La lutte contre les discriminations comme dispositif de domination V : la société post culturelle .


(William Blake, l'Ancien des jours)

Mais revenons aux critères de hiérarchisation de la société : la fortune décomplexée et la société postculturelle.
La définition des critères de hiérarchisation est un enjeu central de la souveraineté pour toute société humaine organisée : rien moins que le principe d'organisation de la société . Il s'ensuit que cette définition est le lieu d'intenses luttes idéologiques si plusieurs groupes aspirent à la domination . Dans notre société, les hommes sans propriété mais à talents s'opposent à ceux que la propriété dispense d'en avoir, même s'ils doivent encore parfois, en donner le spectacle . Ce rôle de la "vertu et du talent" dans l'idéologie justifiant la domination a pour conséquence que l'éducation prend le pas sur la naissance dans la justification de la domination . L'éducation est une légitimation silencieuse mais d'un poids complémentaire à la légitimité démocratique explicite . Même un propriétaire doit faire de "bonnes études", une "grande École". Une autre conséquence est que les dominants devaient se réserver l'accès à la culture dominante pour sécuriser leur domination, ne serait-ce qu'en se réservant la détermination du "bon usage" de la langue . Le Grévisse est le petit livre rouge de la bourgeoisie... Une telle évolution est antérieure à la révolution bourgeoise, et oppose déjà la robe, et l'épée . Mais le triomphe de la fortune, depuis la fin de la guerre froide, est tel que les masques tombent : c'est l'origine de la société "postculturelle".

De nos jours, l'évidence de la puissance est entre les mains des riches qui dominent l'industrie du spectacle, c'est à dire de la propagande du Système ; et la "vertu et le talent" y sont peu pertinents . Le poids médiatique est une question de force, de force de diffusion, ou puissance . Le poids médiatique légitime la domination en imitant le principe démocratique de la représentation : le représentant médiatique pèse autant et bien plus que le représentant élu, sauf exception choquante pour les puissants et balayés sous le tapis, comme l'échec de la « constitution européenne » par referendum . Ces gens se moquent ouvertement de la culture, ont plein de respect pour des tas de cultures comme les bourgeois du XVIIIème siècle singeaient la Noblesse, et s'essuyaient les pieds dessus . Paris Hilton est bien plus qu'Einstein dans notre monde, et ce tant qu'une guerre mondiale ne rendra pas un physicien indispensable à l'oligarchie . La représentation démocratique se dissous en représentation spectaculaire, et la propriété ou la jouissance des médias suffisent à construire une légitimité « démocratique », dont le « sondage » n'est qu'une partie . Tout individu médiatique identifié comme membre d'un agrégat « représentatif » peut ainsi parler au nom de son groupe, et dire « ce que pensent les » ...personnes âgées, les étudiants, les bretons, etc .

Le "micro trottoir" local, en tant que procédé de propagande, est la mise en évidence de cette transformation de l'individu dans le spectacle en exemple d'une catégorie par sa dénomination, et donc en représentant exemplaire parlant pour tous . La satire le caricature très bien : Journaliste : « Boulainville a peur » ; habitant de Boulainville « ah oui ça c'est ben vrai, on a tous peur ». Le passant sur le trottoir est indéterminé, et à ce titre devient par les propriétés de catégorisation des pronoms indéterminés comme "habitant de X" immédiatement l'habitant type de X, c'est à dire le représentant des habitants, plus et mieux que l'élu dont la parole est supposée de bois, comme le chèque . Ajoutons que son propos n'apporte aucune information ; il donne au propos médiatique l'autorité de la réalité, pour peu que les glissements sémantiques de "cet habitant" à "les habitants" ne soit pas perçu . Il en est de même des sondages, qui nous disent ce que l'on pense en "disant ce que pensent les français de..." Pour finir les élections deviennent des rites coûteux et superfétatoires, des moments qui proclament la légitimité de la domination et tranchent entre les prétendants du Système ; mais les trucages auxquelles elles donnent peinent à choquer encore .

La victoire de l'argent et du spectacle comme légitimation principale, ce changement tendanciel des critères de hiérarchisation explicites (ce que les oligarques nomment justement "la richesse décomplexée") est dans toute la société la défaite de l'école et de la recherche, les deux étant directement liés . La IIIème République a investi dans l'école et raconté la geste de héros scientifiques, la raconte encore, parce qu'il lui fallait vaincre idéologiquement l'ordre coalisé des riches industriels propriétaires et de la noblesse héréditaire qui formaient les oligarchies européennes . Et certaines ces institutions diseuses de mythes perdurent, et diffusent leurs messages surannés . Car la bourgeoisie a vaincu les aristocraties européennes alliées aux grandes familles industrielles qui dominaient l'Allemagne et l'Angleterre, elle n' a plus besoin des sornettes du positivisme à la Jules Ferry, qu'elle laisse dédaigneusement à des idéologues obtus .

Puis la Bourgeoisie a vaincu le communisme pendant la guerre froide : elle n'a même plus besoin de "l'humanisme" des intellectuels salariés, ni de la science fondamentale qui se nourrissait de la course aux armements, pas vraiment, en tout cas moins, tellement moins que de la finance . La course aux armements qui reste est celle du contrôle social, et elle se nourrit de techniciens et d'une main d'œuvre peu qualifiée de "personnels de sécurité", de "santé publique", "d'éducation",etc . Pas de quoi faire des discours grandioses à la Malraux .

L'austère et puritain amour de la science ne se justifie plus guère pour l'oligarchie actuelle, qui se légitime purement et simplement par la fortune, l'immense fortune qui les place hors et au dessus des autres hommes, et à coup de spectacle de la réussite comme la Star Académy, ou le foot pour le peuple, et par le people comme spectacle de légitimation et de naturalisation de son pouvoir : elle n'a plus besoin d'école, et même de mérite, puisqu'elle a la puissance .

Ce qui est déterminant pour intégrer le groupe dominant n'est pas de puissantes capacités assorties d'un scepticisme savant, mais une attitude psychologique, un grand narcissisme quasi magique pour croire dans le jeu et y être à fond . Ainsi des personnes ineptes mais courtisées peuvent, par exemple, éditer des recueils de poèmes, des ouvrages philosophiques, c'est à dire se penser à la hauteur du sommet de la pensée humaine, parce qu'elles "passent à la télé" . L'oligarchie du spectacle, je parle plus des propriétaires que des journalistes, a le pouvoir de prendre n'importe quel homme issu des masses et d'en faire une "star", une référence artistique, vestimentaire, mais aussi politique et morale . La société contemporaine est peut être postmoderne, elle est surtout postculturelle : le monde de la culture authentique et l'oligarchie tendent à se séparer, la culture (la production symbolique et axiologique constituantes) devient étrangère aux mécanismes principaux d'élaboration de la souveraineté . La culture dominante devient non plus un art de production du modèle supérieur de l'humanité, qui nécessite des artistes ou des penseurs, mais une technologie de manipulation des masses, qui se contente d'ingénieurs cyniques, et n'a pas besoin de créativité idéologique . Cette situation est une nouveauté historique majeure, et un « progrès » fondamental vers le totalitarisme moderne .

Aussi l'école est-elle en crise, c'est à dire que sa puissance symbolique et pratique de constitution des hiérarchies sociales est fortement atteinte . Comme le bourgeois gentilhomme encore, l'école républicaine doit donner le spectacle du sérieux quand le sérieux des enjeux de pouvoir l'a largement quittée . Une telle évolution ne peut à la longue qu'atteindre de manière décisive les forces vives d'un grand pays industriel, comme dans le laboratoire de l'Âge de fer qu'est l'Italie moderne ; mais les oligarchies ne se sentent plus liées au destin d'un peuple, et se moquent aussi de "l'intérêt national" . Elles continuent malgré tout de garantir leur domination perpétuelle par une teinture de vertu, de talent et de morale, à laquelle elles ne croient plus .

Garantir sa domination, pour un homme comme pour un groupe, c'est s'assurer du monopole de la définition des critères de hiérarchisation . Tous les hommes dominés qui rêvent de parvenir suivront ces critères, et se disputeront entre eux pour y correspondre, selon le principe des concours . Se disputant entre eux pour obtenir la reconnaissance du Jury, ils ignorent qu'ils contresignent à la domination incontesté du Jury, qui définit et garantit le règles du jeu . Ainsi Louis XIV, par la hiérarchisation maniaque de la Cour, a-t-il détruit la cohésion du corps noble et dominé totalement la noblesse . Ainsi les différentes "catégories" statistiques en lutte pour être cadres de l'Âge ne s'aperçoivent pas que leurs luttes de reconnaissance reconduisent avant tout le pouvoir de l'oligarchie, oligarchie qui manipule des critères auxquels, je le répète elle ne croit plus guère, comme le sang n'était plus compris dans la haute noblesse d'avant 1789, et frénétiquement revendiqué par la petite noblesse . Analogiquement, les classes moyennes revendiquent d'autant plus le mérite que la fortune leur échappe .

Aujourd'hui la détermination maniaque des rangs de naissance devient celle des rangs de mérite, mais le mérite républicain n'est pas moins imaginaire que la naissance nobiliaire : il n'est qu'une représentation idéologique . De même que le fils de prince était par nature plein de feu et de courage, fut-il efféminé et maladif, de même le dominant moderne est-il doté d'une intelligence extrême, de "plusieurs cerveaux", a dit la femme du mari . Juppé avant la dissolution, acte montrant une grande ignorance politique et une sottise certaine, était surnommé Amstrad par ses collaborateurs . On ira jusqu'à soutenir que François Hollande est un homme d'envergure ou de culture, alors qu'à l'évidence, il est un épicier politique . Sans parler des inintelligibles "mots d'esprit" d'un ancien gringo acheteur de café . Dans notre société, la vertu et le talent sont moqués, et seuls importent le spectacle de la vertu, et le spectacle du talent .

La vérité est que les capacités intellectuelles requises pour être un notable dans notre république ne sont pas excessivement étendues . Pour ne pas parler de l'âme, de l'esprit ou du courage . La première compétence du Gringo est sa prétention, permise par son ignorance et son aveuglement à toute culture véritable ; et l'ignorance du peuple suffit à faire d'un cuistre débile un chef pour un temps . Quelques avanies le mettent à nu, et à terre, ce que montrèrent 1940 et 1958 . Déjà au XVIème siècle le caractère ridicule des ligueurs avait été raillé par le poète, disant que pour être chef de la Ligue,"il n'est que de bien courir" pour fuir l'ennemi .

Le refus de la domination des hommes de la richesse et du spectacle ne peut valablement invoquer l'école républicaine et les valeurs scolaires, liées au progressisme et au scientisme, tout aussi inepte à développer une civilisation . Nous n'avons aucune nostalgie pour ce modèle, que cela soit clair . Plus même, la domination crasseuse et jouissante des oligarques incultes nous paraît au moins plus sincère dans son cynisme vide que l'abrutissement de la culture Jules-Ferry et ses génocides culturels . Laissons à Claude Allègre cette sottise à front de taureau .

Il ne s'agit pas de s'en scandaliser ou de vouloir prendre la place des ces notabilités vides au nom de capacités supérieures : il s'agit de prendre conscience que les hommes de cet âge ne sortiront pas de leur désastreux modèle de civilisation avec de tels hommes à leur tête, domination rendue possible par un Système global dont les dominés sont largement complices . Comprendre les dispositifs modernes de domination est permettre de faire cesser cette complicité . Pour maintenir la fiction de la vertu et du talent, et pour maintenir la compétition dans les couches moyennes de la société, compétition qui assure le pouvoir de l'oligarchie, un des plus puissants dispositifs de domination du Système est la lutte contre les discriminations .

La lutte contre les discriminations, hochet de la société postculturelle aux travailleurs intellectuels .

Les "Grandes Écoles", lieu de légitimation des "compétences à exercer la gouvernance" et lieu de formation des "élites" sont un lieu central de la hiérarchisation sociale moderne et de son imaginaire idéologique . C'est là qu'a été défini, ainsi que dans les universités américaines élitistes qui jouent un rôle analogue, le concept de discrimination et la nécessité de "lutter contre les discriminations". Cette lutte est le lieu d'insertion de l'oligarchie du spectacle avec l'oligarchie scolaire, le lieu de leur alliance .

Qu'est qu'une "discrimination" ? C'est une différence de traitement social, un critère de hiérarchisation qui n'est pas légitime . L'oligarchie se réserve sans débat la définition des critères légitimes, selon la normalité de toutes les sociétés hiérarchiques . Les Grandes écoles et les entreprises pratiquent la sélection, c'est à dire étymologiquement discriminent les êtres humains qu'ils recrutent ; mais ces structures de domination ne discriminent pas au sens qu'elles définissent eux-même, c'est à dire sélectionnent au nom de critères liés à la catégorie idéologique du "mérite", qu'ils définissent en fonction de leurs besoins .

La question est donc de savoir ce qui est un critère légitime, et donc quels sont les critères de hiérarchisation de la société . Une question politiquement aussi fondamentale semblerait impliquer, dans un ordre de légitimité démocratique, un débat et une consultation démocratique des plus larges ; mais cela ne fut pas le cas . Les classes dominantes ont imposé par la force leurs critères de la hiérarchisation légitime, qui condamnent la force, en restant très silencieux sur la réalité de la hiérarchisation par l'argent et l'héritage, et insistant de manière manipulatoire sur des statistiques montrant des inégalités sexuelles ou ethniques, qui servent de nuage d'encre .

Il convient d'analyser l'ontologie statistique . (Ce passage technique peut être passé .)
La "lutte contre les discriminations"est un sous système de la gestion d'État à travers l'outil statistique . Cet outil naît au XIV siècle, par exemple à Florence, avec le Catasto, le premier recensement général d'une population, dans le but d'évaluer la capacité de l'État à lever des impôts pour maximiser sa puissance . Là est l'entéléchie à l'œuvre .

Le terme d'outil doit faire revenir à la pensée de l'outil dans la phénoménologie . L'outil n'est pas "neutre", il est un média entre l'homme et le monde . Dans la pensée classique le lien entre deux pôles, ici l'"homme" et "le monde " est déterminé par la nature de ces deux pôles . Ma relation à ma femme, par exemple, se comprend par ma personnalité, et par celle de ma femme . La relation de l'homme au monde se comprend par la nature de l'homme d'une part, qui possède conscience, désir, buts, parole, mémoire, capacité de donner un sens, et du monde d'autre part, ou nature, qui est aveugle, ne possède ni sens, ni but, ni conscience, ni intelligence, qui est un mécanisme impitoyable . Cette thèse de fond de la pensée moderne oublie que la catégorie "l'homme" est sémantiquement constitué par opposition à la catégorie "nature". Cette thèse oublie que les limites de l'homme sont celles de la nature, sur la forme de X =-Y, et que Y=-X, bref que c'est le lien entre les pôles "homme" et "nature"qui les constitue .

Pour continuer par d'autres exemples, ce n'est pas moi qui constitue mon couple par ce que je suis et je reste, mais bien mon couple qui me définit dans ma polarité de père et d'homme, ce que je suis parce que j'ai des enfants, et une femme . De même, c'est mon peuple qui me fait Breton, et non mon essence de Breton qui fait le peuple Breton . Nous connaissons tous "le dernier des mohicans", mais peut-on être seul représentant d'un peuple? Oui, mais par l'héritage de la langue et de d'une mémoire collective dont je suis le dernier dépositaire: je peux être le dernier d'un peuple, non le premier . Les premiers d'un peuple seront toujours plusieurs, la race d'Abraham .

L'outil est un lien entre l'homme et l'étant ; de ce fait il constitue une essence de l'homme . Avec l'outil, que devient l'homme ? Par nature, l'homme devient un prédateur qui transforme le monde en son utilité propre : telle est la pensée moderne . Cette pensée occulte une vérité plus profonde : le lien constitue ses pôles autant qu'il est constitué par eux, et c'est ainsi par exemple, que le lien entre deux direction opposées, comme devant et derrière, est ce qui les constitue . Ainsi l'outil n'est pas un outil au service des buts de l'homme . L'homme est un moyen de l'outil . L'outil comme lien de l'homme à l'être est ce qui le constitue prédateur du monde, un prédateur qui ne peut plus choisir de ne pas l'être . Ce qui apparait comme un moyen à la naïveté de l'homme est une fin, une fin impersonnelle, inhumaine, celle de l'outil, et l'outil fournit à l'homme toujours davantage de bonnes raisons de déployer sa puissance .

La matrice idéologique des paradis-fictions, de ces mondes racontés et jamais atteints, du Grand Reich de Mille ans de l'outil, je l'appelle idéologie-racine . Et l'idéologie racine ne s'appuie pas seulement sur les bas désirs de l'homme, la peur ou l'argent, comme le croient les naïfs progressistes, mais aussi sur ce qu'ils ont de plus noble et de plus élevé, le désir de paix entre les hommes, de bonté, de justice, d'héroïsme par exemple . Le fait qu'une cause fasse appel à des sentiments nobles, et soit défendue par des hommes désintéressés, intelligents et pleins de noblesse ne peut être une garantie de son entéléchie réelle, comme l'histoire du XXème siècle le montre assez, semble-t-il .

L'outil n'est pas au service de l'homme, mais l'homme au service de l'outil . Le rôle de la classe dominante est d'être serviteur de l'outil et de son culte, d'utiliser les masses humaines au service des fins de l'outil . La mobilisation totale, l'optimisation de l'exploitation des hommes, dans la paix comme dans la guerre, est la problématique dominante des puissances, la ratio intime du cycle de production-destruction qui forme le fond de l'histoire du monde depuis la Révolution Industrielle .

La fin de l'outil est la maximisation du déploiement de la puissance matérielle . Ne tournez pas trop légèrement ces paroles en dérision . Diverses fins idéologiques apparemment opposées ont réalisé le même type de société industrielle, visant à maximiser le déploiement de la puissance matérielle, depuis l'URSS, la Chine ou les États Unis ; et la Volkswagen du IIIème Reich est devenue la voiture la plus vendue de l'ère hippie, y étant à l'aise comme un poisson dans l'eau .

Marguerite comme fin et miroir . Ou sur ce que vaut l'ego, et l'auteur .


(Klimt, Leda)

Le travail sur les réseaux ne peut sans doute pas être évité, mais il possède une force de dispersion multiforme et puissante . Le pire est de discuter quand la discussion s'enfonce dans les marécages de l'insulte et du dénigrement . Pire encore, en l'analysant, je me disperse encore . Laissons les êtres de boue s'égailler dans la boue . Je dois garder les yeux sur le principe directeur .

Le seul auteur est l'Auteur . Le temps est un enfant qui joue au Tric Trac, et le jeu produit les œuvres des roches, les gemmes, les arbres et les fleurs, le ventre blafard du requin qui se retourne sous la lame, la cruauté et la bonté . Et les hommes et leurs pensées et leurs mots . Jeu grandiose, versicolore, dansant sur l'Abîme comme les flammes sur les ténèbres charbonneuses . Flammes dont les restes, ces œuvres majestueuses de la nature et de l'homme ne sont que scories . Scories des feux dévorants, et des glaciers, depuis longtemps disparus .

La teinture de l'amour vécu, cette sphère sublime dressée dans les ténèbres, qui laissa à Boulgakov le Maître et Marguerite, a laissé ses scories dans la glaise de l'écriture . Nous disons, de notre perspective impuissante, que l'œuvre est plus que cette époque éphémère de deux êtres ; mais sûrement non dans la perspective du jeu divin . Les lieux, le doux bruissement de la marche de l'aimée, le ronflement et l'odeur du poêle, la pluie et la neige battant les carreaux, les soirées d'été aux odeurs de fleurs et d'abeilles derrière le mur du petit jardin, ce pied s'insinuant doucement sous la table, sur le dressement du sexe, ces moments suspendus qui nourrissent l'écriture, furent plus intensément que toutes les lectures qui, évoquant ces instants, font revenir l'être, l'intensité, dans l'illusion de la vie ordinaire . Comme, par grande chaleur sur une route asphaltée, l'air vibre comme un bruissement d'insecte empoisonné par un neurotoxique, les formes disparaissent et des mers apparaissent sur la peau d'éléphant du sol . Ainsi Koroviev apparut et disparut dans le jardin des étangs du Patriarche de Moscou, comme émané des vibrations de l'air surchauffé, au règne de la grande Terreur ; ainsi le Maître parfois apparait-il et disparait-il dans les jardins plantés de livres .

Ce qu'est l'œuvre au regard de ce dont elle naquit, n'est à rien d'autre analogue qu'à ces vieilles photos sépias, qui témoignent encore qu'il y eu des êtres de chair et de sang avant que fut notre chair et notre sang, ce sang qui fait palpiter la peau fine . Je touche mes veines et je sens les flux et les reflux de mon sang, mon souffle et mon cœur ensemble, ce sang de mes ancêtres et de mes enfants, ce sang qui s'écoule à travers moi . Ça parle, et je dis que c'est moi qui parle . Cela flue et reflue en mon être, et je dis c'est moi . Qu'importe mes mots !

Comme le sang, ce que j'écris échoue à être moi, échoue à me représenter, échoue à me rendre plus intensément être ; c'est la seule leçon de l'écriture, d'apprendre que l'essentiel est au delà de l'écriture . Mais l'écriture reste une voie . Sans le verbe, il n'est pas de théurgie par le Verbe des ténèbres ; en échouant je me renforce, je spirale en mon néant, j'abandonne la prétention d'auteur, et d'auteur de moi-même, minuscule souverain d'infimes royaumes, insectes qui se battent dans une flaque de boue .

Auteur ! Les hommes qui placèrent leurs œuvres sous le nom de Confucius, Moïse, ou de Denys l'aréopagite, ne furent pas des faussaires . Faussaires, ces critiques gonflés de vent qui crurent découvrir en ces textes de puissance des faux . C'est leur regard même qui leur ment et les aveugle . C'est notre conception de l'auteur que nous plaquons sottement sur des époques préservées de cette vanité . Les scribes des temps firent preuve de la modestie et de la discipline de l'anonymat .

Les cathédrales ne furent pas signées, et une maison Phénix l'est : voilà qui doit faire réfléchir à ce que pèse la signature moderne . La vérité des auteurs est la vérité des masques, ou n'est rien , sinon l'emblème de la vanité du vide .

Ainsi le séducteur, comme Zeus qui séduisit Léda sous les apparences d'un Cygne, aime-t-il les masques pour séduire, pour s'insinuer auprès du sein de l'aimée . Mais son désir d'être objet d'amour est déçu de ce que sa ruse réussisse, car l'aimé est ce mirage qu'il a lancé en l'air comme un pêcheur son filet, l'aimé n'est pas lui . Lui, qu'il aimerait trouver dans le miroir d'un regard aimant, ne sachant se regarder qu'avec dégoût, gêne et cruauté . Mais lui ne se connaît pas lui même, comment reconnaître sa propre image ?

Aussi doit-il renoncer à se reconnaître autre que l'Un, et l'aimée renoncer à se reconnaître autre que le jeu divin, comme un brouillard d'or s'élevant d'un lac énigmatique .

La foi n'est pas la transparence, mais la foi . Devenir celui d'un autre, c'est répondre de lui par son corps . C'est être le miroir de son âme qui va l'orienter . Regarde et je regarde aussi .

Leur sangs doivent se réunir, faisant d'eux des frères de sang, d'une fraternité de partage de l'obscurité, gardant le feu ténébreux en partage, et la mort, et le miroir .

Je continuerais sur les réseaux, mais avec discipline . Du moins, j'espère, et c'est déjà assez .




(Torsten Solin, Leda)

Passage à l'acte.


(Tokyo, 1947)

Le 13 novembre, il est cinq heures du matin, Lætitia Shérif tourne en CD, l'ordinateur rame, le diable sait pourquoi, Nada de Manchette est ouvert, renversé sur la table, et je pose "le passage à l'acte". Nada est un roman, genre faux, sur un tel passage .

Passage à l'acte est une problématique de l'intellectuel moderne . L'intellectuel n'est pas une figure moderne issue d'un choix, mais un destin qui s'impose . Chez Manchette, expliquer notre présence est comprendre notre place dans les rapports de production . Intellectuel est le penseur à l'âge de l'exténuation de la pensée dans les mots . Malheur à celui qui a perdu le céleste pays et la grande amitié .

Pierre Hadot l'a écrit : la philosophie antique est un mode de vie . On est philosophe, péripatéticien, on déambule dans le monde, un monde de lèpres, de plaies, de suppurations, d'odeurs violentes, de désirs .

On ne s'enferme pas dans des salles vides où le monde n'est que représenté : écorchés anatomiques, cartes, crânes grimaçants de résine, affiches "folkloriques" avec sourires ultrabrite et gros seins . Et aujourd'hui tableau blanc interactifs, où s'affichent, luminescents, les fantômes du monde . On y parle de tout, on n'y réalise que l'attente et l'ennui . L'attente vide, car il n'y a rien a attendre, car ce qui arrive est le vide, le règne et la gloire du vide .

Nous avons eu un jour, nous tous, un professeur de philosophie payé par la République . C'est le munificent viatique, les principes de la République, du Contrat social, de la morale . Ils n'ont pas tenu devant l'existence . La race des professeur de philosophie est peut être le pire affront fait à la sagesse . Leur sotte fatuité à définir, à finir, ce qu'est l'homme, le beau, l'art, la morale, à leur échelle de fourmis, relève du crime . Je le dis avec détachement mais sans ironie . Le réductionnisme et le vide sont inhérents à l'idée d'un enseignement de la sagesse à part de l'expérience, préalablement à l'expérience . "Les chefs d'œuvre de la langue française sont les discours de distribution pour les lycées (...) et une bonne appréciation des ouvrages de Voltaire (creusez le mot appréciation) est préférable à ces ouvrages eux-mêmes- naturellement !"

Le naturellement ! de Lautréamont est de la nature du vide . Nous pouvons lire, lire, lire . Nous pouvons lire le Hagakure, mais jamais nous ne verrons la pointe du sabre de l'ennemi, à cinquante centimètre de nos yeux, danser comme un serpent . Nous ne couperons pas la tête d'un homme les mains liées dans le dos . Nous pouvons lire St Thomas, nous ne pouvons pas vivre le froid des roches du monastère, l'obscurité de la nuit, l'abstinence sexuelle, la méditation physique de la mort . Nous pouvons, sur les pentes du Mont Dol, en vue de la montagne angélique et de la métropole de Bretagne, lire les visions des ermites dans le roc, les trônes, les dominations sous la mousse et les ronces, nous ne pouvons même pas comprendre vivre dans ce refuge de vent . Nous pouvons lire les Tantras, nous ne pouvons conjurer sur un cadavre recouvert de cendres . La violence radicale pour sortir de soi-même est justement ce qui est interdit par la vie ordinaire .

Passage à l'acte : Mishima .

« De 1946 à 1948 inclus, Mishima resta absorbé dans sa réalité personnelle. La différence était que maintenant, il était forcé de se rendre compte que sa passion l'éloignait tout à fait de ce qui intéressait la période d'après-guerre. Il s'était senti des affinités avec la réalité du temps de guerre ; elle lui avait fourni des possibilités d'abstraction, avait nourri sa passion, lui avait permis de se sentir "en harmonie". La réalité nouvelle lui semblait étrangère, intraitable, repoussante. Tout comme Le garçon qui écrivait des poèmes, il "l'observait d'un oeil froid, la considérant indigne d'un poème" et il se tournait avec résolution vers « une affirmation passionnée de sa réalité à lui."

Mishima est l'homme moderne en recherche du passage à l'acte . Sa pratique assidue de l'exercice physique comme exercice spirituel, le travail sur le corps comme préparation à l'incarnation, la culte de la mort comme refus radical de la sécurité, la mise à l'épreuve du corps dans la violence sanglante du sacrifice . Passage à l'acte du désir d'inconditionné et de mort au cœur des hommes nobles .

Au delà des professeurs de philosophie, il faut être juste, même avec la merde ; pour ceux qui ont eu du catéchisme, les principes du christianisme, qui les a vu vivre ?

La règle de St Benoit impose l'accueil de l'étranger . Dans un monastère cistercien, on m'a soutenu que le monastère ne pratiquait pas l'accueil . Juste après, j'ai croisé des retraitants . Je n'étais pas un prochain convenable . Mensonge, recherche du profit, au lieu de l'ascèse la plus voyante . Je ne juge pas, mais je ne cache pas la vérité . C'était il y a très longtemps .

Les principes du christianisme, je les ait entrevus, parfois . Chez les anciens Irlandais, on ne pouvait fermer sa maison, au crépuscule, sans regarder l'horizon des chemins de montagne, car ne pas respecter le devoir d'hospitalité était une malédiction . Quels hommes c'étaient !

Vivre non pas conformément à nos principes, mais placer une teinture de nos principes sur notre vie, cela est déjà si difficile . La vie ordinaire s'impose . Qu'importe de pratiquer le yoga une fois par semaine, si la vie n'est pas changée . Que vaut une prière, une méditation dans une parenthèse de temps, dans un temps fermé comme une sphère au "reste du temps", ce fameux "reste du temps"...La vie ordinaire doit être protégée de tout . Le rôle du musée et du 1% culturel est de nous protéger de l'art . L'art est enfermé dans le musée, le sacré dans la cérémonie, comme les fous dans l'asile ; ils contiennent sagement ce qui déborde .

Le musée est un cercueil de l'autre vie, celle que nous pouvons entrevoir et jamais atteindre . Les œuvres sont déliés du lieu et de la vie, sont des marchandises . La liberté humaine est réduite à la liberté de la marchandise . La marchandise est l'archétype moderne de la liberté, l'analogué premier et principal de la liberté moderne, celle qui exige une exténuation de la différence, la réunion générale de l'être dans le genre indifférencié de l'échangeable . La liberté sexuelle est l'échangisme . La liberté de la femme est l'extension du marché, le "se mettre en valeur" . La liberté de l'art est le commerce de l'art . La liberté de l'homme est celle du consommateur .

Toute cette liberté est d'un ordre absolument déterminé, horizontal .

La vie ordinaire s'impose par force, avant même l'intervention des organes de coercition . Pour en sortir, je dois sortir de la société . Sauf à avoir des rentes, cela signifie dépendre de la charité publique, qui fait bien sentir la morsure du pouvoir et de l'humiliation . Je ne peux vivre pauvrement à l'écart . J'aurais mes RDV pôle emploi, mes bilans de compétences avec un imbécile incompétent, mon RSA, mes lettres recommandées menaçantes, mes stages et mes petits boulots de merde...j'aurais l'humiliation de mes enfants . Alors je travaille . Je gagne bien ma vie . L'ensemble des tâches du quotidien occupe l'essentiel du temps du lever et du coucher du soleil .

La plupart des hommes, même les riens, souffrent à un titre ou à un autre de la vie ordinaire . Les remèdes sont des intermèdes : prendre une cuite, un speed, une exta, un acide dans une soirée, baiser brutalement, pratiquer des partouzes en service commandé, aller au cinéma . Le cinéma, comme celui de Tarantino par exemple, est une négation passagère de la vie ordinaire, négation passive . La rage de l'abaissement (que l'expression se foutre minable traduit parfaitement) est une rage de négation de la vie ordinaire .

La souffrance de la vie ordinaire est très ancienne . En 1099, quand Urbain II prêcha la croisade, des milliers d'hommes partirent de tous lieux . En 1914, l'enthousiasme des masses fut indescriptible . C'était en fin, la fin de l'ère de la sécurité, l'ère commençante des explosions humaines et de flots de sang et de chair humaine . La chape de plomb de la vie ordinaire s'étend sur le monde entier, et une intense propagande le vend comme une fin, une finalité de l'histoire humaine . La vie ordinaire me dévore, et ne laisse que des vestiges de vie, le "reste du temps" .

Le "reste du temps" des restes humains s'efforcent de secréter une pensée, pour que la vie ordinaire ne fasse pas définitivement éclipse au Solaire de la vie humaine . Mais cela est difficile . Très difficile . Tous ont leur vie ordinaire . Massive, cristalline, sans aucune fatigue . Les interstices de plus en plus fermés, une rage de fermeture, de "sécurisation", vus comme des anomalies . Les lieux les plus déserts se percent de chemins . Peu savent garder espoir, énergie, désespoir, folie, rage . Humour . C'est pour le roc le plus dur lutter contre la pesanteur . Comme les seins et les fesses : ils finissent par s'affaisser, se reposer en tas sur un fauteuil devant la télé . Il est assez de rester en dehors . C'est ce qui distingue l'homme noble des révoltes mercenaires comme des révoltes adolescentes, de celles préalables à "l'intégration" . L'endurance silencieuse du dehors, la fraternité secrète des hommes de l'extérieur . Pourquoi je comprends Mishima, pourquoi je comprends Nietzsche, pourquoi je comprend Ulrike Meinhof comme hommes, quand bien même ils ne sont pas moi .

La fraternité des hommes de l'extérieur dépasse les couleurs et les sympathies . Il y a plus de différence entre celui qui accepte et celui qui refuse, que sur les raisons de refuser ce monde inacceptable.

A Aigues Mortes, dans la Tour, une prisonnière huguenote du temps de la Révocation, restée des dizaines d'années enfermée, a si profondément sculpté résiste dans un moellon que les visiteurs peuvent encore le lire, et passer la main sur ce témoignage . Résiste .

Rester le corps à l'intérieur, être du dehors . Seule une volonté amère, venimeuse peut l'assurer à celui qui ne s'abreuve pas à la source du dehors, pour qui l'extérieur est nature et joie . La situation du dissident est celle d'un agent double à perpétuité . Celle d'un marrane .

Tous les hommes du Système-nous en sommes- ont une vie ordinaire, et y sont ensevelis comme le calmar géant dans les abysses . Rarement dans leur regard, rarement, à l'écart d'une discussion, quand ils sont un peu ivres, au printemps, se montre l'éclat lointain, la phosphorescence du Kraken dans les entrelacs des flots, mais ils l'ont oublié eux même . Incapables d'en faire une partie fonctionnelle d'eux-même, il le nient, se mutilent, ne sont que mécaniques de la vie ordinaire, des "hypersocialisés" . Certains s'y plaisent, femmes amoureuses de leurs enfants et de l'enfance, fuyant le vide des mondes adultes, maniaques de collections infimes, imbéciles, de loin les plus nombreux . Au dessus du veau d'or triomphe la bêtise au front de taureau .

Ceux qui évoquent les puissances occultées de l'homme sont divers . Don Juan, Tristan et l'Ermite en sont des figures, tout comme la Croix et la Mort . La Croix proclame la folie de la sagesse du monde, comme Tristan-Tantris proclame, dans son amour pour Iseult, la folie de l'ordre conjugal contractuel, du PACS, qui se prend pour le principal et premier analogué de l'amour, qui fait mouvoir le Soleil et les étoiles .

Le savoir de la Gnose toujours fut celui du mal intimement infiltré dans ce Monde, fut de connaître le Prince de ce monde . La Gnose est négativité, condamnation de l'ordre vide qui fascine les hommes vides, au nom de l'ordre supérieur du Sang et des roses . "Je suis l'esprit qui toujours nie ; et c'est justice, car tout ce qui existe est digne d'être détruit ; il serait donc mieux que rien n'existât . Ainsi, tout ce que vous nommez péché, destruction, bref, ce qu'on entend par mal, voilà mon élément . "Goethe, Faust . Le savoir de la Gnose est de penser l'Évangile de Judas .

Protéger la vie est l'obsession du siècle, mais la vie qui demeure est vide, est écran sans saveur où se jouent les spectacles du Système . Tout ce qui est existe est vide . Tout ce qui existe est digne d'être détruit, y compris l'obscur désir de destruction qui marque le terrorisme absolu . Tout est vide, et nous sommes pleins de ce vide ; et de désespoir nous avons tous tellement besoin d'y croire, de donner des avis sur ces spectacles . De donner des avis sur lui, sur elle . Comme si notre avis avait la MOINDRE IMPORTANCE . Comme si l'objet de notre avis pouvait avoir la MOINDRE IMPORTANCE . Comme si notre avis nous donnait l'être ou la vie, la vie qui s'insinue sous le monde comme l'eau sous le sable . Écoute bien, frère : un jour tu comprendras que donner ton avis sur la connerie est encore une forme de connerie .

Nos révoltes contre la vie ordinaire ont commencé par une rupture intérieure . La société est faite de masques, et la plupart ne sont pas adaptés aux hommes qui les portent . La vie est une comédie . Telle juge d'instruction se rêve poétesse, avec un chapeau sur l'oreille, qui n'est qu'une petite fille bêtasse, une machine fonctionnelle sans recul, avec un mari tout à fait sot . Tel journaliste narcissique et creux se rêve écrivain, navigateur, amant d'exception, quand elle ne suce que son fric . Au fond, ce monde grimaçant est drôle . L'âge de fer a ses délices . Le risque est d'être spectateur, de ne pas engager le fer .

Le travail sur le corps et la chair sont la première approche du serpent, qui marche dans la poussière . Le tatouage comme rite est cet art d'incarnation et de carnation qui s'involue dans les branches entremêlées sur le front d'Eros . La femme pénétrée par le dard du dessin s'arc-boute entre douleur et volupté . Alors l'art devient union et marque définitive, marque la séparation d'avec le monde et l'union des hommes mauvais qui produisent le monde.

La puissante aspiration du vide est puissance et volonté de puissance . Le poison est l'essence du salut . Le chemin vers le bas élève . La voie de la main gauche doit naître comme voie d'Occident, parce que sinon la vie deviendrait impossible . C'est l'impossible qui fait naître le possible . Résiste, antique Serpent !

Car je t'aime, ô éternité !

Viva la muerte!

La Lutte contre les discriminations comme dispositif de domination, IV. Principes de base de la classification appliquée à la hiérarchisation sociale.


(Faute de couleuvres, on avale des crapauds idéologiques...)


Une multitude de hiérarchies existe bel et bien, mais multitude déterminée par une hiérarchie principale . Une multitude de critères de hiérarchie non hiérarchisés serait fort incommode, et de toute façon incapable de réguler la société de manière suffisante pour assurer la paix et l'ordre-la sacro-sainte "sécurité" indispensables au fonctionnement correct d'un Système social moderne . "Réguler" ici n'est pas une référence à Keynes, et cette régulation n'empêche pas l'organisation sociale de parvenir à une singularité chaotique, mais fait référence aux mécanismes sociaux qui reproduisent la hiérarchie sociale existante, selon le principe "que tout change pour que tout reste pareil", c'est à dire que s'accentue le déploiement de la puissance du Système. C'est pourquoi la "liberté de choix"des critères de réussite, invoquée par les modernes appartient au spectacle, et non à la réalité .

Personne de censé, hors du discours politiquement correct, ne tiendrait pour important dans la société le champion du monde de pétanque, la pétanque étant un critère de classement des hommes ; mais concernant le champion du monde de golf, c'est un autre statut . La distinction se fait aisément sur le critère des revenus apportés par le titre de champion du monde de la spécialité . La liberté de choix entre pétanque et golf n'empêche pas que la hiérarchie principale place le golf dans un autre monde que la pétanque . La hiérarchie principale du Système est basée sur la domination des choses, la propriété, qui donne la domination des hommes, et largement mesurée par le revenu disponible . Et tout le monde le sait, faute de l'avouer .

La domination dans la société moderne comme dans la plupart des sociétés humaines s'accompagne de toute sortes de bénéfices primaires ou secondaires dont je me passerais ici de faire la liste . Il importe seulement de remarquer que l'enjeu de la domination est absolument crucial dans la vie de la plupart des hommes, puisque tant d'hommes de valeur ont pu et peuvent risquer leur vie et tuer pour l'exercer . Par ailleurs la masse porte quotidiennement des insignes de domination ou du service de la domination, que ce soit des marques symboles de richesse, ou des insignes de type "staff", "sécurité", ou "FBI". Le comportement de la plupart des hommes montre que pour eux la domination est hautement désirable . Qui doit l'exercer ? Déjà Pascal répondait dans les pensées : « évidemment le plus capable – mais qui est le plus capable? »La question classificatoire par excellence est donc de définir les critères qui légitiment la domination .

Comme toute classification sur une échelle hiérarchique se fait sur une sélection arbitraire de critères, toute classification est partiale, comme les classements scolaires ou sportifs, qui classent sur un type d'épreuve . On est premier relativement à un critère, premier en maths, dans l'épreuve du 100m, etc jamais dans l'absolu . Si les critères se multiplient, c'est la pondération des critères qui fait la victoire, que cette pondération soit égalitaire (addition d'épreuves égales) ou non(voir les coefficients du bac) . Les critères sont posés, soyons clair, souverainement, par la puissance qui peut poser ce qui doit être, le groupe dominant . Arbitraire signifie ici arbitré par la puissance souveraine, les dominants de la société, et non "sans raison" et encore moins injuste, car si la question peut être posée, elle ne l'est pas dans cette étude .

L'arbitraire appartient aux jugements modaux dits contingents : est arbitraire ce qui peut être, ou ne pas être, donc est contingent, et posé comme nécessaire par une volonté puissante . Je le répète, dans une domination bien établie, cet arbitraire est nommé "nature" et "juste". La volonté puissante qui les a posés est oubliée dans sa nature contingente et passe en nature, car la position est devenue la pierre sur laquelle a été bâtie une Église ; et tout le poids de cet Église rend désormais l'arbitraire de la fondation imperceptible, car l'effondrement du fondement serait la perte de tous les repères idéologiques de la société et des hommes individuels, dont la psyché est structurée défensivement autour de ces fondations . Pour un Grec de l'antiquité, adhérer à notre vision de l'esclavage ou des relations entre les sexes est la destruction de sa Cité, de sa vie, et du sens qu'il lui donne ; et ce n'est pas par malignité qu'il ne rejoindrait pas avec enthousiasme un prêcheur humanitaire moderne, mais par nécessité vitale . La naissance des changements idéologiques aux marges des sociétés est liée au caractère marginal des hommes qui peuvent abandonner l'idéologie de leur groupe, penser-simplement penser- un « renversement de toutes les valeurs ».

Les fondements idéologiques d'une société ont été posés et sont désormais « nature » . Leur nature réelle, leur contingence ne peut être reconnue par la société que par connaissance et comparaison avec des dominations étrangères, ou avec des idéologies précédentes que l'actuelle a repoussées et caricaturées, dominations étrangères ou passées utilisant d'autres critères . L'âge moderne est celui de la découverte de l'étranger, et donc de l'arbitraire des critères de classement social de la société européenne, si net chez Pascal . "Vérité au delà des Pyrénées, erreur en deçà"ou chez le Persan de Montesquieu .

Un exemple très simple consiste à rappeler que dans l'antiquité esclavagiste, l'esclavage était naturel et juste, et que dans la déclaration des droits de l'homme, l'égalité et la liberté sont naturels et justes . La science qui retrouve le caractère contingent des fondations idéologiques d'une société a reçu plusieurs noms : phénoménologie chez Heidegger, dans certains textes comme « problèmes fondamentaux de la phénoménologie » ; archéologie, science des principes, chez Foucault . Il reste que l'analyse historique des structures de pensée donne les clefs de ce lent développement, et permet de retrouver la liberté et la puissance qui ont présidé à la fondation .

Il est à prévoir que les critères posés dans la classification hiérarchique le soient dans l'intérêt des groupes dominants . Et que des changements de paradigmes accompagnent des changements de la structure sociale, sans qu'il y ait de causalité déterminante : les Lumières ont construit la victoire de la bourgeoisie, et réciproquement .

La société, une fois refondée dans le paradigme moderne, est revenue de cette relativité culturelle des critères de classification, de ce moment regrettable de lucidité, de cette prise de conscience de l'arbitraire des classifications et des axiologies, grâce au progressisme idéologique . Les différents critères sont classés dans un grand récit orienté vers le Bien . Notre classification hiérarchique est présentée comme le nec plus ultra de l'intelligence humaine, et nous donne toute latitude pour mépriser les autres, les pas-nous, nos barbares, ces êtres entachés d'archaïsmes et de sauvagerie, exactement comme toutes les civilisations de l'histoire . Cette représentation temporelle naïve est comparable à la représentation spatiale des anciens chinois, qui se plaçaient au Centre-Bon, et méprisaient d'autant plus les peuples barbares qu'ils se différenciaient des chinois, plaçant la Chine comme mesure universelle du Bien .

Les Occidentaux rient bien sûr de ces naïves prétentions archaïques des Chinois, comme les chinois riaient de la barbarie des occidentaux . Ces occidentaux de la fin de l'histoire savent qu'ils sont réellement supérieurs aux peuples arriérés, et n'ont pas la morgue des colonisateurs du XIXème siècle quand ils font de l'ingérence humanitaire . Évidemment ! La puérilité des imbéciles est déjà notée par le roi Salomon . Le sentiment de supériorité ethnique qui rend incapable de même s'intéresser aux autres peuples est un des indices les plus convaincants de bêtise .

Pour donner des exemples de la variabilité historique des critères de hiérarchisation, je noterais que dans une société coloniale par exemple l'ethnie est un critère hiérarchique décisif ; le groupe dominant impose son ethnie comme critère décisif . Dans une société d'ordres, les ordres dominants définissent l'appartenance comme premier critère, et dans chaque ordre établissent une hiérarchie d'honneur fort complexe . Dans une société libérale, dominés par les propriétaires, le critère dominant est l'argent . Voilà pour des exemples caricaturaux .

Il est possible de poser la question de la justice absolue de ces critères ; mais dans une société comme la nôtre, viciée au dernier degré, cette question ne mérite pas d'être posée à ce stade . Pas dans cette étude . On fait que le fort soit juste, pour répéter Pascal . La puissance et la domination effective sont la mesure de ce que le Système appelle "équité", équité qui se résume à l'enrichissement indéfini et "équitable" d'un tout petit nombre . Toutes les sociétés "posent comme justes" leurs critères, et mesurent la justice à leur mesure . Et la mesure, c'est ce qui mesure, non ce qui est mesuré . Notre Système vaut bien tous les "barbares primitifs" dont on se moque en société sans rien en savoir, les "deschiens", qui ne sont que des images grotesques de nous mêmes, leurs créateurs à force d'imagination . La seule question de la justice des critères se résume à la question : qui a la puissance de poser sa force comme justice? Et qui est trop faible pour poser sa violence comme légitime, et est forcé de l'assumer comme crime ?

Le poèteVillon, au XVème siècle, résumait l'essence de la justice dans notre cycle historique : (texte modernisé)
"Au temps qu'Alexandre regna Un homme nommé Diomedès Devant lui on amena Engrilloné pouces et dès (menotté) Comme un larron (un lascar) Car il fut de ces écumeurs(pirate, voleur)que nous voyons courir. Il fut porté devant ce juge pour être jugé à mourir . Pourquoi est-tu pirate en mer? l'arraisonna l'Empereur. Pourquoi m'appelles-tu pirate? Parce qu'on me voit piller sur un petit navire? Si comme toi je pouvais m'armer, comme toi je serais Empereur"
Un homme a dit en substance la même chose au XXIème siècle, quand il a déclaré après avoir été accusé de terrorisme en utilisant des voitures piégées : que les États Unis me donnent des bombardiers, et je renoncerais volontiers à mes voitures piégées . Le sentiment exprimé est exactement analogue .

La classification sociale que réalise une société se doit donc d'être "juste" selon la conception de la justice que se fait cette société ; non pas en réalité, mais dans la représentation, dans l'idéologie, ou encore spectacle que la société se joue à elle même . Ce spectacle peut s'éloigner à l'indéfini de la réalité pratique vécue, comme aujourd'hui, où l'argent est tout et prétend parfois n'être rien . Déjà dans l'Ancien Régime, l'argent était devenu dominant, mais le bourgeois devait jouer au gentilhomme pour faire accepter la domination qu'il devait à sa fortune, jusqu'à ce que ce respect des convenances paraisse parfaitement gratuit, et que les nobles et le clergé pauvres puissent être éliminés, et les riches membres des ordres privilégiés intégrés, ou éliminés selon leur acceptation ou leur refus, à l'ordre bourgeois .

Particularités de l'idéologie classificatoire moderne : la nécessité chronique du mensonge, ou spectacle .

Notre société, concernant les critères de hiérarchisation, est paradoxale dans son idéologie : elle pose que "les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits", et que "les différences sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune" tout en plaçant les inégalités, selon son critère dominant qui est l'argent, à un niveau jamais atteint dans l'histoire...Il faut convaincre les pauvres que les montagnes de fortune des riches leur sont utiles, et sont utiles au public . Plus précisément la Déclaration des droits de l'homme et du Citoyen de 1789 ne reconnait que quelques critères légitimes : "places et emploi publics, sans autre distinction que leurs vertus ou de leurs talents"...et la propriété, héritable par nature, et donc essentiellement étrangère à la vertu et au talent individuels selon l'idéologie libérale elle même .

L'idéologie de la "lutte contre les discriminations" tourne autour de ce paradoxe fondateur ; la bourgeoisie n'a pas osé justifier sa domination sur la glace de la fortune, et a cherché le sucre de la vertu et le talent, histoire d'avoir plus de soutiens et moins de culpabilité en faisant couler tant de sang . Cette idéologie a connu il est vrai une prospérité et une durée que l'URSS pourrait légitimement lui envier, si cette dernière n'avait disparu sous elle d'un seul coup .

Car évidemment l'essentiel de la hiérarchisation réelle de la société bourgeoise repose sur la propriété . Prendre la propriété, la richesse matérielle, comme principe hiérarchique est syntone à un Système qui a pour entéléchie le déploiement maximal de la puissance matérielle . Et cette propriété est la propriété capitaliste, c'est à dire celle qui est justement le moyen le plus puissant du déploiement de la puissance . Ceux qui se vouent à cette propriété du capital et à sa mise en œuvre, les financiers, sont bien les hommes les plus puissants de la hiérarchie sociale, avant ceux qui donnent la mort, les militaires, et ceux qui préservent la vie, les médecins, et ceux qui régulent le déploiement matériel maximal, dans l'industrie . Il est de l'intérêt individuel du propriétaire de capital de maximiser la rente de son capital, et donc de maximiser le déploiement de la puissance matérielle, ou d'inciter ceux à qui il loue son capital de le faire pour lui . Mais cette propriété toute puissante, ce "pouvoir le plus absolu" selon les mots du code civil de Napoléon ("les actionnaires ont tout les droits", voir plus loin) doit-idéologiquement du moins, et pas juridiquement- être justifiée par la vertu et le talent, alors que vertu et talents ne s'héritent pas comme des biens selon l'idéologie libérale elle-même .

La propriété est pour nous cette supériorité indiscutable, analogue à l'expression de la domination physique ou militaire dans la rue . On peut toujours discuter à l'infini la vertu et le talent, mais pas l'argent, pas la force . Ajoutons que le triomphe et le règne de la propriété doit s'accompagner d'une délégitimation sociale de la violence comme moyen de domination . Ainsi le criminel enrichi qui veut parvenir, et devenir honorable, doit devenir un "homme d'affaire", c'est à dire un homme dominant par la propriété et pas par les armes : le blanchiment n'est rien d'autre . Et voir un chef d'État se battre les armes à la main comme les anciens rois stupéfierait plus, et le déconsidérerait plus que de le voir la bite à l'air dans un jardin luxueux . De même, les hommes politiques doivent nier publiquement tout penchant à la colère ; pourtant, dans l'Iliade, la colère d'Achille est la marque sûre de sa noblesse native . La richesse matérielle et la "raison", ou contention puritaine des passions vont de pair .

L'héritier ne peut plus être libertin ; la société bourgeoise est puritaine, parce que le pouvoir est un enjeu fondamental de sa vertu, plus exactement du spectacle de la vertu : le dominant se doit de donner un tel spectacle, et seul cet implicite explique l'affaire Lewinski ou les tartufferies de Bush ou d'Aubry . Cette société est vertueuse par goût de la domination, goût en soi fort éloigné de la vertu ; voilà un deuxième paradoxe issu du premier . Cette société puritaine, où l'on est vertueux par intérêt, perd tout sens de la vertu véritable, de la sincérité et de la probité ; tout hommeu(femmeu) politique(e) moderne(e) se vantera de sa capacité à communiquer, c'est à dire à exprimer ce qu'il pense utile à sa puissance, indépendamment de toute référence à la vérité et à la sincérité, sinon parce qu'il doit être capable d'en donner froidement le spectacle . Notre société sécrète la corruption et le mensonge comme la canne le sucre, et chaque mensonge oblige à en formuler indéfiniment d'autres depuis quelques siècles, ce qui en fait une société aussi superstitieuse et névrosée que possible . Voilà le résultat du paradoxe fondateur de la destruction des sociétés d'ordres, et du principe inavouable de la hiérarchisation par la propriété, alors si choquant et inhumain qu'il ne pouvait être "décomplexé", comme il l'est ( et en partie seulement) dans notre riante époque de progrès .
La société de la propriété décomplexée sera le sujet du prochain billet.

Plaidoyer de Lancelot mourant pour Caïn . Dédié à W. Blake, voyant et sage du lignage de Caïn .


(Double suicide à Amijima-Masahiro Shinoda)


Emporté par l'amour de la Reine, Lancelot fut rejoint et tué par le Roi dans une forêt écartée . Alors enfantelet, je recueillis son dernier souffle et ses derniers mots .

"Au milieu du chemin de notre vie,
Je me retrouvais dans une forêt obscure,
Car la voie droite était perdue .
Ah dire ce qu'elle était est chose dure,
cette forêt féroce et âpre et forte..."

Dante, Enfer, I.

Dire ce qu'est cette forêt, ce qu'elle était, ce qu'elle aurait pu être, faite d'horizon indéfini, azuré, et de colonnes de lumières caressant les feuilles en nuages de leurs longs doigts de musicienne . Une musique mélancolique, très ancienne, qui s'assoupit avec moi sur la mousse . Le corps nu, et la vie qui s'écoule par le sang dans une source claire .

"J'ai trouvé la mort par mon seigneur, Roi et maître qui a percé l'enveloppe corporelle, et c'est une bénédiction . Dit Lancelot .

Le chant des oiseaux, et les couleurs des fleurs sur l'entrelacs des vivants et des morts . O mon âme, reste dans le corps, pour chanter encore la lumière et les ténèbres . Âme, tel un reptile, je te sens glisser hors de mon crâne blessé, par l'orbite ; reste encore un peu lovée dans mon corps qui se refroidit . Sang, comme la lamproie, cesse de tracer ces arabesques dans l'eau . Pour vivre, je vais rester immobile comme un corps mort . Ainsi ne se rouvrira point l'ancienne blessure, celle qui fut la fin délicieuse de mon innocence .

Ténèbres, ténèbres abattues sur moi, envahissant jusqu'à l'intime des rayons du soleil . Dans le sépulcre, je ne vis que d'obliques rayons . Et des crânes grimaçants, et des êtres écorchés, morts, étendus sur des toiles peintes .

Je suis de la race de Caïn . Caïn fut coupable de meurtre, du meurtre de son frère . Pour cela, l'enfer lui fut promis . Mais comment Caïn tua-t-il son frère ? Homme de la race de Caïn, il ne me reste que ma parole pour m'élever contre le destin qui m'accable . Nous, fils de Caïn, conservons les dernière paroles du fratricide en qui s'origine notre sang . Dit Lancelot .

Caïn déclara en mourant : "Homme, je ne puis, comme Atlas, porter le Ciel ; je peux à peine me porter moi-même . Je puis brandir des armes dérisoires, de grands morceaux de fer, et faire récolte macabre de paille d'hommes . Mais c'est le verbe qui seul, image du Père farouche, peut me défendre, puisqu'aucun sacrifice ne peut être agrée pour mon salut . Aucune hécatombe, aucun sang répandu, ne peut remplacer le Verbe pour mon sacrifice . Aucune parole n'a jailli pour arrêter mon bras, comme Tu le fis pour sauver Abraham . Car le père qui tue son fils tue son âme . Si je perds le Verbe, je me perds, je perds toute ma génération . Aussi le culte du Verbe, ainsi que les poètes qui me chanteront seront-il la marque la plus sûre de mon crime, répandu sur leur propre sang .

Le poète produira son verbe à douleur, recouvert d'une sueur de mort, pendant que ses cheveux se dresseront sur sa tête et que les chiens hurleront dans la campagne, campagne de ronces et de barbelés, dont les contours ne se détacheront qu'à l'œil mélancolique d'Aldébaran, comme une larme de sang des premiers mondes . "Dit Caïn .

Lancelot reprend son souffle, des bulles forment des roses sanglantes sur les commissures de ses lèvres . Il souffle plutôt qu'il dit, il souffre plutôt qu'il vit .

"Le poème est comme la mer s'enroulant dans le ciel noir par l'effet des grands vents, il n'est pas le lieu des répits . Ainsi le poème peut-il dessiner celui qui fut, l'homme qui fut le père de mon lignage .

Aucun mot ne peut pourtant peindre le désespoir qui lui fit commettre ce meurtre, qui de Caïn fit le meurtrier de son frère . Caïn cultivait un sol vierge, qui ne pouvait produire ni de vigne ni d'ivresse . Amer labeur, sur la terre sèche et rouge des premiers temps .

Il avait senti le parfum du Jardin sur le sein d'Ève, l'Eden, et avait bu à la source des grands fleuves, mais se retrouvait seul, d'une solitude infinie . Caïn par l'ardeur et l'immensité de son travail voulut restaurer les Temps anciens, attendrir le Chérubin hiératique, gardien des portes . Alors qu'il retournait lourdement les fonds boueux des vallées, c'est son frère, son insouciant frère Abel, qui courait les moutons et les chèvres sur les collines ensoleillées, qui fut agrée .

Nul n'est besoin, ô Seigneur, de dire un mot pour condamner quelqu'un qui veut désespérément être, et qui à chaque fois qu'il se tourne vers lui même, ne rencontre que du vide . Caïn souffrait d'être invisible à lui même, de n'être qu'énergie, force qui va, puissance de transformation, travail, en tout négation d'être . Pour atteindre à l'être, Caïn subit la malédiction de l'homme, car tout ce qu'il produit est étranger à lui même, n'est qu'un indice fulgurant d'une existence qui s'insinue aussitôt sous le sol, comme l'eau bue par le sable . Le péché, tapi à sa porte, le désirait ; oui, il était l'objet d'un ardent désir . Il pouvait être quelque chose par le mal . Dit Lancelot .

"Je ne reconnais pas mon âme" (...) écrivit en son nom le roi Salomon . Oui, Salomon lui même, qui traina sa chair dans le vin et posséda plus de danseuses qu'étoiles dans le ciel, Salomon se perdit face à la Sulamite . Le feu du désir le forgea . Souverain homme de guerre, empli de la grâce de la sagesse, homme riche et puissant régnant sur son peuple, il pleura face à l'absence . Immense puissance de la matière, qui désire la forme et la mène à sa naissance . Sans l'appui du Seigneur, Caïn, homme de puissance, fut faible face à la femme .

Caïn voulait contempler en Toi son image, s'assurer de son être au miroir de tes yeux . Mais Tu détourna ton regard de Caïn et de son offrande . Aussi Caïn Te renia, fidèle féal du Diable . Comme l'Aimée qui détourne le regard, souriante, innocente comme une orchidée, tu peux faire le geste des Césars, retourner ton pouce vers le sol, renvoyer à la poussière l'être né de la poussière, dont les rêves sont poussières de poussière .

Ne pouvant t'atteindre, il tua l'objet de ton amour, son frère . Son frère ne l'aurait pas préféré à Toi, Seigneur, pas plus que Tu ne l'as préféré à lui . Il quêta dès lors d'autres miroirs, et quêta celle qui le préfèrerait à Dieu même, et qu'il préfèrerait à Dieu même . Comme Toi, Seigneur, il fut jaloux en voulant être à part de toi .

Caïn le meurtrier fut séparé des hommes, et marqué d'un signe . Caïn ne devait pas être puni de ses crimes, telle fut la justice de Dieu . Il fut le père des errants, des forgerons, forgés comme lui par la haine ténébreuse, et des bardes, qui chantent les exploits des forts et les musiques de l'âme . Il fut le père de toutes les créatures de la nuit .

Fermé à Ta puissance, il en but le reflet sur les molles ondes de la Lune . Telle la chevelure dénouée de la Reine, ainsi lui apparu la voie lactée . Tel le royaume, lui apparurent les paysages de son corps enneigé .

Il s'enroula dans les chevelures comme il s'involua dans les mondes .



(Le remords de Caïn)

"Qui est celle qui toise comme l'aurore, belle comme la lune, brillante comme le soleil, terrible comme ces choses insignes ?"(...) Salomon, comme Caïn n'eut plus d'autre souveraine . Ainsi la lente poussière d'étoiles se mêle indissociablement à la glèbe . Ainsi la race de Caïn enchâsse-t-elle dans l'or des mots les étincelles des grands désirs passés . Dit Lancelot .

Toi, l'héritier porteur de la nostalgie qui sacre, comme une eau lustrale conservée par les rayons de la lune dans l'aisselle d'un chêne, il ne te reste qu'a pleurer au dessus des eaux, cherchant dans leur miroir le reflet des poussières célestes qui ensemencent les rêves de la race humaine . C'est sur terre que tu quêta ce pur miroir, multipliant les hauts faits, envié des mortels, figure du soleil invaincu, mais habitant des ténèbres . En toi s'appesantit le soleil noir de la mélancolie, en toi se creuse l'abîme pendant que tu bâtis des montagnes, que tu bâtis des Babels rayonnantes d'aurores jamais rêvées . Car ce qui apparait comme une bénédiction aux hommes gardiens des anciens songes, est pour toi une malédiction .

Tu es la fureur mélancolique, à la fois Tristan et Don Juan . Car il est faux que la nostalgie de la lune s'alimente à l'unité terrestre d'une personne, car toute figure du désir est par toi désirée, indéfiniment, comme la Rose occultée dans la lumière de la roseraie . Et celle que tu aimes, tu l'aimes comme une statue puissante, une figure visible de la puissance, et pas seulement pour elle-même, ce elle même qu'elle même ignore, que tu ignores et que tu devrais lui manifester, selon la naïve attente des jeunes gens .

Ce qu'elle est n'est pas elle, c'est la seule vérité que tu portes . Ce que tu es n'es pas toi . Son essence est au dessus d'elle et elle l'atteint dans l'amour, comme ton essence te dépasse, être vivant dans l'obscurité des réprouvés . Elle te fait être plus intensément dans le miroir de son regard, dans l'évocation assourdie de sa voix . Tu la fait être plus intensément par le brasier de ton désir, et tu peux rendre son souvenir immortel par le chant . Souvent l'agent pâtit en agissant, et souvent le patient agit sur son agent . C'est la clef de cet amour de notre lignage .

Et c'est pour cela qu'elle doit être fille de la race de Caïn, elle aussi, pour aimer ton amour essentiel sans se rechercher sans cesse en lui . Cherchant l'unité . Mais votre foi est pourtant adressée à la personne .

C'est le fin'amor, l'aurore des temps posés par ton crime, ô Caïn . Tu partis à gauche, à l'Orient d'Eden, à la vue des chérubins, et Dieu étendit sa main gauche sur toi . "Qu'il n'y ai pas de querelle entre moi et toi .(...) Nous sommes frères . Tout le pays n'est-il pas devant toi ? Sépare-toi donc de moi . Si tu prends le nord, j'irais au sud ; si c'est le sud, j'irais au nord ." Telle est la figure de la croix, appelée aussi rose .

Ces paroles de paix furent connues de toi, mais non de la foule qui partit vers la main droite, sous le règne de la Loi . La Loi aussi fut forteresse sans fenêtre . Édifiée par la crainte, elle fit de ces hommes des machines, des adorateurs de l'or .

La morale est la forteresse de la banalité . La banalité est la voie du vide . Ces hommes furent des tueurs haineux, habités de la terreur de ce qu'ils désiraient, à jamais fermés à eux mêmes, a jamais fermés à leur intériorité, condamnés à l'hypocrisie, orientés entièrement vers le siècle, pour ne pas découvrir leur voie funeste d'orgueil . Ils firent des franges à leurs manteaux, à leur livres, à leurs âmes . Ils devinrent des nains, comme le nain qui dénonça Tristan, et Iseult la blonde . Ils furent gris, gris de ténèbres et de charbon, tout foyer étant éteint pour eux . Ils furent fourmis, mécaniques . Ils s'éloignèrent de Dieu, et Dieu s'éloigna d'eux, immobile dans les cieux, de plus en plus loin, si loin qu'ils l'oublièrent, et en portèrent le deuil avec satisfaction, en clignant leurs petits yeux de connivence .

Caïn par sa révolte devint le gardien du souvenir de Dieu . Les filles de ton peuple savent réciter des histoires et savent toutes les danses, et savent tous les plaisirs . Aussi est-ce cette secrète alliance qui fut rapportée, des anges virent que des filles d'homme étaient belles et prirent pour femmes celles de leur choix . C'est ainsi que l'Esprit s'éloigna de la chair, mais l'éternité de l'homme fut, elle, amoureuse de la chair, de cette beauté qui fit venir des anges dans des mondes inférieurs . Ainsi la chair reçut-elle le parfum et l'ombre de l'éternité . Ainsi l'instant d'amour fut-il extase, lumière, et mort .

Ainsi l'homme caïnite prolongea-t-il sa race de ténèbres malgré la haine et le ressentiment de son cœur, implacablement . Ainsi l'homme et la femme eurent-ils l'immense joie d'enfanter et d'élever des enfants, contraints à cette joie, car bien des fois il eurent envie d'y renoncer, si chaque instant avait été un choix .

Dans la race des fourmis, la race de Caïn fut le seigneur et maître, car elle était déliée des entraves indéfinies que secrétait la moraline, multipliant les obstacles comme des ronces à l'homme bon de la main droite, morale du vide le sortant de la vie et de la chair par l'universalité, universalité vide réduite à l'identité des allumettes dans leur boîte . Ces hommes furent boîtes, des boîtes qui se déplacent .

Mais ce qui apparait comme une bénédiction, une bénédiction de liberté aux hommes gardiens des anciens songes, en chaînés par une loi produite par l'homme et donc étrangère à lui, et donc inhumaine, est pour toi une malédiction . Malédiction, car c'est souffrance et douleur qui entourent ton seuil et t'amènent à plaider pour Caïn . Caïn, qui envierait son sort ? N'est-il pas comme un criminel en fuite, ne porte-t-il pas le sceau et le poids de la main gauche ?

Immense joie de voir sourire la rose, et vide absolu de la direction de l'Eden . Ô fleur d'argent et d'émeraude, tu es la porte de l'Orient mystique, mais scellée . La source est scellée . Il sait et ne voit pas, pas assez . Il meurt de soif auprès de la fontaine .

"L'Éternel a crée le monde tel qu'il est : il montrerait beaucoup de sagesse si, pendant le temps strictement nécessaire pour briser d'un coup de marteau la tête d'une femme, il oubliait sa majesté sidérale, afin de nous révéler les mystères au milieu desquels notre existence étouffe, comme un poisson au fond d'une barque . "



(Araki)

Seule la couche, seul les combats nu à nu parmi l'écume des draps parfumés de nos corps te permettent de saisir, en un instant infime, la pâle lueur de l'étoile, la divine porte du ciel . Car partout tu vois et tu ne vois pas ; tu regarde, mais Ton regard, Seigneur, ne regarde pas . Homme de puissance, tu ne reçut pas la puissance de renoncer . Si seulement tu pouvais renoncer à voir, ne serait-ce qu'une heure, alors Dieu verrait par tes yeux . Mais si tu avais eu ce pouvoir, tu n'aurais pas tué ton frère .

Homme du haut désir tant désiré, ayant perdu Tes secours par sa gloire, son désespoir et sa rébellion, il doit beaucoup aimer pour obtenir le Pardon . Telle fut la sentence du Maître .

Le Maître fut doux à Caïn, en condamnant l'hypocrisie des pharisiens, en déjeunant plutôt avec le prostituées qu'avec les prêtres . Il étendit largement les deux bras . Cela ne peut être nié . Et son Père porta le crime de Caïn par le sacrifice du Verbe, faisant ce que même Abraham n'avait point fait . Par la Croix le Père plaça en Lui, en son Sein de ténèbres, les ténèbres nées de lui . Il rendit justice . En mourant je l'affirme . Telle fut la forêt obscure que mon âme a parcourue .

Dire ce qu'est cette forêt, ce qu'elle était, ce qu'elle aurait pu être, faite d'horizon enivré d'azur et d'or, et de colonnes de lumières caressant les feuilles en nuages de leurs longs doigts de musicienne . Une musique mélancolique, très ancienne, qui s'assoupit avec moi sur la mousse . Le corps nu, et la vie qui s'écoule par le sang dans une source claire .

Tel est le loup, issu de la race de Caïn, frère glacé des ténèbres, qui cherche en lui ce qui lui reste d'humain . Le chant des oiseaux, et les couleurs des fleurs sur l'entrelacs des vivants et des morts . O mon âme, reste encore dans mon corps, pour chanter encore la lumière et les ténèbres .

Que le flux et le reflux des marées emportent la douleur des hommes, et que reste le Chant . Que les vastes transitions des astres fassent entendre leur chant à l'oreille de l'homme subtil, lové au cœur des ténèbres, pendant que les grands vents dispersent les vains espoirs des hommes mortels . Que passent les printemps et que la mort ricanante fasse sa récolte, et que reste le Chant, la musique très ancienne des fils de Caïn, qui féconda la terre des larmes d'un Ange, et qui fit pardonner et reine Marie Madeleine .

Car le Chant impalpable est plus fort que l'amer béton, que l'or qui porta aux vastes horizons et fut cause de tant de crimes, crimes abominables contre des frères humains, qui plus endurcirent les cœurs que le remord de Caïn . On crut pouvoir au nom de la Loi et de la morale vendre des hommes enchaînés, on cru pouvoir au nom de la loi et de la morale tuer des hommes comme des vermines, on crut pouvoir au nom de la loi et de la morale utiliser des engins pour déplacer et enfouir des masses de corps humains, hommes, femmes et enfants, comme si la terre qui boit le sang allait enfouir le crime .

En mon nom personnel, malgré elle, il le faut, je viens renier, avec une volonté indomptable et une ténacité de fer, le passé hideux de cette humanité pleurarde .

Les crimes de la main droite dépassèrent sept fois ceux de la main gauche, et il est vain de vouloir trancher un côté sans trancher l'autre . Les hommes de la main droite le crurent, et se blessèrent sans cesse plus profondément . Ils devinrent d'eux même une race maudite, vivant de vide sur un tas de richesses vaines . Caïn par sa révolte devint le gardien du souvenir de Dieu . Telle fut la vie de William Blake .

Le chant est plus que la vie de l'homme, même de cet homme noble, sillage sur la mer agitée .
Car le chant est le reflet et l'image du Verbe, image et reflet de l'éternité, labyrinthe de l'éternité pour la race de Caïn . Et le chant naît du foyer de l'amour .

Et je t'aime, ô éternité!

Tel fut le plaidoyer de Lancelot pour Caïn, exilé sur la rive sablonneuse et grise des mondes . Telle fut la parole de l'homme qui avait trahi son seigneur par amour, pour le frère humain qui avait tué son propre frère .

Telle je la répète à toi, mortel, pour que tu sois son héritier, tout comme moi .

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova