Dans les anneaux du labyrinthe vertical III - qu'est ce qu'un Ordre?

(Austin Osman Spare)

Le cercle des mondes est l'inépuisable splendeur de la manifestation, et la splendeur du caché, du Soleil à son crépuscule, du Soleil de la Nuit ; inépuisable splendeur de ce Jardin, dont les scènes les plus étranges et les plus cruelles sont aussi merveilles, ainsi quand, dans un jardin, je me lovais en toi sous les étoiles, mêlant le parfum de ta peau à celui de nos eaux, et à celui des sucs végétaux et animaux sous l'exaltation du feu qui faisait vibrer l'air au ras du sol .

Le cercle des mondes est l'image inverse du Royaume des cieux, et peut apparaître ennemi des puissances instituées – ténébreux, et basé sur des pratiques transgressives . Ainsi le Maître des filiations tantristes portait-il habituellement un bâton surmonté d'un crâne, et se frottait de la cendre maudite des cimetières . Tout homme, et tout ordre qui se retrouve par delà le bien et le mal doit apprendre à se protéger par le secret et par les voiles de la nuit ; ainsi les cultes tantriques, ainsi les sorcières – ainsi même la fuite de Tristan et Iseult dans la forêt de Morrois, dont le nom est le miroir du crâne trika . Le secret est assuré par l'occultation, et par l'exhibition de symboles que le commun considère comme étranges ou menaçants, tels les symboliques sexuelles ou macabres .

Ces symboliques sont les protections de l'Ordre de la main gauche . Le cercle des mondes est la vision de la toute puissance, de ce qui veut la volonté et la vie, et son partage à travers le corps, l'âme, et l'esprit . La puissance dite érotique en est un aspect, et toute la puissance peut être dite érotique ; toute la conscience est félicité et jouissance en tant que puissance . La puissance ne s'enferme pas dans un sexe pornographique . Toute la puissance peut s'exprimer par le symbolisme sexuel ; et ce symbolisme opère un partage entre les hommes qui savent et ceux qui ignorent, qui ne voient à leur image que satisfaction d'appétits . L'érotique de la puissance pour autant n'est pas puritaine, comme le croit René Nelli dans l'érotique des Troubadours, et ainsi que toute lecture du Decameron permet de le comprendre, sans parler du tantrisme . Le sexe est réel qui s'intègre dans le moulin d'Hamlet - Le Cantique est toujours lu à la hauteur de l'œil qui le décrypte – et le choix des sages pour ce livre est, pour celui qui s'y arrête, le premier signe de son commentaire .

Le sexe, et le symbolisme sexuel est la première ligne de partage de l'ordre . La dissociation entre les différents ordres de phénomènes est la plupart du temps, une disharmonie ; et le printemps des mondes est l'analogué du printemps des fleurs, et non une essence étrangère ; de même, l'immense amour humain qui se dit à chaque lettre du Cantique, la saveur des grenades et la saveur du sexe, la hauteur des montagnes couronnées de glace et la gloire des seins surmontés par les perles noires des tétons, la splendeur des parfums et la splendeur du Tout-Puissant, l'Alliance des amants contre la Ville, et l'Alliance de Dieu – sa mémoire qui ne connaît pas de fin- contre toutes les pesanteurs des mondes – pas un mot qui ne puisse répondre de l'entrelacement infini de l'un et de l'autre, de la chair et du Verbe, comme pour toute Splendeur des mondes .

Splendeur des yeux noirs, miroirs de l'âme, analogue du Verbe, âme des mondes . Splendeur de la bouche rouge et humide, qui embrasse, caresse et dévore, qui chante la mélancolie des crépuscules, qui remémore et retrouve ce qui est perdu, qui produit l'éternité dans le temps, et aussi prononce la fin et la malédiction .

Ta voix, ma bien aimée, est le lait et le miel qui coulent de la Terre Sainte . Les yeux, la bouche de l'Aimée sont l'image des yeux et la bouche du Verbe . La chair de l'aimée n'est autre que celle de l'Eden, la Terre des quatre fleuves, dont la Terre Promise est aussi l'image .

Et l'Ordre n'est pas autre que celui des gardiens de la Terre Sainte, car le combat est la voie de l'assimilation - ainsi ceux qui comme Jacob, combattent avec l'Ange, tendent à leur resembler, en recevant leur bénédiction ; et ceux qui combattent les chérubins deviennent de telles puissances, et peuvent être de tels gardiens .

La dissociation -ce que Debord nomme Spectacle - la disharmonie, sont une signature caractéristique des périodes de destruction, comme le présent cycle ; alors dans les coutumes des peuples, les miroirs sont voilés de noir ou brisés, ce qui est un signe de malheur – dont le sens est largement perdu . La vision devient rare et difficile ; l'harmonie des mondes semble une étrange folie . La culture moderne construit les mondes par des séries d'oppositions idéologiques, faisant de l'homme le contraire de la nature, et de la nature le contraire de la puissance, par exemple ; et Héraclite, l'homme de la réconciliation par la guerre, devient, comme les miroirs et les analogies, l'Obscur .

Notre culture est une culture de la dissociation ; l'idéologie – racine est une puissance autonome de dissociation . Et l'Ordre, comme l'amour du Cantique, est la manifestation terrestre de l'Alliance, et de l'harmonie des mondes, de la réconciliation des puissances qui s'affrontent depuis les divisions primordiales - conforme à toute la pensée européenne depuis Athènes, et à toute pensée essentielle, supra-humaine .

Dans la culture de la dissociation, le sexe est une puissance étrange et menaçante, souvent alliée à la mort, elle même étrange et menaçante - alors que dans les cultures inspirées par l'âge d'Or, la mort est une réconciliation, symbolisme conservé par l'extrême onction . Issues de la culture de la dissociation, de l'analyse des liens humains, et donc des liens entre les sexes comme des figures de liens de domination ou d'exploitation, même des personnes assez qualifiées peuvent être effrayées par le sexe, par l'épaisseur et l'étrangeté qu'induit un lieu où le sexe est omniprésent, non comme tentation puritaine à la mode moderne – exhibition, et rapport de force, humiliation implicite, compensée par des séries d'interdits implicites, comme celui sur le regard désirant – mais comme une pratique effective, et plus encore anomique, absente à tout échange matériel et à toute domination - c'est à dire, comme don débordant de puissance, comme activité solaire, typique des rites dionysiaques .

Il est caractéristique que la grille d'analyse des rapports sexuels de notre monde soit souvent d'abord la question de l'abus sexuel, du harcèlement, de la prostitution et de l'esclavage – c'est à dire que dans le rapport entre les principes des sexes la disharmonie, la guerre des sexes est posée comme principielle, indiscutable, indépassable, ce qui est sans comparaison historique et ethnographique .

Des personnes, animées par le Haut désir, par les splendeur de l'alliance de la chair – traversées par une telle puissance, même en couple, même hétérosexuelles, même en dehors de toute exhibition explicite, provoquent insensiblement une gêne autour d'eux – et même, des manifestations d'hostilité . J'ai pu voir de telles manifestations aussi envers des femmes belles, et tout simplement gaies et souriantes, naturellement charnelles, éclatantes . Cela agace énormément, l'épanouissement d'une chair sans culpabilité, sans retenue maladive, sans angoisse . J'ajoute que s'afficher clairement sexuel, chez un homme, peut provoquer aussi de l'hostilité : peur, gêne, et cette idée que l'on est de ce fait un harceleur en puissance, un orgueilleux, un sale type glauque .


Pourtant l'ordre est la lumière du printemps, c'est à dire de l'intense et extatique harmonie des principes des sexes . La réconciliation des sexes, c'est la réconciliation du féminin et du masculin en chaque homme, la production de l'androgyne - et la réconciliation solaire des principes eux même . L'homme assimile le féminin qui est son principe occulte, et la femme assimile le masculin qui est son principe occulte, dans le cas général, fortement perturbé dans le chaos du présent cycle . Le tantrisme est riche de pratiques et de symboles à cette fin, en vue de ce moment du développement de la force spirituelle de l'être humain .


Jean de Leyde fut à Münzer un modèle d'exaltation sexuelle solaire - qui fut traité par ses ennemis comme du communisme sexuel . Il ne s'agit ni de forcer ni de plonger dans une illimitation descendante, mais d'un refus des formes bornées du monde commun - refus qui permet de produire des mondes nouveaux, plus grands et plus puissants . Le symbolisme sexuel est ainsi une première ligne de partage, très puissante . Car l'ego construit comme une forteresse sans fenêtres ne peut qu'être effrayé par l'entrelacement des genres, des corps et des âmes, par le travail de sape sur les déterminations de l'identité de l'ego qui naît sur la totalité psychique, et crée ses propres chaînes comme l'araignée secrète sa toile . Mais les ricanements des crânes, le bruit des ossements sont la deuxième ligne .


Passant pour exalter la puissance des mondes, la voie du Cercle est aussi la vision des aspects les plus redoutables de la divinité, le chaos et la destruction, la mort ; et les insignes de mort et de destruction sont aussi des emblèmes de protection – comme les animaux nocturnes ou venimeux, les chouettes clouées sur les portes des granges, les crapauds, les serpents, les araignées, les scorpions – tous ces êtres ambivalents pour l'homme, dont le sens supérieur - la chouette de Minerve, le serpent de la Genèse et de Moïse, le Scorpion zodiacal - s'est perdu, sont devenus des emblèmes de ce qui est répugnant dans une société dégénérée . Il importe de souligner que le caractère supérieur des savoirs souterrains, de l'Hadès, supériorité largement soulignée par Empédocle – la supériorité de celui qui peut regarder la vérité, aussi effrayante soit-elle – est le fondement même de cette symbolique . Des échos s'en retrouvent à l'âge moderne (merci à Tom Winkert) :


Echos, rumeurs, éclats magiques

De la vie à la mort en passant par la peau

Musique primitive Tambour - Résonance - les sons

La flûte faite d'un fémur humain évidé : poignard [...]

Les eaux et le creux leur soif du bas

Bas et haut, haut et bas

Utilité de l'inversion

La tendance de l'eau à aller vers le bas - son invincible force

Et même le jet d'eau

La courbure de la chute

C'est là toute la force de l'eau

La recherche de la cime suprême d'en bas

Du sommet central de l'intérieur de tout

Le but creux et inverse du vide, l'attirance du bas...

(Roger-Gilbert Lecomte)


Dans la tradition de l'Inde, les figures de Kali les plus nocturnes, les plus destructrices, liées à la figure de la roue, représentent cette orientation, tout comme Bhairava dans le tantrisme shivaïte . Mais en occident, les figures de la crucifixion, comme les représentations de l'Enfer, participent à ces figures de la destruction cyclique dévorante des mondes . Le Sage, au présent cycle, doit revendiquer le mal pour sien ; et de même, l'Ordre de la main gauche doit se revendiquer du parti du Diable, selon l'ordre de William Blake . Ou encore, ne pas craindre les figures les plus ténébreuses de la destruction . Du sang, de la volupté, de la mort : les mots de Barrès sont désormais nôtres, lucidement .

Mais pour le moment, nous n'avons abordé que les faces les plus extérieures de l'Ordre . L'Ordre doit être pensé comme une image du microcosme, un grand homme, et je dirais plutôt comme une image du corps féminin, une figure de la déesse . Cette perspective est propre aux membres de l'Ordre, non à ceux de l'extérieur . D'un point de vue intérieur, et passé la peau de l'Ordre, érigée comme une protection, l'ordre est une figure du Maître . Il a donc un corps, une âme, une esprit – une figure de l'ego, un récit de soi .


Donc une histoire commune pour ceux qui sont proprement ses membres, par exemple ; et l'histoire est l'explication de l'identité, comme l'identité est l'implication de l'histoire . L'histoire peut être vraie sous le rapport de l'identité, c'est à dire être vraie pour l'Ordre et fausse pour les profanes, de même que la vérité d'une histoire individuelle est un enjeu de la communication des ego . Les mondes de la vérité de l'histoire sont constitués par l'identité de l'ego, comme l'identité du Christ est l'implication de la vérité du Royaume, en tant que Voie, Vérité et Vie .


Au delà du récit de l'Ordre, l'Ordre possède un fond initiatique et symbolique souterrain . La transmission de fonds symboliques ne peut se comprendre sans que des canaux de communications ne puissent être pensés dans les mondes . Ce problème est plus difficile d'accès pour un moderne.

Prenons un exemple, le cas de Éon de l'Étoile, dont l'activité connue s'étend de 1140 à 1148 . Voilà la notice wikipedia de ce personnage, essentiellement connu par des chroniqueurs profanes .

Il est né près de Loudéac dans une famille noble. Son nom est Eudon, mais, par déformation, on l’appela Éon, et surnommé « de l’Étoile », pour la comète qui apparut en 1148 ; les comètes étant considérées comme annonciatrices de catastrophes ou des évènements extraordinaires tels que la venue d'hommes au destin exceptionnel .

Les mots Éon de l'Étoile sont à l'évidence issus du registre de la Gnose séthienne, du nom de Seth ; l'Éon est indissociablement le cycle temporel et le monde qui y prend place . Dans l'Évangile de Judas, Jésus est issu de l'Éon immortel de Barbèlô . L'éon qui apparut avec sa génération, l'éon où se trouvent la Gnose et l'Ange, est appelé El . L'étoile est évidemment un symbole astral, signifiant le Royaume de Dieu, et l'étoile, le pôle – la référence à l'étoile est omniprésente dans l'évangile de Judas . Ainsi : lève les yeux, et vois le ciel ; et la lumière qui s'y déploie, et les étoiles qui l'entourent ! L'étoile en tête du cortège est ton étoile . Dans le vocabulaire de la Gnose séthienne, Éon est l'annonciateur d'un nouveau cycle – il est tellement difficile à penser la transmission de telles données de l'Égypte, de l'Empire byzantin à la petite Bretagne, que l'auteur de la notice, à la suite d'historiens positivistes, préfère soutenir que cette identité de mots est une coïncidence...impossible . Pourtant, le catharisme est aussi une présence visible de la Gnose .

Il aurait été moine de l’ordre de Saint Augustin mais aurait rapidement quitté les Ordres pour vivre en ermite dans la forêt de Brocéliande (Brécheliant).

Ermite de la forêt de Brocéliande, Éon est un mystique sur le lieu le plus sacré de la Tradition celtique en petite Bretagne ; il est la figure de l'ermite passeur des ténèbres de Tristan et Iseult . Il apparaît avec des mots issus de la Gnose ; et la seule explication de cette implication est sa rencontre avec des hommes de l'Île Verte .

Il apparaît vers 1140, sous le règne du duc Conan III le Gros, dans la forêt de Brocéliande où est localisée la légende arthurienne . Il s'installe dans l'ancien prieuré du Moinet et ne reste pas ermite très longtemps . Selon ses dires, un jour qu’il assistait à la messe il entendit le prêtre prononcer cette phrase : « Per eum qui venturus est judicare vivos et mortuos » (par celui qui doit juger les vivants et les morts) et comprit qu’il s'agissait de lui . Il se considère comme le nouveau messie, un prophète qui attire les foules. Son prieuré accueille de nombreux fidèles qui composeront sa bande.

Là encore la description est toute profane ; en tant qu'étoile de l'Éon à venir, juger les vivants et les morts n'est pas impossible . Mais cette explication profane est là pour justifier que le cri de ralliement de « la bande » était eum, et très probablement la monosyllabe sacrée AUM, attestée au moyen Âge comme abrégé d'AVé Maria . Une pareille donnée écarte encore la notion de coïncidence, sauf à préférer une coïncidence insensé à l'hypothèse insensée dans l'ontologie moderne d'une transmission rituelle .

On a parlé de ses tours de magie, de la lumière qui l’enveloppait, de son don d’ubiquité, des somptueux festins qu’il a offert à ses invités. Aux petites gens de sa compagnie, il prodigue la richesse et procure une vie facile par le brigandage et le pillage des châteaux et des abbayes : il est question d'un trésor fabuleux. La bande ne s'attaque qu’aux riches et la redistribution des biens est la règle ; les membres sont hiérarchisés en anges et en apôtres et ont pour nom : science, sapience, jugement etc. Son principal message est l’annonce de la parousie .

La hiérarchie vue par un profane est là encore, à la fois clairement initiatique, et imprégnée du vocabulaire de la Gnose séthienne, entre Ange et Science (Gnose), et connaissance cosmologiques et cycliques .

Éon de l'étoile manifeste des pouvoirs spéciaux, magiques – ce point est repris par les chroniqueurs pourtant ignorants et hostiles . Sa « religion » est reprise dans le nord-Bretagne et aussi en Gascogne . En 1148, c’est le concile de Reims auquel assiste le pape Eugène III. Après avoir entendu parler de l’« hérésie éoniste », il ordonne sa capture pour le faire comparaître devant un tribunal ecclésiastique. Soumis à la question (torture) il professe sa mission messianique . Il est condamné à la prison à perpétuité et enfermé dans l’abbaye de Saint-Denis où il ne tarde pas à mourir en 1150. Le reste de la bande est pourchassé, non sans difficultés, et sur le bûcher aucun ne renie le maître .

Deux anomalies du récit devraient faire réfléchir : le Pape lui même, de Reims, s'intéresse à Éon et veut l'interroger ; et les dignitaires de l'Église, ainsi plus tard au XIVième siècle l'inquisiteur Jacques Fournier, futur Pape en Avignon intéressé par le concept gnostique de Hylé (matière), sont quelque peu informés des sources gnostiques des hérésies . Par ailleurs, Éon ne renie pas ses propos, n'est pas condamné à mort, et est interné à St Denis, lieu par excellence de l'influence orientale .

Le cas de Éon de l'étoile est ce point étrange d'un Maître ayant reçu une transmission et ayant formé un Ordre hiérarchisé, avec un vocabulaire presque certainement étranger . La possibilité matérielle de la transmission, par exemple par des hommes de retour des croisades, ou des marins venus d'Orient, ne peut dissimuler que cette probabilité est faible et non documentée, et que la transmission a pu s'effectuer par des voies d'autres mondes .

Un Ordre constitué reçoit des grâces, selon la parole même du Maître – quand vous serez trois, je serais parmi vous . L'Hermetic Order of the Golden Dawn reçu de même un contenu mystérique . Il importe de comprendre que ce contenu n'est pas une invention, sinon au sens d'invention des reliques ; et que la manière dont il est raconté est l'explication de l'implication de l'ordre, et donc n'est pas à prendre comme un récit situé dans notre temps et notre espace unidimensionnels .

L'Ordre peut avoir habituellement un Maître, de manière élective ou autre ; mais le véritable Maître de l'Ordre est l'Ordre lui-même . Cela signifie que l'Ordre suscite le Maître, fait être le Maître dans le monde, et que la personne qui porte ce titre n'en est que la manifestation .

Le Hagakure dit : Tout le monde affirme que la corruption qui prévaut de nos jours ne pourra nourrir la main d'un Maître. Je ne suis pas d'accord, car de tout temps, les roses, les pivoines, les azalées, les camélias et leurs semblables ont poursuivi invariablement leur évolution pour nous offrir des fleurs de plus en plus belles et raffinées. Cela confirme, s'il le fallait, que la beauté nait de l'affectueuse attention que l'homme porte aux choses. De la même manière, si, ce que peut accomplir la main d'un Maître revêt une aussi grande importance, nul doute que des Maîtres émergeront, même en ces temps controversés.


La fondation d'un Ordre est comme la greffe du jardinier, comme une plantation ; la puissance de fonder un Ordre, en ces temps troublés, n'est pas issue de la toute puissance d'un Maître spirituel, mais est issue du désir des membres de l'Ordre, agissant en sympathie, au sens le plus profond, avec les cycles des temps, et avec les mondes.



L'Ordre est la réponse à un problème...Je cite un anonyme : Bref ! La solution ? Qui dit solution, dit problème. Or, il n’y a aucun problème . Celui qui voit un problème à cette fin d’humanité signifie qu’il s’est laissé engloutir. Je ne vois pour ma part que des opportunités. Et qui plus est, des opportunités qui ne demandent aucun courage pour être saisies. Faut-il du courage pour devenir Sorcière ? Non. Simplement du Désir. Faut-il du courage pour respirer les Effluves du Pôle ? Non. Simplement lever les yeux. En cette ère du Kali-Yuga, le Grand et le Petit Jihads ne font qu’Un. Le désordre est avant tout interne. Alors la guerre se doit également d’être interne. Ainsi, la Victoire Ultime consiste simplement à ne pas se laisser engloutir EN DEDANS. Rien de plus simple pour le Poète. L’Ermite-Hiérophante entame alors le Rite du Tonnerre – le Tao de l’Homme toujours Libre.

« J’invoque et j’incarne un million de Noms.
J’ai en moi un million de Sphères
Kali…Huit bras ne seront jamais assez pour me lier.
Car j’ai les Clefs du Ciel. »


(Kali)

Brocéliande - sur les anneaux du labyrinthe vertical, II . Savoir, saveur, douleur .

(Madame Yoshino)


Ces textes usent du symbole et du mythe pour parler de ce qui relève d'une structure anthropologique, ou métaphysique . Je ne puis faire autrement . J'ai l'antécédent de Nietzsche, et de Jung . Quant à la pensée moderne, elle ne fait pas mieux que les inquisiteurs, qui brulaient les sorcières : elle en nie purement et simplement l'existence . La pensée moderne ne peut articuler ce qui cherche à se dire dans mes mots...ou faites le . Les sorcières furent la manifestation d'une constante anthropologique, tout comme le culte de Dionysos . Cela un jour sera vu comme une roche au soleil .


Qu'est ce que l'amour du cercle de l'être, l'amour du destin ou de l'éternel retour ? Cela ne peut être dit simplement, comme l'énoncé de la position d'une entité dans l'espace . C'est une teinture de l'être au monde, et une teinture supérieure – qui ne peut être pleinement comprise dans les mots de la tribu . Alors je suis allé à Brocéliande, pour retrouver la puissance des anciennes forêts du langage et des actes .

Les pieds sur le sol, sur les feuilles mortes comme des ossements des temps perdus – les pieds nus, pour être la racine de la mandragore, l'homme imprégné par l'humus et tendu vers le soleil . Les pas dans les pas du Minotaure, dans l'errance de la quête – dans leurs pas je reconnais mes pas – et comme le loup, qui cherche sa proie . La constellation psychique qui se montre est celle du chasseur des ténèbres, dont le loup est le blason .

Sans la poursuite, le loup va mourir . C'est, toujours, lui ou sa proie . Le loup peut creuser son caractère impitoyable . Être impitoyable n'est pas ne pas éprouver de pitié, mais ne pas agir selon la pente de sa pitié – et d'abord envers soi-même . Le sage s'efforce d'atteindre à une synthèse des perspectives – mais le loup agit, et ne peut agir qu'enfermé dans une perspective unique, concentrée comme une essence de fleur, qui s'accompagne d'une connaissance en abîmes de la proie, d'une empathie profonde pour la proie, d'une transformation vers la proie, pour avoir l'impact d'une balle . Le loup en chasse doit n'être que force qui va, avidité silencieuse et mouvante .

L'homme noble, le guerrier, est symboliquement loup, chasseur de loup . Il doit affronter ce qui terrifie, ce qui déchire, dans une ordalie de la volonté de puissance qui le porte . Si cette puissance est noble et pure, il vaincra . Il désire affronter, et les raisons de ce désir implacable sont le désir de savoir, et le désir de ce savoir, savoir la source du désir . La puissance du désir qui le dévore oblige à le mettre à l'épreuve, à le plonger dans la fontaine des destins . S'il n'est rien, s'il est démesure, il s'éteindra comme un incendie . S'il est grandeur, astre, il fera bouillir la fontaine et surgir l'ennemi . Et l'ennemi, la grande guerre, est la guerre et l'ennemi intérieurs .

Si le désir est grandeur, il est désir de Science, c'est à dire de vision, ce que symbolise le feu dévorant du désir de voir le corps nu de l'aimée dans ses moindres détails, comme un paysage que parcourt un visage . Le savoir gnostique est le savoir originaire, celui de l'arbre de la connaissance, et de la chaîne d'or du Verbe – savoir qui rend comme un dieu, qui accomplit la théification proclamée par l'Aréopagite . Or l'Éden est gardé par le chérubin au glaive de feu, par la puissance du dragon . Si l'Éden est en lui -Adam l'homme rouge, l'humus -sur la terre, alors le Chérubin au glaive de feu qui garde les portes de l'Éden est en l'homme, autant que le Royaume . Au drame originaire dans le Ciel répond le drame dans le ciel de l'âme .

L'homme noble sait, comme Brocéliande sait l'obscur des forêts, à quel point il est porteur de ténèbres, de cruauté, d'orgueil – à quel point le porte le désir de déchirer, la joie de tuer l'ennemi . L'homme est un loup pour l'homme signifie aussi : loup pour lui même, loup involué en lui-même . Je est mon pire ennemi . Il sait aussi, par la compassion qu'il porte en son cœur, par la puissance polymorphe qu'est son âme, ce qu'est la souffrance des vaincus . La discipline du loup est ainsi l'intensification co - présente de la cruauté et de la compassion .

Le chasseur de loup, porte le masque du loup, devient loup, accomplit la voie de la transformation, du miroir et de la mort . Quand tu regarde l'abîme, l'abîme regarde au fond de toi . Le regard de l'abîme creuse des souterrains dans l'âme, dans lesquels circule la rosée céleste. L'explication de l'implication du chasseur est de vivre la vie de sa proie, et de désirer et de vivre sa mort . Le travail spirituel du guerrier devient ainsi la voie du sage .

L'intensité de la volonté de puissance, de désir de vie, de l'angoisse de mort, est l'intensité de l'éveil des sens – le vrillement des yeux sur l'éclat des soleils reflétés dans les facettes des mondes, l'écoute intense des abîmes et des voûtes, des cris, des souffles et des frôlements, la respiration des nectars, des mousses, des sèves et des muscs, la peau ouverte aux courants d'air, aux lianes, aux déchirures des ronces – l'âpre goût du sang et de la chair dans le mouvement déchirant de la mâchoire et la bouche - l'aspiration du désir qui éclate sur le monde .

Celui qui se livre aux déchirements originaires – le désir du retour, du sexe, mais aussi la faim et la soif même - creuse son intensité d'être au monde : terreur, angoisse de mort, haut désir – c'est affiner le tranchant de l'épée des sens et de l'esprit . Pendu sous l'arbre de vie sur le cercle de la nuit, déchiré par la corde et la mort, le dieu devint voyant . C'est la saison en enfer qui fond le métal du sorcier . Les rites nocturnes des ombres ne visent rien d'autre, sous la futaie éclairée par la lune . C'est par le toucher de la peau à la peau dans l'entrelacs des corps, c'est par la manducation de la chair, du sein, du sexe, du sang, c'est par l'ivresse des sucs et des souffles de l'aimée, de ses parfums, que la vision du loup devient la vision de la main gauche dans la voie de l'union des sexes .

Le paradis est l'enfer ; le paradis et l'enfer sont portés dans les puissances de l'homme . Mais ce n'est pas en fuyant la souffrance que le paradis des cercles du monde peut être conquis . Car le chemin des cercles du monde, le chemins des soleils de l'âme, est déchirement des pieds, douleur des genoux, soif, errance, égarement, frôlement des abîmes .

Dans la course il se déplace de lui-même, il atteint la sortie de lui-même . Il halète, son cœur s'épuise, son regard se rempli de sang rouge – il se morcèle, comme les héros d'Homère . Le haut Soleil le pousse hors des prisons de l'âme, des habitudes, des mots . Libre, dans la nudité du soleil .

Sur les chemins l'homme croise des crânes, des charognes comme des rameaux, des fleurs . Le temps s'involue dans le crâne, porteur de la peau du destin, et s'étend sur la corolle de la fleur, éphémère, et évanouissante comme toute la race des hommes .

Telle est l'assomption du monde, l'amour du destin – la saveur, sapere, et la crainte de Dieu réunies en tresse comme origine de la sagesse – l'âpre saveur de la vie, l'odeur mêlée du sang et des roses . C'est l'acceptation des puissances d'écartèlement de l'homme à l'œuvre dans les volcans de l'être, parce que les volutes de ces puissances sont aussi les arômes et les jouissances de la vie – le refus de l'anesthésie moderne, anesthésie qui va très au delà de la soustraction de la souffrance . Il n'est pas de position qui ne soit aussi perte . Il perd la puissance de Dieu, celui qui ne le craint plus, celui qui ignore la terreur sacrée . L'anesthésie, la fuite des sens du monde moderne, est aussi la perte de l'intense sensualité du monde du vivant .

La jouissance et la puissance sexuelle de la cérémonie du tatouage, qui consiste à vriller et pointer une aiguille dans la peau, à œuvrer sur la douleur physique et à en faire une œuvre de délices, ou les délices encore des cuisines violentes, brulantes, déchirantes sont des signes de la vie traditionnelle de l'assomption du monde dont je parle .

S'il est écrit tu accoucheras dans la douleur, il est aussi écrit vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal, et à la femme, tu piétineras le Serpent, et il te mordra au talon . Par là, la femme, la femme normale au sens de norme pour les autres, reçoit le pouvoir de vaincre le Serpent – et de résister à sa morsure . La femme reçoit la meilleure part de l'héritage d'Adam, la douleur, le sexe et le serpent . Adam reçoit le travail et le règne sur le monde, qui ne sont pas des puissances comparables, quoique plus visibles . L'interprétation moderne de l'écriture renvoie au visage sa pauvreté désertique .

L'homme qui par Haut désir fait retour fait la reconquête de la puissance du Serpent et du sexe – par son désir de la femme, il en devient un miroir, une image, et porte les puissances sexuelles de celle-ci . Il n'est plus, alors, un loup, mais un enchanteur – il peut dévoiler des éléments de la métaphysique du sexe dans un poème. Il devient l'ami du félin le plus doux, le plus féminin de tous . C'est un signe évident qui me fut donné, ce retour de l'amour des chats .

L'être humain appelé Kshatriya est triple dans son essence : il est sur la voie de la guerre, donc de l'affrontement des contraires pour faire retour à leur harmonie .

Il est maître chasseur, sorcière, ordres initiatiques liés à la terre et au sang - donc être nocturne, lié au monde des songes - êtres sanguinaires et déchirants, s'identifiant à leur proies - et enfin puissance de labyrinthes des forêts, donc, à l'image de la prière à Diane de l'histoire des rois de Bretagne :

Puissante déesse des bois, terreur des sangliers qui les hantent, toi qui a le pouvoir de parcourir les régions célestes et de visiter les demeures infernales, éclaire notre sort terrestre et fixe nous quelle terre tu désire nous voir habiter (...). Vers la troisième heure de la nuit, au moment où une délicieuse torpeur s'empare des mortels, la déesse lui apparut [pour lui répondre](...)
Geoffroy de Monmouth, Historia Regum Britanniae, 16

Guides vers le pays des quatre fleuves, de l'ordre d'Hermès -Thot .

Enfin cet être humain est faune ou nymphe, c'est à dire chasseur d'été au sabot fendu, caché à l'ombre des fontaines, celui qui boit la nuit la sueur et la semence des hommes et femmes comme l'abeille le nectar des fleurs, et les séduit par les visions qui s'élèvent des chemins empoussiérés et des roches au soleil – par la puissance de folie solaire .

Il est celui qui se connait comme devenir éternel du cercle – et celui qui se connaît connaît son Seigneur . Il n'est pas l'Un, le seul Sage, mais le serviteur du sage – non l'axe de la Roue, mais le serviteur de la Roue . Ton amour est un feu dévorant .

Il erre, mais il aime le labyrinthe et s'enroule dans ses ténèbres étoilées . Il souffre et se mêle aux ténèbres de la mélancolie par la séparation du mâle et de la femelle, et aussi est leur assomption puissante, leur transformation en flammes . Il est à la fois le Minotaure et Thésée, devient par la mort, devient Ariane par le désir .

Il est la Voie du Cheminement qui n'aura pas de fin .

Le Serviteur de la Roue - sur les anneaux du labyrinthe vertical .

(Anonyme - Japon)



L'homme moderne erre . Le monde est l'enfer, tel que vu par Dante : au milieu du chemin de notre vie, je me retrouvais dans une forêt obscure, car la voie droite était perdue . Au contraire d'Abraham, qui sait où aller, lui va, sans savoir où aller, vers quel Orient .

Le départ est double . Dans la constitution de l'ego et du monde se creuse un vide, un abîme qui est originaire, mais ne cesse de se creuser dans les cycles du temps . Les cycles du temps sont la forme symbolique de l'implication éternelle du creusement de l'abîme . Le creusement de l'abîme est l'exil de l'âme, étrangère au monde, car constituée par les étrangements indéfinis du Principe, en cascade comme un miroir, comme par le déroulement des anneaux du temps, et auto-constituée par l'étrangement, la négation du monde poussé hors d'elle-même, qui détermine l'ego . Mais ces étrangements sont compensés par des repentirs, des regards en arrière – ambivalents, car comme la femme de Loth, ils peuvent transformer en statue de sel – un symbolisme à éclaircir .

Mais le creusement n'est plus compensé, à l'âge moderne, car l'obscurcissement frappe le miroir, miroir de plus en plus voilé – signe de mort, le miroir recouvert d'une dentelle noire - et devient la figure dominante de l'être au monde : c'est le processus du nihilisme .

Je ne sais pas pourquoi la coupure, le vide du monde, est si douloureux pour certains hommes, pourquoi le silence éternel de l'espace infini peut être vécu, et au contraire ignoré par d'autres hommes . Pourquoi certains dorment, et certains s'éveillent ; pourquoi la nostalgie est si puissante chez certains hommes, et si visiblement inexistante pour d'autres . Les autres hommes ne savent pas ce qu'ils font étant éveillés, de même qu'ils ne savent plus ce qu'ils ont fait [en rêve] dans leur sommeil . Mais elle est aussi masquée, multiforme ; le marin, le guerrier, le toxicomane et même le criminel peuvent la porter, comme principe véritable de leurs pérégrinations, ou ne pas la porter .

Ce qui m'est sûr, c'est qu'elle est commune, et répandue parmi les hommes . Ce logos qui gouverne l'ensemble de toutes choses (tout l'univers), avec lequel ils ont continuellement le plus étroit commerce, ils en sont séparés, et les choses qu'ils rencontrent chaque jour leur paraissent étrangères . Elle est le fondement, la racine puissante du processus d'auto-constitution de l'être humain, ou processus de civilisation . Le dépassement de l'homme est l'homme signifie que n'est humain que l'être vivant qui s'engage collectivement dans un processus de civilisation, s'appuyant sur le langage .

La discussion du modèle moderne de développement, le règne de la quantité et de la puissance matérielle, est une discussion sur l'essence de l'humanité .

Le nihilisme est ce creusement de l'abîme à l'œuvre, de manière la plus visible dans la culture européenne . Ce processus passe par l'occultation, et donc a des antécédents très anciens, entre la mort du grand Pan, la mort du Fils de Dieu, le dernier prophète, sceau de la prophétie, l'occultation du dernier Imam dans la tradition islamique chiite . La forme la plus nette du nihilisme est l'exténuation des mondes et des signes ; car le signe est signe de l'absence et de la présence, donc de la puissance . Le signe est lien entre le monde présent, et les mondes qui ne sont pas là, le passé, l'avenir, les autres mondes . Le monde des signes est celui de la puissance et du sens . L'exténuation des signes est le règne de l'absurde, de la perte d'avenir et d'isolement . La figure de Don Quichotte est déjà une annonciation du nihilisme .

Le monde moderne est un monde sans significations, mais non par dévoilement du réel, mais par la constitution d'un monde par négation sémantiques systématiques de l'élément humain lui-même sémantiquement constitué . L'humain est conscience, sens, jouissance ; et le monde moderne est une construction du monde par négation de l'homme, par sous -traction : monde sans conscience, sans sens donc absurde, sans jouissance . C'est pourtant la culture qui prétend toucher l'en-deçà de l'interprétation . C'est pourtant la conscience qui prétend ne se retrouver nulle part dans le monde, en se cherchant comme une chose, alors que les choses, et leur identité, se constituent par la conscience . Le nihilisme est ce processus de voilement qui se présente comme processus de dévoilement d'une réalité nue, morte, désenchantée, privée de toute signification – ce bruit de fond qui proclame dévoiler le silence éternel des espaces infinis .

Le nihilisme n'est pas la fin du spectacle, mais la continuation du spectacle par la négation spectaculaire du spectacle, un pli qui cherche à voiler davantage le voilement . La conscience est par principe intentionnelle, ou conscience de quelque chose . Mais conscience de quelque chose est détermination de la chose sur l'horizon d'un monde, car il n'est pas de chose sans monde – et donc, toute conscience est monde, et, par ses différents états, mondes . Le nihilisme est une interprétation du monde basée sur une idéologie, non une vision immédiate du monde – tout simplement parce qu'une vision absolue immédiate, sans processus de signification, n'est pas pensable pour l'homme .

L'homme peut dire : n'importe où hors du monde – mais il pense alors le passage d'un monde à l'autre, car il ne peut se penser sans monde . C'est pour cela que, pensant la sortie de l'espace et du temps, il le pense encore en terme de lieu : n'importe où .

Le fondement du nihilisme est au moins en partie technique . Pour agir techniquement sur le monde, pour se placer en toute puissance face à lui, l'homme doit nier de l'être toute ressemblance avec lui ; pour le saisir, il doit s'en dégager, creuser sans cesse l'étrangement de lui-même au monde . Mais en niant le monde, l'homme se nie lui-même comme être vivant, être vivant dans les sens des mondes, être au monde . Il devient cet être tout puissant mais pauvre en monde, cette sphère évidée portée par tous les vents, et qui se croît suprêmement libre – mais qui s'effondre face à toute résistance sérieuse .

Vivre humainement, ce n'est pas être tout puissant, c'est avoir un monde . Ce n'est pas être propriétaire du monde, mais habiter un monde, comme un lieu propre à soi . L'appropriation du monde par la puissance humaine, qui me prive d'avoir un lieu à moi, me prive d'une condition de la liberté métaphysique . Je ne peux avoir un arbre qui grandit avec moi, un lieu où m'asseoir au soleil qui soit le lieu de lequel je ne puisse être chassé, ou même que j'aie le droit de défendre inconditionnellement - un lieu dont je puisse graver la pierre . Pour le nomade, les lieux qu'il parcourt sont le monde qui lui a été donné, son monde . Et partout l'homme, la maison, le temple, le monde, la sphère céleste, sont constitués analogiquement - voilà, restitués phénoménologiquement, les premiers emboitements du monde des sphères – le monde est la maison de l'homme, ou encore, ce que Martin Heidegger a retrouvé : l'homme est le berger de l'être .

Cette construction de l'homme habitant un monde n'est pas enchantée artificiellement, au fausse, en tout cas pas plus que le monde de l'absurde constitué par la culture technologiquement produite . La pensée qui s'élabore ici est celle qui consiste à penser l'ego comme pôle d'une série mouvante de relations différentielles, relations constituées non seulement par l'ego, mais par d'autres polarités ; et celles-ci peuvent être d'autres ego, mais aussi tout autre pôle pensable . L'ensemble des pôles et des relations forme en acte une unité psychique . L'analytique de cette unité en acte est l'analytique structurale, une forme de psychologie des actes collectifs-unitifs comme processus . Il importe, pour pénétrer dans le monde d'une pensée construite de la co-émanation, ou énaction, de l'ego et de ses mondes, de distinguer le ressenti de l'ego de la description objective de la structure multiple .

La description objective de l'unité psychique temporaire, ou situation psychique globale, d'un homme armé qui menace une victime terrifiée, comprend la peur comme teinture dominante d'un des pôles, mais pas le vécu primaire d'une peur intense pour la psyché qui pose les réseaux et les polarités de cette situation . Ce vécu primaire n'est la totalité du monde que pour la victime, mais non de l'ensemble de la situation . Il ne serait pas exact d'interpréter ces mots comme un soutien à la position de l'agresseur .

De même, le fait d'avoir un ressenti concernant une œuvre d'art, un film ou autre, ne doit pas aveugler sur la structuration sémantique objective de l'œuvre – l'objectivité en question ne relevant nullement d'une question de goût ou de ressenti lié à la jouissance de l'œuvre – négative ou positive . Et répondre à la description structurale par un ressenti n'est pas une réponse adaptée, car elle est d'un niveau inférieur .

Ton ressenti face à une œuvre t'en apprend d'abord sur toi, et non d'abord sur l'œuvre ; ce ressenti te montre essentiellement tes limites . En général, le dernier homme s'exclamera : cette œuvre est affreuse, ou magnifique ; mais légiférer ainsi sur l'esthétique d'une œuvre pose le problème de la légitimité – quelle est cette souveraineté qui légifère ? Tout ce que nous voyons éveillés est mort, tout ce que nous voyons endormis est sommeil . Ce fabuleux législateur, n'est ce pas l'individu tout puissant et vide du monde moderne ?

L'œuvre puissante est celle qui me transforme, qui entre en résonance avec mes ténèbres et mes lumières ; et l'élaboration d'un tel lien est la médiatisation par l'œuvre d'un lien entre des êtres humains . Une oeuvre puissante me fait mal, me bouleverse, me renverse - sans m'écraser . Un lien de puissance ainsi médiatisé ne peut se manifester sans temporalité, sans cycles, sans rumination ; l'œuvre puissante ne peut s'offrir d'un coup à la complète compréhension, d'autant que la complète compréhension ne réside ni dans l'œuvre, ni en moi, mais dans l'ensemble des liens que médiatise l'œuvre, impliqués dans les destins, et que le temps explique, et donc permet de décrire, d'écrire .

Il n'est pas possible sérieusement d'écrire à délai la description d'une grande œuvre, et l'œuvre n'est grande que par la grandeur qui l'explique . La beauté est dans l'œil de celui qui regarde, ou encore, chacun ne voit distinctement des mondes que ce qui est de sa teinture propre . En vérité, la description du premier analogué de l'œuvre, l'Écriture, est une œuvre infinie, et nécessairement inachevée, même par la succession indéfinie des plus grands sages, et des plus perspicaces – comme l'explication des temporalités des mondes est une œuvre sans fin .

Il n'est pas une fleur, une chair, une aube dont la saveur ne soit marquée entre les labyrinthes des mots, une âme, un destin, qui ne soit impliquée dans le Verbe – le Verbe est le premier analogué de la puissance infinie - tout n'est pas dit, et aucun poète ne viendra jamais trop tard .

La pensée la plus puissante est celle qui rend compte du plus grand nombre de perspectives ; la description structurale de la sémantique d'une œuvre rend compte par exemple des différentes réactions affectives potentiellement possibles, et de leurs complexes associations . L'analytique d'une situation psychique comme d'un acte unique, comme d'une entité psychique rend compte des situations individuelles des pôles et de l'évolution du processus, ainsi dans la Phénoménologie de l'Esprit . L'analytique structurale de l'idéologie rend compte des différents positions possible dans le champ d'un courant historial, ainsi l'actuelle historialité scotiste ; et l'analytique historique du champ de la production idéologique est l'étude des contingences qui parfois justifient le déroulé des systèmes de pensée, comme l'étude géologique est ce qui permet la compréhension des méandres des fleuves .

Dans tous les cas, l'analytique n'est pas une perspective, mais le dégagement du système des perspectives . Une œuvre qui montre une agression peut plaire si je m'identifie à l'agresseur ; terrifier, révolter si je m'identifie à la victime, par exemple, mais aussi troubler si les deux émotions coexistent puissamment . L'œuvre est la matrice effective, impliquée, des réactions possibles : la description structurale est l'explication des réactions impliquées . Cette description n'est pas sans conséquences esthétiques : une œuvre peut viser une réaction standardisée – c'est le modèle de la propagande – ou laisser les réactions dans une large indétermination, en laissant largement la place du transfert, de la projection, voire ne viser aucune réaction particulière, mais viser une empathie - viser à faire partager la teinture émotionnelle d'un monde, comme les modes mélancoliques ou joyeux de la musique traditionnelle . Montrer qu'une œuvre est structurée sur le modèle de la propagande industrielle est aussi, au final, un jugement esthétique .

Par ailleurs, montrer une telle œuvre après en avoir dévoilé les mécanismes manipulateurs n'est plus montrer la même œuvre en un sens, puisque la capacité à comprendre que l'on cherche à vous manipuler, et de quelle manière, est la même chose que de s'en protéger efficacement .

La perspective morale dans la perspective de la puissance est partielle, et partielle par volonté . Relevant d'une volonté de ne pas voir, de ne pas savoir, elle est de l'ordre de la construction d'un narcissisme classiquement xénophobe, écartant des identifications, des effets de miroir, qui gênent la construction de l'ego . Il existe en pratique une antinomie entre l'approche morale et l'approche systémique . L'approche morale est banalement narcissique, en ce que la perspective morale refuse de se concevoir comme perspective partielle, mais veut se voir comme perspective souveraine – en condamnant tout ce qui lui est étranger . Pour se renforcer, cette perspective peut établir des listes indéfinies de ce qui est bien, et de ce qui est mal, de ce qu'il faut mettre à l'index .

La perspective morale n'est pas la perspective du jugement . La perspective morale est une condamnation ou une louange portée d'une perspective vue comme objective, mais qui n'engage pas la totalité du monde de celui qui la prononce . Adopter la perspective morale est parler d'une parole sans puissance, puisque sans conséquences effectives . Car cette parole n'a pas la puissance de mutiler l'être, de diminuer le monde . Et quand la morale passe aux actes, elle est violence, mutilation, punition, puritanisme ; mais cela est vanité et poursuite du vent . Par exemple, celui qui combat la violence par la violence propage la violence ; celui qui combat la puissance par la puissance, comme le terroriste, propage la puissance .

Tout autre est l'agir dans la perspective du principe directeur, l'explication du destin . Je prend l'exemple de la Rose blanche, mais je pourrais aussi choisir le Bernanos des Grands cimetières sous la lune . Dans ce cas, nous avons un refus, un être au monde qui est la négation d'un monde crépusculaire et saisi d'inhumanité – un acte de résistance . La résistance n'est pas partielle, elle l'affirmation d'une totalité dans la partialité, bien au contraire . Elle est la racine des mondes montrée au jour dans les ténèbres carcérales des crépuscules . La résistance et la perspective morale ne se ressemblent que superficiellement, et n'ont pas la même puissance . La morale est une parodie de la perspective de l'action dans la totalité des mondes . La même manifestation peut montrer des entités essentiellement différentes . La perspective de la totalité, quand elle s'élève avec véhémence et se pense en terme de mission, est la parole prophétique elle même .

Si l'on se tourne vers l'ego, l'ego susceptible d'adopter une perspective systémique doit au contraire correspondre aux états multiples de l'être des anciens druides :

Je suis ce que j’ai été, ce que je suis et ce que je serai.
J’ai revêtu une multitude d’aspects avant d’acquérir ma forme définitive
Il m’en souvient très clairement.
J’ai été une lance étroite et dorée
J'ai été une goutte de pluie dans les airs,
J'ai été la plus profonde des étoiles,
J'ai été mot parmi les lettres,
J'ai été livre dans l’origine,
J'ai été lumière de la lampe,
J'ai été chemin, j’ai été aigle,
J'ai été bateau de pêcheur sur la mer,
J'ai été goutte de l’averse,
J'ai été une épée dans l’étreinte des mains,
J'ai été bouclier dans la bataille,
J'ai été corde d’une harpe,
J'ai été éponge dans les eaux et dans l’écume,
J’ai été arbre dans les forêts.
Et puis, quand les temps sont venus, j’ai été le héros des prairies sanglantes, au milieu de cent chefs.
Rouge est la pierre qui orne ma ceinture et mon bouclier est bordé d’or. Longs et blancs sont mes doigts. Il y a longtemps que j’étais pasteur sur la montagne. J’ai erré longtemps sur la terre avant d’être habile dans les sciences...

C'est à dire avoir la conscience que le moi et le monde sont des ré-alités fictives, construites, essentiellement plastiques .

La dimension de l'ego et du monde comme fleuve, comme flux, comme positions structurales en mouvement, ensemble mouvant de lignes de forces, de crêtes et d'abîmes est le fondement de la recherche du logos commun d'Héraclite ou de la pensée de Parménide . Ces deux pensées sont des pôles d'une totalité : l'ego est large illusion, et l'être se manifeste indéfiniment multiforme dans le flux indéfini – mais il est un être, il est un fondement solide . La roue des mondes a un axe, un pôle, celui qui ordonne tout ; et se placer en son lieu est se placer au cœur de toutes les perspectives, et ainsi être délivré de tout vide, de toute vanité, de toute course à l'abîme que suppose des mondes formés de flux illusoires, c'est à dire puissance d'illusion . Mais là où Parménide aspire, comme les sages de l'Inde, à s'asseoir à la table des dieux, au lieu même de l'être, et dans la négation des mondes et de l'ego constitués comme des fleuves, Héraclite embrasse l'éternité dans ces mêmes mondes, dans leur ordre - quant au logos, ce logos éternellement réel– Blake note : l'éternité est amoureuse des productions du temps .

La vie est un cercle : on sort du Suprême, et on retourne vers le Suprême . Unis sont tout et non tout, convergent et divergent, consonant et dissonant; de toutes choses procède l’un et de l'un toutes choses . Parménide de ce fait nie le cercle, et exalte le Suprême ; mais c'est encore un effet de perspective . Pour les puissances qu'évoquent l'œuvre héraclitéenne, Les cycles du temps sont des images de l'éternité ; et le retour, l'éternel retour, fait du cercle une immobilité essentielle – un être puissant . Car je t'aime, ô éternité ! Ainsi le déroulement des anneaux du Serpent du Temps est-il le dévoilement de l'éternité . Ce monde (cet ordre du monde - cosmos), le même pour tous, aucun des dieux, aucun des hommes ne l'a fait, mais toujours il a été, est et sera, feu toujours vivant, allumé selon la mesure, éteint selon la mesure . De ce fait, il est deux voies de retour vers l'être ; l'une qui nie le cercle, et ne vise que le retour ; l'autre qui accepte solennellement le cercle et le flux comme présence de l'éternité – et qui embrasse les illusions de la condition mortelle, de la chair, de la carnation des mondes, ayant connu par bribes l'illumination, l'alliance du temps et de l'éternité . La première des divisions mortelles est la division des sexes . La chair est ainsi une voie de vision, par l'ouverture de la fleur . La puissance du plus Haut désir permet la destruction de l'ego, par violence et par extase . Mais toutes les voies sont comme des fleuves qui se perdent vers l'océan : pour ceux qui sont éveillés il n'y a qu'un seul et même monde (l'Un) .

De même que dévoiler la structuration sémantique d'une œuvre de propagande, et comprendre comment elle parvient à me faire éprouver l'émotion que ses auteurs veulent me faire éprouver est me protéger des effets de cette œuvre; de même la compréhension des cycles du monde et de la perspective de l'homme me protège des illusions des mortels dans le flux même de leur existence . Les meilleurs choisissent un seul bien en échange de tous les autres, la gloire éternelle en échange des choses mortelles .

Nietzsche ne ment pas : En ceci que je considère le monde comme un jeu divin par-delà le bien et le mal, j'ai pour précurseurs la philosophie de Vedanta et Héraclite. (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra)

La voie dont je parle est une voie aussi ancienne que l'Eden . C'est la voie de la main gauche . Elle est le oui absolu aux mondes, la voie de la chair et du sang . Le oui absolu n'est pas un semi oui – cette voie est dure comme l'ascèse, mais de la dureté d'une âpre saveur de la vie . Le haut désir aspire, et le coeur, c'est à dire la pitié envers soi-même, mérite d'être vaincue . Il y a un retournement dialectique : le oui au cercle du Serviteur de la roue est une acceptation de l'étrangement originaire, comme signe de l'être, car l'être fonde cette séparation de l'être, de même que le centre immobile de la roue garantit la consistance éternelle de son mouvement - ainsi aimer la révolte, qui est cette séparation d'avec le Principe, aimer l'orgueil métaphysique, est la consistance de ce oui, sa gravité et sa profondeur . Aimant cette gravité et cette profondeur, au centre du cercle des perspectives des vies humaines, il aimera la Grâce et la Lumière des Lumières sans écarts . Lutter contre le cœur est dur . Car tout ce qu'il veut, on l'achète au prix de l'âme (de la vie ) . Elle est connue du Maître : que votre oui soit oui, que votre non soit non . (...) Que n'est tu froid ou bouillant ! Mais tu es tiède, et parce que tu es tiède, je te vomirais par ma bouche .

Clément d'Alexandrie note quelque part : (…) on laissera avec l'objet de son choix celui qui a préféré le mal...

Vive la mort !

Qu'est ce qu'un Maître ? Ou l'effectivité du Sacre du Printemps .

(In latte . http://flickriver.com/groups/fetishfineart/pool/ )



Qu'est ce qu'un Maître ?

τίσι δὴ μαντεύεται Ἡ. ὁ Ἐφέσιος; νυκτιπόλοις, μάγοις, βάκχοις, λήναις, μύσταις·

Felix coeli porta .

Celui qui, après avoir entendu parler de la virtuosité d'un Maître dans un certain art, en conclut qu'il est hors de sa portée de devenir lui même un Maître, n'est qu'un timoré (...).

Tout le monde affirme que la corruption qui prévaut de nos jours ne pourra nourrir la main d'un Maître. Je ne suis pas d'accord, car de tout temps, les roses, les pivoines, les azalées, les camélias et leurs semblables ont poursuivi invariablement leur évolution pour nous offrir des fleurs de plus en plus belles et raffinées. Cela confirme, s'il le fallait, que la beauté nait de l'affectueuse attention que l'homme porte aux choses. De la même manière, si, ce que peut accomplir la main d'un Maître revêt une aussi grande importance, nul doute que des Maîtres émergeront, même en ces temps controversés.
Hagakure .

Dans une époque comme la nôtre, qu'est ce qu'un Maître ?

Guénon dit qu'il n'existe plus de possibilité vivante d'initiation en Occident, et que sans initiation, la conquête des mondes, le percement de la fleur, est impossible . Il scelle le tombeau de notre esprit .

Le monde des choses serait le seul monde possible – les mondes des anciens sages ne serait plus qu'un souvenir légendaire et illusoire . Il donnerait raison aux desenchanteurs du monde . Mais je veux être un enchanteur, marcher au milieu des forêts primaires de l'âme et de l'esprit .

Guenon à la fois ouvre et scelle . Un homme tel que lui n'agit pas ainsi à la légère .

Le hagakure ouvre le tombeau . Qu'est ce qu'un Maître ? Le langage ontologique de ce monde peut-il exprimer l'essence du Maître ? Et si cette essence ne se peut exprimer, faut-il se taire ?

Le Maître ne peut être pensé sans le disciple, de même que l'amant ne peut être pensé sans l'amante, et l'amande sans l'amandier . Car l'amande porte en sa main close l'implication de l'amandier, et des cycles, des printemps de fleurs, des été de récolte, des hivers – et l'implication de la mort et de la renaissance . De même, les cycles du temps portent l'implication de la mort et de la renaissance .

Mais si le maître humain est l'Ange de la face, l'explication temporelle de l'enroulement spiralé qui serpente dans la graine, ou dans l'œuf de Serpent, le premier analogué, le Maître principiel est lui éternel . Le Maître est une essence, c'est à dire indissolublement une possibilité et la puissance de la réaliser . Ce que je nomme puissance . C'est du Maître, le Verbe, que l'Aigle dit : au commencement était le Verbe – et le commencement est Aube, et bénédiction, et justice .

Le Maître est le nom d'un pôle, le pôle d'une relation . Il est l'initiateur, le centre immobile de la Roue des mondes . Ainsi Jean dit : tout fut par lui . Le Maître est le serviteur de la Roue de l'être . Une relation entre des pôles psychiques, le tissage de l'ensemble de ces liens est à penser dans l'être, indissolublement l'être – conscience – extase . Une relation est un acte, un processus, même impliqué dans l'éternité .

Ainsi, l'analytique des liens qui suscitent les pôles, et qui est comme la forme de ce que la volonté de puissance est matière, est l'analytique d'un processus psychique . Ce qui est le plus élevé n'est pas le plus visible dans ces mots : l'analytique du Maître et du disciple est l'analytique d'une entité psychique unique, indissoluble – dont l'intelligibilité des pôles est de l'ordre de la cause, cause finale de ce processus unique, et cause fonctionnelle des sous-processus qui se réunissent dans l'unité . Par sous-processus, j'entends par exemple le maître comme personne visible, le disciple comme personne visible ; mais l'essence du Pôle n'est pas uniquement dans le maître visible, pas plus que l'enfant engendré n'est que du père ou que de la mère, mais porte la réunion des deux . Le Maître, pas plus que son analogué dans le monde de la manifestation, ne peut être réduit à l'ordre des choses individuelles, ou des hommes individuels . La personne est un masque – non pas rien, mais le signe du Pôle . La marque de son absence .

Le pôle est une direction . Il est le Nord, et l'Orient de l'âme . Étant une direction, il est absent . S'orienter, pour un mortel, signifie : savoir où l'on n'est pas, et savoir dans quelle direction partir – savoir agir ici et maintenant, savoir initier un déplacement . Le nomade est ainsi, par ses déplacements, la figure même de l'initié, déjà dans l'Écriture, par Abraham, Isaac, Jacob - et encore dans la figure du labyrinthe . Dans l'être, s'orienter c'est savoir ce que l'on n'est pas, et donc ce que l'on a puissance d'être – et très essentiellement savoir agir ici et maintenant en vue de la puissance . S'orienter suppose le Haut désir, la nostalgie : car sinon, pourquoi partir, pourquoi désirer un recommencement .

Si l'on garde à l'esprit que l'orientation des longs déplacements est la figure même du voyage de l'âme, que ce soit dans le désert, la forêt obscure, l'au delà des montagnes de l'horizon, où la route de la baleine – je dis bien : que ce soit, car les voyageurs sont frères, et le Seigneur ne distingue pas leurs ombres – alors l'on comprendras l'importance des voyages des astres sur la voute céleste, et ce que signifie aussi le symbole de l'Étoile, que ce soit l'Étoile polaire, l'Étoile de la mer, l'étoile des bergers . Homère était un astronome . Le ciel étoilé, les cycles du Soleil et de la Lune portent l'Orientation et l'Heure, c'est à dire le Temps, le goût vivant de la mort en chaque instant, le destin impliqué et expliqué, et surtout l'orientation à chaque instant, le Kairos .

Si en marchant dans une forêt étendue à perte de vue vous vous êtes trouvé à un carrefour de chemins, vous aurez connu une analogie du Kairos . Le choix d'orientation est là nécessaire – il faut prendre une direction – et destinal – les directions peuvent être maléfiques ou bénéfiques . Et dans le temps, l'homme ne peut revenir sur ses décisions, ne peut racheter ses fautes et ses crimes que par les plus grands efforts, ou jamais . Ainsi le monde est parti vers la guerre, et ne peut faire renaître les morts des grandes guerres .

La liberté de l'homme n'est pas un état qui s'attache à lui comme sa peau ; la liberté de l'homme naît des moments, de la respiration des mondes . Au jour du Kairos, de la possession de la puissance et d'ouverture des possibles, l'homme fait des choix, les sociétés humaines font des choix, prennent des décisions ; puis il subit, elles subissent, parfois définitivement, le poids de leurs propres choix . L'homme faible a des marges infimes à son destin – ce que les poètes celtes chantent souvent avec une nostalgie douce-amère . L'homme puissant renouvelle les mondes pour retrouver indéfiniment la puissance . Nous désirons la puissance, le renouvellement, le printemps – et le monde moderne est vieux, dans l'inertie serve des anciennes décisions d'hommes puissants .

Le monde moderne est serf, et si vieux qu'il devient sensible à la plupart des hommes qu'il est mortel – qu'il va mourir . Et que, comme les vieux venimeux qui n'ont rien appris, mais se sont emparés du pouvoir, il peut sacrifier toutes les promesses des mondes à venir pour vivre quelques vaines années de plus - il peut annoncer le massacre pour ses serviteurs révoltés, il peut se baigner dans le sang des adolescentes pour rajeunir, il peut habiter seul une demeure immense et laisser des enfants sans toit, il peut dévorer à se rendre malade en laissant ses fils dans la pauvreté . Et ce, en Orient comme en Occident . La jeunesse d'un masque du Système ne rend pas le Système jeune pour autant . Voyez Gorbatchev, jeune à la tête d'un Empire frappé de sénilité .

Dans les époques où le vieillissement prend le pas sur les puissances de renouvellement, l'homme sage est celui qui suscite le destin et sait être présent à l'éclat aveuglant du Kairos . L'homme sage est celui qui se rebelle contre l'instrumentalisation des mondes, de l'Univers même, pour maintenir une domination sénile, et destructrice . L'homme sage veut le recours aux forêts, aux étoiles, et recherche des sources d'eau célestes, les sources de l'Éden, sur la Terre . Comment jouir à nouveau du monde, comment vivre à nouveau dans la splendeur des mondes ? Les textes, les images, les vies des anciens mondes attestent d'un tel savoir . Mais pour cela un Maître est nécessaire . Car ceux qui sans maître, tentent de retrouver se savoir, errent dans des bras morts du monde moderne, et bloom sans réalités, deviennent ombres de bloom . Et de maîtres, il n'y en a pas . C'est pourquoi le moment est venu de faire retour sur cette question, comme penseur capable ruminer .

Qu'est ce qu'un Maître ?

Le Maître est l'Orient, et le Pôle d'un tissage de liens . L'enjeu de cette pensée peut être éclairci ainsi : le Pôle, le Maître n'est pas la personne humaine individuelle du maître ; et ainsi le Pôle peut renaître dans les cycles de la manifestation même au milieu des ténèbres, et de personnes n'ayant pas reçu la totalité de la grâce . Une personne ou une organisation d'hommes peut tisser à nouveau des voies vers la rosée céleste .

Maintenant revenons au Maître, comme Pôle .

La via negativa peut être le commencement, justice et bénédiction, d'une parole sur le Maître . Le Maître n'est pas un homme qui règne sur les autres, un être de puissance terrestre . Le maître ne mérite d'être Maître que parce qu'il sait qu'il n'est rien .

Il est pour le disciple la porte du ciel, l'échelle sainte . Mais lui-même n'est rien ; il n'est feu que par l'extinction de l'ego dans la puissance . C'est la leçon de la mort d'Empédocle, Maître incontesté, qui se jeta dans un volcan . Le maître est quelque chose en ce qu'il a accédé à un état non – personnel, supra personnel ; il n'est plus complètement une personne . Ainsi nous devons suivre le logos commun, et cependant la plupart vivent comme s’ils avaient une sagesse à eux . Le Maître n'a pas de sagesse à lui . Le sagesse n'est pas une chose appropriable, elle est cet insaisissable qui nous possède . De ce fait, le maître possède l'autorité, d'autant plus qu'il est moins, qu'il est libéré de lui-même .

Le Maître est ce qu'est le disciple . Le disciple doit être, et le Maître s'effacer . Il faut qu'il augmente et que moi, je diminue . Le modèle symbolique peut être la relation du Soleil et de la Lune, de Jean Baptiste et de Jésus . Le Maître dont je veux parler est issu de la vigne commune, mais porte le masque étrange et la figure du Sage trika : écoute bien cet avertissement . Pour qui prophétise Héraclite d'Éphèse ? Pour les Rôdeurs dans la nuit (νυκτιπόλοις): les mages (μάγοις), les bacchants (βάκχοις), les lènes (λήναις), les mystes (μύσταις) .

Le Maître n'est pas le maître terrestre, qui ne domine que pour tirer profit, de richesses matérielles, ou jouissance du corps . Il domine sévèrement par moments, lie pour se lier, et libère pour se libérer . L'œuvre du Maître réside dans les polarités que développent ses manifestations, dans la réalité des mondes qui se déploient à travers les polarités qu'évoquent ses mots, ses signes, ses symboles - et des flux de pensée qui spiralent et tissent, entre les pôles qui prennent la figure du maître et du disciple humains .

Le sens symbolique du Shibari est aussi cela : le liage indéfini du corps est un signe de la liberté de l'esprit . La dissociation entre le corps et l'esprit est alors recherchée comme une fin . Autre interprétation, le liage relève d'un art comparable au bonzaï : il s'agit de soumettre entièrement l'ego à la volonté du Maître, d'apprendre un abandon total . Mais cet abandon est aussi la victoire la plus haute, le triomphe du disciple .

Les métamorphoses sont des morts ; et il faut accepter la mort, sans pouvoir construire la moindre représentation droite de l'état, c'est à dire du monde qui peut être atteint . Pour les âmes (ψυχῇσιν), la mort (θάνατος) est de devenir (γενέσθαι) eau (ὕδωρ) ; pour l’eau (ὕδατι), la mort (θάνατος) est de devenir (γενέσθαι) terre (γῆν) ; mais de (ἐκ) la terre (γῆς) vient (γίνεται) l’eau (ὕδωρ), de (ἐξ) l’eau (ὕδατος) vient l’âme (ψυχή). Nuits obscures, ténèbres, angoisse irrépressible sont la règle de l'œuvre au noir . Celui qui veut se tourner vers l'Orient, vers le pôle, est comme l'aiguille de magnésie de la boussole, il peut passer par une état d'abandon, de déréliction totale, parcourir les neuf cercles de l'Enfer, la Haute terreur et la Haute douleur . La confiance dans le maître est ce qui apaise la peur, permet l'espoir - Si on n'espère pas, on ne trouvera pas l'inespéré; car on ne peut le chercher, il n'est pas de voie vers lui - et l'abandon total à sa puissance est un exercice d'initiation . Car le Maître peut avoir à être cruel, à faire le geste de frapper à mort – béni soit celui qui meurt par ta main, disent les Indiens . Tel fut le sort du Maître des évangiles .

Il n'y a maître que parce qu'il y a disciple . C'est le désir du disciple qui suscite le Maître . Le disciple désire le Maître comme un objet extérieur, et le travail consiste aussi à ce que ce désir devienne spirale orientée vers l'intérieur, que le disciple trouve en lui son Orient, toujours déjà présent . Tu ne trouveras pas les limites de l'âme, par aucune Voie . Le disciple ne peut susciter le Maître que parce qu'il a toujours déjà son image en lui ; et de même, le Maître ne peut être Maître que parce qu'il a toujours en lui l'image du disciple, et donc sa propre image comme Maître, à l'infini .

Cette polarité en abîmes qui se répercutent, qui résonnent, est analogue à la polarité des sexes dans le lien d'exception lié à l'amour . Les rôles du Maître et du disciple ne sont pas des possessions, et encore moins la possession de l'un des pôles d'une relation multiple d'entités de divers mondes – de ce fait, ces rôles connaissent une rotation analogue à l'orbe des astres . Les pôles sont des abîmes insaisissables, et les êtres humains sont comme des planètes en rotation autour de tels soleils . Le titre le plus haut du sage est analogue dans les diverses traditions, du Chakra-vartin de l'Inde, à Mog Ruiz le Druide : le serviteur de la Roue . Non la roue, et encore moins son axe, ou pôle, mais seulement le serviteur de celle-ci . Le sage peut ainsi filer, tel Gandhi .

Celui qui a commencé comme disciple donne de la puissance au Maître, comme un Maître à son disciple ; leurs puits d'angoisse s'annulent, et ils se donnent réciproquement l'euphorie ; celui qui a commencé comme Maître reçoit du disciple grâce sur grâce .

Le Maître peut être, selon le vocabulaire de l'Inde, guru ou upguru . Guru, si la conscience d'être Maître et d'être disciple est partagée ; upguru, si une personne ou un signe joue un rôle dans la forêt obscure de la vie, sans qu'il y ait de conscience explicite, réciproque de cette entité qu'est le lien d'efficience hyperphysique . Chez les fidèles d'amour, l'aimée, ou l'aimé, peut être upguru, ou guru ; mais le premier cas est le plus fréquent, ce qui semble certain chez Pétrarque . A savoir, que la discipline d'amour est élévation, sans que la recherche de la sagesse ne soit clairement connue au commencement – elle accède progressivement à la conscience . Un astre, un végétal, un animal, un fantôme, un génie de lieu, une force psychique errante peuvent être upguru . Il est des lieux sacrés, des bois sacrés, des montagnes magiques – des lieux propices au rêves prophétiques .

Le contact peut se manifester d'une indéfinité de modes . Il peut être instantané et résonner indéfiniment ; il peut être une imprégnation continue . Il peut être sans cesse renaissant, produire un cycle spiralé d'approfondissement . Il peut se produire à travers des processus symboliques, physiques, verbaux . Un baiser, un entrelacement des corps, un coup, un regard porté, un enseignement oral, un travail commun, un rêve, toute différence dans l'Un est possible . Le Maître peut être dans le monde du disciple, ou d'un autre monde monde, être Khezr, comme chez Ibn Arabi, être Melkitsedeq, être Ange ; lointain, ou proche ; ancien, ou contemporain . C'est aussi pour cette raison que s'est développé le culte des reliques, qui véhiculent des influences spirituelles des saints, c'est à dire des personnes ayant des puissances spirituelles . L'implication du Maître et du disciple est toujours déjà présente, étant essentielle – avant que Moïse fut, je suis – et cette implication est impliquée en cascades dans tous les mondes où peuvent se répercuter les états multiples du Maître et du disciple, selon une spirale indéfinie qui en puissance peut faire indéfiniment retour dans chaque monde .

L'implication du Maître et du disciple étant toujours déjà présente, l'oubli de l'un des pôles par l'autre est synonyme de perte, d'égarement – au milieu du chemin de notre vie, je me retrouvais dans une forêt obscure, car la voie droite était perdue . Le Cantique dit : je cherche mon amour, et je ne le trouve pas . Très souvent le disciple cherche, et le Maître cherche aussi, mais ils sont toujours déjà présents l'un à l'autre – c'est la recherche elle-même qui est alors la grande illusion, l'incapacité à voir l'immédiat, la déformation du Haut désir en amour du lointain physique, en imagination de parcours terrestres et de distances infinies . Mais aussi, il arrive que les êtres humains qui se reconnaissent soient réellement séparés par les mondes humains, par les pays, par les familles, par le temps – l'un est un vieillard, et l'autre un enfant, l'un est troubadour errant quand l'autre est princesse, l'un est Tristan et l'autre Iseult, ou encore Lancelot, fidèle et si proche du Roi, et l'autre Guenièvre, femme de cet Arthur .

L'implication est la Loi, et la réalisation de l'implication est le destin, la manifestation même de la volonté de puissance . Crowley dit avec vérité, dans le Livre de la Loi : do what thou wilt shall be the whole of the law – c'est à dire, fait la volonté de ton être est le tout de la Loi . Autrement dit, l'implication des destins est souveraine sur toute loi humaine, est la manifestation puissante de la souveraineté dans le monde . Roméo et Juliette ne sont pas condamnés authentiquement par l'ordre corrompu de Florence, mais bien au contraire accusent pour qui sait voir la cruauté et le mensonge du règne temporel des familles déchirées . Tristan et Iseult accusent l'ordre royal, avec raison, puisque Marc a des oreilles de cheval, et que l'Ermite, figure du Saint, les accueille avec faveur, tout en les avertissant que pour survivre ils doivent condescendre à respecter les institutions en apparence, ce qu'ils font . Celui qui affronte les Cités pour vivre de manière effective l'explication de l'implication des destins, qu'il soit Maître ou amant, ne cherche ni ne désire la mort, au contraire de ce qu'affirme ce maître fourbe qu'est Rougemont ; il ne désire que vivre et respirer à hauteur des astres dans un monde qui ne peut le supporter, dans un peuple d'homme issu de la race maudite de Caïn . C'est parce qu'il ne veut pas occulter la bénédiction qu'il peut perdre la vie par la main des hommes qui rampent – et nullement parce qu'il désire la mort, mais par haut désir du Soleil invaincu .

Tristan et Iseult comme archétype sont un signe, au même titre que le Prophète, mais d'une lisibilité apparente moindre . Entendant sans comprendre, ils sont comme des sourds. Cette parole témoigne à leur sujet, que présents ils sont absents.

Avec l'approfondissement de la partie descendante du Cycle, les hommes, les signes sont de plus en plus nombreux et de moins en moins visibles, et surtout intelligibles . Les lignées stables et sûres qui se transmettent le sang, la vie, c'est à dire l'influence spirituelle incontestable, se mêlent dans la plus grande confusion aux manifestations chaotiques du vide envahissant .

Il n'existe plus de Maîtres incontestables en Occident . C'est le désir du disciple qui doit en quelque sorte produire avec puissance la puissance du Maître . Le Maître qui suscite la plus grande puissance de désir porte l'égrégore de ces puissances . Plus le Maître a porté haut son rôle, plus grande est sa puissance de Maître ; puissance qu'il ne peut mettre en usage pour d'autres fins . Des formes démoniaques d'analogies du charisme d'un Maître authentique sont cependant parfaitement documentées, ainsi le charisme indubitable dans ses effets d'un Charles Manson .

Le Maître tantrika est ce qui m'importe, étant la figure la plus basse et la plus vivante au présent cycle . Le Maître tantrika véhicule des influences mêlées, étranges, nocturnes, des puissances d'abîmes, des égrégores de mort . Pourtant, il serait plus juste de dire justement pour cette raison, le tantrika est la forme de voie la plus propre à l'âge de Fer .

La raison en est que les puissances obscures s'involuent en puissance de lumière dans l'œuvre . Une lumière obscure erre dans les ténèbres, et les ténèbres baignent les mondes de lumières – le nom du Prince des ténèbres est Lucifer, porteur de Lumière ; et la Lumière du Verbe est venue dans les ténèbres . Il faut savoir que la guerre est liaison, union, que la justice est lutte, que toutes choses se produisent conformément à la lutte .

La lumières et les ténèbres s'entrelacent dans le Tohu et Bohu au commencement ; et l'analogie est dans l'âme . Le Verbe sépare la Lumière des ténèbres ; la lumière naît ainsi analogiquement dans l'âme, et le Maître est l'analogie du Verbe . Le commencement est justice, bénédiction, aube . Mais aussi, à travers l'Eden, découverte du bien et du mal, séparation du mâle et de la femelle, extase, amplitude et exaltation, et enfin exil, douleur, souffrance à fendre les pierres, souffrance aussi puissante que la racine qui s'insinue dans les failles de la roche, aussi torse et perçante que le Serpent .

Le désir indéfini naît de la séparation . Le désir est originairement un, et désir d'assimilation et de réunion . L'assimilation est la destruction d'un pôle au profit d'un autre, et c'est cette forme du désir que privilégie le lien d'exploitation du Système – l'exploiteur assimile la production de l'exploité à son profit . La réunion est la destruction provisoire ou définitive des pôles vers une unité sursumée, vers une involution, vers d'autres figures de l'identité de l'ego . L'assimilation est une forme égotique, impuissante, du lien basé sur le désir . Dans la Science, l'assimilation donne la figure de l'érudit impuissant, celui qui sait tout, mais ne peut rien, la graine qui a trouvé un sol stérile .

Le désir est une avidité originaire, une puissance avec ses deux faces de création et de destruction . La face de création est visible dans le travail d'Abel ; la destruction dans le meurtre d'Abel . Le désir puissant est une marque de puissance et donc de destruction ; un monde vieillissant peut soit l'enfermer dans les ténèbres, pour le maîtriser, soit l'instrumentaliser vers la destruction, la guerre, le meurtre . Le crime de Caïn est proche du crime d'Onan, qui jette la semence, le germe des mondes, comme le sang de son frère, dans la poussière . Mais la destruction elle même peut être involuée en création, quand elle devient puissance d'initiation, de recommencement - et donc justice et bénédiction .

Le désir le plus puissant, qui passe par la réunion, non sans part d'ombre d'assimilation, que figure le vampire – est le désir sexuel . Dans ce désir, aspiré par le Haut désir dans l'œuvre du Maître, le désir avide du Loup est la figure du désir sexuel, de l'arme que figure aussi la pointe de l'épée, analogue à la tête armée du Serpent . Le Serpent perçant les fleurs de l'âme est cette figure de la destruction que représente la pénétration répétée, et aussi un délice de souveraineté . C'est l'arme qui donne la mort qui aussi donne la vie - Le nom de la flèche est vie, son œuvre est mort - la croix en est aussi un témoignage . L'exaltation extrême du désir est océan du désir, et éveil des ténèbres de la destruction, éveil du feu qui s'élève à travers les colonnes de l'être . Le désir d'union et d'assimilation qu'exalte la polarité sexuelle peut être la puissance explosive qui balaie les limites du mental – le maître et le disciple cherchant alors une destruction de leurs polarités pour atteindre la figure éternelle du Maître .

Le sang, et le sacrifice sont la teinture indicible du lien, teinture pourpre toujours déjà présente comme une menace et comme une promesse . Le Maître désire le disciple, et le disciple désire le Maître ; ou du moins, le Maître désire désirer le disciple, et le disciple désire désirer le Maître . Le désir est une puissance de dépassement, de débordement des limites de la personne ; le désir peut être ce qui passe à travers le moi, une puissance – je parle de ceux dont le désir est de feu . Pour se réaliser dans un état, une entité doit avoir réalisé l'état intégral de son état, y compris les puissances descendantes - La route qui monte et qui descend est une seule et la même- c'est l'analogie des cycles des âges dans le microcosme, qui parcourt à chaque instant des aubes et des crépuscules infimes vers l'infini . Dans le cycle des polarités et du désir dans le miroir, le désir ne cesse de s'exalter dans un cycle ascendant, et aucune norme de peut être posée - Pour Dieu toutes choses sont belles, bonnes et justes. Les hommes conçoivent les unes comme injustes les autres comme justes– le cycle s'enroule par delà le bien et le mal . Abhinavagupta note que les traités...proscrivent toute règle (...)

Chaque instant est puissance d'éternité et puissance du déroulement des âges - un enroulement des puissances de l'âge d'Or à l'âge de Fer, et le déroulement de l'image du Serpent, de l'âge d'or effectif dans son explication à l'âge de Fer effectif dans son explication, à l'image des tentacules indéfinis du Kraken . L'origine et l'achèvement sont réunis dans la circonférence du cercle . L'instant n'est pas un point, mais un enroulement indéfini de spires ; de ce fait chaque instant peut être vécu en dormant, comme du temps de cendre, ou être puissance indéfinie d'intensité de vie . Les autres hommes ne savent pas ce qu'ils font étant éveillés, de même qu'ils ne savent plus ce qu'ils ont fait [en rêve] dans leur sommeil.

Entre maître et disciple il entre un désir en miroir sur le plan des eaux et du sang, désir de cruauté et de ténèbres, une part d'ombre dans leur lien . Le sang est en effet l'autre nom du souffle, de l'influence spirituelle impliquée dans le coeur ignée de l'homme individuel . Aussi chacun désire le souffle et le sang de l'autre au puits de ses lèvres .

Les puissances destructrices qui ont frappé le disciple, dans les cycles de ses états, sont par intermittence le masque du Maître aux yeux du disciple, et ainsi ce dernier peut revivre la jouissance de la destruction, soit donnée, soit reçue . Le Maître peut revivre la saveur amère du désir de reconnaissance de Caïn, et désirer tuer le disciple qui lui apparaît béni par Dieu . De même, la volonté de puissance du Maître, son désir de ténèbres, peuvent être dévoilés au disciple, sans que celui-ci ne soit un miroir qui renvoie le mal, ce qu'est une parade ou un bouclier, mais qui soit une figure de l'esquive, et ainsi peut l'évacuer en spirale, le transmuter . Ainsi le disciple est-il passif comme réceptacle de sagesse, de rosée céleste, et actif comme puissance de rédemption du Maître, qui erre vers les rives de l'Enfer . Ainsi le disciple protège-t-il le Maître de lui-même, et ainsi devient-il le Maître du Maître dans l'intensité brulante des épreuves partagées .

Le maître s'affirme comme maître dans le lien, et le disciple s'affirme et se nie comme disciple - et ils sont une seule entité psychique .

Le lien du Maître et du disciple est comme l'amour, entrelacement de feu, et guerre . Ce qui est contraire (τὸ ἀντίξουν) se lie (συμφέρον) ; de (ἐκ) ce qui diffère (τῶν διαφερόντων) naît la plus belle (καλλίστην) harmonie (ἁρμονίαν), et (καὶ) c’est à travers la polarité (κατ᾽ ἔριν) qui générée (γίνεσθαι) la totalité . (πάντα) . Dans l'entrelacement, chaque pôle se livre inconditionnellement, donne à l'autre une puissance indéfinie sur lui, une puissance souveraine de Vie et de Mort – et ainsi leur entrelacement est aussi l'entrelacement des puissances de la Vie dans sa forme la plus haute, qui est le Haut désir, et de la Destruction, du Temps comme terme et maturité des créatures – ou encore de la Guerre, lutte indéfinie des polarités du monde, analogie de la guerre dans le Ciel . C'est ainsi que le lien peut être une figure de la sphère repentir, retour, réintégration des pôles.

Le degré de cruauté -le degré maximal du présent état de chaque pôle - que chacun peut manifester de manière contrôlée, à savoir sans briser le rapport des polarités - dans le lien est une clef du tantrisme, ce que les passages terribles de la Baghavat Gitâ manifestent à qui sait voir . En contemplant tes dents effroyables et ta face semblable aux flammes consumantes de la mort, je ne puis voir ni le ciel ni la terre ; je ne trouve pas de paix : aie pitié de moi, ô Seigneur des Dieux, Esprit de l'univers ! (...) ces hommes,(...) semblent se précipiter impétueusement d'eux-mêmes dans tes bouches effroyables armées de crocs ; j'en vois qui sont saisis entre tes dents, la tête broyée . Tels des essaims d'insectes entraînés par un mouvement irrésistible trouvent la mort dans le feu, ainsi ces êtres se précipitent éperdument dans tes bouches pour leur propre destruction. Tu enveloppes et engloutis toutes ces créatures de toutes parts, les léchant de tes lèvres en flammes ; remplissant l'univers de ta splendeur, tes rayons perçants brulent, ô Vishnou !

Ainsi le Maître est-il force de sincérité et de vérité, et ne détourne pas le regard face aux pires visions . Aussi le Maître est un abîme indéfini qui perçoit, et reçoit, ce qui peut être une terrible expérience, les violences les plus atroces reçues par le disciple . La grâce des larmes est alors une nécessité de survie pour le Maître, car la vision et la sensation de la terreur vécue, de l'humiliation, de l'infinie tristesse portées par les boucles du temps sur l'être vivant ne peuvent être portées sans être purifiées par les larmes .

Vision et sensation obscures sont les termes justes ; et non seulement par des rêves, mais par la génération d'images qui se présentent comme des signes, des mots, des fantasmes, qui peuvent être dans le plus grand désordre, mais qui s'ordonnent très puissamment quand ils sont livrés au disciple, au point parfois de creuser en lui un sentiment d'abîme . Empédocle dit : Et il y avait parmi eux un homme d'un rare savoir, versé au plus haut point en toute espèce d'œuvres sages, un homme qui avait acquis la plus grande richesse en connaissances ; car lorsqu'il tendait les forces de son esprit, il voyait facilement chacune des choses qui sont en dix, en vingt vies d'hommes . L'ensemble est une expérience violente – et les rôles peuvent être pris dans l'orbe des rôles, s'inverser sans cesse, et ainsi projeter des puissances de ténèbres qui broient le cœur et l'âme des humains pris dans le lien .

Sans larmes, les plongées dans les ténèbres, le poids écrasant du mal sur les épaules risquent d'être le resserrement de mâchoires de fer, destructrice de l'âme qui la reçoit . Ainsi les jours de ténèbres doivent être, comme les jours de joie, des jours de déluges, des jours d'eaux . Ainsi je reste immobile comme un phare sur la mer, qui pleure au dessus des eaux .

Ces phénomènes d'accumulation de la tension de multiples vies humaines, ou égrégores, sont analogues à des orages ; à travers une épaisse ténèbre hurlante, une puissance s'est accumulée par une ascension vertigineuse et le déchirement des polarités ; l'éclair est une décharge, une extase et un pont qui relie les pôles- La foudre est le symbole par excellence de l'extase, de l'énergie divine - la prairie est ensuite lumineuse du soleil, abreuvée par les eaux, et l'arc en ciel figure la pacification des mondes, et l'harmonie retrouvée . Ces orages spirituels sont suivis, comme leur analogué, d'une euphorie retrouvée, et d'un immense amour, lié entre autre à l'ascension de l'âme vers des puissances supra-personnelles, car alors les pôles entrent en fusion et diffusent chaleur et lumière dans leur entrelacement .

L'entrelacement peut être purement spirituel, et être pour autant chargé d'une polarité déchirante tout en excluant les puissances de la chair . Il peut intégrer ces puissances, et la marée débordante, lunaire, du désir de peau, de sexe, et des profonds parfums du corps . Il devient alors une conjonction éclatante de la puissance des sexes, conjonction insaisissable, hors de toute volonté de l'ego, qu'il projette et roule au loin par sa puissance, comme les grandes lames poussent le varech sur les récifs, et les brise, à la façons de fruits débordant de chair et de jus aromatiques . La rareté de telles conjonctions ne doit pas les faire rechercher, ou essayer de les provoquer volontairement . Car leur puissance relève de l'astre, de l'implication de la volonté de puissance, et non de la volonté de l'ego . Assurément, le lien est alors souvent davantage en puissance de bouleverser les mondes des pôles – mais pour autant ce passage de chair ne peut être forcé sans risques – ce qui ne signifie pas que l'esprit de décision et la puissance du désir n' y jouent pas de rôle .

Le passage de la chair signe le passage vers l'extase de la main gauche .

La Voie de la main gauche en pratique, ce sera le sujet de la deuxième partie .

La vérité comme déchirement de la chair de l'âme, écoulement du sang de l'âme .

Métaphysique du Kairos catastrophique, et solaire .

(Old nippon porn)


Rien. De même que dans l'amour cette illusion existe, cette illusion de pouvoir ne jamais oublier. De même, j'ai eu l'illusion devant Hiroshima que jamais je n'oublierais, de même que dans l'amour….Comme toi, j'ai essayé de lutter de toutes mes forces contre l'oubli, comme toi j'ai oublié …Comme toi j'ai désiré avoir l'inconsolable mémoire, une mémoire d'ombre, de pierre. J'ai lutté pour mon compte, de toutes mes forces, chaque jour, contre l'horreur de ne plus comprendre du tout le pourquoi de ce souvenir. Comme toi, j'ai oublié. Pourquoi nier l'évidente nécessité de la mémoire ? Écoute - moi, je sais encore : ça recommencera 200 000 morts, 80 000 blessés en 9 secondes, ces chiffres sont officiels, ça recommencera. Il y aura 10 00 degrés sur la terre, 1000 soleils dira-t-on.
Hiroshima mon Amour
- texte de Marguerite Duras .

Témoignage :

Et vous avez décidé d'écrire sur ce sujet ? D'écrire sur cela ? Pourtant je ne voudrais pas que l'on sache ce que je ressens...ce que j'ai éprouvé là bas...mais d'un autre côté, j'ai envie de m'ouvrir, de raconter tout jusqu'à la fin . Et néanmoins, je sens que cela va me mettre à nu et je ne le veux pas .

Chez Tolstoï, Pierre Bezoukov est tellement bouleversé par la guerre qu'il avait le sentiment d'avoir changé à tout jamais, tout comme le monde qui l'entourait . Mais le temps passant, il a fini par se dire "je vais continuer à tancer mon cocher ; je ronchonner, comme avant ." Alors pourquoi les gens se souviennent-ils ? Pour rétablir la vérité ? La justice ? Se libérer et oublier ? Parce qu'ils comprennent qu'ils ont participé à un évènement hors du commun ? Cherchent-ils à se réfugier dans le passé ? Mais les souvenirs sont fragiles, éphémères, ils ne forment pas un savoir exact, mais plutôt ce que l'homme devine sur lui-même . Ce ne sont pas encore des connaissances, seulement des émotions .

Mon sentiment...je me suis tourmenté, j'ai fouillé dans ma mémoire et je me suis souvenu...

Je me suis souvenu de la chose la plus horrible qui me soit arrivé pendant mon enfance...la guerre...

Je me souviens d'avoir joué, gamin, au papa et à la maman : nous déshabillions les bébés - les premiers enfants nés après la guerre - et nous les couchions les uns sur les autres...tout le village savait tout sur eux, les mots qu'ils avaient appris, le moment où ils avaient fait leurs premiers pas, parce que les enfants avaient été oubliés pendant la guerre (...)

J'ai aussi vu une femme se tuer elle même, dans les buissons, près de la rivière . Elle se fracassait la tête avec une brique . Elle était enceinte d'un supplétif des allemands, que tout le village haïssait... (...) je me souviens de mon père fusillé, que l'on emmenait dans un pull tricoté par ma mère (...) on se battait dans les alentours . Des cadavres d'hommes et de chevaux gisaient dans les rues .

Ces souvenirs me semblent tellement lourds que je n'en ai jamais parlé à personne ...

Je percevais alors la mort de la même manière que la naissance . La délivrance du veau ou des chatons provoquait en moi des sentiments similaires à ceux ressentis lors du suicide de la femme dans les buissons...j'en ignore la raison, mais cela me semblait la même chose...la naissance et la mort .

Depuis mon enfance, je me souviens de l'odeur du cochon que l'on tue . Il s'en faut de peu de choses pour que j'y retourne, que j'y tombe...Dans le cauchemar... Dans l'horreur...J'y vole .

Je me souviens des femmes qui nous emmenaient aux bains, quand nous étions petits . Les parties génitales de toutes ces femmes, y compris ma mère, tombaient (nous le comprenions déjà) et elles se bandaient le vagin pour les maintenir . J'ai vu cela . Les parties génitales tombaient à cause du travail trop lourd . Il n'y avait pas d'hommes . (...) Et il n'y avait pas de chevaux non plus . Les femmes étaient contraintes de tirer elles même les charrues . (...)

Devenu adulte, lorsque j'avais des rapports avec des femmes, je me souvenais de tout ce que j'avais vu aux bains...

Je voulais oublier . Tout oublier...je pensais avoir déjà vécu les choses les plus horribles...la guerre...

Et puis j'ai visité la zone de Tchernobyl . Je m'y suis rendu à plusieurs reprises...Et là, j'ai compris que je n'étais pas protégé . Je suis en passe de me détruire . Mon passé ne me protège plus, là bas .

Piotr S, psychologue, in La Supplication de Svetlana Alexievitch .


Les premiers jours, c’était un véritable désarroi, car les références au passé n’étaient d’aucun secours. Notre connaissance de l’horreur, c’est bien sûr la guerre. Et là, tout était en fleur, les plantes continuaient à pousser, les oiseaux continuaient à voler, et pourtant l’homme se rendait compte que la mort était partout : invisible, inaudible. Il se rendait compte qu’il n’était pas adapté à ce nouveau monde, à ce nouveau visage de la mort, à ce nouveau visage du mal. Et ce désarroi était paralysant. Je pense que cette énorme quantité de blindés, d’hélicoptères, ces centaines de milliers de soldats, c’était une défaite totale du passé. La direction soviétique agissait selon la logique du passé : beaucoup de moyens techniques, beaucoup de militaires, mais tous ces grands moyens étaient impuissants. Cette image de guerre, cette culture de guerre du passé s’est effondrée à mes yeux. (Extrait du témoignage de l’écrivain Svetlana Alexievitch, auteur du livre La supplication, in Les silences de Tchernobyl, Autrement, 2004).


Commentaire :

Une catastrophe nucléaire est sans référence au passé, malgré le passé de Tchernobyl . Une catastrophe nucléaire est, de manière aveuglante, la présence du mal au cœur du présent cycle, la manifestation de l'Âge de fer . Elle a cette analogie d'avec le processus industriel d'extermination du III Reich d'être un mal au delà de toute la puissance des mots, des larmes et du cœur .

Les médias sont tétanisés . Ils ne peuvent même pas dire cela . L'énorme machine du Spectacle a des ratés, se retrouve dans l'incertitude, avant de basculer . Spontanément, cette machine montre sa complicité avec les mensonges, les mots de l'Empire, la langue instrumentalisée comme outils de domination du sous système politique et bureau-technocratique . Mais c'est notre capacité de perception même, de compréhension même, qui est atteinte . Le précédent de Tchernobyl a été nié, voilé dans le Système, de même que le Spectacle est en puissance de négation perpétuelle de toutes les horreurs de l'histoire, de même encore que l'âme de l'homme n'est pas faite que pour la vérité, mais aussi pour le mensonge, pour le voilement, pour l'oubli de ce qui tombe comme des rocs au fond de l'âme, au risque d'empoisonner l'esprit .

L'homme est frère du mensonge, au contraire de l'esprit . L'esprit est cette puissance de dévoilement, de déchirement qui apparaît cruel, avide comme les crocs du loup, ou les griffes des fauves . L'esprit ne recule devant aucune souffrance pour saisir la vérité ; et l'homme spirituel, qui s'est exténué lui-même pour laisser vivre le souffle, l'esprit à travers lui comme le Typhon, est celui qui place la lucidité au dessus de tout – et donc est frère ambigu de l'ombre et du mal, qui doivent être aussi proches de lui que le serpent du talon de la femme, s'enroulant sur sa jambe comme un tronc, pour percer la fleur de sa tête en forme de glaive . Le désir de lucidité est celui là même du Diable, comme Lucifer, ou Serpent, scrutant vers l'origine, dont l'analogue humain est le sexe ouvert de la femme .

Le rapport de l'homme à la vérité est un rapport érotique, de désir et de voilement . La puissance qui passe au travers du séducteur métaphysique est celle même de l'éros originaire – vous serez comme des dieux, connaissant le Bien et le Mal .

Quand une information dépasse les cadres de la perception normale de l'homme moyen, elle est violence, elle peut d'abord être niée . La violence, la virulence de la langue prophétique est là . La guerre métaphysique est là . Le porteur de lumière doit être violent pour faire voir la lumière, pour dire simplement : et pourtant cela a eu lieu, cela est .

Les secrets de famille inavouables, qui serpentent dans les arbres généalogiques, révèlent la cruauté de ce rapport à la vérité, et la complicité radicale, l'union entre la puissance des vieux hommes, des derniers hommes, et le mensonge, et la négation de la cruauté intime du monde . Les versions totalitaires du Système illustrent aussi le fonctionnement présent du Système général . La nuit et le brouillard ne recouvrent pas que les déportés, mais la part d'ombre de l'histoire, et la part d'ombre de chaque ego .

La vérité est souvent cruelle, mais elle est la puissance de transformation même, le seul feu alchimique valable . La vérité est voie et vie . Comme le feu détruit, blesse en ouvrant la peau, bouclier du corps, et réchauffe, et éclaire, de même la vérité est destruction de l'ego, chaleur et lumière des lumières . Mais l'ego existe, comme le fleuve et la brume, et mérite d'être pris dans les éboulements de la destruction, par justice, selon l'ordre du temps . Si la vérité libérée de ses chaînes passe, par sa puissance excessive, au travers des défenses de l'ego et des frontières de celui-ci, elle est minimisée au commencement, puis envahit, puis dissout lentement la pensée constituante du moi et du monde - ses conséquences se déroulent en anneaux spiralés, lentement d'abord, puis avec l'ampleur de la puissance, comme l'effondrement d'une falaise .

Et l'effondrement entraîne, fait tourbillonner vers l'abîme, les vivants, leurs ego, leurs histoires et leurs mondes . Analogiquement à la relation d'exception dans le microcosme de l'âme, le temps, figure de la destruction des créatures, se manifeste un instant sans voiles .

Les pensées demeurent d'abord par force dans la normalité, avec des cadres d'habitudes, des actes et des propos accessibles . Puis le temps est suspendu, comme dans l'instant de la mort, où se récapitulent l'ensemble des mondes et des temps . Puis vient alors la réalisation de la promesse des fleurs, la compréhension et l'acceptation de la puissance du lien, de l'Aube d'été, le Kairos .

Le Temps, Verbe et comme Lumière, comme Printemps toujours déjà présent au cœur du monde, peut alors se manifester sur la cendre fertile des mondes passés . Le renouvellement des fleurs, des arbres, des amours et des histoires, images vivantes de l'éternité . Qui, quoi en nous a peur de la fin ? Avons nous peur pour les fleurs, les arbres ? Aimer la vie d'amor fati est ce creusement de l'ego qui l'exténue lui-même comme un torrent de montagne, dans lequel le saumon fait retour à l'origine cycliquement, et fait aimer la vie . Les délices infinis des baisers de l'Aimée . L'éternel retour, dont le cycle solaire est analogué . L'homme meurt, le passé est emporté par les ondes, et non la vie, ce feu qui se renouvelle à l'infini . Cette liqueur est d'une âpre saveur – mais est la seule qui me permette d'exiger jusqu'à la mort d'être à chaque instant sous le soleil exactement – d'être intensément présent, comme dans l'entrelacement du lien d'exception, intensément vivant, du feu de la Vie de la vie .

Le Système touché depuis toujours par le Dragon, lové en son cœur, entrevoyant avec stupéfaction son souffle toujours déjà présent, a nié, minimisé, renvoyé aux ténèbres archaïques, à l'étranger dans la maison, ce mal intense, cette destruction abyssale qu'il porte comme la soif de sang d'un Baal de bronze . Alors, il nie, il nie, il nie . Tout va bien . Tout va très bien ! Hitler ne pensait pas ce qu'il disait, disaient les apôtres de Munich . Staline était le petit père des peuples . Le progrès va résoudre le siècle des menaces, et éviter l'iceberg à notre Titanic ivre, notre monde .

Par exemple ? Il nous faut d'autres sources d'énergie : très bien, mais lesquelles ? Il n'en existe aucune durablement disponible . Abandonner l'électricité, le nucléaire, c'est, un jour, tout abandonner de la mythologie et des réalisations babéliennes du Système . C'est dérouler une liste infinie de conséquences qui touchent aux racines des mondes humains actuels, à la survie même, physique et mentale de grandes masses de peuples . C'est une révolution matérielle, idéologique, spirituelle . Cela ne se fera pas avec les bergers du Système . Cela n'est sans doute pensable que par l'épreuve violente, indescriptible, des limites de la réalité matérielle, car le Système est absolument prêt à sacrifier l'âme et l'esprit pour survivre – survivre, même vide de toute vie véritablement humaine, même en compressant l'humanité vers l'exténuation indéfinie, vers l'être-chose organique-mécanique entièrement réduit à l'état de fonction du Système, si cela était possible . Rappelez vous, quand vous entendrez des mots comme l'esprit n'est rien de plus que le produit du fonctionnement du cerveau - le réductionnisme n'est pas une simple position scientifique, il est l'expression fonctionnelle du Système, sa destination et sa fin . Il est également vrai de dire : le fonctionnement du cerveau est, lui, une construction de l'esprit . Mais la coupe n'est pas encore bue jusqu'à la lie .

L'agitation vide des pantins du spectacle se perpétue, mais de plus en plus artificiellement . La plus grande ville du monde industriel, Tokyo, 31 millions d'habitants dans l'agglomération, des mondes, des histoires, des rêves, des trésors de science et de savoir, le cœur du pôle asiatique du Système, pourrait devenir zone interdite pour des siècles . Voilà se qui se joue . Les conséquences d'une telle catastrophe ne sont pas pensables aisément .

Les fondements de la vie humaine sont atteints, comme si un abîme s'ouvrait sous nos pieds, et que nous marchions un instant dans le vide, en personnages dérisoires de Tex Avery - c'est une catastrophe physique, mais aussi métaphysique .

Les liens les plus intimes de l'homme sont atteints . La construction de l'ego, du monde, de ce que les philosophes appellent le sens, le nuage idéologique de l'histoire du Progrès et du Système, sont atteints . Les capacités de résistance et de vie des hommes sont atteintes . Au delà de ces limites se trouve l'inhumain, non l'inhumain supérieur, mais celui de la mort et des cendres .

Vous ne devez pas oublier que ce n'est plus votre mari, l'homme aimé qui se trouve devant vous, mais un objet radioactif avec un fort coefficient de contamination . (...) Prenez vous en main ! (La supplication, 4ème de couverture).

Les hommes passent en objets, et en objets nuisibles - objet en trop, objets à détruire . La destruction qui est le cœur du Système se montre au jour, et tous les soutiens du Systèmes, tous les hommes donc, se voilent les yeux pour ne pas voir .

Nul ne connaît la suite, mais l'histoire est en route .

Un médecin de Pripiat, près de Tchernobyl, déclare : Durant toute notre vie, nous avons cherché des ennemis, à l’intérieur, à l’étranger, mais en fin de compte, l’ennemi, c’était notre système. (in « De la gestion de l’accident à la réhabilitation des conditions de vie, Gilles Hériard-Dubreuil et Henry Ollagnon, in Les silences de Tchernobyl, Ibid.).


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Zinaida Serebriakova