, concrète, parfumée comme une vulve de la grande prostituée de Babylone ; et elle a ceci d'atroce qu'on l'entrevoit, qu'on la frôle dans les ténèbres, mais qu'on ne peut la saisir, éternel supplice, et délicieux supplice . L'art ne produit pas une logique, comme l'Âge de fer semble lire le platonisme ; il produit une image suprême de son objet, il en désigne silencieusement le point de fuite et l'horizon . Et la manifestation de la beauté est aussi une manifestation de soi, une réassurance de mon être, des vestiges et des vertiges du vertical, une forme d'extase .

Le nu jaune et calme permet en celui qui accède à son art une condensation de tous les étés balnéaires possibles, de toutes ces amours d'été, brèves et fluides comme des essences de l'amour, sans le poids terrible de la société qui s'appesantit si pesamment sur les êtres vivants, sur les couples de l'Âge de fer . Le téton visible de ce nu est une sorte de sein absolu des étés modernes, entre le cadre de la ville de bord de mer, et le papier peint fleuri et ancien des chambres d'hôtel et des maisons de location, où le regard vague après l'amour . Ainsi l'œuvre rend sensible l'indéfinité des seins parfumés à l'ambre solaire, des peaux salées par la mer, des chambres d'hôtels, des chambres de maisons de location, des stations balnéaires...elle allège la souffrance du désir indéfini :

« je souffre de ne pouvoir vivre en même temps toutes les vies, toutes les réalités . La vie de l'oiseau, du serpent, de la pierre, de l'étoile (...)Ce n'est pas la mort qui me fait peur, mais mon incapacité à vivre la vie de tous ». Bulatovic.

Celui qui peut rendre sensible ces mondes évanescents est une forme suprême du séducteur, porté par un besoin désespéré, vital de reconnaissance, au même titre que Caïn, que Abel . Celui qui reçoit cette œuvre sait qu'il ne peut avoir toutes les amours d'été, mais qu'il en porte la nostalgie réelle, comme s'il conservait le souvenir de l'avoir vécu . L'œuvre est irremplaçable, vitale ; elle élargit les mondes et intensifie la part ontologique de l'homme qui regarde .

« Tout ce qui est n'est pas une chose et n'existe pas selon la modalité de la chose.

Il y a tous les mondes possibles qui n'ont pas été vécus, des souffles légers comme des bulles de savon, qui se tissent parmi les mots et parmi les silences des personnes parlantes sous la voûte nocturne, même dans une foule.

Il y a les fleurs qui n'ont pas éclos, les fruits qui n'ont pas été cueillis, les enfants qui n'ont pas grandi.

Les personnes qui auraient pu être, tout comme moi.

Les personnes qui cherchent leur homme de destin.

Les îles imaginées, le grand Océan lactescent sous la Lune, nos pas dans le sable furtif. Les brèves lueurs des braises sous la cendre des mots vrillent l'œil intérieur. Les paroles s'enroulent vers les étoiles au rythme secret de la rotation des sphères. Milliers, milliers et milliers d'étoiles de destin!

Les mondes s'évoquent dans le rougeoiement des mots. L'évocation du feu, l'imagination active, est grâce, poiésis des mondes, et douleur âpre et grande gisant sous la cendre des mondes. Murènes se convulsant et se déchirant parmi les tripes. Grande et profitable douleur du porteur d'étincelle ! Il n'est rien de l'ordre du mal à ce qui peut être enduré.

C'est un adieu, un adieu de plus envers ceux que j'aime. Un adieu d'étranger du grand nulle part à sa maison de naissance, qu'il a encore entrevue et encore-déjà perdue.

Ce qui aurait pu être s'est montré et occulté dans les ténèbres de l'instant. »


Projet pour une déclaration des devoirs envers l'être humain.(DDEH)

Aussi être artiste est une bénédiction, car nul homme ne peut se donner cette puissance par sa volonté, et une malédiction, car l'errance, la souffrance et la haine accompagnent celui dont le sacrifice n'est point agrée .

« Dans l'œuvre, ou poiésis, le créateur se produit lui même, se projette comme une image sur un écran, être sans essence, comme une vague qui se brisera sur la grève. Il est à la fois le personnage et la demeure, l'ami et l'ennemi, la cheminée et le feu. Poussière d'être, ses rêves sont poussière de poussière.

Toute transformation en vient. A lui couleur, odeur, goût, splendeur, désespoir et mort. Sans lui les mondes sont indicibles et obscurs. »


DDEH

Mais cet artiste, aussi indispensable à l'âme que la paysan l'est au corps, ne peut, très souvent, exercer cette puissance de poiésis sans qu'elle soit partagée, car il ne s'en sert que pour plaire, et pour séduire, et ne peut être sans spectateurs . Si les mondes évoqués ne rencontrent que la moquerie ou l'indifférence, nombre d'artistes, même majeurs, hantent les sentiers de la malédiction . Ainsi Lautréamont .

Dans l'art contemporain, et même en général, il pourrait sembler temporairement que la demande qui naît du conflit de reconnaissance s'adresse à une personne puissante dans le champ culturel ; mais seule compte vraiment la fonction dans le système de l'art . Dans l'Âge de fer, il faut traduire : la fonction dans le Système . Le conflit de reconnaissance est la confirmation d'une domination .

Aussi l'étude de la constitution thématique de l'art contemporain doit maintenant dépasser le niveau de l'analyse métaphysique pour accéder à sa constitution politique . L'interpellation de François Pinault sera peut être plus directe. Ce sera l'objet de notre prochaine étude .

Le guerrier et le poète dans le Codex Borbonicus.


" (...) nous rentrons ici dans le Sud sous le signe de la Fleur, puisqu'entre l'Ouest et le Sud se trouve un printemps illusoire, mais subordonné à l'esprit du lieu, et que du Sud à l'Est, se déploie un été symbolique, dont on ne saurait trouver une exactitude de durée (...) Inextli, "l'aveugle au yeux de cendres" engendre les forces irréelles, puisque nous y trouvons Huehuecoyotl, ce dieu des arts du chant et de la musique qui fait sortir des sons enchanteurs de son instrument revêtu écaille de tortue, se rapprochant par là des rhapsodes de l'Hellade antique, auquels l'écaille de tortue servait de blason . "

Ce texte s'appuie sur l'édition et traduction du Codex par Léonard André Bonnet (1950, Paris) .

Le Codex Borbonicus est un ancien document Maya, plus exactement l'oeuvre d'un pictographe nahuatl . Le support est un épais papier-carton d'agave ; il est composé de vingt feuillets de trente neuf centimètres carrés pliés en accordéon . S'y ajoutent des pages sur les cycles : "Celui qui compte les jours", calendrier rituel des fêtes, et enfin deux pages sur les cycles cosmiques . L'europe possède plusieurs documents analogues qui le recoupent, et des témoignages espagnols de son usage . Maurice le Tellier, frère de Louvois, ministre du Roi Louis XIV, a donné son nom au Codex le Tellier .

Le détenteur anonyme du Codex le vendit en 1826, pour 1300 francs-or, au conservateur de la bibliothèque de l'Assemblée nationale, le dominicain Pierre-Paul Druon .

L'usage rituel voulait que le "parrain" de l'enfant l'amènent à un prêtre qui établissait son "extrait de naissance", suivant les augures qui avaient présidé à sa venue sur la terre, et à l'aide de ces "cartes" . Ainsi il recevait son nom, sa détermination animale, végétale ou minérale, "l'enduit de ses métaux". On lui réalisait un compagnon, un double, qui restait le témoin muet de ses actes .

Les parents étaient instruits de son destin jusqu'au moment où, devenu adulte, ils l'en initiaient . Il dirigeait alors lui-même sa destinée, car toute destinée doit être comprise, et la fortune de mauvaise changée en bonne . Il était instruit sur ses penchants : guerrier ou poète, artisan ou marchand, paysan ou serf . Fatalité n'est pas destinée . Ainsi les teintures de la fatalité convergaient en l'être humain, qui pouvait développer les puissances qui gisent en lui, par la gravité cosmique de ses actes, dont témoignait son double hiératique .

Voyons maintenant ce qu'est être un guerrier pour la pensée nahuatl . Le premier possesseur du codex a noté en Espagnol sur la carte correspondante : "Los que nacian en este signo son valientes hombres" .

"Les êtres nés dans les premiers jours de la treizaine (...) auront des tendances de chasseurs et de guerriers . Ils seront agiles, forts, mais capricieux, pour une part ; d'autres, issus pendant que le miroir magique les impregnera de ses rayons, auront de la clairvoyance et seront aptes à commander . Mais si Vénus y perd de son rayonnement, Quetzacoatl devra faire son choix pour de futurs sacrifices . C'est une gloire que d'être désigné comme guerrier, parce que mourir pour que le monde renaisse est le plus noble sacrifice . Les êtres qui naîtront sous ce signe seront riches comme les guerriers, qui, quoique n'ayant que peu d'années à vire, jouissent de la considération des hommes ."

La carte suivante est Ce Xochitl, la Fleur .

"Sortant des régions de l'Ouest où Quetzacoatl est allé chercher l'homme valeureux pour le sacrifier, afin qu'il renaisse dans les "régions des femmes vaillantes", nous rentrons ici dans le Sud sous le signe de la Fleur, puisqu'entre l'Ouest et le Sud se trouve un printemps illusoire, mais subordonné à l'esprit du lieu, et que du Sud à l'Est, se déploie un été symbolique, dont on ne saurait trouver une exactitude de durée (...) Inextli, "l'aveugle au yeux de cendres" engendre les forces irréelles, puisque nous y trouvons Huehuecoyotl, ce dieu des arts du chant et de la musique qui fait sortir des sons enchanteurs de son instrument revêtu écaille de tortue, se rapprochant par là des rhapsodes de l'Hellade antique, auquels l'écaille de tortue servait de blason .

Macuilxochitl, sur le Codex Borgia, est un dieu du sud . Son nom veut dire "Cinq Fleurs". Il incarne l'éveil de la nature au printemps,(...). Il est le dieu de la jeunesse, des chants, de la danse, des fleurs . "Du lieu où sont les fleurs, je viens, Moi, le prêtre, le Seigneur rouge de l'Aurore."

Son compagnon Huehuecoyotl n'a comme parure sur son corps dénudé que le cordon sacré ; il lance la "Fleur du Verbe". Il est l'art sans artifice ; qui veut l'habiller est un vil imposteur .

Ceux qui naîtront sous ce signe seront marqués de la fragilité matérielle de la fleur . Ils auront l'exubérance des printemps et l'élan de l'âme vers la beauté et la poésie . Les arts étaient assimilés à la deuxième condition de l'homme . Les artistes étaient des prêtres instructeurs . En dehors de leur production (...) ils possédaient une langue dont les mots formaient des "essaims d'images".

"Sur le terrain de jeu chante le Quetzalcoxcoxtli
Et le Centeotl lui répond .
(...)
Je suis arrivé au carrefour des chemins,
Moi, Centeotl, où dois-je aller maintenant?
Quel chemin dois-je suivre?
(...)
La nature, les dieux et les hommes s'interrogent entre eux . (...) au guerrier valeureux succède le poète qui chantera ses exploits en attendant, comme il est prédit, son retour sur la terre sous la forme d'un papillon multicolore se nourissant de fleurs . Musique et poésie sont des formes de l'âme, qui vient enchanter le Verbe . sans elles, il ne servirait qu'aux banalités matérielles .

On retrouve ici toute la pensée de l'harmonie de l'Empire, lié au sentiment tragique de la vie . Les printemps sont illusoires, et la durée de l'Eté ne peut être assignée avec exactitude . Le guerrier et le poète ne sont pas des castes de droit, mais des polarités dans un dialogue spiralé au rythme du temps, et chaque homme noble possède en lui les puissances des guerriers, des poètes et des dieux ; quant au lien qui unifie les pôles, il est évidemment le Verbe, musique, science et pratique de l'harmonie, parole, chant miroir aux rayons célestes .

Les autres hommes, les dix-sept autres conditions, sont liées au terrestre et à la production, mais peuvent accéder aux mondes des dieux dans leur oeuvre, et aussi en sortir par don de voyance . Nous avons là une pensée traditionnelle des liens et une pensée traditionnelle de l'ordre social, qui privilégie l'homme noble . Là est l'universel qui surplombe le droit ; voilà ce qui a été, ce qui aurait pu être.


Je termine par un chant "des femmes de Chalco pour célébrer le roi Visage d'Eau" dans "El Dorado, poèmes et chants des indiens précolombiens", Seuil, points, 1999:


"Levez vous, levez vous petites soeurs!
Aye!
Allons, allons chercher des fleurs,
Les fleurs qui durent et qui perdurent,
Fleurs de bûcher, fleurs de bouclier,
Celles qui font frémir et offrent l'excellence-
Les fleurs de la guerre!
Ohuyia!"

Lettre ouverte à J.C Michéa V. Le sort éternel de Kant dévoilé.



Abstact : Michéa accomplit une archéologie puissante du Système libéral et de son déraillement actuel en totalitarisme flou . Mais cette archéologie reste dans l'horizon métaphysique qui a rendu possible l'idéologie racine dont il dénonce les fruits : cela se révèle particulièrement dans sa conception "universaliste" du Droit, du temps et de l'espace, pensés comme homogènes . La solution proposée est celle d'une ontologie permettant une universalité transcendentale, non unidimensionnelle : une règle peut n'être pas respectée, mais il doit exister des règles de niveau supérieur pour sortir d'un nomos, et des règles permettant le retour . L'universel n'est pas dans le droit, il surplombe le droit . Il n'est pas un principe juridique, mais une puissance de poser dans l'être la loi nouvelle .

"La souveraineté est ce qui décide dans le cas d'exception" : la souveraineté est ce droit de sortir du droit par le haut, d'établir des mondes nouveaux produits par l'imagination active dans le monde ici et maintenant : nous devons reconquérir la souveraineté humaine, la souveraineté de l'imagination .

Alors le bonheur sera à nouveau une idée neuve en Europe .


La question des liens pose dans la foulée la question du droit et de la morale . La morale moderne dévoilée comme mort et morbidité ! Je partirais d'un texte de Michéa explicite à ce sujet, là encore proche, et là encore si limité. Viendra ensuite le texte fondamental, issu de Théologie Politique de Carl Schmitt, qui est un discours de la méthode pour notre oeuvre .

Alors que l'exténuation des mondes commence au moins avec le nominalisme, dans la conscience moderne le nom de Kant l'exprime le plus exactement . Examiner les linéaments de l'oeuvre de Kant est certes faire face à une difficulté majeure, qui est son extension et sa construction systématique, qui en font un cycle métaphysique complet . On trouvera sur l'Encyclopédie et ici des textes qui le qualifient sans rire de pornographe métaphysique ; sur la morale, Nietzsche, pour faire court, parle de tartufferie raide et vertueuse ; et on retrouve chez Michéa cette raideur vertueuse qui à mon avis empêche de penser la transformation des mondes humains . La raideur de la vertu voudrait que l'on prenne un air compassé pour en parler, en pinçant la bouche et en écarquillant les yeux, tout en rapprochant les talons ; ou encore que l'on murmure avec les épaules légèrement voutées, pour monter sa douceur d'agneau ami des hommes . A l'âge du Spectacle, la vertu est un masque , et tous les masques finissent en comédie . Comme... Alors j'aurais la cruauté d'invoquer le rire : au fond, Kant a aussi un côté tragique, et un côté comique . De plus je suis avec scrupules la recommandation d'un livre archaïque et féodal :

« L'un des préceptes laissés par le seigneur Naoshige dans ses écrits sur le mur demande que les questions de grande importance soient traités de manière légère . »
Hagakure, premier volume .

Tout ces propos sur l' « éthique » doivent être justifiés au plus prêt . Je ne crois pas à l'argumentation en général, car on ne se justifie pas de vivre, mais dans une lettre ouverte, c'est une question de correction . Ce n'est pas une provocation de dire que ce que l'on affirme n'a pas, en général, à être argumenté ou justifié . La force d'une parole, c'est sa vérité, qui se dégage de sa saveur, sapere, sagesse ; la parole vraie peut être aussi ce qui pose dans le monde, ce qui fonde, une poiésis et non un constat ; et les raisons qu'on en donne ne font pas sa vérité . Au mieux ces raisons manifestent la vérité dans la perspective de l'auditeur, non en soi ; la justification ne se justifie elle même que dans le dialogue .

Pour situer le ton de la conversation, je cite une source sûre sur la situation actuelle de Kant :

« A ce moment, Biezdomny essaya de mettre fin au hoquet qui le tourmentait (...) Au même instant Berlioz interrompait son discours, parce que l'étranger s'était levé soudain et s'approchait d'eux . Les deux écrivians se regardèrent avec surprise .

Excusez moi je vous prie, dit l'homme avec un accent étranger mais sans écorcher les mots . Je vous suis inconnu, et je me permet de...mais le sujet de votre savante conversation m'intéresse tellement que...
(...)
Me permettez vous de m'assoir ? (...) si je ne me suis pas mépris, vous avez jugé bon d'affirmer, n'est ce pas que Jésus n'avait jamais existé? Demanda-t-il en fixant son oeil vert sur Berlioz .
Vous ne vous êtes nullement mépris, répondit courtoisement Berlioz . C'est précisément ce que j'ai dit .
(...)
Etonnant ! (s'écria à nouveau l'indiscret personnage . Puis, sans qu'on sache pourquoi, il regarda autour de lui comme un voleur, et étouffant sa voix de basse, il reprit :) Pardonnez moi de vous importuner, mais si j'ai bien compris, et tout le reste mis à part, vous ne...croyez pas en Dieu?
Il leur jeta un regard effrayé et ajouta vivement :
Je ne le répèterai à personne, je vous le jure !
Effectivement nous ne croyons pas en Dieu, répondit Berlioz en se retenant de rire de l'effroi du touriste, mais c'est une chose dont nous pouvons parler tout à fait librement .
L'étranger se renversa sur le dossier du banc et lança, d'une voix que la curiosité rendait presque glapissante :
Vous êtes athées?
Mais oui, nous sommes athées, répondit Berlioz en souriant .
(...)
Mais cela est merveilleux ! S'exclama l'étranger stupéfait, et il se mit à tourner la tête en tout sens pour regarder tour à tour les deux hommes de lettres .
Dans notre pays, l'athéisme n'étonne personne, fit remarquer Berlioz avec une politesse toute diplomatique . Depuis longtemps et en toute conscience, la majorité de la population a cessé de croire en ces fables.
(...)
Mais permettez moi, reprit le visiteur après un instant de méditation inquiète, permettez moi de vous demander ce que vous faites, alors, des preuves de l'existence de Dieu, qui , comme chacun sait, sont exactement au nombre de cinq ?
Hélas, répondit Berlioz avec compassion . Ces preuves ne valent rien du tout, et l'humanité les a depuis longtemps reléguées aux archives . Vous admettrez que sur le plan rationnel, aucune preuve de l'existence de Dieu n'est concevable .
Bravo ! S'exclama l'étranger . Vous venez de répéter exactement l'argument de ce vieil agité d'Emmanuel . Il a détruit de fond en comble les cinq preuves, c'est certain, mais par la même occasion, et comme pour se moquer de lui même, il a forgé de ses propres mains une sixième preuve . C'est amusant non ?
La preuve de Kant, répliqua l'érudit rédacteur en chef en souriant finement, n'est pas plus convaincante que les autres . Schiller n'a-t-il pas dit, à juste titre, que les raisonnements de Kant à ce sujet ne pouvaient satisfaire que des esclaves ? Quant à David Strauss, il n'a fait que rire de cette prétendue preuve .
(...)
Votre Kant, avec ses preuves, je l'enverrais bien pour trois ans aux îles Solovki, moi ! Lança soudain Ivan Nikolaïevitch, tout à fait hors de propos .
Mais l'idée d'envoyer Kant aux îles Solovski, loin de choquer l'étranger, le plongea au contraire dans le ravissement .
Parfait, parfait!(...) c'est exactement ce qui lui faudrait ! Du reste, je lui ait dit un jour, en déjeunant avec lui : « voyez vous professeur-excusez moi-mais vos idées sont un peu incohérentes . Très intelligentes, sans doute, mais terriblement incompréhensibles . On rira de vous »
Berlioz ouvrit des yeux ronds : « en déjeunant...avec Kant ? Qu'est ce qu'il me chante là ? Pensa-t-il.
Malheureusement, continua le visiteur étranger en se tournant, nullement déconcerté par l'étonnement de Berlioz, vers le poète, il est impossible d'expédier Kant à Solovki, pour la simple raison que depuis cent et quelque années, il séjourne dans un lieu sensiblement plus éloigné que Solovki, et dont on ne peut le tirer en aucune manière, je vous l'affirme .
Je le regrette ! Répliqua le bouillant poète .
Je le regrette aussi, croyez moi ! Approuva l'inconnu et son oeil étincela. »

Boulgakov, le Maître et Marguerite, premier chapitre .

Je vais donc illustrer le sens de la déperdition ontologique sur la liberté humaine, et donc sur l'éthique, ou morale (je ne vois guère là que des différences de connotation, non de dénotation, n'en déplaise aux éthiciens, qui ne sont peut être rien d'autre que des Pangloss, ou des médecins de Molière) à l'aide du Maître et Marguerite de Boulgakov .

Boulgakov a vécu et écrit sous le règne de Staline, Soleil Trompeur du père Noël d'été (Mikhailkov) . Dans cet ouvrage que j'avoue entrelacé à ma vie même, un homme, un écrivain, écrit et cherche à faire publier un livre sur Jésus . Et l'affirmation de l'existence de Dieu, de Jésus, du Diable, de la Sorcellerie sont des emblèmes de la liberté, comme l'affirmation de l'amour tristanien, dans le monde étouffant et carcéral de la police secrète, des asiles de fou, et du langage convenu . N'est ce pas assez drôle, que ce « nous pouvons en parler tout à fait librement »? Car ce dont le Système nous laisse vraiment parler librement, c'est tout ce qui ne contrarie pas son entéléchie, soit par indifférence, comme nos préférences de couleurs ou de matière sur un vêtement, nos orientations sexuelles, etc, soit par service, comme la « lutte contre les discriminations », le féminisme, etc . Ceci pour replacer le « tout à fait librement » de notre monde, analogue au Moscou de la Iejovchtchina .



L'amour tristanien, pour utiliser un terme peu musical, ou caniculaire pour en marquer l'influence astrale et la référence au Grand Midi, est liberté contre la « liberté » du Système, puisque les amants ne respectent aucune règle de la société humaine ; parole donnée à son seigneur, au père, au mari ; usage de philtres et sorcellerie ; adultère ; assassinat de témoins ; parjure des plus puissants serments ; fuite dans la forêt, dans un espace extra-légal . Ainsi est l'amour du Maître et de Marguerite . Eux brûlent le restaurant de la maison des écrivains . Pourtant, cette transgression n'est pas condamnée, et même est Grâce, et recoit la protection particulière de Jésus, et même de Satan lui-même, c'est à dire est reconnue comme transcendante à l'ordre objectif de la Loi et de la morale humaine, exactement comme la force du pardon dans le thème de la femme adultère .

Dans le roman de Tristan et Iseult, dont je ne doute pas de la valeur traditionnelle, c'est un saint ermite qui reçoit et réconcilie les amants avec la société humaine . En effet, la transgression des amants est celle de l'Ermite, retiré dans la forêt sauvage, refusant les liens du travail et du mariage . Le sannyasin, le renonçant, est un révolté contre le Siècle dont la figure permet de comprendre la source fondatrice de la légitimité traditionnelle de Tristan et Iseult et de Boulgakov : la règle de la société n'est pas universelle, elle ne s'applique pas à tous, en tous lieux, à tous moments . A tous : celui qui est porté par une force divine, qui déchire les liens simplement humain, est souverain sur ceux-ci ; à tous moments : lors des fêtes calendaires dont le Carnaval n'est qu'une survivance, la société humaine revenait au chaos pour se regenérer ; alors les liens n'étaient temporairement, dans l'indistinction nocturne, plus respectés . L'ordre porté par la Souveraineté est fragile, et doit sans cesse, étant soumis au temps, se regénerer, par le retour des années, des grandes années, des rois, des dynasties...Et ce ordre est imparfait, et doit donc avoir des règles, et des règles de règles régulant ses propres transgressions, avec des règles de sortie et des règles de retour, qui sont des rites de purification .

C'est là un point massif de désaccord avec l'ethique moderne, qui construit la loi comme la loi naturelle, visible dans les cycles nécessaires du Ciel étoilé, comme un universel dans le temps, dans l'espace, et pour ses sujets, justifiant un impératif catégorique . L'universel de la Loi n'est pas la Loi positive, celle du peuple comme celle inscrite au fond de mon coeur ; l'universel de la Loi est l'archétype de la puissance qui la fonde, sa racine, source souterraine en analogie inverse, c'est à dire Céleste .

On remarque que là encore, notre ontologie surévalue le « positif ». Pourtant si seul j'édicte un code de loi positif, aucun spécialiste du droit positif ne l'étudiera comme loi . Pourquoi ? Parce que la légitimité lui manque, c'est à dire l'essentiel, qui est extérieur à la loi positive . Et ce , quand bien même la loi positive contiendrait ses règles de légitimité ; je pourrais en faire autant dans les miennes, ce qui prouve que la validité de ces règles n'est pas leur caractère « positif ». Qui hors de l'érudit compulsera une loi morte ou fictive?

La Loi positive est une application déterminée, et son champ d'application dépend de la légitimité verticale qui analogiquement au Premier la fonde . « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». Les lois impériales valent pour ce qui est sous la juridiction de César .

L'ordre supérieur de l'antérieur est aussi l'acte de ce qui n'est qu'en puissance dans l'ordre postérieur . Ainsi le savoir du supérieur est ce qui ouvre parfaitement l'intelligibilité du postérieur . Par exemple la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 est ce qui permet de rendre intelligible des points isoléments obscurs de la Constitution, en en faisant comprendre la finalité . L'oubli de cette finalité est la nette conséquence d'une dégénerescence avancée de la Démocratie . Voir en particulier l'oubli de la notion d' « égalité en droit » intangible et sacrée , oubli positivement illustré par le seul fait qu'on discute de discrimination positive, ou que l'on accorde l'immunité à un citoyen titulaire d'une fonction . Et si on discute d'un droit inaliénable et sacré, quelle validité donne-t-on aux autres?

Cette relation de l'archétype fondateur, de la Loi, et des domaines dont elle n'a pas la souveraineté est un archétype de lien analogué dans plusieurs domaines . Ainsi les sens de l'écriture. Ces différents sens ne sont pas des parties autonomes et séparées, mais bien des analogons :

« Toujours en effet, le terme postérieur contient en puissance le terme antérieur, qu'il s'agisse de figures ou d'êtres animés... »Aristote, Traité de l'âme, à partir de 414b29.

Le terme le plus élévé est l'achèvement ultime de tous les autres ; le sens spirituel contient en puissance tous les autres sens. De là j'en déduis que le sens littéral n'est pleinement ouvert qu'à celui qui accède au sens spirituel, et que le sens littéral apparent, obvie, ne peut prétendre sans inversion nihiliste ordonner le sens spirituel . Cet emboitement vertical se retrouve dans la relation de la métaphysique à l'idéologie politique, de l'homme à la femme, et bien d'autres .

La pluralité des mondes est aussi la pluralité du droit . Car le droit est la science des relations intermédiées par le Signe . Et le Signe, comme la Loi, n'est pas arbitraire comme le définit la sémiotique moderne, mais souverain en tant que posé par une souveraineté, laquelle est une volonté qui se pose comme souveraine en posant la Loi, en articulant et garantissant l'ordre du monde . Cette souveraineté n'est pas arbitraire, elle ne peut prendre n'importe quelle forme, car elle est l'image, l'analogué tant par proportionnalité que par attribution à un premier, de la souveraineté du Suprême .

La Souveraineté du roi traditionnel n'est pas une propriété personnelle, et l'oblige à une impersonnalité, à une humilité personnelle, très éloignée du narcissisme de la décadence . Ce qui caractérise le Suprême dans la catégorie de l'action, c'est le non agir, le laisser être dans les limites de la conservation de l'ordre . La guerre n'est légitime que comme réaction à un désordre . Une souveraineté assurée est une souveraineté discrète, essentiellement symbolique . Une souveraineté arbitraire, ou tyrannie, n'étant pas analoguée, n'est rien, et ne peut durer sans une course à l'abîme, à la puissance toujours plus grande, à une violence destructrice qui signe l'usurpation . C'est un enseignement constant des récits traditionnels que la démesure signe l'usurpation ; et l'âge moderne est justement un âge de démesure .

Cette position de la Loi est très éloignée de la position moderne, qui est l'affirmation universelle de la Loi, universelle dans le temps (la dernière survivance des cycles temporels, l'amnistie présidentielle- et c'est une amnistie royale qui évita, dit-on, la corde à Villon-ayant été supprimée car « incompréhensible »), dans l'espace, avec la recherche de lois internationales, et enfin universelle quant au juge (l'idée que le juge possède une légitimité par sagesse, ou une illégitimité par sagesse, indépendante de la bonne application technique du Droit, est absente de la réflexion sur l'affaire d'Outreau qu'elle pourrait pourtant éclaircir) et quant aux parties : c'est cela, l'égalité en droit .

La position moderne du Droit est directement issue de la crise de la pensée moderne . L'universalité de la Loi comme procédure et comme règle ainsi conçue amène une application lourde, technocratique et paradoxale de la Loi, sans aucune hiérarchisation des fautes ; et cette lourdeur amène à une application lente et partielle de la Loi qui scandalise à juste titre les victimes . Un autre paradoxe de cette situation est la faiblesse des peines affectés à certains crimes de sang, sans parler de l'extrême faiblesse des peines concernant les oligarques pris la main dans le sac . Le résultat politique est la possibilité de condamner pratiquement n'importe qui, chacun ayant ses accomodements avec la Loi, en fonction de son métier et de sa catégorie sociale, que seul un obsessionnel compulsif peut intégralement respecter . L'universel éthique devient l'arbitraire tyrannique, dans le même mouvement que la volonté d'une imposition concrète, technique de l'universel .(Voyez les infractions au code de la route, au code des impôts, hygiène et sécurité, commerce, etc). Le résultat démocratique est une double demande sociale : de durcissement des peines pour autrui, chacun ayant conscience du peu de civilité...des autres, aboutissant à l'emprisonnement massif de parties de la population ; et d'allègement des règles pour soi, nourrissant le discours libéral ; sans que la Loi ne soit plus respectée .

Ainsi la rigueur de la Loi traditionnelle était-elle alliée à la subtilité du discernement pour son application . Un exemple que j'aime à citer est celui de la Loi de Manou : elle interdit explicitement le divorce, puis en donne les conditions : l'interprétation positiviste est évidemment que la Loi est une compilation contradictoire, et ainsi on nomme plusieurs « traditions » dans le texte global ; mais la vérité est que la Loi laisse au discernement les exceptions à la règle . Il en est de même pour la femme adultère de l'Évangile selon St Jean . "Va et ne pèche plus". La loi n'est pas abolie, mais elle est accomplie par le refus même de son application . La Loi originaire doit s'inscrire sur la terre, dans la matière ; et la légitimité de son application dépend de la légitimité du juge . Une telle conception traditionnelle du droit, limité dans son objet, son espace, son juge, son temps, est incompatible avec la bureaucratisation quantitative qui fonde l'application universelle, mécanique du droit et de la morale, et justifie l'existence de fonctionnaires du droit qui sont des techniciens sans épaisseur humaine, les exemples en abondent . Or le juge doit être sage, chercher l'esprit avant la lettre, plutôt que d'être savant, dans une société normale .

Or c'est bien cette conception de la Loi, et l'hypocrisie globale du Système, que montre Boulgakov dans son livre . Le diable donne à chacun des occasions de ne pas respecter la loi et chacun s'en empare aussitôt...voilà la Vertu dévoilée ! La moraline moderne est une perte de légitimité des règles, car elle est inapplicable . Ainsi dans le système pullulation parasitaire des lois et destruction de la Loi vont-ils de pair .

Là encore on, retouve une notion tout à fait comparable mais je trouve très superficielle chez Jean Claude Michéa, l'enseignement de l'ignorance, dernières pages :

« Notons qu'en ces matières, où l'on touche au fondement même de l'ordre humain, il convient de manier la hache du Droit et de la Raison avec la plus extrême précaution . Kant lui-même, pourtant assez peu sensible aux séductions du particulier, écrivait que « le bois dont l'homme est fait est si noueux qu'on ne peut y tailler des poutres bien droites » (l'Idée d'une histoire universelle, 6ème proposition). Dans la mesure où les esprits modernes n'ont déjà que trop tendance à s'incliner devant la tyrannie de l'angle droit, on peut penser qu'un solide sens de la coutume et des jeux subtils qu'elle permet de former à tous les niveaux représente une des forces psychologiques majeures dont chaque individu dispose encore...
Et en note : « une fois n'est pas coutume » dit la sagesse des peuples . C'est cette plasticité constitutive qui différencie ce que veut la coutume (par exemple fêter un anniversaire) et ce qu'exige le droit (par exemple respecter le code de la route) . Naturellement, et Latouche le montre très bien, cette plasticité de la coutume risque toujours de conduire à des arrangements avec le droit qui peuvent ouvrir la voie à la corruption . Mais si, pour ces raisons, les exigences variées de la coutume doivent en principe être subordonnées aux impératifs égalitaires du droit, celui-ci doit seulement être conçu comme, d'une part, le cadre général des relations humaines concrètes, et d'autre part, comme l'ultime instance à laquelle on doit se référer lorsque les différents et les conflits ne peuvent être réglés aux niveaux primaires de l'existence sociale . Quand, par conséquent, le droit en vient à fonctionner d'emblée comme un recours normal, voire préalable- quand en d'autres termes, la menace de procès réciproques devient la forme normale de civilité-on entre alors dans le règne des individus procéduriers et dans la tyrannie du droit . (...)le système capitaliste tend progressivement à ne laisser aux individus, pour régler leurs différents litiges, que deux modalités majeures : la violence et le recours systématique au tribunal . »


L'homme qui a une vie spirituelle, intérieure -mon Royaume n'est pas de ce monde- ne peut être entièrement courbé par aucune tyrannie . La crucifixion est est le signe, par lequel le dernier triomphe . Quand bien même cette puissante espérance serait illusoire, et c'est ainsi que les militants communistes ont fait preuve d'héroïsme pendant les différentes guerres qu'ils ont affrontés . Quant aux catholiques, ceux qui récitaient avec capacité méditative « car c'est à Toi qu'appartiennent le Règne, la Puissance et la Gloire pour les siècles des siècles », ceux là ne pouvaient s'incliner devant aucune menace terrestre, aucun Etat s'appuyant sur la terreur et la torture, comme le montre assez l'histoire du martyre . C'est pourquoi le monde imaginal est le garant de la liberté humaine . Il est le lieu de l'idéal du moi collectif, le contraire du narcissisme et de l'arbitraire, car il repose sur lui même et ne dépend d'aucun homme . Aucune puissance humaine ne peut y porter atteinte . Il est l'Autre lointain définitivement constitué, sur lequel je me détermine et que je perpétue dans la fidélité des générations . C'est lui qui porte le refus de l'indignité porté jusqu'à la mort, ou à l'isolement de ses proches . Les hommes qui ont su empêcher les plus féroces tyrannies de l'histoire de s'enraciner définitivement, furent tous des hommes de vie intérieure . C'est pour les autres mondes, espérés ou vécus, qu'ils ont pu risquer leur vie, et réussir à survivre dans des conditions matérielles de dénuement proche de la mort . Dans les camps nazis, dans les cachettes, c'est la musique, la poésie, le Livre, qui ont soutenu l'humanité de ceux que l'on voulait rabaisser à l'animal et à la chose .

Le plus puissant Etat de l'histoire, son énorme organisation, sa capacité immense de surveillance, de vision nocturne, ses alliés et ses espions, et ses bombes géantes, perforantes, au phospore, ses drones et ses millions d'hommes en armes, ses assassinats ciblés, ses prisons secrètes et sa pratique de la torture, son extraordinaire et omniprésent martèlement symbolique, ne peut faire plier celui qui s'appuie sur d'autres mondes, dans lesquels cet Etat n'est rien, sinon Babylone . Car c'est à Toi qu'appartiennent... « En vain nous passons près des rois tous le temps de nos vies, à souffrir les mépris et plier le genoux : ce qu'ils peuvent n'est rien " Michel de Malherbe.

La résistance au Sytème ne peut vivre sans ouverture du Ciel et de l'Enfer . Je ne crois pas que Michéa ait médité William Blake : mais j'affirme que le rationalisme et la vertu ne peuvent tenir face au déchainement prévisible du Système . Il faut une percée métaphysique à la révolution !

Nu

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Zinaida Serebriakova