Tonnerre et remémoration comme Voie .






J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans...


Qui vit avec l'intensité la plus haute enroule en lui le serpent de son passé, comme il déroule son destin . J'ai connu les brumes sur les forêts, et les collines découpées par l'ardent scalpel du soleil – j'ai parcouru les montagnes et les plaines – j'ai vécu dans tant de villes, écouté tant de vies .


J'ai vu le levant sur le Mont St Michel et le couchant sur la forêt . J'ai lové en moi des mondes, des parfums, des paroles, des goûts, des noms . Des enfances, des destins impliqués naissant comme des perce neige . Des pertes, des désastres, et tant de pas effacés sur l'estran .


J'ai vécu d'autrefois, dans la poussière des greniers – sentant, comme le loup, le sang des jours passés . J'ai mis mes pas dans les pas des pères, tant et tant . J'ai senti l'âme d'un Parfait, le lieu de son bûcher, la terreur et le mal . Je sais la souffrance de l'enfant qui va mourir . Je sais la possession, la présence du Diable, les âmes errantes, la tristesse devant la mort, l'espoir et le désespoir, la jubilation et la douleur qui fait hurler comme femme qui accouche, pendant des heures . Trois fois je me suis cru mort, on m'a annoncé ma mort . J'ai vu mon sang versé, et j'ai été faible comme un enfantelet, incapable même de me redresser sans aide, et à grande douleur .


Il y eu le jour triste où mon père s'est pendu .


Et le soleil, la puissante jubilation du Soleil et du Dragon . Le développement charnel des odeurs, sèves, sucs, fleurs, chair – souffle . Ton souffle, ô ma noble aimée . Tes yeux noirs . Ton corps, figure délicieuse du monde, et tes baisers, porte de l'esprit impliqué . Partout, la Splendeur – et l'absence, l'énigme .


L'attente est une recherche . Le chant et la brume s'élevant dans l'aube . Ce que je cherche, j'en porte en moi l'image inaltérable, car sinon je ne le chercherais pas . Ce que je cherche est toujours déjà présent devant le Seigneur de l'Aube .


J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans . Quand ils s'éveillent, ils peuvent être comme un éclatement de l'âme . Milliard, milliard et milliard d'étoiles ! Enroulées dans l'âme, car l'âme est toutes choses . Ainsi je te le chantais .


Est né la grand désir de l'Ange . J'ai vu, ô Kali, ta face de mort, et j'ai entendu le grincement de tes dents – et pourtant j'ai cru que tu étais un ami et je t'ai appelée .


***



Tout commence par le manque . Le manque est Un . Le manque fait de l'objet un signe . Le manque fait de l'homme un désir, de l'attente une douleur, et du temps une attente . A chaque instant je suis dans ton attente . Je guette le bruit de tes pas . Mon cœur bondit comme un chat quand je te retrouve, quand je retrouve le cercle de tes bras . Ainsi j'ai attendu, attendu, attendu sur les montagnes de l'horizon .


Pour l'être du manque, la peau est un désir, un navire, un grand navire qui va vers l'extrémité des mondes . Mais ce parcours est une spirale, un maelström inversé qui m'aspire vers les eaux, les ténèbres du haut – les mers du Sud est aussi un nom des mers du Haut . Ce tourbillon montre une pente inversée, une pente vers le haut . Quand je suis aspiré et que je suis sur cette pente, je ne peux résister - il n'y a pas de prise sur les pentes du tourbillon du haut . Je suis ballotté, envahi, renversé comme par une puissante lame - et c'est ainsi que je dois accepter, accepter de perdre pied, accepter de perdre prise, de me perdre, pour perdre mon ego, ce qui me retient d'arriver au delà des mondes – car il n'est rien d'autre que l'Être, mais je ne peux le voir si j'ai une pensée, une conscience, qui est toujours conscience de quelque chose, et qui me retient dans le monde des choses .


Si je veux que la peau soit aussi un pont qui me mène vers l'autre rive, je dois lâcher prise dans l'amour. C'est au moment du sexe que je serpent se délove, que mon âme se déroule, et que je peux m'engager sur le pont d'Or .


Le rôle de la parole dans la recherche de l'autre rive est un rôle à la fois essentiel et déterminé . La parole est la construction du monde . L'invocation est la construction de l'espace dans lequel je vais me reposer, dans lequel je vais reposer mes pieds pour, comme le tigre, pouvoir bondir, pouvoir m'élever en posant mes pieds sur un sol . Sans la Terre, l'arbre ne peut étendre ses branches vers le Ciel ; sans la chair, l'homme ne peut étendre ses bras vers le Ciel . Nous voulons utiliser la chair, transfigurer la chair, mais vivre de la chair . La chair est vie, vie de l'homme ; et la chair est aussi le pont d'Or .


Les mots sont l'expression de la chair . Les mots puissants sont la chair . Il n'y a pas de véritable différence entre le Cantique et l'amour physique . La poésie amoureuse est naturellement chair ; et la chair est naturellement poésie amoureuse . Je parle, comme Pascal, pour ceux qui ont de l'esprit . Et avant tout je te parle .


Quand les mots naissent, il faut diriger son regard vers la racine d'où ils naissent. C'est en regardant cette racine que l'on comprendra le rôle et l'essence des mots . La racine des mots est le manque . La racine du signe est le manque . Si j'invoque mon aimée, si la Sulamite chante le Cantique, c'est parce que son aimé n'est pas là . C'est parce qu'elle le recherche ; c'est parce qu'elle ne l'a pas encore trouvé – même si elle sait qui il est . Elle ne l'a pas trouvé dans la ville, mais elle l'a trouvé en elle même . Il faut que l'intérieur et l'extérieur coïncident ; il faut que la profondeur coïncide avec la peau ; il faut que les ténèbres des océans supérieurs se mêlent aux eaux du bas . C'est l'orage, c'est la foudre qui réunit les eaux du haut et les eaux du bas . La foudre, pour l'homme, c'est l'extase . Les mots naissent du manque . L'invocation fait rendre réel ce qui est en puissance . L'invocation c'est donner chair au désir . L'invocation n'est autre que la Gnose . La Gnose est le savoir qui permet l'invocation juste, invocation conforme à l'être, et donc puissante . Car ce n'est qu'en se soumettant à l'être que l'invocation devient une véritable puissance incarnée .


Dans la pratique de la Voie, la recherche de l'extase, la recherche de l'intensité de la Vie, comme une lumière intérieure, n'est autre que l'intensification des contradictions . Le manque fait naître la parole ; la parole est d'autant plus grande et puissante qu'elle s'enracine à la fois dans le manque et dans l'être . Dans le manque, car l'être est ce qui manque, ce qui manque pour celui qui vit dans le temps . Car dans le temps, il n'existe que des choses . Dans le temps l'être est une puissance qui se cache . La nature aime à se cacher . Voilà ce qu'est l'être tel qu'il apparaît dans notre monde .


[J'ajoute une note, pour celui qui pourrait comprendre, mais être arrêté par la perplexité . L'Occident a inversé la Table d'émeraude, qui dit que ce qui est en bas doit être comme ce qui est en haut, et a pris le bas comme mesure du haut . C'est à dire, à pris le monde des choses, la ré-alité, du latin res, chose, comme mesure de l'intensité de l'existence . Nous disons qu'un étant est réel pour dire qu'il est à la plus haute intensité possible, alors même qu'être comme une chose est le plus bas degré de l'être . C'est pour quoi l'Être n'est pas réel, même s'il se manifeste aussi comme réalité .


Un problème analogue se pose avec le terme d'ex – istence, qui signifie être en dehors (du Principe), sortir du Principe . Existence et réalité ne sont pas des excès, des qualités, des débordements, mais des privations de l'être . L'homme est réel comme corps, existant, et n'en est pas moins la créature de la morsure du manque . Et ce qui manque, c'est la Splendeur et la puissance de l'Être, dont proviennent existence et réalité .


Quand Parménide dit : l'Être est, le non-être n'est pas, il signifie cela . Réalité, existence sont Maya, sont non-être . Et le non-être n'est pas rien . Dans le non-être, l'être est ce qui manque . Le non-être est voile, splendeur et désir .]


L'intensification des contradictions, c'est non pas rechercher la douleur, mais refuser de la craindre . Comme une des nobles Vérités du Bouddhisme, la vie est douleur . Mais que la vie soit douleur ne signifie pas que nous devons la fuir . Si nous voulons vivre, alors oui, nous devons aussi souffrir . Mais pas seulement . La vie n'est pas que souffrance, même si la vie est souffrance .


L'intensification des contradictions passe par la hardiesse de ne pas craindre la douleur, et bien avant la douleur physique, la douleur morale . Et la douleur morale naît avant tout du manque . C'est
l'attente, qui nait de l'absence . C'est l'angoisse, qui naît de l'inconnu ou de la peur . C'est la tristesse qui naît de l'abandon ou de la perte . L'intensification des contradictions est la recherche de l'orage . L'orage est l'ascension rapide et brutale de l'eau et de l'air surchauffés par l'été . Ainsi la hauteur du nuage humide et chargé d'électricité rejoint la terre chaude, sèche, et chargé elle aussi . L'éclair réunit ces deux pôles . La pluie réunit ces deux pôles . Ce qu'est la pluie pour l'homme, ce sont les eaux, la salive, le sperme, la cyprine . Ce qui est l'orage est l'extase . Pour vivre des orages, ces violents déchirements d'extase, qui mèneront la destruction de l'ego, il faut rechercher l'intensification des contradictions .


L'intensification des contradictions est une recherche consciente et méthodique de la Voie . Elle est le souvenir que les pôles opposés qui creusent leur distance et l'abîme qui les séparent sont frères et sœurs comme les branches d'un même tronc, sont mâles et femelles et donc sont promis à l'union . L'abîme et son creusement sont aussi l'édification du pont . Je creuse la tombe de l'ego entre les pôles ; et la tombe de l'ego est l'embrassement des pôles . Dans le baiser, les pôles humains s'embrassent ; et c'est pourquoi, au delà de toutes les contradictions de l'âme, et du risque incontestable de leur rupture, de la folie et de l'éclatement – car la folie est la rupture des liens, ce que les psychiatres nomment schizophrénie – au delà de toutes ces pratiques d'intensification, la Voie la plus puissante pour l'homme noble passe par l'Amour . Telle est la position fondamentale de la Voie de la main gauche .

Le rôle du courage, ou de la hardiesse, ou de la détermination, ou encore de la volonté dans la Voie de la main gauche, n'est pas lié à une valorisation morale . Il est lié à une volonté constructive . En effet, sans cette détermination, sans l'affrontement du dragon, du dragon intérieur, de la peur et de la terreur, il ne peut y avoir de voie . Ce qu'est la peur, ce n'est rien d'autre que l'approche de la rupture – et l'intensification des contradictions est la recherche du risque de la rupture . Sans cette recherche, il n'est pas de voie . Sans passer par la mort et l'affrontement du dragon, il n'est pas de voie . La question de l'abandon de l'ego est un combat . Mais à l'instant du combat, l'abandon combat l'abandon, et rien du nécessaire ne reste nécessaire .

La parole de l'être, comme le Maître de Delphes, ne parle ni ne cèle, mais fait signe . Ce qui dévoile, c'est la vérité, l'alethéia grecque, le dévoilement . Elle est le signe de l'être. L'étant est l'index de l'être, une éclosion sur une absence, une absence toujours fuyante, sur l'horizon d'une nature qui aime à se cacher . L'étant est une éclosion sur ce qui apparaît vide, et ce vide apparent n'est autre que l'être ; c'est pourquoi l'être est ténèbres – et nous sommes, nous hommes de la Main gauche, des hommes de ténèbres . Pourtant, nous ne craignons pas les ténèbres, car elles sont l'éclosion de l'étant, l'éclosion de la splendeur du monde - elles sont la splendeur, elles sont le ciel . Elles sont aussi nous-mêmes, car il n'est rien d'autre que l'être, toujours déjà présent .


Nous avons choisi, ou plutôt il s'est imposé à nous de découvrir la splendeur des ténèbres à travers la lumière visible – ou, en inversant l'analogie, de découvrir la Lumière des Lumières à travers l'obscurité du monde . Car le monde est une énigme pour l'homme, une énigme obscure qui éclot comme une rose sur le terreau obscur de l'être . Mais si je me retourne comme Abraham, comme Jean, à l'appel de l'Ange de Dieu, alors l'obscur de l'être devient Lumière des Lumières, et le monde lumineux et splendide de la Vie devient un monde de ténèbres . Et c'est par ces ténèbres, qui sont aussi des splendeurs, par l'ombre et la lumière, par la nuit et par le soleil, par l'invocation et par le silence, par la guerre, mère du monde, c'est par là que nous retournons, comme Abraham se retourne, par là que nous retournons vers l'origine .


La Voie n'est pas un mouvement rectiligne uniforme, une ligne droite . Elle est une spirale ascendante, tourbillonnante, effrayante, vers le centre . La peur – la peur de mourir, ou l'angoisse - est liée à la rupture de soi . Nous avons peur de la rupture de notre âme, comme nous avons peur de la rupture de nos membres . L'écartèlement nous effraie au physique . La décapitation nous effraie au physique . La castration nous effraie au physique . L'amputation nous effraie au physique ; de même toutes les pertes de soi, toutes les ruptures d'unité sont des causes de terreur et d'angoisse . Or pour gagner de la souplesse d'âme, il nous faut écarteler notre âme, il nous faut la saisir durement et la plier . Non pas l'éduquer à la cruauté, non pas l'éduquer à la malhonnêteté, mais l'éduquer à lâcher prise . Nous devons aller sur les falaises de l'âme, et fermer les yeux, et lâcher les mains . Ne croyez pas que c'est facile . Ne croyez pas que l'on sache en ces lieux ce qui se passera après la chute . Ne croyez pas que l'on sache que l'Ange, comme il aurait rattrapé le Christ avant l'impact, selon Satan - nous rattrapera avant la destruction . Ne croyez pas que l'homme qui s'aventure sur une corniche de l'âme ignore la peur, ou bien le risque . Perdre la raison est pire parfois que perdre la vie . Les hommes qui ont perdu la raison, nous pouvons en parler . Il y a Holderlin, et il y a aussi Nietzsche . Ils n'ont pas trouvé dans le monde qu'ils habitaient les guides, les voies, les sages qui auraient pu guider leurs si brillantes puissances d'âmes, leur grand désir d'étoile vers l'accomplissement de l'homme . Aussi ont-ils connu la rupture et la folie, quand d'autres, avec d'analogues implications de puissance, ont connu l'extase et l'illumination . Nous ne devons pas négliger le risque et la peur . Il faut être aussi prudent et armé quand on traverse les vallées de l'âme, quand on marche sur les falaises de l'âme, que quand on traverse un pays ennemi seul .


***


Au delà de l'intensification des contradictions, l'homme doit s'orienter vers le pôle, vers le centre de la spirale . Là est la racine de l'invocation du Nom, et la révélation du Nom le plus sacré . La remémoration est éclatement et douleur . Et pourtant la remémoration est Voie . La remémoration du Nom est une voie ancienne d'Alep . La remémoration est Voie en écho à la nostalgie de l'homme noble . La vie est un cercle : on sort du Suprême, et on retourne vers le Suprême . Le repentir et la remémoration sont une et même chose . Mais cette remémoration est rassemblement, là où la remémoration des souvenirs enroulés et de la douleur était éclatement .


L'initié orphique devait boire l'eau pure du lac de Mnémosyne, pour se remémorer sa filiation : Car la filiation se perd dans la brume du passé, et doit être retrouvée . Télémaque exprime des doutes dans l'Odyssée . Voici la tablette d'or d'Hipponion (in G.P. Caratelli, les lamelles d'or orphiques, les belles lettres, Paris 2003) :


Tu iras dans la demeure bien construite d'Hadès : à droite il y a une source (…)
De cette source tu ne t'approcheras surtout pas
A côté d'elle se dresse un cyprès blanc (…)
Plus loin tu trouveras une eau froide qui coule
du lac de Mnémosyne ; au dessus d'elle se tiennent des gardes .
Ils te demanderont, en sûr discernement,
Pourquoi tu explores les ténèbres de l'Hadès obscur .
Dis : je suis fils de la Terre et du Ciel étoilé .
Je brûle de soif et je défaille ; donnez moi donc vite
à boire l'eau froide qui coule du lac de Mnémosyne .
Et ils t'interrogerons, par le vouloir du roi des Enfers .
Et il te donneront à boire (…)
Et toi, quand tu auras bu, tu parcourras la voie sacrée,
Sur laquelle les autres mystes et bacchants avancent dans la gloire .



Cette voie est la voie d'Héraclite l'obscur – l'amant de l'obscurité, celui qui ne boit pas à la source de droite . Pour qui prophétise Héraclite d'Ephèse ? Pour les errants nocturnes, les mages, les bacchants, les ménades, les mystes .


L'homme noble, l'homme de la Voie est assoiffé – âme sèche, la plus sage et la meilleure, dit l'Obscur - est manque, est nostalgie brûlante de l'être – c'est pourquoi il ne doit pas apprendre un savoir nouveau, mais se remémorer sa filiation, fils de la Terre et du Ciel étoilé . La tradition primordiale est impliquée en chaque homme noble, toujours déjà présente, comme l'origine est physiquement portée par le nombril qu'embrassait l'initié du Temple . L'origine n'est pas le passé, mais aussi l'avenir, en ce sens que commencement et fin sont Un dans le cercle .


L'homme se remémore par le Nom . Un mot fait renaître le souvenir enfoui, et le souvenir enfoui me tue et me relève . Ainsi le premier nom du Suprême n'est-il pas la communication d'une information, mais l'acte qui permet la remémoration de l'origine, du Ciel et de la Terre du commencement, de la justice, de la bénédiction et de la crainte de Dieu . Parce que l'origine est impliquée en moi, l'évocation du Nom est remémoration du Nom, tel qu'alors il résonnait dans le monde, comme la rumeur du tonnerre .


Quand l'Ange parle à l'homme, l'homme se retourne . Il entame le retour, il tourne sa face intérieure vers le Levant de l'Ange . Chaque pointe de la manifestation est comme une fleur qui se retourne vers le Soleil – ainsi une est la Voie qui monte et qui descend, ainsi la spirale peut être parcourue dans les deux sens, comme éclatement, mais aussi comme retour vers l'origine, comme concentration de la puissance .


Quand vient le retour, le parcours de l'éclatement est parcouru à l'envers – les bras de Kali se rassemblent . On raconte qu'au moment de mourir, l'homme revit ses souvenirs, que sa vie se récapitule . Il en est de même à la fin d'un cycle, à toutes les échelles . Alors les contradictions s'intensifient dans une lave en explosive fusion, entre l'écartèlement de la multiplicité qui revit et se convulse comme un serpent tonnerre, et se tord avec férocité, feu et force, et l'involution de la concentration qui s'effondre vers un point, pour repartir vers l'éclatement suprême – la Maya est Dieu, et qui se connaît, connaît son Seigneur .


La lutte de l'Oiseau et du Serpent, de l'Ange et du Dragon figurent cet instant de l'éveil . L'entrebâillement d'un œil, pendu à l'Arbre du monde . C'est pourquoi tu es aussi le Dragon, et aussi l'Ange – et que tu n'est rien, car il n'est rien d'autre que l'Être, toujours déjà présent .


En changeant, il se repose .


Job, ou la quête du Sage comme Soi.

(Caligula, Tinto Brass)




Pourquoi faudrait-il vivre avant de connaître l'extinction ? Pourquoi, si la mort est la fin de l'être humain, lui faut-il parcourir le chemin de la vie, avec ses joies comme avec ses douleurs ? Pourquoi faut-il marcher, la peau déchirée par les ronces ? Pourquoi désirer encore vivre, comme le lancinant désir de la soif au Grand Midi ? Pourquoi semble-t-il nécessaire de parcourir tant et tant de pas sur le chemin, s'il n'est rien d'autre que le Soi, splendeur toujours déjà réalisée ?

Il est rare de se poser sincèrement cette question . Plus rare encore de ne pas y apporter de réponses toutes faites, mécaniques .

Pourquoi naît-il des enfants qui mourront jeunes, ou qui connaitrons des douleurs atroces ? J'ai maintes fois croisé le regard de gens promis à la mort, vu des photos, des fiches, des papiers – J'ai tant pleuré, d'avoir vu ces fiches, ces milliers de fiches – d'avoir pensé au travail posé, confortable, méthodique et sans effroi, de ceux qui préparaient les massacres . Comment peut-on croiser le regard d'un enfant et le tuer ? C'est pour moi un des abîmes de l'homme . Et cet abîme est creusé par l'idéologie .

L'idéologie n'est pas une chose anodine, comme ces mots, ces lectures confortables, ces bibliothèques sereines, ces universités anciennes et glorieuses – l'idéologie est comme le nucléaire, cet invisible qui n'offre aucune prise et qui empoisonne l'air, la terre et l'eau – une arme de destruction massive . Sous le règne de l'idéologie, les sciences, la respiration, les cultures, l'eau que l'on boit – sont imprégnées, insensiblement par l'idéologie . L'idéologie est comme ces fiches, ces fiches qui préparaient les convois de déportation – des petits bristols neutres, sans haine, sans passion, dans des cases bien ordonnées – et la puissance du massacre .

L'idéologie répond à tant de questions dont nous avons besoin pour vivre . Les rafles, les tsunamis, les épidémies, ces grandes mortalités anonymes – pourquoi vivre et pourquoi naître ?

Et souvent la réponse qui naît est celle d'une recherche : il y a quelque chose à chercher . Mais y a-t-il quelque chose à chercher ? Les hommes cherchent, dans leur existence . Que cherchent-ils ? Et ce qu'ils cherchent ne tient-il pas dans cette réponse : il n'y a rien à trouver, rien à chercher ?


Héraclite dit : « je me suis cherché moi-même » . Le Maître dit : « tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais pas déjà trouvé » . Ramana Maharishi dit à celui qui l'approche au terme d'une longue quête : « Que chercher ? Chercher est l'obstacle . Qui cherche ? Il n'y a rien à chercher, rien à trouver . Il n'est rien d'autre que le Soi . Tout est toujours déjà présent . »


Le Soi est identique à Dieu . Certains croient qu'Héraclite donnent raison à ceux qui se cherchent, mais non . Il leur donne tort . Héraclite parle au passé – j'ai partout cherché, mais c'était moi que j'avais perdu . Ce que je cherchais, c'était moi – mais pas le moi endormi des hommes, le moi éveillé, identique au logos commun, identique au Soi : « Pour ceux qui sont éveillés il n'y a qu'un seul et même monde, c'est une même chose qu'être vivant et mort . L'origine et l'achèvement sont réunis dans la circonférence du cercle . »

Pour chercher, il faut penser un désir, et un désir orienté – je cherche, je ne sais pas quoi, mais je ne pourrais même pas chercher si le quoi chercher n'était pas là déjà, souterrainement . Et ce que je cherche n'est pas un objet du monde, car l'objet est toujours enveloppé de vide, de négation – l'objet ne peut combler le désir illimité – je cherche la Voie, la Puissance, rien qui ne puisse être saisi, approprié, mien, ou tien .

Sur les rives oranges des mers du Sud, je peux chercher, enfant, à saisir le vieil Océan ; mais l'eau qui reste entre mes doigts, salée comme les liqueurs d'un sexe, ou encore comme le buccin évoque les voluptés d'une vulve, n'est pas la splendeur des crépuscules phosphorescents, du souffle de la baleine ; n'est l'ivresse de l'errance des grands voiliers sous le Drapeau noir, révoltés contre l'ordre du monde . L'écume de ma paume contient et ne contient pas les trésors de la mer – le coquillage contient et ne contient pas, enfant, les rumeurs de la mer – elles s'involuent en mon âme, car l'âme est en quelque sorte, toutes choses . Elles s'involuent en l'homme, image éternelle de l'Un et des mondes, comme le monde est l'image et la manifestation de l'Un .

Je cherche sur les sentiers du monde ce qui est enroulé en moi comme l'Antique Serpent, courant vers l'horizon, vers cela même que je porte . Aussi l'amant du Cantique vient-il des montagnes de l'horizon, brûlantes de la Splendeur solaire, dalles sur lesquelles le Dragon réchauffe son corps de feu . Je cherche, dans les spires du temps, l'esprit toujours déjà présent ; je cherche, vers le passé, l'âge d'Or de l'Aube, au moment au l'aube illumine la cime des montagnes de l'horizon . Je cherche au loin mon amour de loin, et le lointain et le proche sont réunis dans la circonférence du cercle .

Et pourtant il faut marcher, chercher, se perdre sur les sentiers . « Au milieu du chemin de notre vie, je me retrouvais dans une forêt obscure, car la voie droite était perdue » . Chercher un objet, un Graal, un objet qui n'est pas un objet . Je cherche dans l'étendue de l'espace ce qui n'est pas essentiellement spatial . L'énigme, le désir et l'objet tissent des liens nécessaires . L'objet environné de vide est un signe par essence, l'objet renvoie vers une absence, et mon corps, et ma personne, en tant qu'objet, renvoient vers une absence . L'espace est la construction du désir et de l'absence, comme le retrait de Dieu qui marque la fin du paradis terrestre, et le début de l'errance d'Adam, que redouble l'errance indéfinie de Caïn .

En faisant retour sur les pas d'Adam, en y reconnaissant mes pas, je pleure . Je suis dévoré par le vide, assimilé par le dragon noir de la ténèbre, pris dans les rêts de la Nuit obscure . La Nuit, pour être vécue comme une eau d'orage, doit être sans prise, sans comparaison, sans aucune tiédeur – sans aucune couleur . Oui, n'être rien, être nu, être un ver, tomber comme un corps mort - Que n'est-tu froid ou bouillant ! Dévoré par la nuit, je suis Puissance d'amour, et ton amour est un feu dévorant – ton Seigneur est un feu dévorant .

Je suis mort et porteur de mort – vampire . Être affreux, repoussant entre tous, terrifiant même – et par là fascinant pour celle qui veut renouer le lien entre l'étincelle de l'âme et la Terre, ou Femme ; car cet être de la puissance nocturne peut recevoir la rédemption de l'Orage . La femme peut atteindre à la plus haute grandeur des temps par la bénédiction et la justice de l'Aurore, par le don du souffle de vie, porté dans le baiser, le regard, le cercle des bras . Et la puissance doit naître du feu dévorant de l'homme mort . Rares sont celles qui savent cette très haute puissance et l'actualisent, même si nombre d'enfants naissent de sa nostalgie . Dévoré par la nuit, épuisé de la marche, je tombe comme tombe un corps mort – je suis mort .

Pour celui qui erre dans la nuit, seul le sang - le sang spirituel, qui s'infuse dans le sang matériel - donné – non pas volé, car le sang volé se dissipe comme un rêve impuissant – donné par amour peut alors me faire vivre . Ainsi Adam le rouge, ainsi Caïn peut vivre après tant et tant de morts – ainsi la puissance du Retour peut-elle être une Aube dans les yeux de la magicienne . Elle étend son manteau, et celui ci devient une sphère céleste, où volent des papillons d'or . Elle ouvre ses lèvres, et le souffle des mondes fait vivre l'âme . Elle porte la puissance des âges dans la légèreté de ses pas – elle marche sur mes yeux . Elle est la puissance du Sorcier, la force du guerrier, et celle qui peut abattre le ciel même – emprisonner Merlin dans les maléfices, livrer Samson – et c'est justement sa puissance .

Mais ces effluves des sacrifices, ces sublimes splendeurs de l'Aube dorée, ne peuvent subsister dans le temps sans connaître de cycles, et la nuit succède à l'aube, invinciblement . Ne sommes nous pas ces êtres misérables, que notre mort soit issue d'un mot, que notre vie soit issue d'un mot ? Et est-ce moi qui le dit, quand nos Écritures disent que la Lumière fut évoquée d'un mot à la surface de l'Abîme ? L'histoire des mondes est l'histoire de l'âme – la cosmologie est notre généalogie . Le macrocosme et le microcosme se répondent .

Nous ne possédons pas l'éternité, nous qui sommes possédés par elle . Comme la mer se retire, laissant les crânes grimaçants des roches – et plus encore, car quand la mer de l'Esprit est retirée, il ne reste rien, absolument rien, pas un signe qu'elle ait été ; et le ver rongeur de l'illusion, du néant, reviennent enserrer le seuil de mon âme . Quelle étrange angoisse m'écrase devant le désert où se délovaient d'immenses eaux limpides au soleil, au temps où Joie et Splendeur régnaient...Rien de cela ne nous appartient . Regardez la vague qui s'abat sur la ville . Rien de cela, même la vie, qui soit nôtre .

Dans les sentiers du monde, celui qui cherche cherche un port, un abri, un lieu qui soit le sien – un objet, une rédemption, un jugement dernier qui le justifie, un arrêt de Dieu qui arrête le flux de l'incertitude et de l'angoisse - la Terre Promise, qui porte toutes ces promesses entre ces quatre fleuves . Il marche sans trêve, en cherchant le lieu où s'arrêter . Mais pour avoir cela, l'homme doit renoncer à lui-même, renoncer à la puissance de posséder, de s'approprier qui le dévore . Le Diable, n'est pas celui qui promet toutes les possessions dans un pacte, en échange de l'âme ? « Lutter contre le cœur est dur. Car tout ce qu'il veut, on l'achète au prix de l'âme » . Ce n'est pas le lieu qui demeure, c'est lui, l'homme qui ne peut demeurer, qui déroule les cycles du temps . L'homme noble comprend que dans le monde entier, il n'existe peut-être pas de lieu .

Comme Beowulf, il dit « tout change, seule la mer demeure... mais la mer n'est pas le lieu des répits » . Alors l'homme noble désire intensément la mort . Mais la mort du corps est une échappatoire à la douleur si démente de l'âme, à tous les déchirements qui se déchaînent dans l'orage . Au désir du retour et au désir du départ, au désir de la chair et au désir d'isolement, au désir d'être et au désir de mort . Peut-être qu'il ne nous manque que cela, à nous autres – la possibilité de partir honorablement . Le désir d'avoir encore une guerre, qui puisse nous offrir cette chance . Mishima n'a recherché que cela . N'y a -t-il pas des hommes qui acceptent des tâches mortelles, pour pouvoir ainsi partir ? L'occasion qu'il a crée n'était-elle pas artificielle ? Péguy n'a-t-il pas prié pour mourir à la guerre ?

Et tant d'hommes qui ont voulu croire que cela valait la peine de vivre, non pour eux, mais pour leur famille, pour leur pays, pour l'avenir – combien d'hommes travaillent sans cesse pour payer des études à des enfants incapables de le comprendre, à des maîtres qui s'ennuient . Combien de maison construites, de haies taillées, pour croire avoir un lieu, pour cette illusion, pour construire sa propre boîte, et regarder des boites lumineuses jusqu'à la mort . Les hommes travaillent à construire leurs prisons et leurs enfers, et leurs enfers sont d'autant plus solides qu'ils y ont mis leur temps, leur travail, leurs espoirs .

Et moi, ne suis-je pas fils et petit-fils de pendus, de gens morts de la vison de la vanité ? Descendant d'exilés de guerre et de mort pour la France ? Ils ont voulu croire dans la Nation, dans le patriotisme, dans le sacrifice, marqué au fer rouge par 1870, dispersés par les Prussiens, les pères morts au front, pour voir le désastre de 1940 ? Marins étendus de part le monde, ramenant dans les ports, dans les greniers, pour les mains des enfants curieux, des papillons tropicaux dans des vitrines odorantes, des récits de voyages, des romans populaires de l'entre deux guerres . Ils ont tellement travaillé, travaillé, travaillé, combattu . Et la France Libre . Et toujours, les ennuis ont recommencé – les guerres, les Empires perdus, le souvenir d'Alger la Blanche, de l'Afrique ou de l'Indochine . Tout fut englouti pour un pays minable, de mesquins et de nantis, heureux d'avoir abdiqué le monde . L'Europe fut l'échange du camping car contre le monde entier . Et maintenant, ils veulent notre peau, pour garder leurs jouets .

J'ai rêvé, enfant, sur les registres des caisses de solidarité des marins morts en mer, conservés dans un grenier, qui listaient, pendant la Grande Guerre, interminablement, les navires perdus, aux noms et dans des lieux étranges, exotiques, que confirmaient les odeurs des bois et les couleurs des immenses papillons cloués dans les vitrines . Tout ces noms de morts, ces papiers jaunis, les restes de mes morts, à jamais silencieux pour me dire pourquoi vivre, quand tout ce qu'ils gardaient était mort : les mers du Sud, l'Île de France, l'Empire, la Gloire, la rude franchise des flibustiers, la liberté conquise .

La vie qui continuait était la vie des morts . Dans mon souvenir, ma grand mère a porté le deuil toute sa vie – et je croisais de telles veuves, toute de noir vêtues, dans les villes bretonnes – il y en avait encore . Les hommes de mon sang avaient perdu leurs combats, comme la maison de Maurras, mémorial et tombe entourée d'immeubles, à côté d'une grande flaque vaseuse, cet étang de Berre, alors perle de la méditerranée . Bien sûr, il fallait vivre, et il restait à devenir chrétien moderne, conciliaire, ou à s'enfermer dans un intégrisme stupide . Une défaite radicale des anciens mondes . La vie est une puissance telle . Même horriblement dévorés par la maladie, même dans l'abandon le plus total, les hommes vivent . Les hommes mentent et se mentent pour vivre, préférant le mensonge à la vérité, pour vivre . Par exemple, les médias ont trouvé plus commode de ne plus parler du tout de Fukushima .


Depuis très longtemps une vie fidèle, mystérieusement, a cessé d'être possible dans notre monde . Une vie simple, liée à l'ordre du monde, fixée sur les cycles des temps – une vie amie du ciel et respectueuse du sang versé et de la douleur . Nous avons entendu parler de cette vie dans les textes de l'Antiquité – dans les voyages d'Abraham, dans les travaux et les jours, dans le miel de l'Hymette . Cette vie simple, liée à l'invocation, à une rareté de paroles .

Une vie simple, liée au puissant désir de conquérir une liberté, au désir de bénédiction, comme celui de Jacob, au désir d'avoir des enfants étendus jusqu'à former un peuple . Et le désir d'être plus que le sillage du navire sur la mer, le désir que les hommes de l'avenir aient quelque chose à chanter et invoque le nom de leurs ancêtres . Car qu'est ce que ce corps de poussière et de terre, Adam l'homme rouge, l'homme de la race des feuilles, qu'est ce que l'âme, qu'est ce que l'ego – alors que les mots originaires, alors que le Nom n'auront pas de fin . L'aède aveugle fut immortel pour les Grecs, faisant retour dans la grandeur des hommes comme Ulysse fait retour à Ithaque, retrouvant par la puissance de sa rage, et la rage de sa puissance, sa demeure originaire .


Le régime de l'invocation du Nom, je le retrouve dans le troisième commandement : tu n'invoqueras pas le Nom du Seigneur ton Dieu en vain . En vain, pas seulement en jurant, dans la lecture morale ; mais aussi, sans puissance, à travers tous les bavardages des hommes . Un théologien qui fait un cours de théologie dogmatique dans l'ennui ne respecte pas le troisième commandement ; un poète qui parle en vain non plus . Quant aux chrétiens, le Pater, la seule prière transmise du Maître lie le Nom au règne, et dit : que ton nom soit sanctifié . Que ton nom soit un sanctuaire, qu'il soit la Voie, la Vérité et la Vie du mystère . Il n'est pas un commandement qui soit aboli . Mais qui vit de ce commandement, qui vit du Nom ?

Nous sommes la génération du bavardage, du vide, du néant : de la littérature . Le Yi-King, sur la figure 9, en donne un signe : « ce que l’homme noble amasse et retient de plus important, c’est l’aptitu­de aux pratiques fondamentales de la Voie du Principe (Tao te King) ; dans l’ordre des choses inférieures, c’est l’art et le talent dans les belles lettres. »

La littérature est le bavardage analogue à la Voie – sans rigueur, sans Orient, elle ne mène nulle part et prétend juger de tout . Nous sommes la défaite radicale des anciens mondes, et cette défaite est très grave . Elle est la perte de toute ce qui nous fait vivre en tant qu'être humains, le déroulement interminable du nihilisme, le triomphe des aveugles, rois du royaume des borgnes . La nef des fous qui flue vers les catastrophes .

La vie est une puissance telle . L'être humain individuel vit avec la mort, porte impliquée en lui la mort – et sans doute, la capacité parfois de désirer la mort . Mais même cette implication est au service de la vie, quand le désir désespéré de mourir, ou l'exercice conscient du risque de mort, donne la puissance de combattre jusqu'au bout .

Et pourquoi tant désirer, tant attendre des autres – le secret de la Vie, dans un monde envahi par le crépuscule . Et j'ai vu, ni droiture, ni sincérité ne peuvent triompher . Car tous, car je calcule – et le calcul n'est pas compatible avec la loyauté, jamais . Je désire l'extinction, mais cela encore est un désir, une vie, une ivresse . La sincérité et la loyauté, sont – elles déjà effectives en moi, entre mes tentacules d'ego ? Je désire, infiniment, sortir du monde des morts, celui des adultes de mon enfance, êtres sans vie et sans puissance de combat, toujours arrêtés par la peur – celui de ce monde, envahi par les même lâchetés que celles des adultes d'autrefois – avec cette incapacité à la gaité, cette incapacité à rire, cette incapacité à vivre une vie humaine - mais on ne sort de l'Enfer que par le haut .

L'enfer est une évidence . Pourquoi sommes nous, nous autres, si écorchés – pourquoi ma vie est-elle si violemment dure dans mon âme ? Pourquoi le malheur d'autrui me bouleverse -t-il, me donne-t-il envie de vomir ? Je n'ai cessé de vouloir m'endurcir contre la pitié, je n'ai cessé de m'exercer à être cruel – en vain sur ma sensibilité . Je n'ai jamais ressenti que de la tristesse à voir la souffrance, je n'ai que trop souvent pleuré – je veux désespérément paraître dur, impitoyable, vainqueur – mais je sais que je suis du camp des perdants, je hais le sentiment de supériorité inné des biens élevés, leur capacité à entraîner le sacrifice de vies humaines, à déclencher des guerres en trouvant ça très bien, très démocratique, très tout .

Je méprise aussi l'égalitarisme, la prétention moderne me révulse . Il n'existe aucun droit de comprendre l'obscur, d'avoir de la puissance, de pénétrer les secrets du monde . La prétention moderne, ce sont ces zones interdites des catastrophes, pour avoir tellement voulu croire dans la puissance humaine . L'harmonie hiérarchique, tel est le monde que nous pouvons habiter, qui concilie la pitié et la beauté dans l'ordre des choses humaines . Ce monde, qui posait cela comme principe et comme fin, n'existe plus . Comment habiter notre monde moderne, vivre et désirer vivre, sans le moindre espace de vie, quand on nous répète notre liberté – une farce . Et pourtant, nous vivons .

Je dis nous, si écorchés, parce que je pense à d'autres, à leur sentiment si violent, si cruel du monde – le monde est comme un tourbillon d'abîme . J'ai comme un cancer de l'âme, dévoré sans cesse par un grand crabe dans mon ventre, par les ondulations de congres déchirant mes tripes . Mes pas sont une course sur les pentes du maelström, pour ne pas être dévoré par lui, rattrapé par les ténèbres comme le soleil par le loup Fenrir . Un regard, un mot me font vivre . Un regard, un mot me précipitent dans les ténèbres . Je souffre atrocement, je désire la mort . Et pourtant, j'en sais de plus vifs .

Mais cette écorchure est le privilège de vivre la vie du monde, de jubiler comme la mer au soleil de midi . Nous savons la défaite radicale des anciens mondes . Tout ce qui existe mérite d'être détruit . Tout est grave, et nous pouvons rire . Cette écorchure, c'est avoir cette puissance d'aimer, de retenir entre les bras sur le nu du sein, d'être sur la peau comme autrefois les grands voiliers sur la route de la Baleine . C'est sur la peau humaine que se produisent les dernières navigations et les dernières flibustes du monde – sur la peau humaine, et sur les falaises fermées des sanctuaires souterrains .


Amis ! Nous aurons un jour assez de désespoir pour ne plus faire de concessions . Et ce jour, le désespoir de l'écorché sera le rire du desperado ! Nous rirons de l'incendie de Rome – et peut être, avant de mourir .


Viva la muerte !


L'arbitraire du signe, ou la poétique de l'Âge de Fer .



La thèse de l'arbitraire du signe est établie comme relevant de l'ordre du fait depuis Saussure . Mais cette théorie fut posée en Occident au moins depuis Guillaume d'Occam, au XIVème siècle, et en réalité, elle est déjà celui d'Hermogène dans le Cratyle de Platon .


La thèse de l'arbitraire du signe pose les conséquences suivantes : le signe, c'est à dire le mot, qui désigne un étant sans signifiant général, comme un nom propre (Albert), ou un étant dans un acte de langage (cet homme désigné) et un signifiant de classe d'étants (les hommes), comme un nom commun – le signe est arbitraire .


Arbitraire signifie que le libre arbitre de l'homme pose ce signe, de manière accidentelle relativement au signifiant et au signifié, en ce sens qu'il pourrait toujours être un autre, qu'il contingent . Si je m'entends avec d'autres hommes pour dire que « chien » se dira désormais « oua », nous pourrons parfaitement nous entendre . C'est pour cela qu'il peut y avoir des langages codés, qui remplacent lettre par lettre ou signe par signe . Arbitraire signifie d'abord la contingence du lien du signe au signifié et au signifiant .


Première remarque, l'arbitraire du signe ne s'exerce pas de manière perpétuelle par chaque homme, et résulte plutôt d'un contrat social de dénomination ; car si je change sans cesse les signes que j'utilise, je serais bientôt incompréhensible et isolé, alors que langue est largement constituante de la communauté humaine où je m'insère, et qui me nomme « homme » . Cet arbitraire se constate pratiquement lors de la formation de mots nouveaux : une espèce animale découverte à neuf reçoit un nom par son classificateur, et pourrait en avoir un autre ; un objet industriel de même .


Deuxième remarque : l'arbitraire est très étroitement déterminé, à tel point que l'évolution des langues est très lente, et que les règles étymologiques permettent de reconstituer des caractères de langues disparues . Pour un être humain normal, la manière de nommer n'est nullement le résultat d'un arbitraire .


L'arbitraire du signe a des conséquences sur l'ontologie du signe, habituellement présenté comme un triangle, Signe (le mot « chien »)-Signifiant (sa définition)-Signifié (l'animal poilu, là) . Il signifie que l'unité du signe à travers ses trois pôles est contingente ; ou encore, qu'il n'est rien tel que « le signe », conçu comme l'unité des trois pôles du processus de signification .


Le signe en tant que pôle serait le substitut, c'est à dire l'unité sémantique insérable dans un acte de communication ; le signifiant son sens (dictionnaire, par exemple), et le signifié l'étant désigné dans le monde, auquel le signe se substitue, le substitué, donc . L'arbitraire du signe signifie essentiellement que les liens entre le substitué et le substitut sont conventionnels, plus exactement même que le substitut est conventionnel, et n'a aucun lien essentiel ni avec le substitué, ni avec la définition .


C'est une position assez étrange . Car l'homme qui choisit le substitut pourrait choisir un étant évoquant le substitué par sa forme, S et serpent, sa sonorité, sserpent . Mais l'arbitraire serait maintenu, en ce que le choix des caractères évocateurs du signe est contingent dans la fiabilité du processus de communication . On peut imaginer une culture qui nommerait les serpents Y, ou peu importe . Il demeure que la théorie de l'arbitraire du signe serait sans doute moins naturelle à défendre dans des langues iconiques, quand bien même la phonétique du signe sonore pourrait être posée comme arbitraire .


Et ces relations signe - signifiant - signifié sont une roue selon l'acte sémantique . Les polarités de la roue sont cycliques . Si je vois un arbre, cette icône est un signe, qui me renvoie au signifiant, et selon les circonstances à un signifié : le mot arbre . Si je reconnais un étant comme un arbre, je vois un arbre et je dis « arbre », le processus place l'étant comme signe, et le signe comme signifié . Le signifiant reste unique . Mais il existe des figures de mots qui prennent des éléments du signifiant comme signe, comme l'ensemble des périphrases qui remplacent un nom . Alors le signifiant devient fonctionnellement signe, et le nom fonctionnellement signifiant . Ce processus en rotation constante est la sémiosis selon Peirce, un processus indéfini d'interprétation .


Le lien entre l'icône et le signifiant, la définition, ou l'encyclopédie, ne paraît pas pouvoir être arbitraire . Une définition simple peut être une simple description, et on m'accordera qu'une définition ne peut être arbitraire . Elle comporte de la contingence, en ce que je retiens certaines caractéristiques et pas d'autres, mais cette contingence est limitée si la définition doit être largement partagée . L'arbitraire du signe ne concerne ni la théorie, comme ensemble de signes testables, ni les signes iconiques (on peut représenter selon indéfiniment de manières une classe d'étants, mais l'icône n'est pas pour autant totalement contingente ) . L'arbitraire du signe n'est que le résultat de ceci : le vécu moderne des paroles vides, des flatus voci ; l'idéologie moderne de la toute puissance individuelle, ou de l'homme, analogue au contrat social . Le modèle est l'imposition du nom propre par les parents, qui est devenu si libre dans notre paradis terrestre que même les fautes d'orthographe sont soigneusement respectées par l'état civil .


L'absolue liberté de la parole se paie de l'absurdité absolue . Je peux librement proférer n'importe quels sons . Mais quelle est la puissance de ma parole ? Toute proposition appelle sa proposition contraire, et en l'absence de vérité, « chacun pense et dit ce qu'il veut » . Je n'ai aucune obligation d'en tenir compte, ni moi ni personne, d'ailleurs, sauf si une opinion devenait l'opinion majoritaire . Selon certains idéologues du Système, une opinion majoritaire est une vérité majoritaire . Ainsi, dans le cas où la majorité relative avait l'opinion qu'il est urgent d'humilier et de tuer une partie minoritaire de la population, il ne me resterait, par devoir, qu'à obéir, selon la thèse du préfet Papon . Disons-le : avec l'idéologie queer, la vérité majoritaire est une des plus répugnantes rencontres que le Système puisse offrir .


L'arbitraire du signe rompt le lien entre le Verbe et la manifestation, posant le problème de la validation, de la véridiction des paroles . Mène à l'arbitraire de la parole, et donc à la négation de la vérité – la vérité, idée d'un étant qui accorde plusieurs hommes indépendamment de leur volonté, sur un sujet, par exemple « devant nous n'est pas un taureau noir » . A tel point que celui qui ne voit pas ce qui paraît évident à tous paraît proche de la folie . La vérité, l'évidence, sont peut être discutés par les spécialistes, mais pas dans la vie quotidienne et dans la vie sociale . C'est à dire que l'accumulation d'arguments qui fait de l'arbitraire du signe l'idéologie officielle de la linguistique n'amène pas ces personnes au quotidien à remettre en cause l'ordre de la langue, ne serait que pour exprimer leur thèses inverses .


Ce genre de paradoxe est criant quand un homme remet en cause la vérité . Car tous ses propos sont alors indécidables, alors qu'en parlant, en disant la vérité est ceci ou cela, il s'appuie sur une notion normale de vérité . Il en est de même pour ceux qui refusent tout classement hiérarchique, comme Deleuze et Guattari, dans Mille Plateaux . Ils estiment que ce refus est un « progrès », notion qui suppose un classement hiérarchique . Ils sous-entendent que ce classement refusant le classement est supérieur à tout autre classement . Rien n'est plus courant que ce phénomène dans notre société : le point de vue de l'égalité des points de vue sans cesse présenté comme intrinsèquement supérieur à tout autre point de vue, ce qui justifie l'usage toujours plus autoritaire de la tolérance .


Ou encore, ce souvenir d'adolescence, la haine des apôtres de la tolérance, proclamant « il ne faut pas faire de différences entre les gens à cause de leurs idées », pour ceux qui pensaient qu' « il faut faire des différences entre les gens à cause de leurs idées » . Ce genre de paradoxe est tout à fait courant, mais cela ne dérange guère, dans le monde de l'arbitraire de la parole, où la discussion métaphysique peut s'arrêter à l'ordre des préférences . Le premier pas de la sagesse est de concevoir que les mondes se moquent de tes préférences .


La thèse de l'arbitraire du signe pense un langage produit par l'homme, par sa toute puissance arbitraire, à la manière d'un monarque organisant son règne . Mais au contraire, l'homme est produit par le langage, à savoir qu'un rejet humain isolé est fort éloigné de l'humanité ordinaire, et encore plus éloigné d'inventer une langue . Ce travers se rencontre aussi dans la théorie du Contrat Social : pour faire un contrat, les êtres isolés que sont les premiers hommes doivent avoir une élaboration de la notion de contrat, ce qui suppose qu'ils ne sont pas isolés ; un langage commun, ce qui suppose qu'ils ne sont pas isolés . Autant dire que pour le langage l'élaboration est un tour de force encore supérieur .


Qu'une thèse aussi absurde que la production volontaire du langage soit devenue la règle dans les croyances modernes ne se fait pas au hasard . Cette thèse est conforme à l'idéologie racine, comme la théorie de l'évolution est conforme à l'idéologie racine . L'idéologie racine se projette sur les origines, exactement comme les mythes des peuples sauvages dont nous nous plaisons à moquer la naïveté désarmante . Nous sommes des romains qui, du haut de leurs mythes, se moquent des sumériens, surtout quand ils ne sont pas armés – auquel cas, où s'ils sont nombreux, nous sommes prêts à nous rappeler que l'Europe est la patrie de la tolérance, ce que la deuxième guerre mondiale a exactement démontré .


A partir de l'arbitraire du signe s'est développé une poétique savante, issue entre autre de débats de l'entre deux guerres sur la poésie pure . Le nom propre est devenu, comme modèle de l'imposition arbitraire du nom, modèle de la poésie . Le tercet :


Orléans, Beaugency,

Notre Dame de Cléry,

Vendôme...



Est devenu un exemple de poésie pure . Rueff est le continuateur de cette conception . Autant dire que rien n'est nouveau sous le soleil de l'idéologie racine, qui ne peut que développer sans cesse le même, sous les aspects variables des œuvres . Dans le cadre d'une idéologie, toute parole est une itération, une confirmation, et un signe de soumission à l'ordre idéologique .


Mais il faut rétablir une vérité . Cette conception du verbe est étrangère aux Maîtres de la Grèce, comme elle l'est à Dante . Se réclamer de Dante, ou des troubadours, pour défendre une telle poétique, relève de l'illusion idéologique, ou du détournement .


Je cite d'abord un résumé du livre de Détienne, les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, un universitaire convenable .


« On rencontre à l'époque archaïque l'idée d'une correspondance essentielle entre l'inspiration divine du poète sacerdotal et l'usage sacré du verbe, identifié à la vérité . Ainsi envisagée, la parole était dotée d'une efficacité propre, transformante et agissante, de même que sa fonction sapientiale et oraculaire . Les maîtres d'Alethéia (la vérité), qui sont aussi des voyants, interprètent également les songes, et sont capables de voyager dans l'au-delà . Ils véhiculent la réalité secrète du monde au moyen d'une parole vivante, harmonieuse, juste . Par leur rôle ils dévoilent l'essence des choses, indépendamment d'une volonté ou d'une pensée individuelle (pensez au logos commun d'Héraclite)– et sont disciples d'Hermès, messager entre les dieux et les hommes . (…) nous avons affaire à une vision opérative, théurgique de la parole, selon laquelle le signe symbolique recèle l'intériorité (je dirais l'implication) et l'énergie (ou puissance) de chaque être . »


Selon Détienne, « l'acte de décès de la parole efficace » a lieu avec la sophistique .


Cassirer fait remarquer, dans la philosophie des formes symboliques que cette conception du nom est la plus répandue, et la plus naturelle . Avant de continuer, notons que quand Agamben prétend découvrir, dans l'usage de la parole comme commandement, une ontologie différente de l'ontologie apophatique, il commet une double erreur . Tout d'abord, il dévoile l'arrogante ignorance des modernes, en ignorant les conceptions de la langue comme puissance ; ensuite, il se trompe en estimant qu'il s'agit d'une autre ontologie . Car entre la langue qui dévoile la vérité, qui montre l'implication des mondes dans les étants, la prophétie comme dévoilement de l'ordre du monde, l'oracle comme avertissement sur le destin, et la parole puissante d'invocation, il n'est qu'une ontologie, manifestée tant chez Héraclite que chez Empédocle .


La vérité des conceptions suivantes de ce concept, issues de la sophistique, ou du scepticisme, tel est le concept auquel se réfère implicitement Agamben comme modèle de la tradition philosophique .


Il importe de voir, maintenant, que cette conception de la parole comme puissance n'est nullement morte dans l'Antiquité, et qu'elle a survécu jusqu'à nous . Elle est puissamment véhiculée par la Kabbale, par le christianisme – voyez le prologue de l'Évangile de Jean :


Au commencement était le Verbe,
Et le Verbe était Dieu...



Jean Scot Erigène, au IXème siècle, commente ainsi : « Voix de l'oiseau de haut vol (…) de celui qui s'élève au delà de toute théorie, au delà de toutes les choses qui sont et de toutes celles qui ne sont pas . Par choses qui sont, j'entends celles qui n'échappent pas absolument à toute intelligence, soit humaine, soit angélique, étant inférieures à Dieu, et comprises dans les limites des réalités (…) de l'univers ; par choses qui ne sont pas, j'entends celles qui dépassent absolument les forces de toute intelligence . (…) Ô bienheureux Jean, ce n'est pas sans raison que l'on t'appelle Jean . Le nom de Jean est hébreu ; (…) ce qui veut dire «celui à qui une grâce a été accordée » . »



Ainsi la voix de Jean s'élève-t-elle au delà des limites de l'Univers, « jusqu'aux arcanes du principe unique de toutes choses » – ainsi son nom est-il significatif, contient-il l'implication de la puissance de sa parole . En passant, l'ontologie qui comprend les choses qui sont et celles qui ne sont pas montre que la multiplication des sous-ensembles ontologiques n'a rien, là encore, d'extraordinaire pour une personne normalement informée – la bizarrerie de l'ignorance apparente d'Agamben n'étant que plus évidente .


Rueff se réclame de Dante . Mais de même que la Laure (Or) de Pétrarque ne doit rien au hasard, la Béatrice (béatitude) de Dante non plus . Beaucoup plus, l'œuvre de Dante est le réceptacle de toute une tradition ésotérique du langage et des lettres .


Œuvre de nature est que l'homme parle

Mais ainsi ou ainsi, nature vous le laisse

Faire ensuite comme il vous plaît

Avant que je descende à l'angoisse d'enfer

I était sur la terre le nom du bien suprême

D'où vient la joie qui m'enveloppe

Puis on l'appela El, et ce fut bien,

Car l'usage des mortels est comme une feuille

Sur la branche, qui s'en va et l'autre vient.
..(Paradis XXVI, 130 – 137)


Ce passage doit être rapproché du De Vulgari Eloquentia (I, IX) : le langage humain, hormis celui qui fut crée par Dieu avec le premier homme – (est dit avoir) été refait selon notre gré après la dite confusion (Babel) laquelle ne fut autre chose qu'un oubli de la langue première .


De tout cela il s'ensuit que dans la langue première crée par Dieu, le I, qui correspond au Yod hébreu, fut le nom du Suprême ; ou encore que cette lettre est le nom qui indique le Pôle primordial . Mais aussi que dans les cycles du temps, et des printemps des mondes humains, la division de I en EL se poursuit ; de la sorte le modèle de l'arbitraire du signe devient régnant dans les langues humaines . Cela est bien, car les cycles se déroulent selon la nécessité interne de l'implication ; et cela est angoisse d'enfer, car il s'agit bien d'une descente, de la perte de la joie qui enveloppe, et d'une perte de compréhension des mondes par l'homme .


Ce logos qui gouverne l'ensemble de toutes choses (tout l'univers), avec lequel ils ont continuellement le plus étroit commerce, ils en sont séparés, et les choses qu'ils rencontrent chaque jour leur paraissent étrangères . Héraclite .


Par la cyclicité des langues humaines, il s'ensuit que la doctrine de l'arbitraire du signe, rupture des liens internes au signe, et rupture des liens entre le langage, l'homme et le monde, est la forme de langage qui correspond au cycle de fer . L'arbitraire du signe, en tant qu'abîme ouvert entre l'être et la parole est l'analogue linguistique de la rupture kantienne entre le noumène et sa représentation – et la conséquence de ces deux thèses analogues est la fermeture des portes de la Gnose, puisque l'être devient à chaque fois inatteignable . C'est pour cette raison que le langage de l'arbitraire a tendance à se désincarner, à devenir puritain ou moralisateur – parce qu'il ne peut atteindre que l'énonciation de la loi en tant que devoir être, et qu'il est impuissant, donc lié au ressentiment .


Des formes délirantes de mauvaise interprétation de la co-construction du monde entre l'homme et le reste du monde, que la tradition suppose harmonieuse apparaissent pour surmonter, en vain, le ressentiment et le vide né de l'absence de poids ontologique de la parole moderne . Ce sont toutes les écoles qui posent l'homme en pôle absolu de créateur de son monde, et lui font croire qu'il peut être ce qu'il veut, ou ce qu'il désire, au nom du constructivisme . Ainsi des ego se gonflent à la dimension de l'univers, sans cependant avoir la moindre base, et s'effondrent . Alors que l'orientation traditionnelle du « fais ce que veux » de l'abbaye de Thélème lui donne le sens : désire et veut la volonté impliquée dans ton être – deviens ce que tu es . Ce qui est le sens de l'amor fati . Sans l'amor fati et la science de l'être impliqué dans les destins, « fais ce que tu veux » est une farce .


Le langage incarné des maîtres de vérité est un langage qui entrelace parole, chair et rites ; le sang et la fumée des sacrifices, la chair de l'aimée, l'éclat de la chair des fruits, les viandes issues de la chasse – en tant que puissance, il est lié aux pratiques symboliques de la puissance, le règne, la gloire, la guerre, la chasse, la prédation . Le livre de la Clarté (173, 174) en livre une clef . L'objet de la parole sainte et puissante du Maître, le voici :


(…) c'est la magnificence du tout . C'est la magnificence du Cantique des Cantique, dont il est dit : (Cant. 6, 10) : qui est celle qui surgit comme l'aurore, belle comme la lune, resplendissante comme le soleil, redoutable comme des bataillons ? Tout cela se réfère au principe féminin . C'est pourquoi la femme fut prise de l'homme, car le monde d'ici bas ne saurait subsister sans la femme . (…) Quelle est la magnificence dont tu as parlé dans le Cantique des Cantiques ? - C'est le Livre le plus magnifique des Écritures saintes, comme R. Yohanan a dit : tous les livres bibliques sont saints, mais le Cantique, lui, est Saint des Saints . Et qu'est-ce ? C'est un sanctuaire placé au dessus des autres sanctuaires .


Le vœu de silence, ou la discrétion verbale des ascètes traditionnels se veut un écart par rapport à cette chair des mondes, un processus ascendant de sortie, vers les puissances des autres mondes, mais pas la reconnaissance d'une perte de pouvoir des mots – puisque c'est la prière silencieuse ou parlée des sages qui tient le monde dans la plupart des traditions connues . Dans le sens de la justice, c'est à dire de l'harmonie du monde et du destin, le « fais ce que tu veux »de l'ascète correspond à ce que dit le Livre de la Clarté : « le Juste est le fondement du monde » .


Chaque cycle étant impliqué dans les autres, selon la figure spiralée d'une coquille d'escargot, les différentes formes de langage se rencontrent à différentes intensités à tous niveaux du cycle . D'une certaine manière, pour reprendre le mot d'Abellio, toute forme est à sa manière grande et puissante . Le thème de l'abîme et de l'absence peut ainsi avoir sa poétique, sa grandeur . Il n'en est pas moins impuissance, vide et absence . Cette poétique, sensible chez Houellebecq, atteint vite ses limites .


Le langage poétique des anciens Maîtres est sans auteur, car il n'est pas d'autre auteur que l'Auteur . Pour celui qui veut laisser sourdre le Logos à travers lui, et devenir le Logos, vaut l'avertissement de Jakob Boehme, de la vie au delà des sens, 40 :


(…) Où donc, en ce temps, l'habitation des anges et des démons se trouve-t-elle ?


Là où tu n'habites pas selon ton existence propre et ta volonté propre, c'est là que les anges, chez toi et partout, on leur habitation . Et là où tu habites selon ton existence propre et ta volonté propre; c'est là que les démons, chez toi et partout, ont leur habitation
.


C'est alors que la Splendeur du monde vient à la rencontre de la parole, selon ce qui est écrit :

(…) c'est la magnificence du tout . C'est la magnificence du Cantique des Cantique, dont il est dit : (Cant. 6, 10) : qui est celle qui surgit comme l'aurore, belle comme la lune, resplendissante comme le soleil, redoutable comme des bataillons ? Quelle est la magnificence dont tu as parlé dans le Cantique des Cantiques ? - C'est le Livre le plus magnifique des Écritures saintes, comme R. Yohanan a dit : tous les livres bibliques sont saints, mais le Cantique, lui, est Saint des Saints .


Cette parole est le sanctuaire placé au dessus des autres sanctuaires, celle dont le signe est la lettre I -le bien Suprême .


Qu'est ce qu'un Maître II : le parfum de la parole comme printemps .

(Botticelli, le souffle parfumé de l'aimée comme printemps)




L'étendue des connaissances n'enseigne pas à avoir l'esprit ; sans quoi elle l'aurait enseigné à Hésiode et Pythagore, et encore à Xénophane et Hécatalos.

Héraclite


Le samedi 8 avril 2011, Giorgio Agamben était invité pour une conférence au Petit Palais .


Depuis quelques années se multiplient les discours sur la « fin » de la littérature, qu’il s’agisse de sa moindre valeur esthétique, de l’affaiblissement du lectorat, des menaces qui pèsent sur le livre face aux nouvelles formes de loisir culturel ou au numérique. Ces discours de la fin méritent d’être interrogés : à quelle « idée » de la littérature renvoient-ils ? Quelle sera (serait) désormais la place de la littérature ? Dans le cadre de ces rencontres nationales « Fins de la littérature », à l’initiative de Dominique Viart et Laurent Démanze, la Mel invite le philosophe italien Giorgio Agamben, auteur de Profanations (Rivages, 2005) et Qu’est-ce que le contemporain ? (Rivages, 2008), à questionner le motif de la fin de la littérature, avec Martin Rueff, professeur aux Universités de Lausanne et de Bologne, poète et traducteur de plusieurs de ses ouvrages.


La Mel, maison des écrivains et de la littérature, est tout à fait celle de Boulgakov dans le Maître et Marguerite : luxe, calme et volupté . L'auditorium du petit palais, je vous promets...Je ne sais qui a présenté le sujet et Agamben, dans un long monologue pompeux et vide, absolument effrayant, un individu dont le front s'ornait d'une vaste chevelure longuement apprêtée et laquée comme un canard . Je ne sais, puisqu'Agamben l'a écouté d'un air à peine poli, et peu de temps après, l'a nommé l'autre, là, en montrant sa direction . L'autre là, a donc parlé . Je résumerais en peu de mots ce qu'il a dit : c'est fait .


Puis Agamben a parlé . Il a d'abord dit avec raison qu'il ne parlerais pas du sujet, car il ne pouvait parler que d'une recherche en cours, comme un peintre ne travaille qu'une œuvre en cours . Puis il a dit que Wittgenstein avait dit qu'en philosophie il n'avait pas d'opinion, et qu'il n'avait pas à se situer dans ce genre de débat, le truc de l'autre, là .


Puis il a dit en gros qu'il existait plusieurs ontologies, une pour le discours vrai ou faux, apophatique ; une pour le commandement ; plus tard, il a ajouté une pour la poésie . Il note des éléments essentiels : que l'essence du poème est une puissance, que trober un poème montre qu'il est une quête, que le troubadour est quelqu'un qui trouve . Bref, il tourne autour de l'idée que les anciens poètes se pensaient comme des hommes de quête, et d'une école spirituelle . Plutôt que de constater l'impuissance de l'ontologie racine à rendre compte de la puissance, et donc la nécessité d'en briser le cercle de fer, il a multiplié les ontologies, comme si les mondes de la parole multipliaient les mondes de l'être – dans une perspective scotiste indéfinie et inassumée, sur le caractère réel des distinctions de raison .

Agamben tourne autour de notions traditionnelles, le commandement, la création, de textes traditionnels, mais ne peut y entrer, reste incroyablement extérieur, ne peut citer la Kabbale sur de tels sujets – parce que sa définition de la philosophie est toute classique, que sa vision de la raison ne dépasse pas les limites fixées – bref, Agamben promet beaucoup et ne tient jamais . Je comprends que je n'aurais pas besoin de le lire, je sommeille .

Puis vint son ami Rueff, qui va commenter le sujet de l'autre là à partir d'Agamben . Il parle de poésie, et déclare que le régime de l'invocation du nom étant radicalement différent dans la poétique amoureuse de Pétrarque et de Dante, ils sont radicalement différents . Et leur réception en France a été fort inégale .


Sur les sources de cette réflexion, voilà un extrait de Rueff : Les puissances d’éros s’enflamment dans un nom propre au point que le nom devient l’enjeu de toute relation amoureuse : nommer, renommer, dénommer, c’est-à-dire invoquer. C’est avec le nom propre et lui seul, que se lève l’absente de tout bouquet . Voilà Mallarmé . C’est pourquoi Gertrud Stein proposait d’annuler la différence entre noun et name.

b. En 1933, Walter Benjamin rédige une note intitulée Amour platonique : L’essence et le type d’un amour se définissent le plus rigoureusement dans le destin qu’ils réservent au nom, au prénom. Le mariage prive la femme de son ancien nom de famille pour lui substituer celui du mari, et pourtant – la chose vaut aussi pour presque toute approche sexuelle, il ne laisse pas intact son prénom. Il l’enveloppe et le déforme par des surnoms affectueux qui souvent le laissent dans l’ombre pour des années, pour des dizaines d’années. Au mariage entendu dans ce sens large s’oppose l’amour platonique, et c’est ainsi seulement - dans le destin du nom, non dans celui des corps - qu’il se peut vraiment définir, avec son seul sens authentique, son seul sens important : comme l’amour qui ne sacrifie pas le nom pour expier son plaisir, mais qui aime l’aimée dans son nom même, la possède en son nom et dans son nom la choie. Qu’il garde et protège dans leur intégrité le nom, le prénom de l’aimée, voilà seul qui exprime vraiment la tension, l’inclination au lointain, qui se nomme amour platonique. Pour cet amour la présence de l’aimée sort de son nom comme le rayonnement d’un foyer ardent, et c’est de lui encore que procède l’œuvre de celui qui aime.


Ainsi, alors que la vocation de l’histoire est de rédimer le passé de l’humanité (Sur le concept d’histoire), le dessein du poème est de sauver l’aimée en son nom. Si le nom propre ne m’appartient pas c’est qu’il me lie à mes parents : il est le leur. Seul le prénom qu’ils m’ont donné m’appartient. Au moment où la femme se marie, elle se voit, pour la deuxième fois, attribuer un nom de famille. Son prénom seul lui appartient. Or il est souvent submergé par les diminutifs (nom tronqué), les noms d’oiseaux (nom troqué) ou les appellatifs du baby talk qui empruntent à l’animalerie. Le poète sauve la femme en son nom et, à chaque fois qu’il le prononce, il tremble et le fait trembler ; il la libère dans ce mot magique qui est son nom : il la délie – « Celle tu fus, es et seras delie / Qu’amour a joinct à mes pensées vaines / Si fort que Mort jamais ne l’en deslie » (Maurice Scève, Délie, dizain XXII).


Au mot de Hegel, on opposera la pratique du poète : c’est dans le nom que nous aimons en toute liberté. Cette liberté de l’amour dans le nom est l’amour platonique : il n’a rien de chaste ni de pudique. Que les poètes de la Renaissance française aient tous, à la suite de Pétrarque, exploré les richesses poétiques d’un nom propre, et qu’ils aient aussi, à la suite de Ficin, proposé une poétique platonicienne (cfr. le dizain CCLXXV de la Délie) confirme que l’on peut défendre l’amour platonique en platonicien. N’oublions pas que ces poètes avaient lu le Cratyle, consacré à la rectitude des noms. Ronsard le cite : « Les noms (ce dit Platon) ont de très grandes vertus ». Rabelais y renvoie dans le chapitre du Quart Livre consacré à la manière de « prognostiquer par noms ». (fin de l'extrait de Rueff).


Thèse intéressante, là encore, mais tellement incapable de saisir la puissance magique des noms par sa recherche décousue sur le signe . L'invocation est invocation d'une absence en acte, mais non d'une absence en puissance, d'un pur néant . La distinction entre le nom de famille et le nom propre n'est pas une distinction éternelle, elle n'existe pas identiquement dans tous les temps, et leur opposition comme n'étant pas nôtre est une rupture du temps et de ses cycles purement moderne . Les vertus, la mancie par le nom...ne se comprennent que parce que le nom n'est pas arbitraire, et possède un lien ontologique avec la personne . L'invocation du nom est impensable sans une connaissance des noms dans la Kabbale et dans les sciences traditionnelles . Rueff pose une différence radicale entre deux fidèles d'amour, Pétrarque et Dante, sans même saisir explicitement la puissance spirituelle de cet ordre – et assurément, la différence radicale ne serait pas reconnue par Pétrarque lui-même .


Je ressens, je crois que l'homme qui opère une telle distinction ne sais pas de quoi il parle en terme de chair – il connaît les mots, les noms, mais pas l'acte, l'acte de Lumière des Lumières par les lèvres de l'Aimée des fidèles d'amour . Il cite Benjamin, mais Benjamin lui-même est en échec complet sur cette analyse . Le nom est l'image du seul nombre qui ne peut être un autre ; il s'étend en amplitude et en exaltation . Cet homme connaît les mots, mais ne semble pas savoir de quoi il parle : la véritable puissance des mondes, éclatante dans le De Vita Nuova de Dante, et claire entre les lignes d'un Guillaume IX ne semble pas l'avoir effleurée .


La tradition de la pensée des noms ne semble pas l'avoir effleurée . Il cite Kripke, un philosophe analytique, mais rien des anciens. Il dit ailleurs :


L’ontologie poétique commence, bien avant Mallarmé et Celan, par la pure profération de l’arbitraire d’un nom propre. Ce nom, ce signe, indexé au vide, est, en un sens, pour toujours énigmatique, le nom propre de la poésie.


L'homme qui a écrit ces mots peut lire quotidiennement de la poésie chez Dante ou chez Pétrarque, il n'y entend rien – rien que la pure profération de noms indexés au vide . Il ignore que le nom est l'implication, le secret des destins dans les mondes de ce qu'il manifeste, ainsi le Tétragramme YHWH du nom de Dieu, premier analogué des noms,qui commence par Yod, lettre qui en elle même porte l'image du Serpent impliqué, du point duquel s'érigent l'amplitude et l'exaltation . Le nom est possibilité de divination et puissance d'invocation parce qu'il est manifestation énigmatique d'une puissance – c'est pourquoi les Aztèques donnaient le nom après avoir consulté l’implication des destins dans les astres .


Il ignore que le nom de l'Aimée est délices, c'est à dire que le prononcer apporte la saveur de sa chair, le parfum de sa peau, le puits de ses lèvres, la puissance de son souffle .


Il ignore que l'invocation ne s'appuie pas sur l'ontologie du vide, mais de l'analogie universelle, où les noms (ou idées, ou nombre dans le sens pythagoricien du terme) sont les archétypes, les premiers analogués des mondes, et font retour à la source des mondes, à la toute Puissance .


Il ignore que le fait que l'Aimée soit analoguée de la Shakti céleste n'en fait pas un être générique ; et que la nommer par son analogué – ainsi, la nommer comme une figure hiératique, comme Dante, ou comme un prénom, comme Pétrarque – n'est pas une puissance d'invocation différente, selon le mot d'Héraclite :


L' Un, cet unique sage, veut et ne veut pas être nommé du nom de Zeus .


Et surtout :


Dieu est jour et nuit, hiver et été, rassasiement et famine. Il change comme [le feu] qui, quand il est mêlé aux parfums, reçoit un nom selon le plaisir de chacun.


L'Aimée est à la fois la Sulamite, une personne concrète unique, et la figure de la Déesse qui sauve . Elle est le nombre qui ne peut être un autre, et l'amplitude et l'exaltation des mondes . Elle est ce qui manifeste le microcosme, puisque la douceur du bouleau sous la paume est sa douceur, que le miel et le lait sont siens, qu'elle est le pays des quatre fleuves, l'Eden . Il n'est aucune Splendeur dans les mondes qui ne soit Sa Splendeur . Que l'Aimée soit le monde, c'est ce que manifestent de longs passages du Cantique :


Mon bien-aimé est pour moi un bouquet de myrrhe, qui repose sur mon sein. Mon bien-aimé est pour moi une grappe de troène dans les vignes d'En-Ghedi. Que tu es belle, mon amie, que tu es belle! Tes yeux sont ceux d'une colombe. Que tues beau, mon bien-aimé, et combien aimable!


Les états multiples de l'être se manifestent entre ses seins, puisque toute vue du monde devient une vision de l'Aimée, exactement comme le monde est une théophanie dans sa totalité . Et le Soi manifeste ainsi sa puissance, selon l'enseignement de l'Inde : tu es aussi cela . Le symbole qui se love dans l'être singulier nommé par la musique savoureuse du prénom peut avoir un nom propre ou un nom dit commun, il n'en est pas moins l'implication, l’œuf du monde . A chacun il échoie d'être, comme la rosée qui renvoie en multiplicité indéfinie des images de la lune, et figure du singulier et de son abîme, et figure de l'Un et de son abîme, car le singulier est Un et l'Un est singulier, et ainsi porte un nom propre . C'est pourquoi Benjamin, quand il affirme que les fidèles d'amour traitent l'Aimée comme une allégorie sans personnalité singulière se trompe ; et c'est pourquoi Rueff se trompe quand il exalte le nom propre comme signe vide, et signe de reconnaissance de l'individu singulier face aux dangers de l'allégorie .


Ces hommes connaissent les mots, mais non la substance qui les nourrit, la lumière qui les porte . Ils sont comme des lecteurs du texte sacré qui croient le saisir, le comprendre, quand c'est leurs cercles étroits qui comprennent, qui enserrent, les lettres et les mots, et que leurs mains ne saisissent rien – comme des mains qui veulent saisir le vent, l'océan, le regard, l'amour – rien que le vide, ce vide de la profération que dans son ignorance Rueff va jusqu'à glorifier .


Je reviens alors à l'objet de mon texte . Voilà un savant qui parle des fidèles d'Amour, et pourtant son propos est vide ; voilà un philosophe qui parle des commandements, et pourtant son propos est vide, vide de puissance – il est au bord de développer une vaste ascension, et préfère, plutôt que de briser l'ontologie insuffisante de sa tradition, en poser d'autres illusoires tout autour de lui – ne pas remettre en cause le monde, malgré tout, subversif dans les limites de la simple raison – finalement, pas grand chose .


Il est légitime de parler de ce que l'on ne connaît pas, et de l'étudier ; et d'enseigner ce que l'on a étudié. Mais pas d'enseigner l'objet de ses études érudites lui-même . L'érudit en Gnose peut enseigner l'histoire de la Gnose, non la Gnose - celui qui a étudié de manière érudite les fidèles d'Amour ne connaît pas leur fidélité ; des mots différents peuvent manifester la même implication - et les mêmes mots manifester des choses très différentes. Les études poétiques ne rendent pas poète - De même, celui qui a étudié l'histoire la philosophie n'est pas qualifié immédiatement pour enseigner la sagesse . Et cela est un oubli fondamental de l'enseignement en Occident .


L'Antiquité ne l'a oublié que quand la rhétorique est devenue totalement vide . Les Druides, qui ont refusé tout forme écrite de l'enseignement, s'assuraient de ne pas sombrer dans de telles confusions . L'enseignement oral de Platon, et les pratiques théurgiques de l'Académie ont duré jusqu'à la fin . La philosophie, la théologie se meurent de l'avoir oublié . Un théologien sans puissance spirituelle, qu'est ce qu'il est ?


Il n'est légitime de parler avec autorité, de ne juger que de ce qui est égal, ou en dessous de soi-même en dignité . Il ne suffit pas de prononcer des commandements pour être chef – l'esclave qui répète des ordres ne devient pas Roi . Il faut être obéi ; plus même, car l'esclave qui répète des ordres légitimes est obéi en tant que messager .


Si je me rendais témoignage à moi-même, mon témoignage ne serait pas vrai; il y a quelqu’un d’autre qui me rend témoignage, et je sais que le témoignage qu’il me rend est vrai . (Jean)


Il ne suffit pas d'invoquer pour être poète ; il faut que ces invocations soient puissantes . La puissance s’obtient par la conformité à la Puissance . Si je dis à la Tour Eiffel saute ! Je suis ridicule . Le Maître parle, un monde naît, mais cela n'est pas lié à la seule forme grammaticale de sa parole . La même parole peut être vide ou puissante . Une parole rencontre un kairos, un cycle du Temps ; alors sa puissance se déroule au grand jour, elle qui était impliquée, cachée, parfois depuis des siècles . Car la puissance peut être très grande, mais impliquée, attendre des cycles à venir . La puissance de la parole du Maître est celle de la parole prophétique, figurée par l'épée qui sort de la bouche de l'Ange de l'Apocalypse .


Je me retournai pour connaître quelle était la voix qui me parlait. Et, après m’être retourné, je vis sept chandeliers d’or, et, au milieu des sept chandeliers, quelqu’un qui ressemblait à un fils d’homme, vêtu d’une longue robe, et ayant une ceinture d’or sur la poitrine. Sa tête et ses cheveux étaient blancs comme de la laine blanche, comme de la neige ; ses yeux étaient comme une flamme de feu ; ses pieds étaient semblables à de l’airain ardent, comme s’il eût été embrasé dans une fournaise ; et sa voix était comme le bruit de grandes eaux. Il avait dans sa main droite sept étoiles. De sa bouche sortait une épée aiguë, à deux tranchants ; et son visage était comme le soleil lorsqu’il brille dans sa force. Quand je le vis, je tombai à ses pieds comme mort. Il posa sur moi sa main droite en disant : Ne crains point ! Je suis le premier et le dernier, et le vivant. J’étais mort ; et voici, je suis vivant aux siècles des siècles. Je tiens les clefs de la mort et du séjour des morts. Écris donc les choses que tu as vues, et celles qui sont, et celles qui doivent arriver après elles (...)


La parole du Maître n'est pas la parole d'une personne singulière uniquement, ni la parole de Celui qui veut et ne veut pas être nommé uniquement – elle est l'acte commun de l'instant et de l'éternité, analogue à l'illumination, signe, et cause de celle-ci . La parole du Maître est comme un coup d'art martial, elle doit partir du Ki, du cœur de l'être, qui est à droite . Cette parole, un simple mot, est l'implication des destins ultérieurs ; un simple mot frappe alors comme la foudre, en ce qu'il éclaire la Voie de celui à qui il s'adresse .


Ainsi le Guru de l'Inde qui dit : tu es le brahman à son disciple, quand celui-ci l'a compris dans les implications silencieuses de l'âme et de l'esprit, projette au jour la puissance accumulée par les temps de l'étude et des méditations, brisant les digues, lui permettant d'atteindre Samadhi . La parole du Maître est analogue à l'Ange de la Face, à la forme visible que prend Dieu pour se faire reconnaître de l'homme .


L'oubli est l'oubli de la chair . L'érudit qui a lu tous les livres de cuisine peut-il enseigner la cuisine ? Il n'enseignera que les mots des cuisiniers, mais quoi d'autre ? Et celui qui a lu les livres des parfumeurs, mais ne peut sentir la puissance des parfums, le voyage de l'âme sur le fil infime des fumées ? Et celui qui est érudit en sorcellerie peut enseigner les mots de ces livres, il ignore ce qu'est la chair de la sorcellerie . Celui qui a lu tous les traités des fidèles d'Amour, sans aimer, ignore la chair céleste de l'Aimée, la puissance hiératique du souffle .


Cela ne se mesure pas, ne donne pas lieu à une évaluation . C'est un vice d'école de préférer les mots à la vie . Que vaut la parole de quelqu'un qui ne sait de quoi il parle ? Dans l'ontologie racine, rien de ce qui est évoqué dans les sciences traditionnelles n'est ; et ainsi, l'illégitimité de toutes ces paroles n'est jamais mise ne question . Pourtant, elle est éclatante, et se décèle à elle même à qui sait voir, quand un poète contemporain glorifie la profération vide, voire la vocifération absurde .


Qui a jamais entendu un Maître sait que sa parole est fontaine de vie, éclair et lumière – bouleversante . Et son silence encore plus .


Qui a jamais respiré le souffle en méconnaît la Lumière – immobilité des heures, éclat intérieur qui fait du soleil visible une ombre, du spectacle le plus majestueux un objet d'ennui, et amène à fermer les yeux devant les splendeurs du visible .


Il n'est pas chez le poète, le sorcier, le barde ou le Maître de profération vide, mais la danse divine des mondes –Il n'est pas chez la danseuse qui porte Kali sur la surface nue de sa peau bleue de mouvements sans référence, mais l'implication de la totalité des éons, temps et mondes . Il n'est pas dans la quête, de quête du néant, mais la reconnaissance du néant toujours déjà présent, qui danse avec la puissance comme l'abeille parmi les fleurs .


Le troubadour est celui qui trouve dans les mots – qui trouve les fleuves de lait et de miel de l'Eden . Comme la grenade, ses cellules vides, comme les demeures de la Voie, contiennent des perles sucrées, translucides de mondes ; comme les perles d'encens, que le feu transforme en volutes sur la chair et la pierre des temples, et qui, dissous dans l'alcool, se mêle aux arômes de ta peau pour évoquer les cercles infinis des mondes, toujours nouveaux et toujours recommencés .


Que celui qui veut être poète soit aussi un pont, et entraîne au delà des mots vers les délices qui s'impliquent dans l'évocation . Car sinon, le poète est néant et frère du néant . Que celui qui veut être philosophe craigne de prononcer à tort le Nom de la Sagesse, et apprenne que baisser le regard est le privilège du guerrier devant la grandeur . La chair n'est jamais si délicieuse que quand elle est respectée dans ses voies de délices, en tant qu'art royal – non pratiquée avec bestialité . Sans ce recul, il n'est qu'effronterie et vide, narcissisme puéril . Et ce qui est cherché, ce sont les délices du grand, du commencement – l'amour des Aubes, quand bien même le crépuscule s'étend .


La loi du juste est l'amor fati – et le destin s'implique dans les noms . Il est un nom secret pour chaque homme noble, qui est l'implication de sa loi . Car la Loi n'est pas pour le Juste . Pour les autres, le nom est indexé sur le vide – et je crois le plus souvent apparaît tel, aux yeux de l'illusion .


J'embrasse l'Aube d'été au puits de tes lèvres, couronné de chèvrefeuille .

Rex Nemorensis – sur les anneaux du labyrinthe vertical, IV.

(Austin Osman Spare, the ascension of the Ego From Ecstasy to Ecstasy)


Un Ordre est donc une manifestation de la puissance multiforme qui naît de l'implication d'un enseignement, la forme ou la médaille qui porte, dans le secret, un verbe constituant . Dans le cas exemplaire de la franc-maçonnerie, le récit du meurtre d'Hiram est en quelque sorte la focale de ce contenu, le centre à partir duquel s'ordonnent les grades et les enseignements maçonniques . Hiram est un Maître, et des hommes inférieurs veulent en connaître les secrets . Ainsi le Haut désir des criminels est montré, ainsi que la vanité de leur quête, car il n'est pas trouvé de secret . Il en est de même, dans le Christianisme, du récit de la vie de Jésus comme implication de la liturgie, et particulièrement du Sacrifice de la messe .


Ce centre, ce logos commun propre à l'ordre est aussi la manifestation d'un égrégore, d'un réservoir d'influences spirituelles qui sont la crainte de Dieu, la bénédiction et la justice des commencements des mondes . Ce qui est nommé crainte de Dieu est la puissance hiérarchique, le savoir s'agenouiller qui est la science de toute grâce et de toute plénitude – et de toute domination ; la justice est le droit de la puissance à fonder des lois pour les mondes humains – et la bénédiction est l'influence spirituelle primordiale, la lumière des lumières qui descend en spirales dans l'Ordre .


Les hommes, les passés que l'Ordre revendique comme siens non par âpreté, ou appropriation, mais par bénédiction – dans leurs pas j'ai reconnu mes pas et j'ai pleuré – sont les fleurs de l'Ordre, leur souffle est dans son souffle – sans pour autant que leur puissance ne puisse être ailleurs diffusée, de même que le parfum des sèves se répand également dans les forêts .


Ce que je ne nomme Ordre est aussi mystère . Ce que nous nommons couramment culte à mystères est dans toutes les époques un culte, et un Ordre, basé sur l'enroulement du récit propre au culte et au lieu particulier . Un culte à Mystères est un culte dont les cérémonies sont en parties secrètes, c'est à dire interdites à certaines personnes . Les personnes autorisées doivent passer par une transformation, c'est à dire une initiation, qui est en elle-même une des cérémonies du mystère . Dans l'Antiquité, la plupart des peuples ont des Mystères ; et l'eucharistie chrétienne, réservée à ceux qui ont communié, est un tel mystère .



Ce fait a une importante conséquence pour celui qui sait voir . Dans ses avis sur l'initiation, Guénon reste inflexible sur sa nécessité comme sur la seule validité des initiations légitimes . Je l'ai dit, une telle position est la voie du désespoir, et ferme toutes les portes d'Occident . Pourtant il n'existe pas, dans l'Antiquité telle que nous la connaissons, une religion exotérique, et une ou deux filiations initiatiques légitimes, comme la franc-maçonnerie ; il existe une indéfinité de cultes exotériques, et une indéfinité de Mystères, et d'initiations . Par dessus toute cette multiplicité de facettes de mica reflétant le soleil comme une dalle de granit en Cévennes, on trouve des écoles philosophiques, comme l'Académie platonicienne, qui proposent des voies spirituelles, et non pas des pensées dés-incarnées ; et dans lesquelles le culte des Mystères ou l'invocation d'Hécate est une pratique normale, par exemple chez Proclus, esprit particulièrement puissant . A l'indéfinité spiralée de la manifestation répond l'indéfinité des cultes et des Mystères – voilà l'implication du pluriel du livre de Jamblique, les mystères d'Égypte .


L'Unité des hommes n'est pas dans l'uniformisation, dont le pas de l'oie et l'uniforme sont les ultimes avatars, avant le clonage – L'uniformisation est une fascination du présent cycle . Les âges modernes se caractérisent souterrainement par une haine constante de la pullulation multiforme du monde . L'uniformisation est l'impuissance grimaçante du désir des fragments pour l'Unité, celle du centre de la Roue . La multiplication des fragments produit le vide caractéristique de l'âge de fer – les fragments sont identiques en puissance, donc vides de sens, absurdes, sans lieu ni temps assignés . Car c'est la différence qui indique la fonction, la place harmonique dans la hiérarchie des puissances . Et cette place est propre à l'essence singulière de chaque être .


Dans le cadre du principe hiérarchique, dont une exposition se trouve aisément par les œuvres nommées par le récit de Denys de l'Aréopage – la nomination par un récit étant typique d'un Ordre – chaque désir s'oriente au miroir de l'image du Tout Puissant le plus proche . Le retour s'effectue dans les spires des analogies ascendantes . Le principe mimétique du désir, ce désir d'être à l'image de la puissance, est alors puissance de théiformité – le désir reçoit son Orient . La théurgie peut naître dans le monde du Temps . L'adversaire du sage est la division, et n'est ni l'image, issue de la division, ni le désir, lui aussi fruit de la division . Le sage est désir, désir du retour vers le principe, et ce désir naît de la division . L'ascète veut l'unité par négation de la division, la destruction des images, des signes, du désir – le bûcher de l'humanité, de la chair . Le sage dont je parle veut l'accomplissement de la chair, l'éclatante assomption de la chair devenue lumière des lumière, et fille du feu originaire . Tant que l'Union n'est pas réalisée, le désir est la puissance même du sage, sa volonté de puissance, son brasier . Les fruits du mal originaire sont les puissances du retour . L'accomplissement suppose la hiérarchie, l'organisation ascendante vers l'Orient . La hiérarchie est fille du paganisme ancien en ce qu'elle est un OUI éclatant au monde ; Denys d'ailleurs mentionne une voie du bas – car la Loi n'est pas pour le juste - fille par excellence du feu et de la puissance des fleurs et des sources .


Au contraire, dans les cycles de l'uniformisation, chaque fragment tendu vers l'identique veut être le plus puissant, s'identifie au plus puissant – l'envie venimeuse est le sentiment le plus répandu, et aussi la haine absurde de l'Autre, qui est un obstacle à l'uniformisation, c'est à dire, dans la perversité narcissique des hommes uniformisés, enivrés par les mirages de l'idéologie racine, au progrès, au triomphe du Bien sur le Mal . Plus précisément, le principe du bouc émissaire développé par René Girard n'est pas une constante anthropologique absolue, mais l'effet d'un cycle humain, le cycle de la désagrégation de la hiérarchie, de la perte de l'unité .


Car l'uniformisation est l'élaboration d'un narcissisme collectif – par exemple le nationalisme – dont le narcissisme individuel devient l'image . Il n'existe plus de hiérarchie ascendante pour l'homme, de celle qui fait lever les yeux - le principe hiérarchique est descendant pour l'homme, le rabaisse : la race biologique fait la nation, le peuple fait le principe d'organisation, peu importe dans cette perspective . Mais l'individu n'est que par son appartenance à la masse . Son identité lui est conférée par la masse, et en puissance même plus par filiation, par un mouvement analogue à une descente . L'homme uniformisé n'a plus rien en lui de l'image de l'étincelle de l'âme qui le pose face au monde comme un roc – il ne peut être que dépendance, immaturité, et ressemblance, Spectacle – bloom .


Le modèle humain moderne est inaccessible, malgré toutes les proclamations modernes, à la bénédiction de Babel – la bénédiction de la multiplicité . La destruction de la tour de Babel est le récit de la condamnation de l'obsession de la production matérielle, tout comme Babylone est le lieu du règne immonde de l'argent . La tour de Babel est l'image réelle, et l'inversion spirituelle de la hiérarchie théophanique ; plus elle s'élève, plus elle se pose devant le regard humain et l'obnubile, plus elle abaisse l'homme . La destruction de Babel est bénédiction, car c'est bénédiction d'échapper à cette tâche absurde de vouloir construire des choses toujours plus grandes pour s'égaler à Dieu dans une hubris narcissique de la toute-puissance, quand on pourrait se couronner de fleurs de chèvrefeuille, boire un vin capiteux, écouter les poètes sur des draps brodés, faire entendre le chant des mondes .


L'unité des hommes ne doit pas être recherchée . Les voies, comme les états de l'être, sont multiples . L'unité des hommes réside dans toute sa puissance dans l'Univers, dans la puissance de Dieu qui fait pleuvoir sur le bon et sur le méchant, sur le juste et sur l'Infidèle, et qui protège Caïn de la vengeance des hommes – qui condamne davantage le meurtre de Caïn que n'importe quel meurtre . Un sage chrétien originaire comme Clément d'Alexandrie rappelle cet enseignement quand il dit : le Verbe, être le plus ancien par sa naissance (…) c'est lui qui donne aux Grecs la philosophie par l'intermédiaire des Anges inférieurs (…) et on laissera avec l'objet de son choix celui qui a choisi le mal .


Tel est le sens de ces paroles : Une querelle éclata entre les bergers des troupeaux d'Abram et les troupeaux des bergers de Loth (...)et Abram dit à Loth . Qu'il n'y ait pas de querelle entre moi et toi mes bergers et les tiens . Nous sommes frères . Tout le pays n'est-il pas devant nous ? Sépare-toi donc de moi . Si tu prends le Nord, j'irais au Sud, et si c'est le Sud, j'irais au Nord . Loth leva les yeux sur le pays . Il était (…) comme le Jardin du Seigneur . (…) Loth se déplaça vers l'Orient . (Genèse, XIII.) .


Les déroulements des pas des hommes dans le Jardin sont indéfinis . Le pays du lait et du miel, le pays du Jourdain, fleuve d'eaux claires sous le Soleil – la Terre Sainte est aussi le lieu des directions, de la Rose des vents, image spatiale de la puissance sans limites . L'homme qui lève les yeux sur le Jardin, c'est celui qui le contemple de ses sens, et se laisse contempler par lui, comme par l'envahissement d'une chute d'eau claire – l'homme de la Splendeur du grand midi des mondes . Son ouïe vibre des vies à la ronde, des ailes, des souffles, des cris – des hurlements . Sa peau frissonne des vents tièdes, parfumés d'encens, de suint, de civette, de musc, de rose du Liban, des profondes forêts de Cèdres, de marais pourrissants etdu blé en herbe, du pain cuit – sa bouche mêle des bouchées de miel, de lait, de chair, de grenade – son esprit caresse les vents stellaires emplis de la peau bouleversante de l'aimée, de sa voix, clefs de la porte des mondes . Tous les souffles, les plus ténus, passent en lui, des autres mondes, des temps passés – car Dieu retrouve tout ce qui est perdu . Il me souvient des enroulements de chèvrefeuille de Loth et de sa fille – et des frères dont les pas se sont séparés – ou des frères les plus éloignés dont les pas se rejoignent sur la rive du fleuve, là où l'Ange à la fenêtre d'Orient fait surgir des mondes de sa harpe .


Un Ordre n'est donc pas la Voie dans la perspective de l'Absolu, il est la Voie dans la perspective d'un Désir et d'une situation, dans l'amour de la multiplicité que symbolise le cercle des mondes . Qu'importe de connaître la Voie si je ne peux me placer sur elle ! Qu'importe de voir du pain et de mourir de faim ...Depuis le temps de Jean Baptiste jusqu'à présent, le royaume des cieux est forcé, et ce sont les violents qui s'en s'emparent . Matthieu, 11,12 . La fondation est violence, usurpation, destruction .



La production de mondes de choix à partir de situations de désespoir, de marée montante de la Destruction, l'ouverture de voies est la liberté humaine . C'est le combat désespéré entre les mâchoires de la mort . Là où le choix, la liberté est absente, l'homme essentiel produit les mondes qui la produisent à nouveau .
C'est pourquoi la cause n'est fondée sur rien, en tant que fondation absolue . Et dans cette situation de nihilisme achevé, de règne du néant, le néant est le fond sur lequel le pied va s'appuyer pour échapper à l'ensevelissement dans les eaux .
Le choix de liberté est déchirement et co-engendrement de la personne, détermination, position et négation entrelacés, mort et résurrection . La liberté ne peut être éteinte, comme la Lumière ne peut être voilée par aucune tyrannie. Elle peut seulement éloigner la lumière, plonger le regard dans les ténèbres . Aucune tyrannie ne peut enfermer la puissance. Dans une situation de désespoir, l'homme noble produit par le combat les mondes nouveaux qui permettront de respirer à nouveau le Soleil .


Au présent cycle être sorcière est facile – il faut en avoir le désir . Il en est de même de l'Ordre . L'Ordre est objet de désir signifie : l'ordre est la cible vers laquelle le désir se tend indéfiniment, pour exalter la puissances des pôles jusqu'aux déchirements de l'angoisse ; et aussi l'ordre est ce qui est projeté en avant pour apparaître dans le monde face au désir . Le Haut désir fait apparaître le guru, qui intermédie entre l'ego et l'être dont il est la manifestation, toujours déjà réalisé . L'Ordre n'est rien d'autre que l'instant, la manifestation de l'Être, dans son intimité, dans son essence – le reste n'est rien .


Tel est le kairos de l'Ordre . Un récit, spirale impliquée d'un ordre non manifesté, correspond étroitement à notre cycle, et doit provenir de phases analogues de cycles du temps . Il a été repris dans le Rameau d'Or , de Frazer, de façon sauvage . C'est le récit du Rex Nemorensis .


Près d'Aricia, au sud de Rome, un sanctuaire de Diane était caché au fond une forêt, près d'un lac . Même dans l'état actuel des lieux, si décevant pour l'archéologue,la singularité du site de Némi frappe le visiteur . Qu'il contemple les restes du sanctuaire de la rive du lac, ou que, des pentes du Monte Cavo, il jette un regard sur le miroir de Diane éclatant de soleil, il reste sous le charme . Diane n'est pas tant ici la déesse des sommets, que la déesse du lac, le miroir (speculum) de le déesse - et ce fait, unique, est de ceux qui font comprendre les traits originels de la divinité :
Vallis Aricïnae silva praecinetus opaca

Est lacus antiqua religione sacer (Ovide, Fastes)


Le prêtre - roi de ce sanctuaire portait le titre de Roi de Némi . Le récit est fort complexe, mais peut être résumé ainsi : un esclave en fuite peut s'emparer d'une branche de l'arbre sacré du sanctuaire, provoquer le Roi de Némi au combat, et s'il triomphe, il devient le Roi à son tour – soit par le couronnement de la déesse, soit par la puissance du sacrifice du Roi qu'il venait d'opérer, et du destin . Les conceptions suivantes sont impliquées dans le récit : l'homme est un esclave en fuite, un homme nu qui ne mérite en aucun cas la couronne ; il s'empare d'un fragment de l'axe du monde, du sceptre ; il combat et triomphe, et sacrifie une vie, et fait couler le sang – règne . L'ordre du monde est bouleversé par le sacrifice . Il y a hiérogamie, car le Roi de Némi est aussi le parèdre mâle de Diana Nemorensis .


Évola, dans Révolte contre le monde moderne, (traduction française Ph. Baillet, p 48) commente ainsi le récit : (…) les symboles dévoilent donc l'idée d'une royauté dérivant du fait d'avoir épousé ou possédé la mystique force de « vie » (qui est aussi source de sagesse transcendante et d'immortalité) personnifiée soit par la déesse, soit par l'Arbre . (…) un vainqueur ou un héros, comme tel, possède une femme ou une déesse, (…) gardienne des fruits d'immortalité, (…) personnification de la force occulte ou de la vie, soit personnification de la science non humaine, (…) du principe de souveraineté .


Je veux le secret de la Vie ; ou plutôt, je suis traversé de ce désir, et peu importe ce que je veux, car je ne dois vouloir que ce que veux mon désir, l'implication puissante du destin lovée en moi comme le Serpent . Seul le déchainement de mes puissances peut me permettre cette réalisation si âpre et si aimée . Ce qui fait la force qui me porte et que je porte ( voir le symbole de l'homme portant la balance qui le porte) est que ma volonté est au service de mon haut désir, que je fais taire la dissonance entre volonté et désir – qu'abolissant la Loi, par delà le bien et le mal, je veux ce que Tu désires à travers moi, je se renie comme simple matière, résistance à la toute puissance de ce qui veut la volonté, la volonté de puissance . Telle est le mot de la sagesse de l'Inde : tu es cela . Et je met ma vie mortelle dans cet engagement, ce qui est le principe de la lutte à mort . L'ego, roi grotesque qui règne dans le monde de la détermination, doit être vaincu par l'esclave révolté, l'être par delà bien et mal, nu comme un enfantelet, poussé par une intense fureur du désir d'être, et d'accéder à l'être par le puissant regard de la Déesse . L'esclave révolté a rejeté et brisé les chaînes du monde, et est devenu un être sauvage dans les bois, revenant vers la puissance originaire qui pose les mondes . A la racine des mondes il a retrouvé la puissance, la source, l'axe de la roue : l'arbre du monde . Il en a pris une arme et a sacrifié aux Dieux son ego misérable, ce Roi déterminé et pourrissant ; et ainsi il inaugure un nouvel Éon, un nouveau règne . Au puits de la bouche de la Déesse, entre ses seins, entre ses cuisses détrempées, il a trouvé l'eau, le feu, le souffle, la terre qui permettent, associé à la quintessence, de renouveler par une hiérogamie l’œuvre de création, de faire de nouveaux Cieux et une nouvelle Terre . Mais ce règne terrestre est un cercle qui doit revenir au Suprême ; et un jour, roi fatigué, il attendra celui qui, envoyé par les dieux, lui donnera la mort – qu'il seront beaux les pieds de celui qui viendra pour m'annoncer la mort !


Le mystère de Némi est celui du Roi du monde, du serviteur de la Roue, cette Roue qui un jour l'élève et un jour le tue, un jour le plante comme un arbre et un jour l'arrache, un jour lui donne le Règne et un jour lui fait rendre son sang à la terre . L’Écclésiaste le sait, il y a un jour pour tout sur la Terre . Tu règnes, mais tu mourras ; aime le règne, jusqu'à la mort, aime la vie à en mourir – il n'est pas de vie noble sans risquer sa vie, sans envisager chaque jour son sacrifice .


Le mystère de Némi est l'explication de la chaîne d'Or de l'Être :


Un abîme en appelle un autre, Ils forment ensemble un duo solide : L'esclave et l'abîme de son désir, et l'Abîme lui-même, que son nom soit béni . Alors son bras est le bras du destin, qui met à mort .


Le volatil doit devenir entièrement fixe, La vapeur et l’eau se changer en terre. Le ciel lui-même doit être terrestre, Sinon aucune vie n’est insufflée dans le royaume terrestre. L'ordre des transformations, dans l'âme, dans les puissances, dans les cycles du temps . Cet ordre est l'ordre même de la Vie .


Ce qui est en haut doit être ce qui est en bas, Ce qui est en bas doit à nouveau être ce qui est en haut. La rotation de la roue, située avant et après les cycles et leurs déroulements .


Le fixe doit devenir complètement volatil,
Une eau et une vapeur devenir la terre, La terre doit monter au plus haut du ciel -
Ainsi le Roi meurt dans le sacrifice .



Et le ciel se replier au centre de la terre. Ainsi doivent être inversés le ciel et la terre, Ce qui est en bas doit devenir ce qui est en haut. Le ciel est au centre de la Terre au commencement d'un cycle . Le pliage du ciel au coeur de la terre est la figure du Serpent du destin .


Le dragon volatil tue le dragon fixe, Le fixe entraîne le volatil à sa mort. L'esclave sans lien tue son ego déterminé, et accède au règne par la déesse .


Ainsi doit venir au jour, visible,

La Quintessence et ce dont elle est capable, son pouvoir .


Où est le Jardin d'Eden ? (...) On lui répondit : sur la Terre . Livre de la Clarté .


A ma prière apparaissent deux rapaces, immobiles au dessus de la futaie . Yi king, I, le créateur . Rien n'unit plus fortement les hommes que les rites . (…) 9 à la quatrième place : Vol hésitant au dessus des profondeurs – un progrès ne constitue pas une faute .







Nu

Nu
Zinaida Serebriakova