J'ai embrassé l'Aube d'été . Formes et modalités de la puissance de monde, ou liberté essentielle .

En ma vie primitive, j'étais pauvre . Pourquoi les riches moines ne me parlent-ils pas ? Pourquoi ne me font-ils point peur ? (...) pourquoi ai-je chanté la puissance du mal ? (...) l'âme se lamente de ne pouvoir répondre . Qui a vu, qui sait cela ? J'admire les livres et ce qu'ils ne savent pas . Taliésin .


Dédié à St Michel, rencontré sous la forme d'une princesse . Ce texte est un patchwork, y compris de textes déjà vus sur les délices . C'est comme ça .


La puissance de monde n'est pas la puissance du monde . La puissance du monde est celle des grosses voitures noires aux vitres fumées de l'oligarchie, et à un certaine cruauté que tous connaissent, et parfois envient . La puissance de monde est celle qui produit les mondes, comme un ciel étoilé d'été, quand brille l'œil rouge d'Arcturus, et la redoutable Aldébaran . La puissance de mondes est éteinte en Occident . Lentement, insensiblement, elle s'est éteinte, étouffée par la domination univoque de l'idéologie qui accompagne la révolution industrielle, et dont une thèse fondamentale est : il n'est pas d'autre monde .

Dans le film la ligne rouge, de Terence Malick, deux personnages dans l'horreur de la guerre du pacifique-le déchainement technique dans le paradis tropical- débattent de la pluralité des mondes . L'un, joué par Sean Penn, éprouve une haine féroce pour le monde qu'il sert depuis longtemps, mais pense que ce monde est le seul monde . A ses yeux, l'homme est une boîte, un cercueil qui se déplace . Cet homme désabusé, figure noble du nihilisme, éprouve une tendresse mêlée de colère pour un soldat déserteur, rêveur, de ces hommes dont les yeux ne cesse de sourire, et gardant la tête droite .

Après une désertion il le couvre et le prend avec ses hommes, mais il ne peut s'empêcher de le lui dire par la suite qu'il a tort de sourire . Qu'il n'est pas d'autre mondes . Il n'y a que celui là, l'enfer . L'autre lui répond indirectement . Je sais que vous m'aimez bien, sergent . Malgré vos propos pour moi, toujours durs . Je le sais, et je sais aussi qu'il est d'autres mondes . Je les ai vus . Parole sublime ! Il est d'autres mondes, amis, et nous avons la puissance de les voir .

La puissance de mondes est directement liée à la forme de l'esprit qui se manifeste en l'homme .

Revêtir la puissance de monde est répudier l'ancien monde ontologique, celui de l'idéologie racine de l'occident . Cette idéologie est la matrice combinatoire de la quasi-totalité des discours occidentaux depuis près de deux siècles . Les structures sémantiques fondamentales de l'idéologie racines multiplient dans tous les domaines des analogons thématiques, et c'est ainsi qu'un discours normatif sur l'être peut aisément devenir la matrice sémantique de discours zoologiques, sociologiques ou psychologiques, qui multiplient les analogons de la structure principale, premier analogué . De ce fait, les applications locales de l'idéologie n'entraînent aucune créativité théorique . Pour donner un exemple, le darwinisme social ne crée aucune perspective nouvelle, il se contente de répliquer dans le champ social les structures idéologiques de la "théorie de l'évolution", qui elle même d'ailleurs réplique des structures de l'économie et de l'anthropologie "libérale", comme les thèses de Malthus .

L'étude de l'idéologie racine peut prendre la forme de l'archéologie, ou généalogie, ou encore de la destruction phénoménologique ; l'essence en est toujours de montrer les déterminations anciennes, car montrer le caractère déterminé, construit, d'une thèse, suffit à rendre à l'homme sa liberté par rapport à elle . L'homme-et ce mot ne signifie pas l'individu, mais une communauté humaine -a la puissance de poser des déterminations conceptuelles, qui sont autant de décisions souveraines, arbitraires en ce sens . Il peut par exemple poser que le grand Pan est mort, ou que les seules entités du monde sont celles visées par les noms . Il peut poser qu'il existe des fantômes, des démons . Il peut poser que les seules démonstrations valables ont telle ou telle forme . Le monde humain est tissé de telles décisions . Les décisions conceptuelles qui réussissent tombent dans l'oubli comme telles, et passent en nature . Les hommes qui habitent un monde culturel pensent, vivent, comme si le monde était comme ça . Le tissu des décisions est devenu destin . Mais l'accumulation des décisions fait reculer la souveraineté humaine, et les créateurs, fondateurs de mondes des temps anciens sont remplacés par des administrateurs du monde "qui est comme ça", et qui devient sclérosé, coupé de ses origines, puisque l'intelligibilité des décisions est oubliée . Un monde étouffant, rigide et sclérosé, et dont l'évolution échappe à tout contrôle humain, tel est notre monde . L'idéologie racine a été libératrice . Mais le confinement bureaucratique change l'idéologie racine d'innovation, c'est à dire d'indépendance fonctionnelle, de liberté qu'elle était dans son histoire ancienne, particulièrement à l'époque des Lumières, en incarcération . La construction idéologique issue des « Lumières » peut être mécanisée et son aspiration fondamentale à la liberté occultée par un Système de domination totale . Telle est notre situation .

A chaque cycle du temps d'une civilisation, par périodes, il s'impose de reconquérir la souveraineté humaine . Des hommes ont fondé les principes de l'idéologie racine . Nous n'avons pas l'obligation de les respecter, car c'est la liberté humaine qui fonde le droit, et cette souveraineté peut défaire les nœuds tressés par d'autres hommes, quand ces liens deviennent des fers .

Des points-trois en l'espèce- sont à noter sur le processus d'imprégnation idéologique du monde humain .
Le premier, est que l'idéologie n'informe pas que le discours, mais toute l'interprétation du monde dès la perception, qui est une interprétation, et qui cadre le perçu dans les cadres fournis par la culture, et en l'espèce, par l'idéologie dominante . Pourquoi tant d'allemands n'ont-ils pas vu dans les visages des déportés ce que nous y voyons ? Parce qu'ils les voyaient à travers l'idéologie nazie, comme l'effet regrettable mais nécessaire d'une saine politique . Pourquoi ne voyons nous pas dans l'Iris ce que Dürer y voyait, le secret caché dans le mystère ? Parce que nous sommes informés par une idéologie pour laquelle "il n'y a pas de mystère" .
Le deuxième point est que la même matrice idéologique produit sans difficultés des espèces idéologiques différentes ; et les hommes élevés dans l'idéologie racine n'y voient que des idéologies ESSENTIELLEMENT différentes . Ainsi les différences théologiques qui nous paraissent infimes ont fait des partis violemment opposés dans l'histoire de l'Église . De même, des infimes différences font de Tony Blair un travailliste et de Bush un conservateur ; ou encore...mais pas de noms ! Notre époque exténue le caractère sensible et visible de ces différences, et tend à exhiber dans l'oligarchie du Système une caste unique, une nomenklatura . Il importe analogiquement que nous apprenions à voir dans les variantes idéologiques de l'idéologie racine les fruits d'un arbre unique, et que l'étude du tronc et des racines communes l'emportent sur la variété des branches . Le communisme et la société soviétique, la société libérale capitaliste et l'idéologie libérale, et aussi le nazisme et la société nazie - je l'affirme-sont des variantes d'un Système unique et d'une idéologie unique, Système dont l'entéléchie, ou finalité, est la maximisation du déploiement de la puissance matérielle, et dont la pratique est la réduction des étants et des hommes au statut de ressources au service exclusif de l'entéléchie, matières premières comme ressources humaines, voire, comme dans le IIIème Reich, des hommes au statut de matières premières de l'industrie . Ce processus est très clairement totalitaire, en ce sens précis que tout peut et doit, à priori, être assimilé par le Système, que toutes les limites sont sans cesses reportées . -D'un point de vue idéologique, la racine commune de ces régimes, qui sont tous en soi des crimes, est une ontologie qui ne reconnait l'être qu'à ce qui peut être justement une ressource pour la production, les choses matérielles localisables dans le temps et dans l'espace . Les autres étants ne sont que par référence à la chose, analogué premier et principal ; ils sont moins, et moins dignement . En particulier, l'ontologie dominante ne tient pas les relations pour importante, et ne peut penser la société que comme un tas de personnes, comme une addition d'individus, ce qui est la négation complète de toute communauté concrète possible . Ainsi, autre exemple, la beauté d'un site (étant tout subjectif) ne peut le protéger contre son exploitation industrielle (étant objectif et digne producteur de choses), à tel point que le discours de protection consiste de plus en plus à présenter "la beauté d'un site" comme une ressource capable de produire de la valeur dans le cadre du Système, par exemple touristique .
Un troisième point-tant pis pour toi lecteur, il faut souffrir-est que l'idéologie racine est aussi une ontologie de la subjectivité, de la souveraineté du sujet . Cela tout autant sous la forme de l'humanisme, de la philosophie des valeurs, ces sucreries blablateuses des philosophes officiels, ou de la souveraineté de la race supérieure . Nous devons, amis, apprendre à vomir instinctivement les sucreries blablateuses, qui ne sont que des dispositifs fonctionnels de domination, sans aucune forme de révérence un peu émue, celle que l'on a pour l'éducation que l'on a reçue . Des aspects des conséquences de la métaphysique de la subjectivité seront présentés dans ce texte .

D'un point de vue normatif, ce règne univoque de l'idéologie racine donne l'obligation, pour être bien inséré dans la société, obligation transcendant la problématique des classes sociales, de croire en un seul monde, celui de l'idéologie racine ; et éventuellement, si l'on croit en un autre, de le laisser s'exténuer indéfiniment, et de le réserver à la sphère privée . Et dans notre forme de totalitarisme libéral, la loi n'est pas le seul outil de normalisation ; toute sortes d'autres moyens de coercition peuvent être déployés - difficultés de tout ordre, mépris discret, blabla moralisateur, invocation des valeurs, et toutes ces phrases industrialisées en série dont les médias inondent sans cesse les populations au nom de la liberté de communiquer, liberté d'autant plus garantie qu'elle est éternel retour de la MÊME chose .

Reconquérir la puissance d monde passe donc préalablement par l'écrasement du nouvel infâme, la matrice de l'idéologie racine : c'est l'objet de la guerre métaphysique, qui est en rupture d'abord intérieure avec le monde . Mais comment décrire maintenant cette puissance de produire des mondes ?

La puissance de monde est décrite comme structure de la psyché humaine, analoguée de la structure de l'être comme puissance . L'être rêve, produit des images et des mondes, l'être n'est pas une matière première totalement informe . En passant, c'est ce que Luis de Miranda nomme le créel . Penser la créativité de l'être est sortir de la problématique ontologique centrale de l'idéologie racine, celle du Sujet et de l'Objet . Destruction de l'idéologie racine et reconquête de la liberté vont de pair .

De l'intentionnalité de la conscience, l'homme occidental infère des illusions qui s'ajoutent à l'illusion de la maya, le vaste déploiement du monde, comme un manteau noir, chatoyant . "Toute conscience est conscience de quelque chose" . "Je pense, donc je suis" . Nietzsche a fait un pas vers le voile, vers la douceur parfumée et soyeuse du voile, vers le geste de dévoilement de la nudité de la déesse . "Ça pense, et je dis que c'est moi qui pense ." Le fondement appartient au ça-l'être, et pas le ça freudien!- avant toute pensée . L'être est . Dans la puissance de cet être se lovent la conscience et son objet, le moi et le non-moi ; l'amour et la haine, le désir et la distance infinie, le désir et la terreur, l'abîme et la plénitude . Tout ce qui est racine lovée des déterminations ne peut se dire, ne se peut dire que symboliquement, dans le récit, ou la parole . Le récit-comme le récit de création- peut décrire temporellement ce qui est une structure étrangère au temps .



La puissance du non-être dans l'Être, le rôle du dire symbolique, le lien indissoluble de l'être et de la pensée, de la haine et de l'amour, c'est ce que les Maîtres savaient et enseignaient . "Par trente deux voies mystérieuses de sagesse, l'Éternel a tracé son univers sous trois formes : par l'écrit, le nombre et le verbe.(...)Dix nombres sans plus (...) . Profondeur du commencement et profondeur de la fin, profondeur du bien et profondeur du mal, profondeur du haut et profondeur du bas, profondeur de l'orient et profondeur de l'occident, profondeur du nord et profondeur du sud, et un Maître unique . (...) Ferme ta bouche pour ne pas parler . (...) il a formé du néant le réel, et il a fait de son non-être son être . Il a sculpté de grandes colonnes avec le vide insaisissable ." (Sefer Yetsira, Eclat)

Toute conscience est conscience de quelque chose . Ainsi le germe de la Science, le connaître, serait-il un lien ordonné sur deux pôles, la conscience et le quelque chose, la chose . Mais il est permis d'inverser la proposition, et de dire : toute chose est conscience de quelqu'un . Avec notre mentalité occidentale nous sourions, en croyant attribuer alors la conscience à la chose . Horreur ! -une monstruosité archaïque de la la pensée magique des primitifs et de leur naïveté primordiale, heureusement effacée par des siècles de progrès- et nous fermons cette porte, en estimant cela impossible : ça pense, et je dis que c'est MOI qui pense, moi qui a conscience, moi seul à qui s'attribue cette propriété pourtant identifiée comme relationnelle par essence .

Une condition nécessaire d'un étant n'est pas cet étant . Il n'y a conscience que si, et seulement si, il y a un moi, mais aussi s'il y a quelque chose . L'idéologie est si puissante que cette difficulté n'est même pas couramment posée . Il est permis de poser que la conscience est une propriété du lien, et pas une spécificité du "sujet" . Un jour, amis, des hommes souriront de notre attribution exclusive de la conscience à moi, moi, moi . Et moi moi moi je ne me reconnais en l'autre que sur le commun, ce qu'est la communication .

L'analogon structural, dans l'idéologie racine, de l'opposition du sujet et de l'objet est l'opposition de l'Homme à la Nature, premier analogué dans la construction moderne du monde . Je pose : il n'est pas de sujet, d'objet, d'homme, de nature hors de l'idéologie racine .

Mais dans le cadre de l'idéologie dominante, cela ne peut être discuté . De cette position d'appropriation, d'attribution à un pôle de la relation de la propriété qui nait de la conjonction, je peux revenir à la sécurité du terrain idéologique familier, du cadre imposé par des années d'éducation et de discours, à la première formule : toute conscience est conscience de quelque chose . La conscience, c'est moi ! dit, en héritier structural de la monarchie absolue, le sujet moderne . La belle sécurité construite du monde familier, celui de l'école ! Il y a moi, conscience, qui pense, l'homme, qui suis libre car soumis à des choix, le choix de la couleur de mes chaussettes, par exemple . Et comme je suis libre, je dois avoir une éthique qui réduise assez ma liberté en m'indiquant les bons choix, pour éviter d'être excessivement libre, et de penser avec excès, car l'excès en toute choses n'est pas raisonnable ni moral . Face à moi, magnifique dans ma liberté, il y a le Monde, la Nature, que j'aime et je respecte librement car je suis politiquement correct, en triant mes ordures par exemple . Mais cette nature est étrangère à la conscience, à la liberté, et surtout à la noblesse de l'éthique . Elle a besoin d'être mise au service de la morale et du progrès grâce à la technique . Le progrès est l'histoire de la mise au pas morale du cosmos . La nature est matière première du déploiement de ma puissance .

Je peux aussi aimer "la bonne nature", création vide de l'imaginaire idéologique, les îles, les montagnes enneigées, tous les fonds d'écrans de ce genre, etc . La réalité de la relation est pourtant visible par la mort . La Nature est effrayante, comme mes désirs, mon ça, sont effrayants et refoulés dans la théorie de Freud . Je domine la Nature, car je suis un roseau pensant, je porte en moi le cosmos au silence éternel qui m'effraye, toutes ces phrases qui nous ont donné un frisson métaphysique dans le dos en lisant Pascal . Ma fin-la mort, mon assimilation terrifiante à la nature, ma dévoration par monde de l'inorganique- est la fin de la finalité, de la conscience, du sens . Seule mon œuvre donne sens à la l'absurde nature, par la production et le travail . Je suis donc un être moral, conscient, au contraire du monde qui me fait face . Le fond du monde des choses est ténèbres, déterminisme, aveuglement à la souffrance vivante, c'est comme ça . La hyène déchire le bébé gazelle .

Nous sommes sur un fondement de l'idéologie racine . Cette pensée nie l'être de la relation, et attribue toute propriété d'une relation à un pôle . Je suis le Nord, tu es le Sud, et nous sommes indépendants et souverains . Tu es femme, je suis homme, et c'est un fait, non une expérience qui renaît à chaque relation d'un homme et d'une femme . Je suis conscience, et cela est la chose . Mais ce n'est pas une description neutre de l'apparent . Cette description est fonctionnelle au Système général, celui là même que nous écraserons . La mauvaise nature ainsi construite peut être assimilée par l'industrie, démoustiquée, aplanie, endiguée comme nos mauvaises pensées peuvent l'être par la moraline .

Comment poser autrement-il suffit que cela soit posé autrement, et même pas "plus réellement", pour que, capable de voir deux mondes par deux ontologies, nous ayons gagné un monde . (J'ajoute que la conception la plus authentique, et donc puissante, d'un problème, est la conception de la matrice qui produit tous les modes d'interprétation et de position de ce problème, et pas une position particulière de celui-ci) -la position de la conscience ?

La conscience se manifeste comme lien d'un moi et d'un autre, d'une altérité . La conscience nait sur l'horizon d'une division de l'un -Fichte est à redécouvrir!-, mais conserve dans sa face occultée, comme la lune, le vestige de l'unité, analoguée de l'Un . La conscience est aussi conservation floue de l'unité, inobjectivable par essence, nostalgie . La nostalgie est essentielle à la conscience de l'homme, ce que tout univers culturel symbolise, y compris par les mythes de la bonne nature, de l'harmonie factice entre "moi" et "la nature" . La nostalgie se déploie dans le chant d'amour, dans les délices de la parole courtoise avec une femme porteuse de puissance . La conscience déploie les mondes analogiquement à l'être, qui construit de grandes colonnes du vide insaisissable . A la racine de la conscience comme de l'être - car la conscience n'est autre que l'explication de l'implication de l'être-se trouvent les spires involuées du Serpent, l'amour et la haine, le désir et la terreur primordiale, la distance infinie et la plénitude . L'être est explication, et les ténèbres et l'abîme sont implications de l'Un en ce "moi"qui est un pôle du déploiement .

Être et abîme sont un . Mais ces puissances de l'abîme en moi, en toi, immenses comme les mers de la Lune, comme les mers de toutes lunes, doivent être occultées plus ou moins intensément, car leur résurgence visible est folie lunatique, destruction de l'ordre humain du monde, qui permet la vie ordinaire de l'individu et du peuple . Le clivage n'est pas originairement un phénomène individuel, un mécanisme de défense de la psyché ; le clivage premier est dans la constitution stable de la vie ordinaire par sa séparation d'avec la puissance qui la pose, et qui conserve le pouvoir de la déborder à tout instant . Les clivages des psyché individuelles en sont des analogons fonctionnels . Certains peuples, et les Sages, apprennent la Gnose, la sagesse de la canalisation de ces puissances, sans lesquelles la vie ordinaire s'exténue jusqu'au néant .

Mais notre monde suppose une orientation exclusive vers la vie ordinaire, la négation totale de l'Autre de la conscience . La vie devient alors un théâtre vide, sans aucun lien avec ces puissances dont nous sentons en nous si vivement la puissance dans l'art, dans l'amour ou dans l'ambition . Le monde moderne neutralise ces puissances d'abîme, en tendant à la conscience un miroir d'illusion qui se présente comme neutre, scientifique . Car comme le basilic qui meurt en croisant son regard dans un miroir, l'homme moderne ne peut sans qualification contempler les ténèbres, et le vide qui le constituent . L'homme moderne est à lui même son propre dragon, et s'effraye de ses désirs . Le clivage fait que l'être humain ne peut se connaître réellement, est condamné à l'illusion de l'ego cogito moderne .

Pour montrer le caractère déterminé, construit de cet enfermement, je citerais les enseignements des Vedas qui sont autant de sorties de l'illusion : "Tu es aussi cela", devant toute chose, pour sortir de l'illusion du sujet et de l'objet ; "aham brahman asmi", je suis l'Esprit, pour sortir de l'illusion de la divinité et du moi, mais surtout du moi séparé de son monde . Et toi aussi, tu es aussi cela, que suis ton regard .

L'ontologie neutre, "scientifique" au sens de l'idéologie racine, celle qui se clive du tragique essentiel, se décèle par ce point aveugle : elle dissimule dans le silence, systématiquement qu'il n'est pas de description sans perspective et sans miroir, en prenant une perspective qui se veut absolue, et implicite . Elle dit et répète le "c'est comme ça" de l'école . Non, rien n'est "comme ça", donné, rien qui ne soit construit en relation dans l'horizon d'une conscience, d'une sémantique . Rien qui ne soit signe en puissance . Contre ce point aveugle, le mot de Nietzsche "Car quand tu regardes l'abîme, l'abîme regarde au fond de toi" pèse le poids de "Dieu est mort" . Voyez la construction de cette phrase et ce qu'elle suppose sur le concept d'intentionnalité, et très loin du positivisme originel, vous comprendrez ce que Nietzsche avait compris .

La communication humaine est une espèce de l'intentionnalité . La compréhension entre deux êtres est une propriété relationnelle . Comprendre en écoutant la rumeur occulte du monde de l'autre, n'est pas voir l'autre en passant, voir l'autre passer dans son monde propre . L'autre qui passe est un élément de mon monde, et ce que j'en saisis n'est que ce qui est homologue à ce monde, et assimilable . Le croisement avec l'autre est ritualisé, sécurisant et vide . Ce n'est pas le cas de la compréhension . "Il est venu dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point comprise" dit l'Aigle, amant des nués . Les ténèbres n'ont vu en lui, en cette Lumière des lumières, que ténèbres, qu'elles mêmes ; sa filiation, ses frères, sa volonté d'être roi comme César . L'homme moderne ne s'intéresse qu'à ceux qui sont COMME lui . Il est l'humanisme vainqueur, qui mesure tout à son aune, et ne peut plus rien comprendre au delà du monde des choses . La compréhension s'y raréfie comme l'air même .

Dans notre monde propre pourtant, l'autre ne devient autre que si nous même nous nous éloignons de nous-même, par la décentration . "Si tu peux une heure durant faire silence de tout ton vouloir et de toute ta pensée, alors tu entendra les paroles inexprimables de Dieu..." dit Jacob Böhme . Je porte en moi mes ténèbres, et c'est par les ténèbres que je peux m'involuer dans la compréhension . Le gnostique est ceci, l'étranger, celui qui n'a pas de royaume en ce monde, et qui écoute la nuit sur une mer étale, dans l'attente de l'aube . Ce que je suis, je le projette alors sur les formes fuyantes de la brume qui s'élève, un peu dragon, un peu fol, un peu homme .

Par la compréhension je deviens autre, mais cet autre est plus puissant et plus versicolore que le je qui était . Celui qui est une force qui va se moque bien d'emmener une identité dans ce qu'Eckhart la conquête d'un royaume, dans le sermon "de l'homme noble" . Certains sont, et restent ce qu'ils sont . D'autres correspondent à ce qu'Ellroy dit du Dahlia Noir : "quelqu'un qui aurait pu être" . Ceux là deviennent, et deviennent la coalescence d'un monde . Ce sont les hommes de puissance . La puissance n'est autre que la puissance de mondes, le fait d'être porteur de mondes en puissance . Leur principe directeur authentique n'est pas l'aberrante recherche de soi-même des modernes, qui n'est autre que le piège, la glu définitive de l'enferment en soi-même . Soi-même, sa souveraineté, ses désirs et ses droits constitués en une liberté illusoire, est la plus puissante prison pensée par l'idéologie moderne . Le principe directeur de quelqu'un qui est puissance d'être est le principe directeur d'une aurore .

Mais il serait folie de s'attribuer cette puissance et cette aurore, de les attribuer au je moderne, de poser au "créateur" . "Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais d'où il vient ni où il va - ainsi en-est-il de ceux qui sont nés de l'Esprit" . La pensée, comme les vagues indéfinies des eaux libres, n'a pas de propriétaires, et seul des aventuriers croisent vers ses îles fortunées, sur la route de la baleine . Et aucune puissance de ce monde ne peut l'atteindre, l'arraisonner . Comme Simone Weil, celui qui a pris ce départ, a bu l'eau de l'aurore, est indomptable et insaisissable . Il est destin . Le renard pourvoit à ses besoins, mais Dieu pourvoit à ceux du lion, disent les proverbes de l'Enfer de Blake . Le lion a répudié la sécurité de la vie ordinaire . La certitude et la sécurité ne sont pas le critère d'une vie qui doit nous mener à une bonne mort . La certitude et la sécurité, comme la morale et la raison, sont des appréciations de valeur qui mènent à l'ensevelissement de la vie. Certitude, Sécurité, Raison, Morale, sont les idoles d'un monde désertique, une vallée sans issue de roches sombres où brûle le flamme noire de l'enfer .

Un homme de puissance, disais-je . Pour comprendre la puissance comme puissance de monde et liberté essentielle, il faut comprendre la puissance du négatif, la puissance des "choses qui sont et de celles qui ne sont pas" dit Jean Scot Erigène . La liberté humaine n'est PAS basée sur l'être, le positif, mais sur l'Être, autre non de l'Un, qui comprend "les choses qui sont et celles qui ne sont pas" . Dans l'idéologie de la chose, l'image d'un monde tissée par des mots est à peine, un souffle très exténué-une fiction, l'utopie . Combien se sont moqués des Lumières, des bolcheviks, avec la sottise satisfaite des biens pensants ? La puissance fait advenir l'image dans le réel . La pensée est une arme dangereuse . L'homme de puissance est une force qui va. Le dépassement de l'homme est l'homme . Aspiré par le vide, il porte sa destruction en lui, mais cette destruction est celle de limites et d'aveuglement, la destruction conjointe du monde qui le produit . Je suis l'esprit qui toujours nie ; et c'est justice, car tout ce qui existe est digne d'être détruit ; il serait donc mieux que rien n'existât . -Faust, Goethe . Cette destruction est la formulation d'une aurore . Proverbe de l'Enfer : The roaring of lions, the howlings of wolves, the raging of the stormy sea, and the destructive sword are portions of eternity too great for the eye of man .

Car l'homme n'est pas seulement soumission pratique au réel, mais aussi par essence puissance d'Imagination, puissance de production d'être . L'homme puissant est par essence le négatif du réel, et sa plus forte affirmation est la plus forte négation de celui là . Ce qui fait du « réalisme » un mensonge mortel pour la vie humaine . Un passage de la vie de Mishima de J. Nathan, qui m'a été soufflé d'un certain parvis, illustre cette nécessité du refus du réel moderne qu'implique la survie de l'homme noble :

"La réalité nouvelle lui semblait étrangère, intraitable, repoussante. Tout comme Le garçon qui écrivait des poèmes, il "l'observait d'un œil froid, la considérant indigne d'un poème" et il se tournait avec résolution vers une affirmation passionnée de sa réalité à lui."

C'est par l'abîme du non-être qu'analogue à l'Éternel je suis puissance de monde . Aussi c'est par le vide que naît la puissance, par le désir que naissent les mondes, par la nostalgie que s'écrivent les poèmes . Il a formé du néant le réel, et il a fait de son non-être son être . Il a sculpté de grandes colonnes avec le vide insaisissable . L'ordre éminent de ce savoir du non-être est ainsi thématisé le Nyaya Sutra, vaste traité de logique sanscrit traduit par Michel Angot aux Belles lettres (p 288) :

"L'enseignement (...) dont l'objet est visible en ce monde, on le nomme objet visible ; celui dont l'objet est connu dans l'autre monde, on le nomme "objet non vu" . Et c'est ainsi que l'on distingue ce que disent les richis (sages, voyants) et les gens ordinaires(=inférieurs)" .

Soit dit en passant, la condamnation nietzschéenne de ce non vu comme arrière monde issu d'une fermentation du ressentiment ne résulte que d'un contresens, lié à l'idéologie moderne, et qu'il n'a pas conservé, au contraire de nombre de lecteurs modernes qui se réclament de lui . Car c'est bien la puissance imaginale des mondes qui distingue l'homme noble de l'homme ordinaire, et c'est elle, qu'a tant recherchée Nietzsche, qui fait que les oeuvres marquées du nom de Nietzsche, Dionysos et Crucifié mêlés, méritent d'être lues . Ce qui importe ici est de poser avec puissance, au contraire de l'idéologie racine dont le processus mène à l'exténuation de tout ce qui ne correspond pas aux critères d'existence de la chose matérielle, que l'ordre de la liberté humaine est lié à la reconnaissance publique, par la communauté, de l'importance non seulement des choses qui sont, mais aussi de celles qui ne sont pas de ce monde .

"How do you know that every bird that cut the airy way
Is an immense world of delight, clos'd by your senses five?"
W.B.

Un exemple très simple de l'invisible, impondérable, insaisissable, de ce qui ne peut être déterminé par un nom, de ce qui n'est pas une chose du monde, mais qui pourtant est, est la puissance . La puissance à son plus haut degré est même impensable dans le cadre du monde qui la porte, et c'est l'actualisation de la puissance, par la transformation qu'elle apporte, qui permet de la rendre intelligible en se retournant . Son commencement est sa fin et sa fin est son commencement (Sefer Yetsira) . Comme Janus est celui qui regarde au fond de la puissance . La puissance est la figure même de la souveraineté, qui déborde la Loi, qui pose l'ordre sans lui être soumis, justement parce qu'avoir puissance de poser un ordre est même qu'avoir puissance non pas de transgresser, mais de surplomber-et même de condamner- l'ordre du monde ordinaire . Et en aucun autre nom que la liberté essentielle de fonder des mondes, au nom des choses qui ne sont pas . C'est le sens valide du mot de Stirner : "J'ai fondé ma cause sur rien" .

Un homme de puissance manifeste la puissance des mondes, car l'Être rêve à travers lui . Le séducteur, Tristan ou Iseult, qui ouvre les portes des ténèbres dans l'ordre humain de la répartition légale des hommes et des femmes, le poète, qui évoque d'autres mondes possibles, en sont des espèces . Il arrive que la puissance soit visible, non pas explicitement, mais sensible à la plupart des hommes .

Tel sont les êtres que les grecs disaient élus des dieux . La puissance ne doit pas être pensée par référence à l'acte, comme infériorité, simple possible . La puissance n'est pas l'acte en puissance, mais la puissance en acte . Dans le cas dont il est question, cette puissance n'est pas réalisée, mais tous les gestes, les regards, les mots la portent . Ernst Kantorowicz, dans son livre homonyme, raconte que Fréderic Hohenstaufen, l'enfant d'Apulie, gracile et de petite taille, venu à dix sept ans avec une suite peu nombreuse se faire reconnaître Empereur Germanique contre de grands et puissants seigneurs, se fit obéir sans combats, par sa seule présence, par l'évidence de son regard, un regard de serpent .

Une femme peut manifester une telle puissance, cette puissance d'intelligence effervescente, et de regard dont le premier analogué est le regard de Dieu sur les sacrifices d'Abel et de Caïn . Par ce regard Abel est intensément, Caïn est anéanti . Une telle personne est une princesse, une muse en puissance . Elle peut jouer de cette puissance, en jouer comme d'un jeu inépuisable, mais porte la lourde charge de tous les vœux, tous les désirs que suscite une telle manifestation . Selon les personnes, elle peut instrumentaliser cette puissance, croire qu'elle est sa propriété, comme le poète qui se croirait maître de sa poésie ; elle peut manipuler, et illustrer comme Juliette les prospérité du vice, en devenant reine du monde des choses . Elle peut mettre de côté les excès de cette puissance et fonder une famille, laisser paisiblement décroitre cela qui la rend distante de l'humanité ordinaire à laquelle elle aspire parfois . Au fond, que ne peut-elle, et cette désorientation, à laquelle s'ajoutent conseils et attentes, ces désirs, créent une attente inquiète, une activité sans finalité claire . Tels s'expliquent les mots d'Ellroy sur le Dahlia Noir, assassinée à l'aurore de sa vie : quelqu'un qui aurait pu être .

Et quelqu'un qui peut être, aux multiples aspects . La puissance d'une personne doit rencontrer le monde, se lier, pour devenir destin . Il y a alors puissance, et attente . Une personne de puissance qui n'a pas trouvé son destin, ce que Kourouma dit aussi son homme de destin selon le monde africain, est dans une situation plus incommode dans le monde qu'un homme ordinaire . Mais au delà de l'homme de destin pour les hommes de pouvoir, il est aussi possible de parler de monde de destin, pour celui qui est porteur de mondes ou d'art . Ainsi cet Africain visionnaire, Frédéric Bruly Bouabré, vu à la maison européenne de la photographie, qui crée une écriture syllabique propre à l'Afrique pour pouvoir déployer son génie spécifique, avec l'infinie patience de l'homme de puissance . L'homme de puissance, pour se déployer, doit rencontrer le kairos, le moment des cycles du monde où il le peut, dans une harmonie intime de l'homme et de son monde . Sinon, il est une puissance avortée, un être bizarre, foudroyé, comme il arrive que l'on en rencontre à un âge pas nécessairement très avancé .

Quant à la personne de puissance qui attend sur la mer des possibles...elle ne peut s'ancrer en ce monde . Où qu'elle soit, elle peut être beaucoup plus, beaucoup plus loin . Ainsi Gainsbourg méprisait-il la chanson, et les siennes, avec raison . Sa nature est l'extase fugace et la chute, non le bonheur tranquille et égal de l'homme satisfait de son sort . Sa nature est celle d'un immense désir inassouvi, d'un abîme, qui peut se soulager de diverses activités compensatoires, diverses ivresses, de vin, de vertu, de poésie, et donner une impression d'impermanence . César au retour de sa propréture de Bétique (d'Espagne), à quarante ans, pleura sur la statue d'Alexandre le Grand - je suis plus vieux que lui, et je n'ai encore rien réalisé . Combien d'hommes de puissance rencontrent l'aurore au doigts de rose, sur la grande guerre de leur destin, c'est ce que je ne peux formuler . Mais celui qui a beaucoup reçu se grandit de donner grâces sur grâces, se comporte comme un seigneur de l'existence humaine, fait preuve de patience, légitime la principauté . Car la puissance augmente de ses dons, au contraire de l'argent . Tu peux pas savoir !

La société donnait-donne encore- à des femmes de puissance des choix que les hommes n'avaient pas . Car la position des hommes et des femmes par rapport à la puissance n'est pas symétrique . Si l'homme puissant peut devenir séducteur, ainsi que la femme chasseresse, la femme peut désirer poser le fardeau de la puissance, qui fait d'elle le nœud de conflits et de jalousies amères . Elle peut respirer un air glacé avec délices, s'il est sans ami, sans hommes, sans personne . En période guerre, la nécessité physique fréquente de trouver une protection armée s'y ajoute . Une femme intensément désirable dans un conflit risque de devenir une proie . Être une femme noble et grande est sans conteste plus qu'être un homme noble . Telle est la figure de Marguerite, dans le Maître et Marguerite de Boulgakov, lors du bal du Diable . Elle est reine, et manifeste à tous les invités sa générosité jusqu'à l'épuisement . Elle écoute les remords d'une femme infanticide et devient hantée par son désespoir . Elle obtient sa grâce .

Et la puissance féminine peut être cruelle, même sans sadisme .

Un film vu par accident, je crois primé à Berlin, narre la vie d'un groupe de poètes dans l'Espagne franquiste . (Si vous connaissez la référence, il est OBLIGATOIRE de me la donner) . Ces hommes se trouvent régulièrement dans un café, à tuer le temps - car le temps mort à la vie authentique n'est plus qu'une bête à tuer, une source de regrets et de remords . Ces hommes n'ont dans ce monde aucune place, et mènent une existence vide, déterminée par la faim, sur les ruines de ce qui aurait pu être, leur art, leur création, leur vie . Ils ont connu les années brillantes de l'espoir, ont connu, comme poètes, séducteurs par excellence, l'amour de femmes d'exception . L'un d'eux en particulier, a connu un grand amour avec une femme de puissance, a été emprisonné, libéré, ne l'a jamais retrouvée . Puis l'hiver est venu . La poulie du puits grince, les pas raccourcissent . Les manteaux s'éliment . Les dents jaunissent au mauvais tabac, les cheveux se raréfient . Surtout, les épaules se voutent, le regard se penche vers les feuilles mortes qui craquent sous les pieds . Parfois, la face se relève au spectacle de la rue .

Et voilà une voiture brillante, immense, qu'un chauffeur arrête devant une grande maison, une maison de notable du régime . Un de ces hommes en grand uniforme cousu de fil d'or, dont les esclaves surveillent le poète . Une femme sort de la maison, majestueuse, superbe . Elle entre dans la voiture, se tourne pour s'asseoir, lève la tête, et croise le regard du poète . C'est Elle . Ils se regardent . Ils sont bouleversés . Il prononce son prénom, le répète . Elle l'appelle par son prénom de sa voix profonde, émue au larmes . Elle s'approche de lui, voit la misère qu'il porte . Elle veut lui donner de l'argent de la nourriture,de la protection . Elle pleure . Il a des larmes aux yeux . Il dit non, non, non . Il partent chacun de leur côté . Le monde d'avant vient de mourir . Face à la guerre et à la destruction, elle a mis sa puissance féminine dans la recherche de la sécurité, du confort, de la puissance en ce monde . Qui peut le reprocher ? - elle n'a suivi que la loi de ce monde, ce monde qui réduit le poète au silence d'un promeneur inutile .

En tant que clôture, cette mort est la seule place que le monde moderne accorde au poète . Le poète espagnol ne fut pas un homme de guerre . Élevé en des temps où l'art pouvait être vécu, il est écrasé par la glaciation moderne . Le poète moderne n'a pas le choix, il doit convoquer le monde moderne à la guerre, ou mourir avant même de naître, n'être qu'un fantôme, quelqu'un qui aurait pu être . Le poète ne peut être dans le monde des choses de la tyrannie moderne .

Le monde moderne est le monde des choses, de la production, et le poète ne produit rien de tel . Pourtant déjà les amitiés et les amours humaines dépassent toutes les choses que s'approprie vainement l'homme pour être heureux. Elles les dépassent en joie et en douleur, car qui veut la vie, l'âpre saveur de la vie, doit la jouer et risquer la douleur des déserts. Qui veut garder sa vie la perdra. L'accumulation des choses est sécurisante, les choses ne vous quittent pas. Mais elles ne vous choisissent pas, ne brûlent pas de vous, ne chantent pas de longues complaintes sous la Lune, sur les rivages des fleuves, en vôtre grâce. La personne que chante le poète devient immortelle en des demeures de parole. Qui a oublié Iseult la reine, Marguerite, ou les amours d'Apollinaire?


« Le Pont Mirabeau


Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure

(...)
L'amour s'en va comme cette eau courante L'amour s'en va
Comme la vie est lente
Et comme l'espérance est violente

Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure

(...) "

Choisir les choses est manquer de foi en le destin . Le poète moderne convoque le destin que le monde occulte . L'Art et la Magie sont pour la vie et non pour les tombeaux . La meilleure poésie générale advient à l'existence dans la vie des personnes, et dans l'ensorcellement et la transfiguration des choses . La pensée du monde devient art . La poésie générale, ou Art, est le pouvoir de création de mondes et de fragments d'Univers, en lesquels des personnes trouvent leur demeure durablement . La poiésis est la puissance de donner de l'être-hic et nunc- aux images, entendues au sens le plus général . L'image est la structure de ce qui peut être, elle est puissance qui force le destin de l'homme de puissance . L'homme de puissance est environné d'images, et ainsi le Roi était-il accompagné du Barde, Alexandre d'Achille, De Gaulle de la France .

La conjonction entre philosophie, poésie et production de mondes est un aspect du kairos actuel . Le monde de l'idéologie racine peut survivre, mais non comme Être usurpé, mais comme monde parmi d'autres, et d'une variété assez vide . Le sujet et l'objet, l'homme et la nature, la gauche et la droite, l'écologie, et une indéfinité des "discussions" modernes tomberont dans la poussière, comme une indéfinité de problématiques graves du passé, comme les ruines de Babylone . Cela est certain . La seule question qui reste est le moment . Ce qui nous intéresse maintenant, c'est ce qui va suivre, et non les faits déjà accomplis .

Je termine par l'invocation d'un grand poète, Mikhaïl Boulgakov, à propos de l'être de puissance par excellence, par les yeux de Marguerite .

"(...) sur ce plat Marguerite vit une tête d'homme coupée (...)

"Mikhaïl Alexandrovitch, dit doucement Woland à la tête.
Alors les paupières de celle-ci se soulevèrent, et Marguerite sursauta violemment en voyant dans ce visage mort apparaître deux yeux vivants, chargés de pensées et de douleur .
-Tout s'est accompli, n'est-il pas vrai ? continua Woland en regardant la tête dans les yeux . Votre tête a été coupée par une femme, la réunion n'a pas eu lieu et je loge chez vous . Ce sont des faits . Et les faits sont la chose la plus obstinée du monde . Mais ce qui nous intéresse maintenant, c'est ce qui va suivre, et non les faits déjà accomplis . Vous avez toujours été un ardent défenseur de la théorie selon laquelle lorsqu'on coupe la tête d'un homme, sa vie s'arrête, lui même se transforme en cendres et s'évanouit dans le non être . Il m'est agréable de vous informer, en présence de mes invités, et bien que leur présence même soit la démonstration d'une tout autre théorie, que votre théorie à vous ne manque ni de rigueur ni d'ingéniosité . D'ailleurs, toutes les théories se valent . Il en est une, par exemple, selon laquelle il sera donné à chacun selon sa foi . Ainsi soit-il ! Vous vous évanouissez dans le non-être, et moi, dans la coupe en laquelle vous allez vous transformer, je suis heureux de boire à l'être !

Woland leva son épée . Immédiatement, la peau de la tête noircit, se recroquevilla, puis se détacha par morceaux, les yeux disparurent, et bientôt Marguerite vit sur le plat un crâne jaunâtre, aux yeux d'émeraude et aux dents de perles, monté sur un pied d'or ."

Nous boirons cette coupe, amis ! Ne serait-ce qu'au soleil du vaisseau des morts!

Viva la muerte!

Principes de guerre métaphysique lus dans un chewing gum : 3, principe de clôture, ou l'unicité du règne pratique de la bureaucratie.



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La pensée moderne connaît une tendance fondamentale à la fermeture et à la répétition mécanique de l'idéologie . La variété des écoles de 1910 et le monolithisme de 2010 sont des réalités flagrantes . Pour un peu, il n'est aucun producteur idéologique de nos jours, qui ne puisse faire à l'autre le baiser de paix . Cela n'est magnifique, comme un crépuscule mythique des idéologies, que pour ceux qui ne comprennent rien, et qui ne risquent plus d'avoir à le montrer, grâce au règne univoque d'une matrice mécanique . La réalité est que notre société est sclérosée au plus haut point, mais que sa puissance matérielle spectaculaire surmonte encore la nudité morbide du Système .

L'idéologie racine dominante est celle là même qui fourni les critères de recrutement des personnels des principales institutions du Système, dans ses analogons thématiques que l'on retrouve dans tous les domaines . L'idéologie racine irrigue la société par de multiples canaux comme l'eau une éponge . La société se structure selon la structure de l'idéologie, et réciproquement . Il existe des analogies formelles entre les divisions idéologiques et les divisions fonctionnelles de la bureaucratie, de même qu'il existe des analogies formelles entre le comportement des objets physiques et des fonctions mathématiques, ce qui rend possible la technoscience mathématique .

La construction de la réalité, la division des sous systèmes institutionnels, les articulations de l'idéologie sont un fait unique . La "réalité" produite par le Système, les critères d'évaluation de la ré-alité d'un étant, sont des institutions fonctionnelles du Système . La Logique de la découverte Scientifique de Karl Popper-par exemple- traite du principe de légitimité d'un énoncé portant sur la réalité dans le Système . A ce titre cette œuvre, comme tant d'autres sur un sujet analogue, porte sur la construction d'une légitimité non humaine dans le Système, d'une tiercéité née dans la Science . La Science devient le champ de la neutralité par excellence, c'est à dire de l'objectivité, dans la perspective du Système . Objectivité et souveraineté ont des homologies fonctionnelles, qui reposent sur leur finalité : il s'agit d'accorder des hommes sur un ens commune indiscutable . Ainsi la Souveraineté est-elle à l'abri de la décision humaine . L'importance de l'enjeu de la vérité scientifique n'est autre que la position de la Souveraineté . Anarchisme individualiste et épistémologique sont fonctionnellement liés, ce que savent aussi bien Feyerabend que Rorty-l'homme spéculaire . Ce dernier discours est à la fois une épine dans le flanc de la bureaucratie, mais aussi parfaitement récupérable, car ce discours de la pluralité des normes se place dans la perspective de l'articuler depuis une unité intelligible et normative du respect de la pluralité, celle même de la bureaucratie . (Voyez Deleuze- Guattari, milles plateaux )Et la bureaucratie moderne, intelligente, ne veut que cela, être tolérante . A condition que tout reste pareil .

L'idéologie racine, dont le fondement est de prétendre dire ce qui est et ce qui n'est pas, est celle là même justifiant, légitimant, le maintien au pouvoir de mandarins idéologiques formés aux subtilités du Système . Le sous-Système éducatif qui recrute et forme la haute bureaucratie - cela comprend aussi bien les cadres dit du privé que les cadres dit du public, et ce à l'échelle mondiale- ne recrute pas des imbéciles, mais sélectionne une pensée fortement opératoire, et non pas une puissance d'imaginer . Un tel "profil de compétence"a été retenu dans toutes les bureaucraties historiques . Cela apparait dans les bouleversements historiques, ou avec les transfuges ; les hommes de "partis de gauche" peuvent servir des objectifs de droite ou inversement, et divers régimes, que ce soit la IIIème République, le IIIème Reich ou les IVème et Vème Républiques, comme René bousquet, ou Maurice Papon . Les "créatifs", le Système les éloigne très nettement de l'exercice du pouvoir, et les cantonne par exemple à la publicité ou aux médias . Le Système, et cela n'a rien de surprenant, n'organise pas sa transformation, ne favorise pas sa critique . Dans les meilleures écoles ont apprend "l'esprit critique"sur des productions médiatiques ou sur des textes idéologiques, et on apprend par ailleurs le Droit, l'Éthique, bref les fondamentaux du Système . On apprend à discerner ce qui se discute et ce qui ne se discute pas- et cette distinction est basée sur les limites du Système, rien de plus .

Les cadres du Système posent leur expertise, c'est à dire leur légitimité extra-humaine, leur puissance à dire ce qui est . Au nom de la Science . L'usurpation était tentante . Elle est fréquente .

Dans les cas d'usurpation, l'expert revendique une souveraineté . Par sa bouche la Science parle . Or aucune phrase qui commence par "la Science dit que..." ne peut correspondre à une catégorie de proposition reconnaissable comme proposition scientifique . Faire parler la Science est bien l'expression profane d'une théologie, d'un Cela, qui est plus grand que tout homme, parle à travers moi . La Science en effet ne parle pas, mais l'homme .

Je ne veux pas laisser de confusion par cette dernière phrase . Et je maintiens le mot d'usurpation de la fonction souveraine par le discours ontologique de l'idéologie . Usurpation signifie que le vrai est ce qui est, que le langage humain est puissance de vérité . Le scepticisme classique ne peut servir très longtemps dans la guerre métaphysique . Rorty, comme Feyerabend, prétendent à la puissance de dire ce qui est et ce qui n'est pas, la vérité scientifique . Ils disent avec prétention à la vérité que la vérité n'est pas . Leur position est idéologique, avec juste un caractère masqué . Leur position est fonctionnelle à l'individualisme et donc au nominalisme du Système . Là n'est pas le lieu d'en débattre plus avant .

De ce que la science ne parle pas, il ne signifie pas que les expressions scientifiques soient complètement arbitraires . Au contraire, elles résultent d'une légitimité très construite . Le sceptique a besoin de la vérité pour affirmer la non-valeur de vérité de la vérité . Si je te dis que les clefs sont sur la table de la cuisine, cela à un sens concret évident dans la pratique quotidienne de la vérité . La structure ternaire du signe pointe, par la référence, la médiation de l'être . Toute parole s'énonce sur fond d'être, y compris le mensonge par référence négative, y compris la critique de la science . Je ne critique pas la vérité, mais l'usage idéologique de l'invocation de la Science comme instrument de légitimation du pouvoir bureaucratique . La critique éventuelle de la science moderne réelle sera étudiée ailleurs . Dans cet usage science et vérité effectives sont méprisées, non par le critique, mais bien par l'idéologue .

Le principe de mise au pas de la Science sera donné plus tard .

Le langage bureaucratique doit être solide comme un phénomène naturel, indiscutable, émotionnellement neutre, standardisé, c'est à dire qu'une expression doit correspondre à une procédure bureaucratique, comme "garde à vue", ""mise sur le marché", "restructuration" . Il doit être compréhensible, mais décourageant, "technique"pour l'extérieur . Enfin, son caractère pseudo-juridique n'est pas là pour garantir les libertés de son objet de manipulation, comme le "gardé à vue", mais pour déresponsabiliser au maximum tous les niveaux de décision, en permettant à chaque décision d'être comprise comme "technique", c'est à dire n'engageant aucune responsabilité morale, sans parler d'autres types de responsabilité . "Responsable mais pas coupable", tel se comprend le bureaucrate, ainsi le fameux Albert Speer . Le bureaucrate est la réalisation matérielle de la prédestination : dans l'exercice de ses fonctions, il ne peut rien faire qui le damne . Qu'il emprisonne, déporte, licencie en masse, organise l'exploitation d'hommes outre-mer, il ne fait qu'accomplir une nécessité immanente, lié à l'ordre public, à la réalité de la concurrence mondiale, etc . Il est vrai que chaque bureaucrate individuellement se sait remplaçable dans le Système global, il sait que d'aucuns désirent son poste, ses supérieurs y veillent . Il doit "apporter des résultats" . Il est impuissant à se révolter et puissant comme agent impersonnel . Il y a là un trait psychologique propice à la féminisation en cours de la bureaucratie . De ce fait la bureaucratie est portée à réaliser mécaniquement l'entéléchie du Système, et s'est avérée propre à tous les crimes . Il n'y a pas de plus grand criminels, sur les derniers siècles, que le bureaucrate terne que les systèmes d'enseignement fabriquent en grande série . Et c'est un criminel sans sadisme, sans cruauté, sans lubricité avouable . C'est un criminel terne, invisible, qui ne peut être affronté .

L'appareil bureaucratique qui est la condition à priori de la vie du Système, et que l'on retrouve dans toutes ses variantes, fonctionne selon des règles strictes et impersonnelles . La bureaucratie est à la fois très puissante, très rigide et très lourde . Son efficacité n'est pas la réalisation, mais l'étouffement . Elle est une police générale protéiforme . Son entéléchie est la conservation de ses règles de fonctionnement, et elle ne s'adapte que pour que tout reste pareil . Elle absorbe l'innovation comme un mur isolant absorbe un son, en éliminant comme bruit tout ce qui dans l'information qu'elle reçoit pourrait nuire à son fonctionnement et à sa reproduction . L'attaquer au nom de la vérité, en refusant le pli fonctionnel du spectacle, peut démontrer que la réponse ironique de Pilate, "Et qu'est ce que la vérité?", est encore parfaitement représentative de la position bureaucratique . Pour la bureaucratie ivre de sa puissance, la vérité, c'est la volonté de la bureaucratie - mais cela ne doit pas être dit . Car la bureaucratie joue le rôle du respect de la place vide de la référence, des fantômes . Ce que la technique doit réaliser, ce monde parfait toujours repoussé, et parfaitement repoussant .

Le véritable régime politique moderne n'est pas dans le spectacle versicolore de la diversité des totalitarismes, des démocraties, des monarchies, des crises et des années glorieuses, et j'en passe ; il est dans le processus d'assujettissement bureaucratique du monde . Et ce processus, depuis le Catasto de Florence au XIVème siècle, n'a pas connu de véritable coup d'arrêt . Le message le plus important de l'ouvrage de Tocqueville sur la Révolution française est aussi le moins spectaculaire, et le plus radical : il existe une continuité lourde de renforcement bureaucratique entre l'Ancien Régime et la Révolution . Nous devons de même devenir capables de discerner non seulement l'unité entéléchique du nazisme et de l'URSS, mais aussi des Trente Glorieuses et de l'URSS, et donc du nazisme et des évolutions modernes du Système .

Elle ne connaît que l'innovation locale, dans le cadre de la science normale intégrée dans un paradigme conforme à l'idéologie racine, ou dans une science utilisée comme formules pragmatiques incompréhensibles quand cette science est proprement incompatible avec l'idéologie racine, comme la mécanique quantique . Dans cette perspective l'innovation est fonction de la puissance matérielle déployée, du "gain d'échelle" pour "la recherche" . C'est au fond la seule innovation que peut reconnaître et comprendre le Système .

La bureaucratie s'assure par le contrôle des moyens et la définition des critères de réussite, dite d'évaluation, la conformité de la recherche avec son entéléchie propre - ne "réussissent" que les programmes de recherche qui confirment sa domination, et ne sont financés que ceux qui posent dès le principe leur conformité générale . Cela est analogue à la définition de la réalité .

La bureaucratie ne peut dans son fonctionnement normal voir naître des changements de paradigmes, c'est à dire de modes de pensée à un niveau profond . Cela est encore plus vrai dans le domaine des idéologies morales et politiques, puisque celles ci concernent de plus près ce qui est le centre de légitimation de la bureaucratie, et la souveraineté . Par contre elle les assimile très vite à son entéléchie .

Et ce même si l'idéologie officielle est violemment anti-bureaucratique, comme dans le cas du bolchevisme ou de l'ultra-libéralisme . Le Parti et les Soviets dans le premier cas, devinrent la racine de la floraison nouvelle de la bureaucratie ; et le mythe de la différence essentielle entre le Public (inefficace et bureaucratique) et le Privé (non bureaucratique par essence) permet à l'espèce ultralibérale de l'idéologie de légitimer la bureaucratisation sans entraves de la société par les grandes entreprises, bureaucraties géantes déliées de la tutelle de l'État .

La bureaucratie n'a jamais soutenu de révolution scientifique, sauf quand cette révolution lui permettait de renforcer son pouvoir, en minant un adversaire, comme l'Église, ou en produisant des armes supérieures, comme l'arme nucléaire . La véritable idole de la bureaucratie est la technique, la production immédiate de la puissance . Les freins institutionnels spécifiques empêchent l'innovation globale . Ces freins ont globalement parcellisé la recherche scientifique, et pas seulement dans une logique de spécialisation liée aux limites cognitives humaines, mais très largement aussi dans une logique sociale de garanties réciproques et de partage du pouvoir entre des disciplines dont les frontières sont d'abord sociologiques . De ce fait il est rendu très compliqué d'être un chercheur ambitieux, c'est à dire généraliste-paradigmatique, un architecte de conceptualités paradigmatiques, autre nom du projet métaphysique . Et de fait de tels personnages sont plus rares aujourd'hui qu'il y a cent ans, quand parurent dans un même cycle la théorie de la relativité générale, la mécanique quantique, les principia mathematica, et j'en passe . Le modèle contemporain est le spécialiste étroit qui à la fin de sa carrière fait de la vulgarisation, c'est à dire ânonne, dans le recueillement pieux des commentateurs analogiquement béats et incultes, comme une prophétie des lieux communs idéologiques - ceux qui savent trouveront aisément des exemples .

La clôture de la pensée moderne est conceptuelle, et cette clôture conceptuelle est l'image de la clôture bureaucratique de la société . Notre société ne peut être comparée à l'ouverture conceptuelle de la Grèce classique, faite de sociétés d'institutions aristocratiques-démocratiques (quelles que soient les limites légales de la citoyenneté dans chaque cité) sans bureaucraties, car notre société est une bureaucratie fermée se légitimant par un spectacle démocratique . L'Empire Romain a connu une fermeture conceptuelle parallèlement au développement de la première grande bureaucratie de l'histoire de l'Occident, et a évolué vers une pensée unique - voyez "Vers la pensée unique : La montée de l'intolérance dans l'Antiquité tardive" de Polymnia Athanassiadi aux belles lettres .

Il est probable qu'avec l'effort comique de faire une place à la Référence, ce que les bureaucrates nomment pompeusement l'éthique, sans trop savoir ce qu'il y a là dedans, la bureaucratie ne cesse de renforcer la circularité de son organisation et de son idéologie . Car leur seule Référence véritable, c'est elle même . Voyez la lutte contre les discriminations comme dispositif de domination .

Un corrélat de ce principe est que toute organisation fonctionnellement analogue produit des résultats analogues . Ainsi l'ensemble des partis politiques, quels qu'ils soient, aboutissent à la consolidation d'une oligarchie héréditaire et autistique, et sont en réalité beaucoup plus aptes à verrouiller ensemble l'espace des possibles qu'a s'opposer entre eux au delà des apparences spectaculaires (auxquelles plus personne ne croit) . Les derniers partis français, comme les Verts, ont su montrer la valeur d'airain de ces règles . La participation à la politique des partis est la participation au Système . Voyez l'ouvrage "les partis politiques" de Michels . Le spectacle de la politique tend à devenir un spectacle sans public . On en paye les spectateurs comme intermittents du spectacle et c'est justice . Pour ceux qui savent, les oppositions universitaires ne sont guère plus consistantes . L'organisation bureaucratique formate la pensée par nécessité immanente, et l'idéologie racine est la forme de ce formatage, l'un étant image de l'autre .

Ainsi le système clôture-t-il puissamment la créativité idéologique, afin de fermer l'espace des possibles et garantir sa domination et sa perpétuation . Reconquérir l'espace des possibles commence par reconquérir la puissance de penser une matrice générale incompatible avec l'idéologie racine . Et les dissidents doivent aussi rechercher des organisations différentes du principe bureaucratique .

Sur le règne de la mort, et de l'avis.

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Nombreux sont ceux qui, dans le monde moderne, trouvent normal de donner "leur avis", et exigent que l'on écoute "leur avis". Mais soit "leur avis" repose sur de l'objectif et est alors superfétatoire, car peut être constaté par toute créature raisonnable, et vouloir l'exprimer laisse supposer que leur interlocuteur est plus ignorant qu'eux-soit leur avis n'est que l'expression arbitraire d'une idiosyncrasie absolue, et n'est alors signifiant que si nous avons avec eux une relation intime, où il soit bon d'être à l'écoute de tels détails . En clair, l'avis, l'opinion, sont les formes les plus insignifiantes, et les plus inintéressantes, de l'expression humaine ; et seul un homme d'exception parfaitement informé peut donner un avis authentique . A ce moment, il n'est pas sûr que nous puissions l'entendre, soit qu'il soit trop en dissonance cognitive avec nos structures idéologiques internes, soit que nous n'ayons aucune capacité nous permettant de nous y conformer-l'avis alors doit s'accompagner d'une démarche à suivre pour nous être charitable . Tout cela pour dire que l'art n'est pas du domaine de l'avis et de l'opinion, et qu'il n'est pas permis de s'exprimer pour tous, en toutes circonstances.


"Le regret est comme la neige tombée
Il recouvre la peau de la terre
Mes doigts bleuis sont les serrres
Du souvenir.

Tes pas dans ma direction
A chacun d'eux fut son bonheur
Ton regard posé sur moi
Fut la neige voilant l'obscur des forêts
Le brouillard absorbant en délices les hurlements égarés
Les abysses où le bruit se dissous parmi les algues
Les algues de tes cheveux où je me love
Serpent égaré parmi les hommes .

Là est la maison qui reste depuis les siècles
Enfouie dans son rêve de terre et de pierre
Des chênes sont posés en travers
Les cheminées ont vu tant d'hivers.


Tes cuisses écartés sur la table, et partout,
Des fleurs peintes et la fleur
Et l'autre femme près du feu
Et l'autre près de la vitre glacée, environnée de folie,
Et la Glycine qui encadre la porte.

Là est la maison qui reste
Des étrangers l'habitent
Les pièces sont distribuées de même
En échos évanouis


Ce baiser vibrant en face du poêle
Le vertige de la folie
Le regard écarté et la haine
Les bonds de ton délire à travers le plafond
L'angoisse comme une murène venue se lover en nous
Et la femme en hiver, l'autre, au ras de la fenêtre,
La légende de la mort


Et l'enfant, notre enfant parmi les fleurs,
Qui courait et qui riait au milieu de la haine et de l'angoisse
Et la conversation des amis sur le soir
Et les amis qui détournent le regard
Quand rôde la mort et que se fend le miroir
L'odeur de la cheminée aux pensées de Descartes
Et tant et tant de luttes pour faire
De cette maison notre maison

La pluie s'insinuant dans la toiture, la tempête,
Et la pierre, le bois, le mortier, l'enduit, et tout ce décor
Le froid comme un serpent avant le froid de la mort
Le froid de l'âme auprès du poêle empli de flammes
La mort de l'âme et la chute

Tout appartient à la mort
Il n'est pas de lieu pour l'homme

Souviens t'en."

Le philosophe comme séducteur métaphysique, ou la folle pensée par excellence .



(Teruo Ishii )

La séduction est d'abord, quantitativement, la parade nuptiale, pratique commune de création de la société . En général, chacun cherche, à cette époque de la vie, à montrer combien il est un partenaire désirable . Ce moment-en tant que moment où jeunesse se fait, et donc se passe, pour laisser place à l'abjection des compromissions "adultes", comme si toute maturation adulte était adultération d'un radicalisme toujours juvénile, idée reçue que le spectacle de la jeunesse réelle devrait enterrer- est syntone à l'ordre social et sexuel, mais il tolère une part d'ombre vis à vis de l'ordre puisque l'ordre n'est pas encore . Les "jeunes" doivent donc, c'est presque un impératif moral, s'éclater, puis se caser . Bien des couples vous raconteront, dans leur pavillon neuf, comment ils se sont éclatés avant de se rencontrer- sans cependant faire le lien avec les conséquences de leur propos, qui est que leur vie a pris fin avec leur rencontre . Le lien n'est pas fait, et pourtant la vie privée devient alors pour beaucoup aussi laborieuse que le travail, et il suffit pour le comprendre de jeter un œil vers leur conjoint, ou vers leurs enfants...L'identification est sans doute le moteur le plus puissant de ces comportements paradoxaux de reproduction d'échecs, le désir d'être puissant comme les parents, d'avoir des enfants, de faire comme les autres dans les petites communautés qui sont si fréquentes . Ce mouvement global emporte comme une vaste coulée toutes les générations ; et s'il ne concerne pas tous les êtres humains, tous en sont interpellés, et la majorité y adhère . Le gout et l'inclination, ou encore l'amour, ne sont que des justifications de spectacle-tant et si bien que les homosexuels longtemps (et encore de nos jours) se sont mariés avec des femmes par conformisme . Et que certains voudraient les voir se marier et adopter, pour être identiques aux autres-on appelle cela naïvement une "liberté" . Ou encore, que les couples sans enfants ont le plus grand mal à sortir du sort commun, à accepter leur sort, et qu'il leur paraît intolérable de ne pas y arriver, permettant l'arraisonnement technique de la naissance .

Il y a nécessairement, dans une telle puissance collective qui produit à chaque fois son propre récit idiosyncrasique -récit présentant les choses comme une rencontre destinale de personnes-une causalité impersonnelle, et donc une stochastique des rencontres réelles . Les rencontres ont lieu au moment où les partenaires les attendent, et au fond s'accouplent non pas par affinités positives, mais déjà négativement par absence d'impossibilité relativement à leurs attentes . Dans une bande, il n'est pas rare que plusieurs configurations soient essayées, et il n'est pas sûr que celles qui survivent à l'âge adulte aient été sélectionnées pour des raisons qui ne soient pas contingentes . A titre d'exemple, on citera les regrets qui s'expriment dans certains moments...Il y a aussi avec le temps une adaptation au réel, un recul des prétentions que le film les poupées russes (entre mille)retrace sur le mode moralisateur des romans d'amour du XVIIIème siècle : l'homme après avoir été humilié par une femme "idéale", puissante, narcissique et castratrice revient amoureusement vers la femme réelle, un peu plus imparfaite mais tellement plus sympathique avec son "amour des défauts"...et instruit heureusement par cette leçon, il ne cherchera plus à la surpasser-je dirais pour certains, il ne cherchera plus à surmonter sa partenaire, sinon à la monter.

Pour beaucoup donc la séduction est un moment, et même un passage obligé et rien de plus, quand on voit la dégradation physique qui suit alors le mariage tant désiré . Plus aucun des artifices ne sont utilisés, et le garçon souriant devient un alcoolique violent, ou la princesse à paillettes une mégère en survêtement . Mais ce n'est pas de cette séduction là dont je veux parler, mais de l'essence de l'acte de séduction, basée sur le désir de reconnaissance .

Le désir de reconnaissance est un puissance fondamentale de la psyché . Métaphysiquement, il provient de l'image et de la ressemblance du Père, de cette empreinte que je voudrais voir reconnue, afin d'être reconnu comme enfant de Dieu, ou ami de Dieu . Pour la créature qui par la suite des processions connaît la chute, l'exténuation et la vanité, ou roue de l'être, roue de la fortune, qui ne cesse de le rouer, de l'annihiler, être est être reconnu par une puissance d'être qui, posant son regard sur lui, lui donne la vie . « Il n'est pas bon que l'homme soit seul »-telle est la base de la souffrance de la séparation originaire . L'attention, le regard qui donnent la vie sont une soif inextinguible . C'est cela même qui est l'extase . « De ce qui un évite de faire deux ; c'est un principe bon dans toutes les voies qu'elles qu'elles soient » (Hagakure). Pour la voie de l'Union, l'extase, la reconnaissance, n'est autre que la reconnaissance de la non-séparation .

Ainsi ce qui apparaît comme le sommet de l'être, l'être séparé, devient abîme de destruction vertigineuse, et l'extase, la sortie, est la sortie de la sortie, la fin de la séparation, enstase . Les formes les plus brutales de la séduction sont des analogies dégénérées de l'archétype .

Les rapports des sexes sont-tel le signe le Banquet de Platon- une analogie de la séparation et de la réunion . La souffrance de la séparation, la nostalgie, est la souffrance de l'imperfection, de l'apeiron, de l'indéfini, faute de clôture signifiante . Le masculin est est la fin de la femme, et le féminin la fin de l'homme ; ainsi Ève est contenue par Adam au commencement, et les générations d'Adam sont elles contenues par la femme . De ce fait, la femme reçoit dans l'amour la puissance du Regard, regard de reconnaissance, et de même l'homme . Cette puissance est la plus grande des puissances terrestres pour l'homme noble, et sans aucun doute sa quête est-elle la quête la plus haute ; ni la puissance de l'épée, ni l'argent ne l'égalent, et le plus souvent ces dernières ne sont recherchées que pour parvenir à capter le regard de l'aimé . Mais cette puissance n'appartient pas aux mortels qui la revêtent, même avec le plus d'éclat, de cet éclat mystique qui teinte la beauté la plus sublime, ou l'âme la plus haute, ou l'image de la souveraineté ; même si hommes comme femme peuvent manipuler cet ardent désir pour faire d'autrui leurs esclaves, ou leurs clients . Elle ne leur appartient pas, sinon comme un accident éphémère, soumis à l'ordre du temps .

Ils ne la possèdent pas, et ceux qui oublient ce don, telles les vieilles qui veulent conserver leur puissance, nommées cougars par la presse, la perdent plus vite que ceux qui se vivent éphémères porteurs de flamme et vivent en fragiles feu follets . Le Bonnie and Clyde de Bardot et Gainsbourg est tellement plus, tellement plus ! que les grimaces de French cancan d'Arielle...Une femme opérée de partout peut garder sur papier glacé les attributs de sa puissance défaite, mais non la réalité face à son homme . Elle peut par son nom et son argent exhiber un gigolo . Et puis, et puis après ?

D'autres répandent leurs bontés avec cœur, sans calcul, et j'atteste que de tels êtres existent . Pour autant, le regard de l'aimée ne se porte pas sur le petit et sur le faible comme sur le grand et le puissant . Et la recherche de l'objet du désir n'est pas nécessairement œuvre de bonté, mais aussi prédation et chasse .

Ajoutez que pour certains êtres humains, le désir de reconnaissance est un abîme qui ne cesse de s'ouvrir, un volcan . Il ne s'agit nullement alors de se soumettre à la loi commune, mais d'atteindre un absolu . De ce fait se développe une forme de loup ou de requin, une quête permanente, sentimentale comme celle de Stendhal, ou aussi cynique et cruelle comme celle de Don Juan . Un tel homme est un révolté, et contre l'ordre social des sexes et contre la loi morale . Don Juan défie Dieu par désir, mais sa quête est bien la reconnaissance sans cesse renouvelée et insuffisante . Insuffisante, car chaque femme, chaque homme, chaque personne est nécessairement insuffisante face à l'illimitation du désir . Dans cette œuvre de désir, Don Juan crée un spectacle, un éclat, des apparences ; mais pourtant il révèle, et se révèlent à lui les abîmes de la réalité humaine .

"La beauté d'une femme, se disait-il, n'est qu'une volante apparition, une temporaire manifestation de chair - de chair qui sera tôt détruite. Cependant, il avait beau essayer de s'en défendre, l'ineffable beauté qui l'avait écrasé en cet instant au bord du lac contraignait son coeur avec la force d'une puissance venue d'une distance infinie."

C'est cette distance infinie que Don Juan voudrait maîtriser, et c'est justement son caractère hors de la portée humaine qui en fait la grandeur . Baudelaire a psychologiquement comme métaphysiquement de placer Don Juan, à l'heure de sa mort, dans l'austérité désertique d'un monastère espagnol . Car la puissance qu'il manifeste n'est pas essentiellement différente de celle du Saint . Il y eu un César Borgia, lac sombre, ivre de puissance et de gloire terrestre, et un François Borgia, saint devant l'Église, disant après avoir vu le corps en putréfaction de la plus belle femme de son temps, l'impératrice Isabelle : «Plus jamais je ne servirai un Seigneur mortel».




L'ordre humain n'est pas devenu spectaculaire . La société du Spectacle se développe à mesure du fardeau de mensonges imposé par la construction de l'ordre social dans le cadre paradoxal de l'idéologie racine . Il existe du spectacle dans les couples communs comme dans l'ensemble de l'ordre social, une illusion d'authenticité que le discours moral a pour première fonction d'étayer . Les gens soumis à la nécessité passent beaucoup de temps à se convaincre qu'ils ont fait les bons choix- alors que justement, ils ont posés comme "leurs choix" les hasards du destin qui les charrie comme un fleuve en crue . Ce qui est nouveau, c'est la densité, la quantité de mensonge indispensables, qui mènent l'homme moderne à la dissociation ; mais le mensonge n'est pas apparu à l'époque moderne . L'ordre humain est une construction ; cela est particulièrement net dans l'ordre sexuel . Les partenariats qui forment les couples concrets ne sont nullement issus dans la réalité du grand amour, mais souvent du hasard du lieu et de l'époque, et d'un assortiment tout relatif . De ce fait, ils sont du domaine du contingent ; ils sont, mais tant d'autres appariements auraient pu être . Les partenaires préfèrent, au moins au niveau de la communication explicite, l'oublier, c'est à dire le refouler . Le mythe du grand amour est justement cette dénégation, ce « ils sont fait l'un pour l'autre » qui évite de se poser la question soit du passé soit du présent . Ce qui peut être ou ne pas être, le contingent, est puissance d'être . Tout choix qui est présenté comme destin est fermeture ; tout "progrès" est perte selon la perspective, et comme dit le Hagakure, un homme qui croit être arrivé est un homme perdu, définitivement . Pour un homme noble, il n'est peut être pas de pire malédiction que d'atteindre son but .

Le Séducteur est très précisément celui qui révèle les ténèbres sur lesquelles repose le monde humain . Par ses mots, ses gestes, ses démarches, il invoque l'enfoui, et le place en pleine lumière . Il prend le minerai dans la montagne . A ce titre, le Séducteur est subversif, est adossé au Souterrain . Par nécessité, le Séducteur développe son sens du mensonge et du vide . Son écoute est intense et fine . Car c'est en invoquant ce qui pourrait être, et qui se laisse deviner par des signes infimes, qu'il sème la division dans les cœurs et dans les familles . De ce fait, il est objet de haine de ceux pour qui le mensonge est devenu le tissu de leur être, et la remise en cause du mensonge l'équivalent de la mort psychique, un total effondrement . Pour l'être humain, l'effondrement du monde peut être un effondrement psychique . L'analogie entre le mensonge collectif, qui fait qu'une civilisation comme la nôtre doit développer sa capacité à adhérer à des constructions idéologiques fantomatiques, et réduire la puissance de penser, et le mensonge individuel, qui fait qu'un individu refoule son ressentiment pour affirmer sa satisfaction hypocrite et par là s'emprisonne dans des situations intérieures sans issues, est étroite .

Il ne s'agit pas de dire que l'ordre humain est mauvais et doit être méprisé . L'ordre humain est bon et nécessaire en son ordre . Le Yi-King donne la clef . Toutefois poussés à l’excès, les préceptes de toute réglementation deviennent gênants et cruels, de sorte que la formule avertit encore qu’il ne faut pas les observer comme s’ils constituaient la perfection . La faute n'est pas dans la règle mais dans la confusion des ordres . Une règle n'est légitime qu'a son niveau et aux ordres ontologiques qui lui sont inférieurs . De même que la loi du pays ne peut prévaloir sur la loi divine, de même la souveraineté royale ne peut juger Tristan et Iseult . Ce que les hommes savent en niant la légitimité du jugement du Maître par l'Empire . L'homme moderne, dans le cadre unidimensionnel de l'idéologie racine, prétend légiférer sur ce qui le dépasse infiniment . Cela est enfermement . C'est la souveraineté supérieure qu'invoque la folle pensée contre la loi . C'est pourquoi l'homme noble peut, tel le shamane, dans certaines circonstances, être délié de la loi des pays, et à fortiori des coutumes . Car il est alors par delà le Bien et le Mal .

Je cite (très réécrit) et retravaille un ouvrage qui mériterait, tant pour ses remarquables qualités, que pour sa naïveté fondamentale qui le conduit à prendre la "réalité" de l'idéologie racine pour la réalité de référence, un compte rendu à lui tout seul . Il s'agit de "la construction sociale de la réalité" de Berger et Luckmann .

Nous pouvons maintenant rechercher la façon dont l'idéologie opère pour légitimer la biographie individuelle ou l'ordre institutionnel . L'opération est fondamentalement la même dans les deux cas . Elle consiste à classer les faits et les évènements dans un cadre ontologique préétabli .

L'idéologie fournit l'ordre de classement des expériences intérieures . Des expériences provenant de différents mondes sont intégrées par référence à un monde, premier et principal analogué, donc étant de référence . Par exemple, par référence à la ré-alité de la vie ordinaire, le rêve et la vision sont exténués, rétablissant le statut souverain du monde des choses et réduisant le choc qui accompagne le passage d'un monde à un autre . Les domaines de significations qui autrement, demeureraient des enclaves inintelligibles à l'intérieur de la ré-alité de la vie ordinaire -tel la sorcellerie- sont réduits, offerts à la compréhension de la ré-alité ordinaire, et ainsi leur menace pour le caractère total et absolu de la vie ordinaire dans le système est annulée, annihilée .

Prenons les cas des rêves, que le Hagakure nomme "manifestations de la vérité" . Une réduction est l'ancienne explication physique, comme par exemple la mauvaise digestion ; le rêve ne nécessite alors aucune interprétation de son contenu . Mais Freud n'est pas différent, qui interprète le rêve comme le retour symbolique d'un refoulé unidimensionnel . Dans les deux cas l'interprétation ramène à la ré-alité de la vie ordinaire, avec en plus pour Freud cette vérité que le rêve véhicule un contenu occulte . Mais cette réduction plus subtile n'en neutralise pas moins le caractère destructeur du monde la vie ordinaire des rêves où apparaissent des morts, ou des rêves qui annoncent des morts, les intersignes, si communs dans la tradition des peuples et des familles, et que je tiens pour une vérité établie par trop de témoignages séparés . J'en ai entendu directement de personnes à qui je fais confiance . Au delà, le travail du philosophe américain William James, référence rationaliste s'il en est, pour recueillir des témoignages de manière aussi systématique que possible de cas que les moyens de la vie ordinaire ne peuvent comprendre, et d'autres travaux du même type, sont systématiquement tournés en dérision par les gardiens de la vie ordinaire, et ce non par Raison-même si ces pleutres nomment "défense de la raison" ce qui est défense de la réalité ordinaire- mais bien par terreur des vides qu'ils y devinent, et dont ils détournent le regard .

Cette intégration, cette réduction systématique des réalités de situations marginales à la vie ordinaire est une défense de grande importance de la structure individuelle et de l'ordre institutionnel, car ces réalités sont la menace la plus aiguë pour l'existence pré-donnée et routinisée de la vie ordinaire dans le monde construit par l'idéologie racine . Dans cette ré-alité sécurisée, l'irruption des autres mondes ne cause QUE la terreur, et n'est QUE maléfique, selon la structure défensive des films d'horreur . William Blake y est incompréhensible, par exemple .

Si l'on considère cette vie comme la face diurne de la vie humaine, alors les manifestations d'autres mondes constituent une face nocturne de la vie humaine . Celle ci demeure de façon inquiétante à la périphérie de la conscience quotidienne du bloom . Dans la mesure où la phase nocturne possède sa propre réalité, elle constitue une menace constante pour la ré-alité pré-donnée, de fait "sensée", rationnelle, de la vie ordinaire . L'exercice authentique de la pensée continue à suggérer-la pensée "insensée" par excellence- que peut être, la ré-alité brillante de la vie ordinaire n'est qu'une illusion, qui peut être absorbée à tous moments par la réalité de la face nocturne . Cette désillusion est pour l'idéologie racine, un cauchemar insensé .

Cette folle pensée -nom d'un célèbre lieu dit de Brocéliande-est maitrisée du seul fait de l'ontologie de la chose, qui exténue vers l'illusion et le rêve, c'est à dire oriente vers le non être et le vide, toute manifestation de la vérité dans le rêve, et tout abîme dans l'ordre désertique de la vie ordinaire des modernes . Ainsi, par l'idéologie racine, le monde des choses reste-t-il le monde premier et principal, la réalité souveraine et définitive, si l'on veut la réalité la plus réelle, au contraire des rêves, des fantasmes, des hallucinations des fous et des mystiques . Cette ontologie de la chose apparait bien ainsi pour ce qu'elle est, non seulement un ensemble de thèses sur l'être, mais aussi une ligne de défense et d'interdits, une morale interdisant de chercher la fenêtre d'Orient, la divine porte du Ciel, à peine de folie . Cette position est purement et simplement une prison . Cette position est l'inversion de la position platonicienne ou indienne, pour lesquelles le monde des choses est justement le domaine premier de l'illusion, l'essence même de la maya se déployant dans le temps et dans l'espace .

Le Séducteur cherche l'abîme dans la vie ordinaire pour y introduire ce qui aurait pu être, pour y invoquer de nouvelles puissances et les mettre au service de sa soif infinie de reconnaissance, de cette reconnaissance qui intensifie l'être de manière impalpable mais extrême, dans une ascension euphorique . Ce dont il est question ne peut à dire vrai être décrit, comme la fragrance d'un grand parfum- ceux qui savent le reconnaitrons, c'est tout . Analogiquement le philosophe qui évoque les puissances de l'imagination, en ce qu'il est comme Dürer, nocturne et saturnien autant que jupitérien, évoque la face nocturne-nocturne, ou nommée telle dans la perspective étriquée de l'idéologie racine, solaire sans conteste dans la sienne propre-et les abîmes qui creusent le fin voile de la vie ordinaire . Rien ne symbolise mieux ces hommes nobles que le funambule, qui rejoint ce qui ne devrait pas être rejoint, et danse au dessus des abîmes qu'évitent tant et tant d'hommes enchaînés aux évidences de la vie ordinaire, même quand ces évidences sont teintés de l'illusion de l'authenticité et d'une critique partielle de ce monde qui ne peut être brisé qu'en bloc . Car quand on brise un bouclier, il est entièrement brisé . La guerre de la folle pensée est totale .

Comme le soleil noir de l'Éros que poursuit le séducteur avec l'avidité du Loup mystique, il est des abîmes qui peuvent être pointés du doigt, et partagés, mais non pas décrit à ceux qui n'ont jamais vécu la teinture de ce monde tissé de rêve . Alors l'homme peut développer une sensibilité anormale à des gestes, à des mots, à des postures qui laissent filer une source infime que seul son regard éclaire . Dans le cadre social qui enserre tant et tant de personnes, il est des puissances immenses et occultées, mais dont la puissance amène les mots à être parfois un aveu, un aveu perlé, tissé, pareil à un mirage, mais certain à qui sait entendre .

Affirmer sans détours le droit de cet abîme n'est pas à la portée de tous, il y faut un fol orgueil et un immense désespoir .
Premier exemple : "Les demeures sont des tissages de liens en droit en nombre indéfini. La personne est un tissage de tissage en orbe autour d'un centre sans réalité. Tout tissage est centré sur un Abîme puissant, un Ange, image de l'Abîme originel.
L'Abîme originel se co-engendre visible à la rencontre d'un regard, odorant, à la manière du feu qui prend l'odeur des aromates, à la rencontre d'un sentant, audible pour l'auditeur, sensible pour une peau de rencontre. La beauté nait dans l'œil de celui qui regarde. C'est l'Ange de la face, le multiple aspect personnel de l'Abîme. "

Deuxième exemple : "Pour son trentième anniversaire, le 14 janvier 1955, ayant invité chez lui deux amis à trinquer, le critique Takeo Okuno et un jeune étudiant de littérature japonaise du nom de Viglielmo, il leur déclara qu'à présent il était trop vieux pour mourir en beauté, que se suicider passé trente ans serait "aussi inconvenant que pour Dazai". Puis ses amis furent quelque peu horrifiés lorsqu'il leur présenta une carte de visite où il avait écrit son nom en divers caractères qu'on prononçait Yu-Ki-oMi-shi-ma, mais qui signifiaient : "Queue du diable mystérieux" et "démon de mort ensorcelé". Ça vous donne le frisson écrit de cette façon-là, et Mishima pouffa de rire. Puis, brusquement assombri : "C'est comme ça qu'il faudrait écrire mon nom." Selon Okuno, un silence gêné s'ensuivit." La vie de Mishima, John Nathan.

Si la personnalité n'est pas intégrée à cet abîme et tissée de vie ordinaire, cet abîme de désir s'accompagne de toutes les rassurantes normalités de la vie comme spectacle, mais avec en filigrane intermittente la douloureuse conscience du vide . S'accompagne même d'une rassurante solidité anormalement développée des normalités de la vie . D'un caractère aux tendances rigides, morales, aimant les choses à leur place, et les mondes enfantins dépourvus des ténèbres intérieures de l'âge adulte . Et aussi d'une hyperactivité qui est une course sur le fil au dessus de l'abîme .

Aller vers l'abîme est terrifiant ; ne pas y diriger son regard est une mort, qui tisse la vie ordinaire de vide, de solitude . Aussi est-elle la figure même de la déchirure, de la soif de réconciliation par l'esthétique, de la soif de réconciliation par l'ascèse . L'esthétique est vite une eau que les mains ne peuvent saisir ; l'ascèse est hors de portée, car ce n'est pas le désir d'ascèse et d'extinction qui la porte, mais bien la panique du Haut désir de ténèbres . Elle peut le reconnaître, et nomme avec incertitude cet ardent désir du nom d'amour humain, malgré la terreur qu'il suscite :

"Les qualités physiques des hommes n'avait plus de sens pour elle. Elle voulait seulement trouver un homme qui lui donnerait l'amour le plus fort et le plus profond qui pût exister. Pareille aspiration fait d'une femme une créature en vérité terrifiante."

Si le séducteur est écoute, écoute contemplative, c'est parce qu'il porte en lui les abîmes où résonnent les propos de Celle qui parfois parle, et regarde . Et qu'il sonde, sonde, comme être des profondeurs, pour écouter l'écho . Ce abîme de désir qui submerge le langage de la raison . Ce secret de l'érotisme qu'en ce moment elle s'efforce de violer . Cet ardent désir qui se transforme en rage, en fureur, en transgression de la vie ordinaire, en créature terrifiante à ses propres yeux . Cet abîme de désir qui commence à faire sourdre la réalité de ce désir inavouable, ce désir de ténèbres si peu dicible qu'il se voile en désir de mort par haine de l'aveu . Je vois mon corps gonflé de liquide verdâtre hurlant sa puanteur humide et moisie, mes yeux remplis de néant invisible .

Et un jour il sait . Alors il écoute fasciné cet écho de l'inavouable-non à travers des symboles, mais comme âpre désir de chair, comme sacrifice cérémoniel . Et devant ces feuilles empourprées qui tombent, il se croit mouillé par une pluie de sang ; il entre en rage, rêve que sous l'écorce une nymphe forestière habite, et il voudrait bafouiller dans de la chair de déesse, il voudrait trucider la Dryade, la violer à une place inconnue aux folies de l'homme .

De même que le penseur est fasciné par la révélation des ténèbres, ainsi reste-t-il fasciné par le spectacle lent du déroulement du serpent de son âme . Chose étrange que ce qui apparaît, image de mon âme - chaque fois que je lis Shakespeare, il me semble que je déchiquète la cervelle d'un jaguar . Dit Lautréamont.

Viva la muerte !

Volonté de puissance . Non seulement je désire, mais je veux désirer .

(Teruo Ishii )


Désir doit être distingué d'envie . Le désir est cette force puissante, sans intentionnalité sinon indéterminée, qui porte l'âme au delà d'elle même : force de folie, force de dépassement . Volonté de puissance, ce qui veut la volonté . Ascèse, maintien comme le pin sur la falaise, tordu comme une griffe par les tempêtes . La volonté est la griffe de l'âme .

Vouloir, c'est se concentrer, c'est nier, c'est faire de soi une arme par l'exercice quotidien de la volonté . C'est le service du principe directeur et le discernement . Tous les jours, faire quelque chose de difficile, surmonter un dégoût, une fatigue, une terreur organique . Vouloir, c'est partir du principe que la victoire est nécessaire, inévitable . "Celui qui, après avoir entendu parler de la virtuosité d'un Maître dans un certain art, en conclut qu'il est hors de sa portée de devenir lui même un Maître, n'est qu'un timoré. Celui qui pense qu'il n'a rien à envier au Maître, après tout un être humain comme lui, et met tout son cœur à maitriser l'art dont il est question, a déjà posé le pied sur le chemin de l'accomplissement. le Sage (Confucius) méritait déjà son nom lorsqu'à l'âge de quinze ans, il décida au plus profond de son cœur de consacrer sa vie à l'étude."

Le tantrika s'allonge près du cadavre en décomposition dans la cendre . Les princes de la Renaissance gardaient leur cercueil sous leur lit et parfois s'y allongeaient . Les moines irlandais se baignaient dans l'eau glaciale . Le philosophe garde un crâne sur son bureau . L'épreuve suprême du fin'amor, le nu à nu chaste dans un lit, toute une nuit . "Il n'est rien n'est de l'ordre du mal à ce qui peut être enduré" . C'est pourquoi l'art de la force est art de volonté . Le désir maintenu par la volonté n'est pas un désir vain .

L'envie est intentionnelle . On a envie de quelque chose, là où le désir est appel mystérieux, comme un son inconnu dans l'obscur d'une forêt . Elle nait des sens, et meurt avec eux . Je vois tel objet, tel corps, et j'en ai envie . Puis je n'y pense plus . En ai-je désir, que ce désir persiste et me pousse à l'action . Avoir envie d'envie est dispersion, indétermination, feuille morte au vent . L'envie n'est qu'éphémère, sable, construction sur du sable .

Je veux désirer signifie : je ferais, quoi qu'il arrive . Même si j'ai parlé avec envie, et que celle ci s'est enfuie . Tel est le sens de l'allégeance féodale . "La mort est l'essence du Bushido" .

Je veux désirer signifie que j'ai identifié le désir comme essence de mon principe directeur . Je REFUSE de me contenter . Je REFUSE de me résigner . Je REFUSE de me la raconter, du genre "ils sont trop verts, et bons pour les goujats...où rêver, vivre, qu'importe?". Non, je n'ai pas accès à l'objet de mon désir . Je REFUSE de m'adapter . Il faut vivre, d'accord, mais IL NE FAUT PAS OUBLIER CELA .

"Si je t'oublie, Jérusalem...Au bord des fleuves de Babylone nous étions assis et nous pleurions, en nous souvenant de Sion.
2 Aux saules de ses vallées nous avions suspendu nos harpes.
3 Car là, ceux qui nous tenaient captifs nous demandaient des hymnes et des cantiques, nos oppresseurs , des chants joyeux: «Chantez-nous un cantique de Sion!»
4 Comment chanterions-nous le cantique de Yahweh, sur la terre de l'étranger?
5 Si jamais je t'oublie, Jérusalem; que ma droite oublie de se mouvoir!...
6 Que ma langue s'attache à mon palais, si je cesse de penser à toi, si je ne mets pas Jérusalem au premier rang de mes joies!
7 Souviens-toi, Yahweh, des enfants d'Edom; quand au jour de Jérusalem, ils disaient: «Détruisez, détruisez-la, jusqu'en ses fondements!»
8 Fille de Babylone, vouée à la ruine, heureux celui qui te rendra le mal que tu nous as fait!
9 Heureux celui qui saisira et brisera tes petits enfants contre la pierre!

Psaume 137.


Vivre ici est une mort pour l'âme . L'âme désire l'ardent désir du Haut tant désiré . Je veux désirer l'Esprit . Or le monde environnant est désert pour cette soif . Je meurs de soif auprès de la fontaine . Reste l'invocation, pour le faire advenir dans le réel . "Si trois sont là pour m'invoque, je suis au milieu d'eux" . La parole qui n'invoque pas est marionnettes de mots .

Non seulement je désire, mais je veux désirer .

Viva la muerte!

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova