Le réel comme brasier II. L'intensité de la vie.



L'auteur sait la dureté de ses propos et s'en justifie dans le corps du texte par des propos de Nietzsche. Affronter le réel est dur, mais montre que le politiquement correct est un arrière-monde, structurellement analogue à l'ancienne religion, et pire qu'elle. L'homme doit habiter des demeures mais voir le réel.

Mémorial de Blaise Pascal :

L'an de grâce 1654,
Lundi, 23 novembre, jour de saint Clément, pape et martyr, et autres au martyrologe.
Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres,
Depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demi,
FEU.
« DIEU d'Abraham, DIEU d'Isaac, DIEU de Jacob »
non des philosophes et des savants.
Certitude. Certitude. Sentiment. Joie. Paix.
DIEU de Jésus-Christ.
Deum meum et Deum vestrum.
« Ton DIEU sera mon Dieu. »
Oubli du monde et de tout, hormis DIEU.
Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l'Évangile.
Grandeur de l'âme humaine.
« Père juste, le monde ne t'a point connu, mais je t'ai connu. »
Joie, joie, joie, pleurs de joie.
Je m'en suis séparé:
Dereliquerunt me fontem aquae vivae.
« Mon Dieu, me quitterez-vous ? »
Que je n'en sois pas séparé éternellement.
« Cette est la vie éternelle, qu'ils te connaissent seul vrai Dieu, et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. »
Jésus-Christ.
Jésus-Christ.
Je m'en suis séparé; je l'ai fui, renoncé, crucifié.
Que je n'en sois jamais séparé.
Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l'Évangile:
Renonciation totale et douce.
Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur.
Éternellement en joie pour un jour d'exercice sur la terre.
Non obliviscar sermones tuos. Amen.


Ce feu dont il est question, que peut en dire la parole?
Poser l'intensité de la vie est mettre ne question le temps linéaire et l'espace homogène de l'Âge de fer. C'est poser le temps et l'espace tragique du réel, et la question de leur déroulement en anneaux du Serpent, déroulement continu ou discontinu -une question à poser plus tard.

Le choc qui produit l'intensité, ce FEU, a pour analogon l'éclair. Il est porté par le Dieu céleste, porteur de foudre, de marteau, de hache. Elle même est son symbole discret, elle qui foudroie, sépare, brise, fait couler le sang, tue, mais aussi bouleverse, renverse, sculpte, érige, fonde.

L'éclair est produit par un choc de polarités. Plus la polarité est grande plus l'intensité est forte. La tension s'accumule souterrainement, et soudain le volcan explose en un instant, et les mondes sont à jamais transformés. L'intensité est fonction de la puissance, que crée la polarité, et de la résistance, qui l'accumule vers les vertiges.

Plus la polarité est grande, plus l'intensité est forte. Le combat est le père du monde. Le déploiement de puissance crée l'intensité et la fascination. Nous sommes fascinés par l'incendie, le tsunami, par la tempête, l'espace infini comme un abîme de mort. Par le carnassier, par l'homme qui veut nous tuer. Tout ce qui déploie la puissance terrifiante qui peut nous détruire nous fascine. La cruauté totalitaire nous fascine. La cruauté nous fascine. L'intensité est à la mesure du risque. Terrifiés, nous vivons intensément.

Mais la jouissance ne réside pas dans la terreur, du moins dans la nôtre, sinon dans celle des autres. Une première jouissance réside dans l'abri, dans le spectacle de la terreur d'autrui, que vivaient les spectateurs du cirque romain ; regarder sans risque une catastrophe est une jouissance. Les médias qui diffusent des images de catastrophes vendent du plaisir, qu'aussitôt la culpabilité et le nécessaire spectacle de la bonté viennent nier. Ce qui est ici écrit appartient à l'inavouable de l'Âge de fer. Pourtant, tous les hommes courraient-ils pour voir ce qui ne leur cause que, seulement, de la souffrance? Ce qui provoque la souffrance est aussi le savoir de ce qui provoque la jouissance. Ce qui nous peine encore plus, c'est de faire savoir notre cruauté. Cette cruauté que nous imputons sans peine à d'autres, étranger, ou bête sauvage. L'Autre imaginé est notre miroir. Ce que nous haïssons, c'est la vérité. Le monstre est dans l'oeil de celui qui regarde. Ce qui nous fascine est le lac sombre où se reflètent les désirs de l'homme. L'homme est hypocrite et négateur.

Prétendre à la bonté est un mal. Le mal reconnu est sur la voie du retour. « Pecca, pecca fortifer, sed crede fortius » Luther.

De Lautréamont, chant I :

« Il n'était pas menteur, il avouait la vérité et disait qu'il était cruel. Humains, avez-vous entendu? il ose le redire avec cette plume qui tremble! Ainsi donc, il est une puissance plus forte que la volonté... Malédiction! La pierre voudrait se soustraire aux lois de la pesanteur?Impossible. Impossible, si le mal voulait s'allier avec le bien. C'est ce que je disais plus haut(...)

J'ai vu les hommes, à la tête laide et aux yeux terribles enfoncés dans l'orbite obscur, surpasser la dureté du roc, la rigidité de l'acier fondu, la cruauté du requin, l'insolence de la jeunesse, la fureur insensée des criminels, les trahisons de l'hypocrite, les comédiens les plus extraordinaires, la puissance de caractère des prêtres, et les êtres les plus cachés au dehors, les plus froids des mondes et du ciel ; lasser les moralistes à découvrir leur coeur, et faire retomber sur eux la colère implacable d'en haut. Je les ai vus tous à la fois, tantôt, le poing le plus robuste dirigé vers le ciel,comme celui d'un enfant déjà pervers contre sa mère,probablement excités par quelque esprit de l'enfer, les yeux chargés d'un remords cuisant en même temps que haineux, dans un silence glacial, n'oser émettre les méditations vastes et ingrates que recélait leur sein, tant elles étaient pleines d'injustice et d'horreur, et attrister de compassion le Dieu de miséricorde; tantôt, à chaque moment du jour, depuis le commencement de l'enfance jusqu'à la fin de la vieillesse, en répandant des anathèmes incroyables, qui n'avaient pas le sens commun, contre tout ce qui respire, contre eux-mêmes et contre la Providence, prostituer les femmes et les enfants, et déshonorer ainsi les parties du corps consacrées à la pudeur. Alors, les mers soulèvent leurs eaux, engloutissent dans leurs abîmes les planches; les ouragans, les tremblements de terre renversent les maisons ; la peste, les maladies diverses déciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s'en aperçoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour leur conduite sur cette terre ; rarement. Tempêtes, soeurs des ouragans ; firmament bleuâtre, dont je n'admets pas la beauté; mer hypocrite, image de mon coeur; terre, au sein mystérieux; habitants des sphères; univers entier; Dieu, qui l'as créé avec magnificence, c'est toi que j'invoque : montre-moi un homme qui soit bon!... Mais, que ta grâce décuple mes forces naturelles; car, au spectacle de ce monstre,je puis mourir d'étonnement: on meurt à moins. »

La jouissance la plus grande réside dans la maîtrise de la puissance, et donc du risque. Voyez le surf et l'alpinisme. Ce qui est appelé maîtrise est facile à définir avec le concept d'entéléchie. Maîtriser une puissance, c'est la mettre au service de son entéléchie. Le carnassier par l'assimilation transforme un être vivant, porteur d'une entéléchie propre, en matière pour son entéléchie. Le chef politique totalitaire lève les foules pour sa puissance, jusque dans les rêves, pour l'entéléchie qui le porte. Le capitaliste met des milliers de salariés au service de sa fortune, et bien plus de l'entéléchie la plus dominante de l'Âge de fer. L'analogie avec le dévoreur de chair vivante n'est pas gratuite : la maitrise de la puissance est aussi destruction de puissance. Le système est un carnassier pour la chair de l'homme comme pour toute chair.

La jouissance est liée structurellement à la violence et à la destruction, mais aussi à la création. La création est un point de vue sur la violence et la destruction ; la violence et la destruction sont un point de vue sur la création. Ainsi il est juste que l'Art puisse provoquer le scandale.

Les activitées principales et déterminantes de la noblesse étaient la chasse, la guerre et la séduction, domaines où se déploient des dispositifs de puissance, où la violence humaine est libérée pour la jouissance. Ainsi aujourd'hui la puissance mécanique, la puissance financière et politique, la puissance médiatique et séductrice sont-elles recherchées bien au delà de l'utilité. La jouissance du Siècle est le privilège de la Noblesse, lié à l'usage de la force et à l'affrontement de la mort violente, du regard de celui qui veut me tuer, qui doit me tuer ou mourir. L'utilité simple de la vie biologique ne peut expliquer l'essence de l'homme.

Nos libéraux préhistoriens ont longtemps cru que que les quelques centaines de milliers de chasseurs nomades du paléolithiques qu'ils imaginent ignoraient la guerre. En effet, ils n'avaient nul besoin de la guerre pour disposer des ressources utiles à leur mode de vie. Cruelle erreur : il est de plus en plus évident que la guerre était omniprésente quoique irrationnelle selon Pangloss ; les hommes jouissaient de la guerre. La guerre n'était pas une activité utile, mais un besoin, sur plusieurs plans, spirituels, artistiques et sociaux.

L'Âge de fer, libérateur des désirs les plus archaïques, non pas anciens, mais issus des profondeurs océaniques de l'homme, veut par son entéléchie le déploiement toujours plus grand de la puissance matérielle. La Loi n'est plus rien quand le poids de l'entéléchie porte. Cet âge est une époque de guerre, de jouissance, d'esclavage, d'appropriation totale, c'est à dire de soumission totale au désir des choses de ce monde, corps humains, animaux, végétaux compris, appelées alors ressources ; de destruction massive, tant chronique qu'explosive, et de constructions grandiloquentes-aveuglement sur la faiblesse réelle, comme le corps qui explose lors d'un choc à pleine vitesse, lui qui s'était jouit invulnérable. Splendeur, sang et tripes.

Des corps humains traités comme matière première, de manière invisible ou visible. Les images de corps en tas poussées par des machines de travaux publics sont caractéristiques de notre âge. Des pyramides de corps en flamme. Des objets de peau humaine, des sculptures de cadavres. Des corps de femmes mis en vente, soit par le propriétaire légitime dans notre droit, soit par esclavage. Des corps et des fonctions du corps comme spectacle. Des images de corps enchaînés à des machines de production, comme des parties du processus. Des corps maintenus en vie corporelle (dite biologique) dans un réseau de machines. Des corps traités comme des mines ; mines d'organes, de cellules, corps produits pour produire.

C'est l'Âge de fer, et ce n'est pas bon. Non, cela n'est pas bon. Mais ce que nous en condamnons avec de grands airs, avec l'Ethique, comme la prostitution, nous sert à légitimer le reste.

Les dominants de l'Âge de fer, eux mêmes possédés par l'entéléchie du système, ont essentiellement besoin du corps des dominés ; corps de bête de somme sophistiquée, corps dont les besoins nous forcent très efficacement à collaborer. C'est pourquoi nous assistons au grand déni de l'âme et de l'esprit, au rabaissement au corps par la violence, la faim autant que par le désir, le plaisir et l'obésité. Le désir est suscité et réprimé du même mouvement de domination, d'écrasement, de culpabilisation qui rend docile.

Comme la douleur n'est pas souffrance, le plaisir n'est pas jouissance. L'ancienne Église, malgré sa dégradation, qui enseignait la résignation des corps, mais l'espoir de l'âme, était supérieure en dignité à la propagande contemporaine. La domination sur le corps n'était pas la domination totale ; les textes médiévaux le disent explicitement. Le seigneur féodal a pouvoir sur les corps, non sur l'âme et l'esprit. Le monde des choses enserre le corps dans l'angoisse, et nie l'âme et l'esprit pour s'approprier l'homme corps et âme par la violence, la cruauté qui terrifie,fascine, délecte, comme par les liens du plaisir et de l'espoir.

La théorie du progrès est un aspect de ce dispositif systémique de domination et d'asservissement. Elle exhorte à la patience comme autrefois le paradis des faibles, des pauvres et des humiliés et l'enfer des injustes et des méchants. De même que nous avons nôtre Enfer unidimensionnel dans le passé, avec le Nazisme et « les ténèbres des âges barbares », de même nous avons notre paradis unidimensionnel dans l'avenir, où selon un tour de passe passe proche de Patrick Tort, un système basé sur la destruction et l'exploitation des faibles, dans un monde réel où aucune loi ne peut changer, produira d'un seul coup un monde favorable aux victimes présentes, économe en énergie, respectueux du Droit, etc...Autant nos enfers sont-ils très réels, autant notre paradis...allons, mes amis! Sans cesse parmi les anciennes victimes on recrute les nouveaux bourreaux. On brouille les cartes, rien de plus. « C'est blaguer tuer. »

Nous ne courrons vers aucun paradis, car l'homme ne peut trouver la plénitude dans le monde des choses. Dans ce monde le mal n'est pas contingent et expulsable par la bonne volonté. Il est à craindre même que la bonne volonté crée le mal. Q'en commettant des crimes pour réaliser enfin le règne du bien, on précipite l'Enfer...La lucidité à l'Âge de fer est un délice morbide, et Nietzsche avait raison de souhaiter la méchanceté et la cruauté parmi les vertus des penseurs de l'avenir, vertus capables de jeter à terre les illusions qui soutiennent si fortement notre monde mort. Le diable est fertile en ruses, et la plus commune ruse de l'antique serpent est de paraître bon, doux, juste...justifié, même.
« Si donc sa providence cherche à tirer le bien de notre mal, nous devons travailler à pervertir cette fin et à trouver encore dans le bien les moyens du mal. En quoi souvent nous pourrons réussir, de manière peut-être à chagriner l'ennemi et, si je ne me trompe, à détourner ses plus profonds conseils de leur but marqué. » Milton, Paradis perdu, chant I

J'ai parlé de la noblesse, mais il faut parler de la caste sacrée, des hommes vivant du Sacré. Les renoncements de ces hommes ne sont pas des renoncements absolus, ils sont le désir du Tout Puissant, de ce flux qui traverse les roues des mondes, axe infime, impalpable, et FEU, puissance bouleversante. Mais le Tout Puissant ne se plie pas au fin des hommes, c'est la sorcellerie, ou la prière vulgaire. Il exige l'assimilation de l'homme, il est à la fois la maison d'accueil du voyageur et le FEU dévorant : Dieu est le Carnassier par excellence, et ni la violence ni la douleur ne lui sont étrangers dans la perspective de l'homme. C'est cela, le FEU. « Ta bouche est un FEU dévorant ». Les religions atlantéenes, par les sacrifices humains, ont porté visiblement cet aspect de l'Être, en lequel se réunissent touts les contraires. Mais le culte de Kali le connait aussi bien. Et ainsi s'originent les figures de la bouche dévorante de l'Enfer. La tentation est divine. En lui même le Saint affronte le mal. C'est en se reconnaissant pécheur que l'homme éprouve la guerre métaphysique et la rédemption. Le mal est le levier de la grâce.


Ainsi la volonté de puissance dirigée vers les mondes d'en Haut, fait des prêtres, comme Nietzsche le montre si bien, des êtres assoiffés de puissance. J'affirme contre lui que le ressentiment est contingent et naît de l'échec. Ce désir, cette nostalgie, est la force qui comme une vague pousse l'homme sur les grèves des mondes. Ce savoir du désir est la Gnose. Celui qui possède au plus haut cette volonté est le plus radicalement étranger au monde des choses. Et c'est de là que peut naître et croître la pensée la plus radicalement étrangère au système. Seule l'hypothèse que les mondes ne sont rien condamne ce désir. Je ne la fais pas -Lautréamont non plus. L'évoqué accède à l'être.

Que l'accent soit mis davantage sur le plaisir ne peut pas cacher la réalité de la domination brutale qui se dissimule dèrrière la propagande du plaisir.
L'Âge de fer nie la bonté de la volonté de puissance, comme violence, en niant les mondes. Seule la volonté de puissance contrôlée, insérée dans l'entéléchie du système est acceptée, comme dérivation, sous le nom de compétition, concurrence. Les plus hautes puissances de l'homme sont tournées vers l'entéléchie du système. C'est son caractère totalitaire. Le thème du pacte ne peut être ignoré. Notre âge est intimement lié à l'histoire du Diable et de l'Enfer.

« Est-ce ici la région, le sol, le climat, dit alors l'archange perdu, est-ce ici le séjour que nous devons changer contre le Ciel, cette morne obscurité contre cette lumière céleste ? Soit ! puisque celui qui maintenant est souverain peut disposer et décider de ce qui sera justice. Le plus loin de lui est le mieux, de lui qui, égalé en raison, s'est élevé au-dessus de ses égaux par la force. Adieu, champs fortunés où la joie habite pour toujours ! Salut, horreurs ! salut, monde infernal ! Et toi, profond Enfer, reçois ton nouveau possesseur. Il t'apporte un esprit que ne changeront ni le temps ni le lieu. L'esprit est à soi-même sa propre demeure ; il peut faire en soi un Ciel de l'Enfer, un Enfer du Ciel. Qu'importe où je serai, si je suis toujours le même et ce que je dois être, tout, quoique moindre que celui que le tonnerre a fait plus grand ? Ici du moins nous serons libres. Le Tout-Puissant n'a pas bâti ce lieu pour nous l'envier ; il ne voudra pas nous en chasser. Ici nous pourrons régner en sûreté ; et, à mon avis, régner est digne d'ambition, même en Enfer (...) » Milton, chant I.

La révolte du Diable se perpétue jusqu'à la fin du monde. Le Diable veut être la mesure du Bien. Le diable n'est pas étranger à l'homme autant que l'Un.


L'intensité comme choc des pôles

Dans le choc des polarités qui produit la puissance, et l'intensité, il y a rencontre d'une activité et d'une passivité, d'un analogon de la matière et de la forme, du mâle et de la femelle. Vers les mondes d'en haut, c'est l'opposition entre la passivité du mystique et l'activité divine, et l'activité quasi démonique du Tantrika et la passivité de l'Un, tissu des mondes. Car dans le cœur de l'homme comme dans l'Ange Dieu est objet de fascination, de haine comme d'amour.

Être la forme est jouissance- «mieux vaut régner dans l'Enfer que servir dans le Ciel» , être la matière est passion. En nous cohabitent indissolublement jouissance et passion. La jouissance nait de la passion, la passion nait de la jouissance. Jouissance et passion sont des noms subjectifs de la matière et de la forme. L'homme est image du monde, et le monde vit à travers lui. L'homme est mâle et femelle, matière et forme, feu et cendres.

La passion elle même est jouissance, si la matière va vers son entéléchie, qui est de porter la forme, si l'impact est sceau, création, anoblissement. Mais le corps vivant peut être matière, et alors la passion est souffrance, par négation de son entéléchie propre de véhicule de mondes, d'âmes, d'esprits, de destins. La souffrance est au delà de la douleur : elle est asservissement, blessure, destruction, annihilation. L'exploitation est souffrance. L'homme ne peut être utilisé, traité comme un moyen sans souffrance. Faire de l'homme un moyen est irrémissible et banal.

Affronter les plus grandes difficultés, pâtir, est indispensable à la jouissance. « Moult a appris qui beaucoup ahan ».Sans cette résistance des mondes l'amour de Tristan pour Iseult n'aurait pas cette âpre sauvagerie. La résistance et le risque créent l'intensité.

L'interdit crée le risque. Ainsi la transgression est nécessairement objet de désir, jouissance. L'interdit crée en lui même le désir de le transgresser. La drogue doit rester interdite et dangereuse pour être pleinement efficace comme voie d'extase. Le Sacré, la Loi, crée et font désirer la transgression. Le mal est nécessaire dans les mondes comme le péché dans la Loi même. C'est un point puissant de la théologie de Paul de Tarse. Le christianisme interdit était plus que le christianisme obligatoire. Contrairement à tout les fatras philosophique, le mal est structurel et pas contingent. De cette nécessité il est vain d'inférer la bonté du mal, ou aussi légitimement la malice du Bien, comme Sade ou Goethe. Car si le mal devient bon, il n'est plus de polarité et son rôle devient nul. Sade vénère le Bien par le blasphème et la rage contre Dieu qui sont indispensables à sa jouissance. Le diable, le crime fascinent dans l'Âge de fer parce que la jouissance de la transgression fascine. La révolte s'appuie sur la Loi. Ceci aussi n'est pas rationnel au sens des gens du réel.

Les risques du réel, comme la punition légale, ne suffisent pas à faire taire le désir. Le crime ne sera pas extirpé. Ni par la prévention morale, ni par la violence et le spectacle des supplices. Les supplices sont inévitables mais doivent rester aussi discrets, justes et proportionnés que possible, sous peine de flatter la cruauté naturelle des hommes et non de la réprimer. L'Âge de fer est aussi l'âge de "la criminalité". Le criminel n'en est pas moins responsable.

Les risques des voyageurs des mondes supérieurs sont décrits par la mort de Nietzsche, Icare, Prométhée. La transgression est au delà du risque physique. La figure du martyr antique montre cette soif que les pires supplices ne peuvent éteindre.

Souffrance et jouissance sont deux espèces du même genre, des phénomènes secondaires interprétés à travers l'entéléchie propre de l'individu. Un changement d'entéléchie transforme la souffrance en jouissance, ainsi l'esclave qui cultive un champ, et l'esclave libéré devenu propriétaire de ce champ. Dans le mythe communiste, le prolétariat en prenant conscience de son exploitation comme moment nécessaire de l'établissement de la justice, en accepte la nécessité. Voulant être prolétaire, le prolétaire doit aimer son exploitation qu'il hait et combat.

Les douleurs de l'enfantement sont joie et peine, en ce qu'elles sont action et passion liées à une procréation ; en soi elles n'ont rien de spécifiquement liées au sexe féminin dans leur sens.

L'Âge de fer, qui promeut l'anesthésie comme valeur générale, promeut nécessairement le vide, l'absence d'intensité de la vie. L'ennui est une forme particulière de l'Enfer.

Sur la route



J'aimais autrefois rouler la nuit, soit dans les grandes villes, soit dans les routes de montagne.


La route est une image idéalisée du temps. L'avenir est dans le choix indéfini des voies, les silhouettes, les mystères de la nuit, les enseignes, les dealers, les putes. Les maisons éclairées. Autant de mondes, de fleurs de destins, de fresques à faire, de récits à chanter. Les lueurs versicolores passent, comme un navire qui longe une côte éclairée la nuit. L'embrasement de Babylone. Lieux d'ancrages possibles, peut-être mondes, rencontres, embrassements furtifs, croisements d'étoiles. Millions, millions et millions d'hommes.


Dans la lueur discrète de l'arrière, ce qui n'est plus, ce qui est décidé, déjà mort pour moi et qui continue à vivre hors de ma portée. Compté par le rythme des marques blanches qui s'éloignent indéfiniment.


Et une matrice protectrice, les sièges, la chaleur, les lumières du tableau de bord, la radio égrenant des nouvelles. Être dans ce monde noyé de froid, de pluie, de nuit, de dangers fantômatiques, et être en dehors, au chaud, en sécurité, en familiarité, en maîtrise.

Notre monde nous est étranger, et nous sommes étranger à notre maison de naissance. A notre langue aussi.

En montagne, la musique à fond, Wagner comme Speedy J, dans les grands déserts d'hommes : silhouettes d'arbres, lune, yeux phosporescents des bêtes sauvages. Je roulais très vite, professionnellement, toutes vitres ouvertes, yeux écarquillés vers les plaques de neige ou de verglas possibles, longeant les précipices et les falaises. La maitrise de la puissance et le pied de nez à la mort. Quand la mort était trop proche, j'entendais distinctement le chant de la sirène de l'ambulance de la mort. Rien de mensonger : pourquoi raconter cela?

J'entendais ce signal, et je savais que je devais ralentir, souffler lentement, m'arrêter peut être. Parfois malgré ce signe, je devais continuer. Alors il ne cessait de résonner dans ma tête, et je redoublais de concentration en écrasant l'accélérateur.

Dans une vie aseptique, c'est la rencontre du danger, le hurlement des pneus, le fracas des tôles tordues, l'écoulement lent des liquides mécaniques et humains mêlés sur bitume. Le beat s'arrête avec le coeur de l'homme. Au millimètre, à la fraction de seconde.

La maîtrise du temps dans le déplacement. Le flux du temps n'est plus subi, il semble illusoirement maîtrisé par la vitesse. Le temps est au services de mes fins. Le temps n'est pourtant que la face de Kali, la destruction. Car ce qui apparait était en puissance, et ce qui est est une déperdition de la puissance.

Dans la théorie de la relativité, le flux du temps est ralenti par la vitesse. La vitesse surfe sur le monde.

La jouissance de la puissance mécanique doit être dite : elle est un délice de l'Âge de fer.

le réel comme brasier



Le réel est comme le point aveugle du penseur. Comme le montre Hegel au début de la phénoménologie, le réel parait indicible, insaisissable par le langage. L'instant présent pourrait être l'instant crucial, l'instant crucial pourrait être l'instant présent. Mais il n'est possible de le reconnaître qu'au passé. L'illumination, l'alliance de l'instant et de l'éternité. L'instant n'est reconnu crucial qu'intégré dans un récit, une transformation. Sinon il n'est signe de rien. La jouissance est un processus d'illumination et de destruction.

Le réel est un soleil noir, un point aveugle, le négatif pour le langage et le positif sur le corps. Le penseur est écartelé. Il combat le vide dans les ténèbres.

Rien pour la parole, et tout. Il comporte une intensité indéfinie sans extension. Le réel n'est pas la mesure, mais l'intensité l'est. Les couleurs du fer sous l'action de la chaleur en est l'analogon, l'archétype. Nos instants sont ténèbres, mais les ténèbres laissent briller l'Etoile. Les étincelles se détachent sur la nuit du forgeron.

Pour accéder au réel, il faut passer par l'action, la transformation, l'opposition, la guerre générale, et donc le danger, l'affrontement de la destruction, de la mort. C'est pourquoi la guerre fascine et effraie à l'Âge de fer. L'énergie, le dégagement de chaleur est la marque du poids du négatif pour la volonté. La puissance est la capacité d'incarner l'imaginal-objectif. Le fond du désir est la volonté de puissance. L'argent, la guerre, la révolte, la sorcellerie, la parole sacrée, les signes sexuels, la poiésis, l'Art, l'amour sont de ces puissances énormes de réel et de destruction.

Ce sont les fruits âpres qui font la saveur des mondes. Sans eux, la vie est animale, ne rencontre pas la destinée de l'homme. Mais ces fruits de l'arbre portent la mort, et les douleurs de l'enfantement, et la haine métaphysique.

La destinée s'élance entre la folie et la mort.

Les femmes, comme Kali, ont cette puissance, éclatante sur des spécimens commercialisées comme étoiles ou prostituées, ou non. La beauté d'une femme raconte des extases et des bonheurs. Elle porte un feu visible, comme le regard du magicien. Elle est un signe de victoire. Heureux qui peut la déguster sans ressentiment du vaincu.
La parole est sorcellerie et ensorcellement quand la puissance s'évoque dans les signes comme dans une matière.

Énergie, puissance et volonté. La Volonté de Puissance, racine des délices de l'Âge de fer.

La domination du mal à l'age de fer. Note sur la position philosophique de Patrick Tort.




Comme complément de l'article précédent, il me faut citer Patrick Tort, penseur et représentant du Darwinisme, et penseur de gauche, se réclamant de Marx.

Tout d'abord, cet article ne véhicule pas de haine envers P. Tort ; l'auteur même doit beaucoup à deux ouvrages essentiels de cet auteur, publiés chez Aubier : la pensée hiérarchique et l'évolution ; et surtout la raison classificatoire. Ces deux ouvrages, et surtout le dernier, représentent un niveau d'exception de la pensée ; par l'intérêt porté aux rapports entre les tropes et la construction de la vision du monde, il suggère une lointaine parenté avec Vico. Cependant ce texte est une exécution d'une élaboration centrale de la pensée de P. Tort. Mon avis est que l'auteur s'est arrêté à mis pente de la pensée théorique pour rentrer dans l'arène de la lutte idéologique.

La thèse de Patrick Tort, résumée et caricaturée, est issue d'une double contrainte, et d'une double nécessité idéologique :

  • être matérialiste, et donc reconnaître que l'essence du monde est faite d'objets et de rapports de force ; et donc que l'essence de la vie animale est la lutte pour l'existence qui permet la sélection naturelle, et la production des espèces. De même, le matérialisme ne peut justifier une morale transcendante à l'histoire : les jugements du bien et du mal dépendent de la forme historique de la société, comme la science historique le vérifie. En bref, cela oblige à adhérer au monde 2, issu du libéralisme et du nominalisme : le chaos et la force.
  • être moral, en tant que citoyen de gauche ; affirmer avec raison la valeur de la coopération, de la solidarité, ne pas justifier l'exploitation de l'homme par l'homme par l'exemple du carnassier tuant et dévorant ses proies. Bref, ne pas tomber dans une philosophie très ancienne, qui remonte à Calliclès, et plus récemment aux matérialistes du XVIIIème siècle et dont Sade est l'emblème : la destruction du faible pour le profit du fort est la loi de la Nature. Aucun mal ne peut être, seule la victime appelle mal ce qui la piétine et la détruit. L'humilité, c'est le ver de terre qui se rétracte pour éviter les coups, etc.
La thèse de P.Tort est celle d'un retournement dialectique dans l'histoire de l'évolution, que Darwin aurait déjà perçu, dans La descendance de l'Homme. La lutte pour la vie, au départ représentant un avantage sélectif, a laissé place à la coopération et à la solidarité, encore plus avantageuse et sélective, et à la construction humaine de la culture qui aurait donc neutralisé la racine dure et sauvage de l'origine de l'homme. Et donc, ce retournement permet de condamner le darwinisme social comme parodie idéologique de la Science ; je dirais, comme la version libérale de la Science, représentée en Allemagne par Haeckel fin XIXème. Et aussi bien sûr, la version conséquente de l'idéologie de la race et de la sélection qu'est le Nazisme.

Cette thèse est séduisante pour les tenants positivistes des lumières et du marxisme, en ce qu'elle se pare de Science, et permet de conserver la vision du monde matérialiste et la morale laïque. Ces raisons biens solides ne résistent pas à l'examen.

  • Tout d'abord, la motivation de cette thèse n'est pas la compréhension d'un objet, mais le conformisme social : mettre d'accord. Sa valeur scientifique en est déjà douteuse.
  • Le monde, l'ontologie que P.Tort veut conserver n'est qu'une production idéologique ; c'est à tort qu'il lui donne une valeur de vérité excessive. Et cette production est celle de l'idéologie libérale. Cette position épistémologique illustre bien les difficultés de la gauche, qui partage les fondements de l'idéologie libérale mais en refuse moralement les conséquences.
  • Si l'on adhère à la thèse transformiste, la matrice combinatoire idéologique est elle même susceptible de transformation. Or la position est ici conservatrice. Il est illusoire de transformer l'Univers humain de l'Âge de fer avec des aménagements de l'idéologie libérale. S'il y a contradiction et dialectique dans cette histoire, c'est bien davantage dans le monde humain que dans le monde des espèces ; et c'est pourquoi j'ai pu très polémiquement écrire que Darwin avait écrit le Roman de Renart de notre époque du monde.
  • Si donc une pensée ne peut s'accorder harmoniquement à l'Univers, c'est elle qui doit changer ; c'est ce paradigme qu'il faut déconstruire, non réparer. La position de Tort correspond structurellement à celle des astronomes qui multipliaient les sous hypothèses pour sauver le système de Ptolémée.
  • D'un point de vue plus théorique, le retournement dialectique "moraliste"aperçu est purement contingent ; si les circonstances historiques et l'axiologie historique retourne le retournement et pratiquent le meilleur des mondes eugéniste, les partisans de cette thèse n'auront aucun argument. Pourquoi valoriser un retournement et condamner l'autre? N'est ce pas condamner l'histoire? J'affirme solennellement que les constituants de 1789 avaient parfaitement raison de parler des droits naturels, inaliénables et sacrés pour exprimer le caractère ontologique du droit humain, indépendant des contingences historiques. L'entéléchie n'a pas à être justifiée, puisqu'elle justifie et fonde, comme un axiome.
Ainsi la position originale de Patrick Tort n'est-elle qu'une variante du monde 2. Je souhaite que des penseurs de la transformation comprenne que Linné a fait un miroir du monde humain majestueusement hiérarchisé de son temps, comme Darwin a fait une image du monde libéral de son temps. Le véritable problème philosophique est l'antinomie que nous pose sans cesse la pensée commune de l'ordre et du temps : tout ici vient de cette racine. Pas de transformation du réel sans transformation préalable des structures qui invalident l'Imaginaire, sans Entéléchie pour marquer le cap.

Le travail de la pensée touche à la racine amère de l'Âge de fer.

La domination du mal à l'Age de fer. II . L'emboitement des visions du monde : le dévoilement des choses cachées.





Le nazisme est notre Enfer.

Sur le portail de Conques, on voit le jugement dernier, les tortures des damnés, les délicieuses tortures des hommes et des femmes envahis par le désir. Dans la ballade pour prier Notre Dame , Villon chante :

"Femme je suis pauvrette et ancienne,
Qui rien ne sais ; oncques lettre ne lus.
Au moutier vois dont suis paroissienne
Paradis peint, où sont harpes et luths,
Et un enfer où damnés sont boullus
L’un me fait peur, l’autre joie et liesse."

Nous n'avons pas nous dans notre espace public ces représentations. Non, le mal nous est montré sous forme historique, immanente, celle qui convient à notre époque unidimensionnelle, avec les vêtements et les outils modernes. Pourtant ces images d'horreur sont celles même de l'Enfer. Et on nous les montre pour le même usage, pour créer la peur du mal tapi au profond des lacs sombres de nôtre âme, au milieu de nous même, qui peut resurgir et réinscrire ces images dans le réel.

Et avec le même résultat. Nietzsche dit dans Par delà le Bien et le Mal :
"Quand on regarde l'Abîme, l'Abîme regarde au fond de soi". Nous ressentons à la fois l'horreur et la fascination. L'homme possède la capacité de comprendre Satan, et la force de lui pardonner pour se pardonner à lui même. Le gnostique connaît par la connaissance du Serpent.

Il n'est rien qui ne soit Lui.

C'est là l'Abîme qui s'ouvre sous les pas des moralistes, la réalité du plaisir du mal. Virginie Despentes, dans King Kong théorie, montre la force du penseur qui n'a pas pitié de lui-même et pas de convenances. Je reviendrais plus longuement sur ce livre remarquable.

Notre époque est dominée par le mal, et la fascination du mal, par le personnage par exemple de Tony Montana dans Scarface, cité tant par Virginie Despentes que par Gomorra, livre sur le mal s'il en est.

Mais notre époque est dominée par la mise en scène du Bien.

Première vision du monde : la mise en scène du Bien.

Dans ce monde, les hommes sont solidaires, et les gens paumés, avec énergie et sincérité, rachètent les pires injustices. Les villages souriants font des produits authentiques dans une nature préservée, les enfants les produisent avec les grands parents, les tops models visitent les camps de réfugiés africains, les bals de charités à 150000 dollars l'entrée montrent la bonté des riches. Parfois des méchants font des méchancetés, mais ils sont punis par les bons. Le camp de la démocratie lutte contre l'axe du Mal, mais est en train de triompher. Les philosophes médiatiques font à tous des leçons de morale en empochant leurs royalties. Le politiquement correct permet à la moralité humaine les plus grands progrès. Enfin par miracle, dans ce monde, on pratique la discrimination positive envers certains sans qu'il n'y ait discrimination négative pour d'autres : on choisit en gardant ce qu'on n'a pas choisi. Par exemple, si on veut une jeune femme pour un poste, aucun homme ne se porte candidat, ni ne souhaite ce poste.

Le film Erin Brokovitch, avec Julia Roberts, illustre parfaitement cette vison de propagande naïve. Pour reprendre une image médiatique, c'est le monde de Oui-Oui. c'est le monde de Elle. C'est le monde qui a permis bien des carrières.

Deuxième vision du monde : vision impitoyable et sans illusions, lucide, de la lutte de tous contre tous.

Dans ce monde, le premier monde est un spectacle, où la part de vérité n'est là que pour mieux tromper : "le vrai est un moment du faux"(Guy Debord). Le livre cité de Roberto Saviano, Gomorra, en donne le résumé exact :

"Ce ne sont pas les camorristes qui choisissent les affaires, mais les affaires qui choisissent les camorristes. La logique de l'entreprenariat criminel et la vision des parrains sont empreintes d'un ultralibéralisme radical. Les règles sont dictées et imposées par les affaires, par l'obligation de faire du profit et de vaincre la concurrence. Le reste ne compte pas. Le reste n'existe pas. Le pouvoir absolu de vie ou de mort, lancer un produit, conquérir des parts de marché, investir dans des secteurs de pointe : tout a un prix, finir en prison ou mourir. Détenir le pouvoir, dix ans, un an, une heure, peu importe la durée : mais vivre, commander pour de bon, voilà ce qui compte. Vaincre dans l'arène du marché et pouvoir fixer le soleil."

Dans l'article précédent, nous donnons un texte de Ellroy qui résume aussi très bien cette idéologie.

Le porteur de celle-ci se veut lucide : pour réussir, une idéologie doit valoriser celui qui y adhère. Il voit le spectacle du Bien mais connait, même si cette connaissance est amère et montre son courage, la réalité du Mal. Et c'est vrai qu'il est plus lucide que le premier.

La réalité du monde humain est le froid rapport des intérêts en lutte. Derrière l'apparence, on retrouve l'argent, l'intérêt ; l'amour, le sexe, etc ne sont en définitive que cela. Que ça : cette idéologie est structurellement le réductionnisme : tout acte visible peut être réduit à une essence, un vrai réel, qui est la force, la puissance, la lutte des classes, ou son signe et sa mesure, l'argent. Une des manifestations les plus claires de cette idéologie se retrouve dans le Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels, 1847 :


"L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes des classes (...)

La bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment révolutionnaire.

Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.

La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu'on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages.

La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n'être que de simples rapports d'argent.(...)"

Le voile est déchiré : l'essence cachée des rapports sociaux est révélée. Cette idéologie, appelée ailleurs matérialisme, machiavélisme, etc, est le fond de la pensée moderne ; le libéralisme de Hayek ne dit rien d'autre. Ellroy non plus.

Le film qui illustre magnifiquement cette thèse est Casino, de Martin Scorcese. Le thème est la vie d'un Casino de Las Vegas et de son directeur, salarié de la mafia. Le Casino est un spectacle de lumières, de fontaines d'or, de putes de luxe, d'hommes riches et puissants, de truands. Ce spectacle grandiose a son envers, la salle des comptes, qui est l'entéléchie cachée du système, l'argent, qui se manifeste partout souterrainement. Le casino est le spectacle : la salle des comptes, les mouvements de valises, les parrains sont la réalité cachée. Mais justement cette réalité est montrée ; le caché fait partie du spectacle.

Le système, comme un poulpe, crée le spectacle et le spectacle contre-spectacle comme brouillard d'encre, pour faire oublier qu'il est le négatif, l'oubli et la destruction des mondes.

Le système fait oublier qu'il est le négatif, le morcellement à l'infini, la fragmentation, la totalité équivalente des sens et donc l'absurde : le caméléon par excellence.

C'est comme si tu voyais des décors somptueux, mais sensiblement faux ; tu t'approche, tu regardes par un trou de serrure, tu crois voir la vérité, l'envers du décor : mais non, le trou de serrure a été pensé pour les gros curieux comme toi, et tu ne vois qu'encore et toujours le spectacle. Mais ta vanité te persuade que tu as percé le secret du système.

Si tu partages le monde 1, tu es le sot esclave du système ; si tu partages le monde 2, tu es l'esclave du système, et il te fait le bonheur de te laisser croire que tu regardes par le trou de la serrure, par le Canard enchaîné par exemple. Réfléchis. Tu vois les hommes, et celà est très bizarre. Quand tu les vois échanger de l'argent, ca-y-est, tu as compris, il n'y a plus besoin d'enquête : voilà l'essence de leur motivation, de leurs gestes désaxés. Pour tout, il faut chercher le motif caché ; tout mérite ta philosophie du soupçon. C'est à dire que tu poses que tout est signe d'un motif unique, l'argent. Et que l'argent lui, est transparent et ne renvoie à rien. Que quand on tombe sur l'intérêt l'énigme tombe. Mais le visage derrière le masque est plus énigmatique encore de ce statut d'explication ultime. Qui peut dire ce qu'est l'argent?

L'argent est ce qui permet de ne pas se poser de questions. Si nous n'étions pas payés pour agir, ou si nous ne versions pas d'argent pour agir, nous perdriions le sens et la justification de nos actions. Virginie Despentes note que quand elle se prostituait, elle a fait beaucoup de choses avec plaisir sans se poser de questions, à l'abri de la pensée "c'est mon job de faire ce qui ne se fait pas" ; et quand il a fallu le faire librement, elle a subi l'hésitation profonde. Beaucoup d'actes criminels, couverts par la raison d'Etat, trouvent ainsi leur accomplissement par des gens à la banalité obscure-voyez Arendt sur Eichmann. "C'est mon job"-pas de question. Ce pas de question est un mystère.



Troisième point- la matrice des visions du monde, c'est le fruit de l'époque de l'individualisme absolu : il n'y a pas de vison du monde dans l'immédiateté, dans la morsure du "citron d'or de l'idéal amer".

La vision de réduction à l'intérêt, comme tout réductionnisme, est une idéologie, une matrice combinatoire qui explique tout, justifie tout, mais surtout mutile totalement l'être, aveugle sur tout ce qui nie la vérité que l'on profère, ce tout ce qui affirme l'évidence de la splendeur du monde, de la réalité du mal, du caractère indéfinissable et impondérable du désir, de la frustration des puissants. Qui dira la tristesse de Staline en 1945, dans le mémoires de guerre de De Gaulle?

Moi qui veut la puissance, je ne m'empêche pas d'en rire en regardant des crânes. Moi qui veut la jouissance, j'admire le renonçant, le sannyasin qui fait ce qui me dépasse. Moi qui croit aux rapports de force, je sais aussi que des êtres impondérables se glissent dans les destins des hommes, que des intersignes annoncent la mort, que l'Ange aide ou pousse à l'autodestruction. Voyez l'étrange destin de Wangrin.

Le monde n'est pas limité par un discours et porte tout les discours existants, et aussi la puissance de tous les discours possibles. C'est par vanité que ceux là même qui voient dans l'affaire Galilée la fin de l'anthropocentrisme du moyen-âge (obscur, sombre et sauvage bien sûr) croient que l'être ne peut dépasser les misérables limites de leur langage et de leur capacité de concevoir.

Le spectacle du Bien n'a de valeur que parce que la plupart des hommes portent une étincelle du Bien. Pourquoi sinon y serait-ils si facilement portés, désirants, naïfs? Et quel serait l'explication du courage des sectateurs du monde 2, s'ils n'avaient l'impression de se mutiler pour la Vérité? Cet argument, c'est l'argument même de Himmler aux SS pour réaliser le génocide : organiser un massacre est d'un grand courage moral, puisqu'il faut vaincre notre répugnance qui nous fait homme. L'homme général n'ignore pas la justice, mais la snobe comme on détourne le regard d' un mendiant qui nous sollicite. Des cadres fanatiques du génocide ont été malades au spectacle de leurs crimes : voyez Raul Hilberg. Des cadres, des conjoints se sont suicidés. Voir le monde comme un charnier est une preuve de courage et de lucidité-jusqu'à un certain point seulement.

Connaître la Justice n'est ni la formuler mais ni l'argumenter. C'est la re-connaître quand on l'énonce. Ainsi le griot africain Tiken Jah Fakoly :

"Allez dire aux marchands d'illusion
Que nos consciences ne sont pas à vendre
On a tout compris
Ils sont complices de Babylone
Pour nous arnaquer aie aie aie
Ils font semblant de nous aider
A combattre cette injustice
Ils allument le feu, ils l'activent
Et après, ils viennent jouer aux pompiers aie aie aie

On a tout compris
On a tout compris"

Ce que je sais, c'est que je ne sais pas. Ce que je ne sais pas, le griot peut le chanter. Les visions du monde sont les matrices bornées que chaque individu tout puissant se croit en droit de fonder. Le monde luxuriant, angoissant, doit être mesuré par des principes à notre petite portée. Mais la mesure, c'est ce qui mesure, non ce qui est mesuré ; et l'époque des visions du monde et de l'humanisme est aussi anthropocentrique et aveugle que les autres époques qu'elle se plaît à ridiculiser avec suffisance.

Le monde cru de la vison lucide est subverti par le désir. Par le désir, les hommes dépassent couramment ce qui devrait cadrer leur comportement, leur classe, leur intérêt économique, leurs gênes. L'amour sexuel, la mélancolie ou folie noire, le débordement des printemps subvertit sans cesse l'ordre prétendument de fer des nécessités inventées. Le désir d'Apocalypse, l'Utopie, la quête, brise tous les intérêts et la rationalité supposée. C'est pourquoi le système joue pour les circonvenir, entre gestion du sexe par la politique et propagande de la "fin des utopies, i.e des idéologies" pour que l'idéologie du système triomphe. Mais d'autres subversions existent, les serpents grouilent sous les riches tapis des écrans plats.

La Gnose est le plus puissant serpent.

Nous faisons la distinction du visible et du caché depuis au moins la Bible. "Je suis le Dieu caché." Le Dieu caché derrière le voile du Temple. Le visible révèle un caché. Nous concevons le caché comme un objet de petite taille qui serait caché dans le décor, derrière une pierre plate comme un serpent, un objet de désir caché et montré, comme un sexe ouvert, fleur au bout des rails lisses des jambes, ou comme des seins opulents derrière un voile.

Mais le caché, l'invisible n'est pas une chose et appartient à l'ordre des signes. Le beau est dans l'œil de celui qui regarde. Le caché est en nous. Le caché est le connu insaisissable de nos enfers personnels, le pressenti qui s'échappe comme une eau que l'on voudrait saisir. Il est là, devant nous, toujours déjà réalisé. Il n'y a rien à chercher, rien à voir d'étranger, car c'est l'étranger que je suis qui doit s'assimiler l'être pour se découvrir. L'extrême superficiel est aussi l'abysse.

Le bruit au sens de la théorie de l'information, extrême, la manie du commentaire déterminé par la matrice générale, est pour le système la manière la plus sûre de cacher. Cacher sous la masse du visible.

Le caché est montré par les arts figuratifs à celui qui ne peut voir dans l'être. Le caché est au delà des paroles et ne défend aucune opinion, de même que le bien n'étant pas une chose, il ne peut se prouver. Ou encore, il ne peut se prouver davantage qu'une preuve logique, les axiomes étant posés. Mais les axiomes échappent à la preuve. De ce fait, le caché n'est rien dans le monde de la guerre de tous contre tous ; une hypothèse inutile dans les jeux de force, sauf si sa puissance se manifeste par le présage, le signe et la victoire.

La preuve et l'opinion sont étrangères à la pensée.

La domination du mal à l'Age de fer



(affiche in http://www.cati-art.com/. Allez voir, c'est amazing. Retrait immédiat sur simple demande de l'auteur)

I
L'Âge de fer se caractérise par la domination du mal, ou du crime. N'y voyez pas une affirmation pompeuse, mais la comparaison avec les autres civilisations connues : notre art, littérature, cinéma, musique, mode, etc, contiennent de manière omniprésente la figure du criminel, sous la forme tant du parrain du crime organisé, que du tueur par lubricité ; et non comme sujet d'apitoiement, mais comme modèle. Ce caractère de l'Âge de fer nous amène à penser que la compréhension de cette particularité apportera un éclairage à l'étude de l'entéléchie de notre âge.

Avant de s'avancer, il convient de définir de quoi l'on parle, et donc de dire ce qu'est le mal, ou encore de quoi l'on parle lorsque le mal est invoqué. Mais aussi, puisque le présent texte pose une terminologie nouvelle, d'en donner des linéaments propédeutiques.

Les termes à définir, qui engagent une approche théorique, sont ceux de niveau logique, d'entéléchie, de matrice combinatoire, de production imaginale-objective, de fin ou objectif, de Règne, et la distinction entre Univers et monde. (Comme dirait Hegel, un coup de pistolet pour commencer)
Les distinctions de niveaux logiques remonte au moins à Russell, dans Principia Mathematica. Il serait trop long de l'expliquer entièrement, aussi je me contenterais d'une illustration linguistique. Dans une langue donnée, définie par un vocabulaire et une grammaire, il est possible de former des propositions. La langue est une matrice combinatoire de niveau 1 (numéro arbitraire et relatif : si l'alphabet est 1, la langue devient 2). On peut poser qu'il existe une matrice combinatoire capable de générer les langues possibles : on dira que ce modèle serait de niveau 2. (présentation schématique de la linguistique générative de Chomsky). Bref, une matrice combinatoire est un objet(une boîte noire, un concept, mais aussi un étant non-réel) posé capable de générer des espaces de possibilités cohérentes. Je l'emploie le plus souvent pour les structures de pensée : les énoncés publiés dans une civilisation sont limités par le vocabulaire et la grammaire mais aussi beaucoup plus étroitement par les structures de pensée du temps : si bien qu'un connaisseur peut dater un texte par l'analyse de son discours. La lecture de la philosophie d'une époque, comme celle du XIXème siècle, finit par ne plus rien apporter, car le caractère fini de la matrice générale en fait une immense répétition.

Le concept d'entéléchie est propre à une civilisation, mais peut s'appliquer à une personne. L'entéléchie est une notion de finalité systématique des actes humains dans une civilisation : elle est le système générateur des fins. Elle est aussi l'image au sens général, non visuel uniquement, de l'état idéal de cette civilisation, sa pente "naturelle", étant entendu qu'il s'agit de la seconde nature au sens de Pascal. A moins d'un impact particulièrement puissant, elle est l'état d'homéostasie vers laquelle la civilisation reviendra après une crise. L'entéléchie se définit comme un objectif, une fin de niveau 2. L'entéléchie est aussi objet de désir. L'entéléchie a la puissance de transformer totalement la civilisation où elle apparait, et c'est là la plus grossière erreur factuelle des marxistes grossiers : l'idéologie change avant toute autre chose, au XVIIIème siècle comme avant 1917. C'est pourquoi le travail idéologique est le seul travail indispensable à la fin de l'Âge de fer.

L'objectif ou fin est le terme souhaité d'une séquence d'actions finalisée par une personne ou un groupe : rien de spécial.

Dans toute séquence finalisée l'objectif est posé, imaginé avant d'être incarné ; et l'objectif est construit à partir de la matrice combinatoire générale de la civilisation, comprenant sa notion du possible, du réel, etc. L'étude de la matrice combinatoire générale d'une civilisation s'apparente étroitement avec l'étude de la métaphysique implicite de cette civilisation, (et non du savoir absolu, posé comme matrice générale des métaphysiques possibles). Les constructions d'objectifs sont, et pour marquer ce double caractère de produit imaginal et d'objet d'une ontologie, je l'appelle imaginal-objectif. L'imaginal-objectif n'est pas néant et joue un rôle très important dans la vie humaine, appartient à son essence de producteur d'être, de nature crée créante dans le vocabulaire de Scot Erigène.

Le Règne est le commandement de l'entéléchie, s'appuyant sur les normes de l'imaginal-objectif. Le règne est ce qui organise en faisceau les forces éparses en vue de la réalisation de l'entéléchie. Je préfère ce mot à État, car nombre de civilisations n'ont pas notre notion de l'État. Le Règne fixe les objectifs souhaitables, pose la Loi, les interdictions ; assure la transmission et la conservation de l'entéléchie ; puni les écarts ; défend le modèle contre l'étranger par la guerre. On voit pourquoi la Connaissance occupe une place primordiale dans les civilisations : elle est le code génétique de l'entéléchie, sa conservation et sa transmission. Elle dépend étroitement de la force, mais la force dépend étroitement d'elle. L'alliance est normale et naturelle.

Il semble difficile de définir le mal. Cela paraît suffisamment simple pour l'objet de cette étude. Simple si l'on a assimilé ces notions, à travers ces notions très partielles. Nous le définirons comme l'écart à la norme. Ecart du réel à l'entéléchie. quand le mal règne, le monde imaginé, pensé comme juste et bon n'existe pas et ne peut accéder à l'existence ; le réel ignore nos définitions et notre désir. Le mal règne, quand le désir de justice est nié ; quand le châtiment ne frappe pas l'homme arrogant et cruel, le tortionnaire, le menteur public. L'absence de châtiment est un mal.

La norme, l'entéléchie est ce qui est réel en puissance mais échoue à s'incarner : ce qui aurait pu être. Il effleure le monde réel comme une aile, laissant des ors impalpables derrière lui. De le connaître et de l'énoncer, il est. La justice est connue mais impuissante.

Une société juste, une grande civilisation est une société qui pose comme priorité absolue la réalisation de son idéal, de sa configuration idéale. Le Royaume n'est pas de ce monde, mais il doit être ré-alisé. Priorité absolue signifie justifiant le sacrifice de vies humaines, de sa propre vie. L'acceptation de la mort est la manifestation de l'entéléchie, supérieure à la vie animale- végétale. L'homme est cet être qui peut préférer la mort à une vie biologiquement acceptable mais coupée des mondes. Le résistant, le martyr sont des signes de cette destinée.
Une civilisation porte une entéléchie, un état de perfection à l'échelle du réel, un désir né de la nostalgie essentielle. Dans cet état, le règne, la loi, l'art, l'économie, la vie sont imprégnés d'une sève harmonique : on appelait cela une civilisation classique.

Alors les contradictions entre les principes du bien, et entre les principes et le réel sont réduites au minimum.

Cet état, on l'a noté, suppose une coopération confiante des ordres : l'énonciation, la conservation et la transmission de la Loi, l'usage du glaive pour maintenir l'équilibre du monde, la transformation du réel par la reproduction et la production des richesses assurant la prospérité suffisante. La bouche, le bras, le sexe.

Nous en donnons des exemples : l'Athènes démocratique, où Périclès définit le régime idéal des Athéniens en étant au pouvoir ; l'écart entre la norme et la pratique est réduit au minimum. les Athéniens sacrifient leurs maisons pour leurs temples et leurs œuvres d'art.
Le moyen âge classique, dans les figures de St Bernard, St Louis, St François. St Bernard fixe des normes et combat pour les faire appliquer. La distance et la déception sont réels mais la sincérité du Saint, et son écho dans l'Europe entière, ne peut être mise en doute. En St François, nous avons un homme qui rejette le commerce et la guerre, et qui reçoit l'appui du peuple et des plus hautes autorités. Dans tous ces Kairos, instant cruciaux de l'homme, l'Art, la pensée, la société sont pensés comme en harmonie possible, proche : le spectacle n'est pas indispensable au symbole. Partout le monde imaginé par la Puissance affleure dans le réel.

II

Dans le monde de l'Âge de fer la matrice combinatoire générale comporte des structures qui rendent tendanciellement irréalisable l'entéléchie du système. Plus précisément, nous dirons que des boucles logiques paradoxales rendent impossible la formulation d'une entéléchie quelconque. Le code génétique du système, que j'appellerais commodément système libéral, a une structure très particulière. (Notons en passant que la question du rapport de l'entéléchie à la matrice combinatoire générale est très complexe : la matrice semble au début, pour poser les fins, et l'entéléchie est comme un but ; cependant cette analyse doit en passer par le problème ontologique, et par le problème du temps, et nous la mettons de côté.)


Le monde de l'Age de fer est le monde de l'égalité des chances et de la raison d'État. La raison d'État nait avec le droit romain mais s'affirme dans l'Europe moderne. La raison d'État énonce la priorité au maintien de la puissance de l'État. L'État est cette structure impersonnelle que devient le Règne. Dans la raison d'État, la transgression de la Loi est bonne selon la fin. L'État est ce qui assure la paix, la Loi et l'ordre à tous les citoyens ; le bien suprême qui permet les biens privés. De ce fait sa conservation peut entrainer le sacrifice d'autres biens.

Plus même, dans la théorie objective du Droit, l'État définit le bien et donc est au dessus (au sens des niveaux logiques) de la Loi. Cela résulte de l'hypothèse de la Souveraineté humaine, qu'elle soit celle du roi absolu, ou celle de la Nation. J'affirme que la souveraineté, l'État, sont au contraire déterminés et soumis à la Loi. Je précise que j'entends par Loi non le droit positif, variable, mais les principes entéléchiques de la Justice dans la civilisation donnée. Ces principes peuvent être déterminés et reconnus par le corps des hommes spirituels, qui le conservent, l'étudient et le transmettent dans toutes les civilisations.

Dans l'hypothèse de la raison d'État, le comportement qui consiste à transgresser la Loi pour le bien de l'État est défini comme rationnel. La Raison est le calcul de l'intérêt. Elle pèse donc la norme à la mesure de ses désirs immédiats et, éventuellement, la condamne si le gain est supérieur à la perte. La rationalité du comportement est chez un libéral comme Hayek le calcul individuel des gains et des pertes : "le marché, c'est ce qui oblige à être rationnel". Mieux vaut être un chien vivant qu'un lion mort, dit l'Ecclésiaste.


Comme une personne, l'État moderne se fixe des fins, des objectifs de puissance. L'homme qui poursuit une fin limitée et non l'harmonie d'une entéléchie doit souhaiter la suppression de la partie du réel qui est alors appelée obstacle ou nuisible. Mais cette suppression a des effets imprévus, indéfinis, qui rendent le but sans fin, et poussent à l'inflation tout aussi indéfinie des moyens et de la destruction, et donc de la transgression. A la fin la destruction risque de toucher celui qui a lancé le jeu. Mais dans cette optique la monarchie devient une tyrannie : il faut rendre justice aux adversaires de Richelieu.

La raison d'État est la raison du plus fort, ou plutôt de la plus grande force, et rend l'autorité du Prince relative à sa force réelle :

"Au temps que Alexandre regna,
Ung hom, nomme Diomedes,
Devant luy on luy amena,
Engrillonne poulces et detz
Comme ung larron; car il fut des
Escumeurs que voyons courir.
Si fut mys devant le cades,
Pour estre juge a mourir.

L'empereur si l'arraisonna:
"Pourquoy es-tu larron de mer?"
L'autre, responce luy donna:
"Pourquoy larron me faiz nommer?
"Pour ce qu'on me voit escumer
"En une petiote fuste?
"Se comme toy me peusse armer,
"Comme toy empereur je fusse."

(Villon "Testament", XVII, XVIII.)
"Si comme toi me pusse armer, comme toi empereur je fusse". La différence entre le criminel et l'Empereur n'est pas la légitimité, mais la force. La force réelle est le jugement dernier et le fondement du règne. La Souveraineté est une émanation des divisions, de la force matérielle. Le vainqueur devient empereur après avoir détruit les obstacles : la vérité du monde moderne.

(L'entéléchie au contraire intègre la totalité dans son harmonie. Tout chante la gloire du Principe dans une civilisation classique. La splendeur est omniprésente. Tout, et même les hommes mauvais, les erreurs, la déception et la mort sont au service de la Fleur. La vie est œuvre d'Art mais chacun l'ignore. La Souveraineté est un signe visible de la puissance invisible qui ordonne et défend l'harmonie des mondes. Nous le savons en vivant dans le désert, la cage dorée de l'Âge de fer, dans une société, non une civilisation.)

La finalité supprime au service d'une victoire illusoire. La finalité est exterminatrice. Avec la finalité apparait le moyen et l'obstacle, le progrès et la destruction. Poser la finalité comme noble justifie d'utiliser les moyens ou de détruire l'obstacle : c'est la définition de la guerre de Clausewitz, détruire l'armée ennemie comme but. Non pas la mettre à son service. Le mal est aussi l'ombre de la volonté d'"établir la justice" comme finalité de l'action humaine : le mal est une notion de guerre, et non de contemplation.

La plus grande injustice, le crime sont autorisés au Prince si la vie de l'État est en jeu. Ainsi Henri III put-il mentir et assassiner un homme en tant que Roi. Philippe le Bel est le premier roi de France à le pratiquer avec la violence qu'elle implique.

La Raison d'État est inévitable, et elle est un piège pervers. Pourquoi est-elle inévitable?

Quand le concert des puissances, comme l'Italie de Machiavel, est fait de bêtes de proies prêtes à détruire l'autre à son profit, la raison d'État, l'autorisation morale de transgresser la Loi pour favoriser la survie : utiliser toutes les ruses, toutes les armes, sacrifier des innocents, massacrer la population civile sur laquelle s'appuie l'ennemi, lever des impôts de famine, terroriser son peuple pour y parvenir...s'impose comme une nécessité vitale pour tous les participants au concert. Il est du devoir moral du guerrier de le faire, ou de démissionner.

Quand Arendt note comme une particularité du totalitarisme le fait que le gouvernement se comporte comme dans un territoire ennemi en période de guerre, elle oublie que les troupes de Louis XIV en on fait autant en Bretagne ou en Cévennes : "les arbres de ce pays ploient sous le poids des pendus..."(Mme de Sévigné). Que les troupes de la Terreur, gouvernement de guerre, et les troupes impériales en ont fait autant dans l'Ouest, entre autre en Bretagne. Avec l'ordre écrit d'exterminer les civils :

"La Convention en effet adopté deux décrets de répression de la révolte de Vendée, d'abord le 1er août, puis un second le 1er octobre 1793, qui renouvelle pour l'essentiel le premier. Celui du 1er

août 1793 précise que :

Il sera envoyé en Vendée des matières combustibles de toutes sortes pour incendier les bois, les taillis et les genêts. Les forêts seront abattues, les repaires des rebelles anéantis, les récoltes coupées et les bestiaux saisis. La race rebelle sera exterminée, la Vendée détruite.

Ce décret prévoit par ailleurs de mener les bons citoyens hors de la région rebelle et de faire disparaître les mauvais ; et il préconise aussi de traiter avec égard les femmes, les enfants et les vieillards (article VIII). Le décret du 1er octobre étend cette mesure aux hommes sans armes. Les repaires rebelles doivent être détruits sans pitié."(Wikipédia). La Terreur répète la tyrannie de la monarchie absolue.

Un autre exemple qu'il convient de méditer est celui de l'URSS entre 1920 et 1939 : le pays a combattu après 1918 les alliés franco-anglais et n'a pas de sympathie à attendre des États Unis. Deux très grandes puissances font profession de la détruire et d'exterminer ses dirigeants : l'Allemagne et le Japon.

Soit l'URSS se fixait comme objectif, à partir de ses immensités rurales et pauvres, de devenir par force une grande puissance militaro-industrielle, réalisant l'accumulation primitive par le travail forcé, avec la violence que cela implique que l'on constate encore aujourd'hui en Chine, par la mise en esclavage de la Nation au service exclusif de la Production ; soit l'Empire Russe devenait une République modérée et pacifique s'appuyant sur un lent développement des capitaux à partir de ces campagnes, et s'exposait à la destruction par l'ennemi. Ce qui est certain, c'est que les décisions féroces des bolcheviks ne furent pas des décisions libres, mais des décisions prises dans le contexte d'extrême déploiement de violence et de tueries de leur siècle. La violence des bolcheviks est aussi le contrecoup de la violence du système militaro-industriel en Allemagne et au Japon. L'identité des totalitarismes se construit et se définit par leur affrontement. Osons penser que le système de croissance libéral contient des correspondances avec les totalitarismes du XXème siècle. Quelle pitié peut avoir dans le cœur un combattant des guerres modernes, civiles comme internationales?

Dans le contexte de la guerre, se refuser l'usage de certains moyens ne peut exister que réciproquement. Le non usage de la guerre chimique dans la partie militaire du conflit en 1939-1945 l'illustre. Personne n'a commencé. Mais celui qui se refuse aux moyens de l'ennemi sera exterminé dans un conflit avec des adversaires de force proche et d'intensité forte. C'est la loi de la course aux armements qui couvre toute l'histoire humaine. Ne pas utiliser d'armes à feu contre un adversaire qui veut votre mort et en possède, c'est lui donner plus de chance de réussir. Alors vous apprendrez vite. Dans une guerre de guérilla face à un adversaire qui utilise la torture et la terreur, vous devrez torturer et tuer si vous voulez équilibrer l'emprise de l'adversaire sur les populations civiles. Mais dans ce cas, la seule logique ne sera plus le maintien de la paix, mais la montée en puissance indéfinie de la Terreur et de la destruction. La Terreur ne peut être contrôlée par ses acteurs, et la plus grande puissance se retrouve en situation de faiblesse, ne pouvant choisir ni son terrain ni ses moyens.Voyez l'histoire des guerres modernes.

La seule logique de développement d'un concert de participants en conflits est la course aux armements et aux alliances. La seule logique du "progrès" se résume là. La Loi libérale ne peut que fixer les règles de l'affrontement, et c'est pourquoi le sport est vénéré après le crime. C'est pourquoi la seule logique du "progrès" est la maximisation du déploiement de la puissance.

Dans la démocratie moderne, définie comme règle du jeu pour la répartition du pouvoir d'État au sein de l'oligarchie, la traduction de cette observation est la croissance continuelle des moyens d'influence sur les masses pensés comme des technologies, indépendantes de leur contenu. Le but est de "gagner des voix", d'obtenir un comportement : le mensonge, ou manipulation consciente des symboles dans un but d'influence ; le matraquage, l'omniprésence, la tromperie sont des résultats nécessaires. C'est à dire que l'entéléchie consciente de la démocratie, l'éducation éclairée, et l'autonomie de la Nation, n'existe que sous forme de spectacle éloigné de la réalité, masquant la réalité du cynisme des dirigeants. Ne pouvant faire que le Règne soit démocratique et juste, on donne sans cesse le spectacle d'un Règne démocratique et juste. La réalité présente est renvoyée dans le futur, grâce aux "Réformes"toujours plus révolutionnaires, populaires et nécessaires. La maîtrise matérielle des moyens de communication est l'arme la plus déterminante à l'évidence. La culture est l'outil du pouvoir.

Mais cela signifie que le dysfonctionnement, l'écart de la réalité à la norme politique est structurel : aucune élection nouvelle, aucune réforme de la constitution ne peut le combler : la démocratie libérale ne peut pas atteindre, pas même approcher son entéléchie. C'est là la nécessité intime du spectacle.

La pensée se dégrade en idéologie uniquement évaluée pour son efficacité de propagande : aucun monde nouveau ne peut être pensé. La conversion de la gauche actuelle au libéralisme par exemple, n'est pas une culture, mais un calcul. De ce fait toute pensée naissante est comme une pousse dans une forêt, condamnée à l'étouffement ; et les publicitaires se prennent pour des penseurs. En étant une arme, la pensée se dégrade. Elle devient incapable d'être ce qu'elle doit être, un Univers, le ciment d'une communauté. Les partis ne s'appuient plus sur une entéléchie, mais sur des clientèles, et sont incapables d'avoir un avenir, même désiré. La discussion moderne est dégradante : il ne faut ni argumenter ni débattre avec n'importe qui.

Car un publicitaire n'essaie ni de vous comprendre ni d'argumenter, il essaie de vous prendre en faute face au politiquement correct, de vous exterminer du jeu par l'évocation d'une faute : être réactionnaire, nazi, fasciste, intégriste, marxiste borné, raciste, etc. Pas d'exemple! C'est pourquoi il faut revendiquer le mal, s'affirmer homme totalement méchant, borné et cruel face au publicitaire, car alors son évocation apparait comme ce qu'elle est, du vent. Et sa domination n'est pas par l'argument, mais par la maîtrise matérielle des moyens de diffusion.

La domination juste du penseur n'est pas la domination capitaliste, mais l'élaboration de la pensée. La fin de la pensée est l'établissement de la Justice, la réalisation des mondes produits par l'Art général, adaptés à leur temps. Si le monde intellectuel est dominé par la puissance réelle, il ne peut être basé sur la sincérité et la justice mais sur l'acquisition de la force : il sera dévié, inapte à sa fonction de détermination de la Justice dans le réel, par le Règne. L'homme n'ignore pas la justice, mais la justice est brouillée par mille discours sophistiques. Le poète, le barde peut poser la justice par des paroles simples.

Ainsi la mort du pauvre, l'hiver, devant le portail du riche, est une mauvaise chose. L'absence d'éducation aux mondes chez les jeunes enfants est une chose mauvaise. Les massacres de civils à la télévision, devant la table prospère du riche est une chose mauvaise. Les hommes qui ont organisé le meurtre massif d'hommes, de femmes et d'enfants traités comme des bêtes ont réalisé les cauchemars des visionnaires comme Bosch. Ils ont suivi, parfois sur une pente insensible, une voie diabolique. Eux même le savaient. Lire les textes, voir les images bouleverse et rend la parole inutile. La bonne conscience de dirigeants ineptes et stupides est une chose mauvaise. Le monde moderne suit une voie fortement teintée de mal, une voie qui ne peut satisfaire l'homme. Tout homme spirituel le sait, et il aurait tort de vouloir le prouver selon des méthodes physiques inappropriées, car défendre le bien par de mauvaises raisons est faire le mal. Le bien est au dessus des hommes et des mots. La vie est avant la pensée. La vérité est vécue avant d'être dite.

En résumé, le système libéral pose le calcul de l'intérêt, issu du machiavélisme politique des États absolus, comme étant la Raison ; de ce fait il maximise le déploiement de la puissance dans tous les domaines. La course aux armements est le modèle du progrès. De ce fait la démocratie libérale ne peut pas trouver le personnel et le peuple vertueux qui la feraient exister. Quant à la nature, il y retrouve les structures de pensée de sa matrice combinatoire sous la forme du Darwinisme. Car Darwin n'a pas crée une pensée de toute pièce, il a déployé la puissance de la matrice libérale dans les sciences naturelles, en écrivant le roman de Renart du siècle de la "science", c'est à dire celui où la "science normale" était basée sur le modèle physique-déterministe, sur l'expulsion de la communication du règne des causes, et sur la causalité formelle de la matière. J'y reviendrais.

III

La fin du Règne, et donc de l'État est l'établissement de la justice.

Voilà pourquoi la Raison d'État est un piège pervers. Si l'État pour détenir la puissance piétine la Loi et la Justice, son renforcement est inutile, et la finalité réelle devient l'inflation de la puissance, et la Loi et la Justice un masque de cette puissance. Alors on renvoie la justice à plus tard, puisqu'il faut d'abord renforcer l'État. Illusion ; cela fait des siècles qu'il se renforce. "Ne pouvant faire que le juste soit fort, on a fait que le fort soit juste." C'est à dire plus précisément, on fait sans cesse le spectacle de la justice du fort : c'est le rôle de "l'humanitaire", et aussi des lois de circonstance, et de l'expression publique de la peine ou de l'émotion des hommes publics face aux crimes.
Les hommes publics font de la publicité aux crimes sordides pour proclamer leur émotion et leur justice, leur rôles de justiciers. Il s'en servent pour renforcer leur puissance et créer des lois tyranniques. Le terrorisme sert la répression à bon compte, tellement qu'il est des cas où l'État le suscite.

Les tenants de la Loi, les hommes spirituels, s'élèvent en vain contre l'État injuste, et le dénoncent comme criminel, ou en deviennent des serviteurs stipendiés : Pascal dans sa chambre, Savonarole à Florence, contre Machiavel. Le lien est brisé entre l'Esprit et le Règne. La logique du règne de la force devient la seule référence réelle ; ceux qui commandent aux mots gardent un commandement de vent quand ils se mettent au service de l'État ; ils ne sont que parures et spectacles.

L'histoire de l'URSS comme de la révolution française illustrent bien cela. Les moyens employés pour la poursuite de la fin s'opposent à la réalisation de celle-ci. Alors la Justice s'éloigne de ceux qui voulaient la réaliser. Une révolution de force ne peut pas réussir dans sa finalité explicite, sauf si cette finalité est la puissance pour la puissance. Mais le fond d'une telle finalité, celle des fascismes, n'est pas révolutionnaire, c'est seulement l'amour naïf d'une partie inavouable de l'entéléchie de l'Âge de fer. Et ceux qui croient être des vainqueurs en adoptant cette entéléchie oublient que la défaite est le destin de tous les mortels. Sic transit...

La dissolution de l'État dans la société libérale dissout dans les individus les droits de l'État absolu. Les droits individuels sont structurellement pensés selon la matrice combinatoire de l'absolutisme, avec reconnaissance réciproque des souverainetés d'intensité absolues et de territoire limité. Le droit de propriété est "un droit le plus absolu" dans le Code civil. Les individus deviennent des États en guerre ; la raison d'État, l'égoïsme calculateur du profit réel des actes devient le modèle de la rationalité du comportement individuel. La justice est définie comme égalité des chances dans la guerre de tous contre tous.

Le réel, appelé histoire, devient le jugement dernier. Le vainqueur a raison et fait établir sa raison, au mépris de la Loi. Le vainqueur fait la Loi qui rendent légaux ses transgressions. Regardez notre monde, les exemples abondent. De ce fait implicitement le criminel qui a réussi devient un modèle désirable d'homme, un modèle de liberté, d'audace. Le criminel est une star, comme la jeune fille. Son arme est comme le signal sexuel des filles, les fesses, les seins, les décolletés. Lui a son gun bien dans le champ, ou ses gorilles armés au regard mauvais, l'étalage de ses richesses. La séparation entre la loi et le crime devient floue. Des États entiers sont criminalisés ; le monde entier est criminalisé, sous le masque du respect des règles. Le spectacle de la Tyrannie est valorisé dans les pays qui se réclament de la liberté.

La monarchie est devenue une tyrannie ; la démocratie s'exténue en une tyrannie d'un type nouveau, une tyrannie sans centre, la tyrannie de tous sur tout. Dans cette tyrannie la Loi, la Justice deviennent des mots vides, usés, inutilisables. encore une fois les maîtres des mots sont impuissants, stériles, "partie dominée de la classe dominante"(Bourdieu) ; les maîtres des choses sont les seuls vrais maîtres, qui veulent dominer pour dominer, avoir la puissance pour la puissance, un frisson sans avenir, mais pour lequel tout acte est bon qui sert la puissance. Cette éthique de fond du libéralisme est inavouable, car les masses ne peuvent y souscrire que dans un transfert, un spectacle, non pour ses conséquences sur eux-même ; on peut accepter cette règle comme épicier, à l'échelle d'un épicier, d'une équipe de foot ; mais la réalité, qui fait de la quasi totalité des hommes la matière d'une oppression-exploitation illimitée, ne peut être dite qu'au dernier des crétins.

L'histoire naturelle devient l'histoire des vainqueurs, qui ont pu transmettre leurs gènes. Là est le lien entre l'arme et la bunnie.

IV

Le libéralisme est l'entéléchie qui interdit la production imaginale objective d'une entéléchie et sa réalisation.
Ce caractère logique structurellement paradoxal du libéralisme tient à son caractère inavouable et même indéfendable, qui fait que les principes intimes de l'entéléchie doivent être plus appliqués que dits, et ne peuvent être enseignés et discutés. Le mensonge devient une seconde nature des hommes libéraux, sous la forme du politiquement correct et du spectacle.

L'individualisme, incapable de prendre en charge une entéléchie, facteur d'unification d'une communauté et limitation de la souveraineté individuelle des parcelles, préférant l'informe à la forme qui tranche ; et à son caractère de mesure matérielle universelle par l'argent, qui réduit au commercialisable la sphère imaginale- objective, qui par essence ne peut y souscrire par la voix de ses représentants, en ce que cette réduction les nie dans leur essence (sauf paiement pour les intellectuels stipendiés des think-tank, et pour les rares libéraux sincères, pauvres).

L'exténuation de l'Univers par l'argent et le spectacle, ou mensonge généralisé font une communication surabondante mais vide, soit de contenu limité à la valeur, à des quantités, soit vide faute de confiance, les interlocuteurs jouant des rôles, et exprimant ce qu'ils pensent devoir exprimer, cachant soigneusement ce qu'ils pensent. Désinformation, politesse, prudence. Les désirs sont particulièrement inavoués, car dans la tyrannie floue, l'interdit n'est pas posé face au désir mauvais, comme dans la tentation de St Antoine ou la confession. L'interdit porte sur le désir : il est interdit d'avoir des désirs mauvais, alors que tout le monde en a. De ce fait, chacun joue un rôle. L'autre est un mystère, même parmi des proches. Ce fait explique la peur et la fascination qu'exercent un tueur en série comme Ted Bundy : ils jouent parfaitement leur rôle, et sont indécelables ; et réalisent secrètement leurs pulsions, ce qui est au fond le désir de beaucoup, qui n'en ont ni le temps ni l'énergie. Bien sûr les épouvantables phantasmes de Bundy ne sont pas partagés et très peu connus ; c'est l'extrême opposition entre l'hypocrisie générale et la violence cachée qui fascine. Car le spectacle du bien est vide, pèse, est d'un ennui mortel ; le spectacle d'une partouze montre au jour les désirs cachés et suscite l'intérêt, quand une parente d'élève bourgeoise, catholique très investie, se livre à l'assaut d'un inconnu. Le désir est un puissant levier en faveur, mais aussi contre la tyrannie floue.

Son caractère paradoxal en fait un caméléon, capable de soutenir également n'importe quelle proposition, puisque accepter logiquement deux propositions contraires permet de démontrer n'importe quoi. Le libéralisme aveugle la pensée, par le spectacle permanent du déploiement du bien (car la puissance peut être indéfiniment mise au service du bien ; ainsi tout "progrès" de puissance est toujours présenté comme progrès du bien), et par la réalité permanente de la tyrannie et de la domination cynique, toujours renvoyée comme un inconvénient temporaire sur la route du bien.

Ce caractère paradoxal apparait parfaitement dans le roman "LA confidential" d'Ellroy. L'histoire montre un jeune policier idéaliste, qui part dans la carrière avec les grands principes moraux de son père, fondateur de...Dream a Dream land, copie de Disneyworld. Dans une enquête sur des meurtres anciens et sordides, ce personnage finit par découvrir que pour construire son parc, son père a payé des tueurs pour éliminer des obstacles, de pauvres noirs je crois. Fin : pour progresser dans sa carrière, devenu un homme impitoyable, notre héros pousse son père au suicide en refusant de le couvrir. Il lui a lui même enseigné que la justice doit être implacable.
Tout y est : le spectacle médiatique de la justice, le règne de la puissance, l'identité entre le producteur du spectacle de la justice et l'acteur du crime.

Le libéralisme est une entéléchie, mais pas une civilisation. Il ne produit pas de vie humaine, mais le vide. Soit la bêtise de ceux qui croient au spectacle, soit le cynisme dépressif des demi habiles. La littérature est celle de l'Absurde, du vide, de la dépression, de l'extension du domaine de la lutte, en soi elle n'est pas rien, mais est un symptôme ; l'art, celui de l'évènement médiatique, du choc maximal, de l'avida dollar, de la distinction sociale. Le libéralisme est une obésité générale, physique, morale, technique. Il sera très difficile aux hommes cultivés de le combattre, tant ils en porte la teinture et ne voient qu'avec ses yeux.


Ellroy a raison d'écrire dans American Tabloid :

"L'Amérique n'a jamais été innocente. C'est au prix de notre pucelage que nous avons payé notre passage, sans un putain de regret sur ce que nous laissions derrière nous. Nous avons perdu la grâce et il est impossible d'imputer notre chute à un seul évènement, une seule série de circonstances. Il est impossible de perdre ce qui manque à la conception.La nostalgie de masse fait chavirer les têtes et les cœurs par son apologie d'un passé excitant qui n'a jamais existé. Les hagiographes sanctifient les politiciens fourbes et trompeurs, il réinventent leur geste opportuniste en autant de moments d'une grande portée morale"

"La véritable Trinité de Camelot était : de la Gueule, de la Poigne et de la Fesse. Jack Kennedy a été l'homme de paille mythologique d'une tranche de notre histoire particulièrement juteuse. Il avais du bagout, il dégoisait des conneries et arborait une coupe de cheveux classe internationale. C'était le Bill Clinton de son époque, moins l'œil espion des médias envahissants et quelques poignées de lard. Jack s'est fait dessouder au moment optimal pour lui assurer sa sainteté. Les mensonges continuent à tourbillonner autour de sa flamme éternelle. L'heure est venue de déloger son urne funéraire de son piédestal et de jeter la lumière sur quelques hommes qui ont accompagné son ascension et facilité sa chute.Il y avait parmi eux des flics pourris, des artistes de l'extorsion et du chantage. Des rois du mouchard téléphonique, des soldats de fortune, des amuseurs publics homo. Une seule seconde de leurs existences eût-elle dévié de son cours, l'Histoire de l'Amérique n'existerait pas telle que nous la connaissons aujourd'hui.L'heure est venue de démythifier toute une époque et de bâtir un nouveau mythe depuis le ruisseau jusqu'aux étoiles. L'heure est venue d'ouvrir grand les bras à des hommes mauvais et au prix qu'ils ont payé pour définir leur époque en secret.

A eux."

Ellroy veut aimer et faire aimer, dans un Nietzschéisme post-moderne, ces hommes mauvais qui ont fait la réalité de l'histoire, qui ont fait pour nous le spectacle du triomphe des bons sur les méchants comme histoire des siècles. Sa lucidité me plait, non sa naïveté. Il est proche d'un certain fascisme. Par son Art, il se met du côté de ceux qui dénoncent, simplement parce qu'il montre. Comment croire les conneries de l'histoire officielle si on le prend au sérieux? Alors il prend au piège des happy few, ceux qui sont complices du système sans se tromper sur sa cruauté. Mais la lucidité n'est pas une arme. Aucun privilège réel ne s'y attache, et ne vous protège.

La fascination pour le crime et le règne du crime sont l'entéléchie de fait de l'Âge de fer. Entéléchie de fait, proclamée et enseignée avec un mélange de jouissance, d'exaltation de la toute puissance individuelle, et de réticence morale. La réflexion sur l'omniprésence du spectacle du crime comme dévoilement de la réalité du spectacle "d'une grande portée morale" est un chemin de la compréhension complexe de la tyrannie floue. La réalité est aussi la domination du crime. Les plus hautes autorités de nombreux pays n'y coupent pas. Voyez "Gomorra" chez Gallimard. Voyez "Des os dans le désert". Voyez justement Ellroy.

La lucidité sans puissance n'est que vanité quand vient la guerre. Souvenez vous!

Une question cruciale reste, la stratégie et la tactique de lutte contre ce logiciel truqué, paradoxal et accumulateur d'une immense puissance. J'y reviendrais.

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova