Le philosophe comme séducteur métaphysique, ou la folle pensée par excellence .



(Teruo Ishii )

La séduction est d'abord, quantitativement, la parade nuptiale, pratique commune de création de la société . En général, chacun cherche, à cette époque de la vie, à montrer combien il est un partenaire désirable . Ce moment-en tant que moment où jeunesse se fait, et donc se passe, pour laisser place à l'abjection des compromissions "adultes", comme si toute maturation adulte était adultération d'un radicalisme toujours juvénile, idée reçue que le spectacle de la jeunesse réelle devrait enterrer- est syntone à l'ordre social et sexuel, mais il tolère une part d'ombre vis à vis de l'ordre puisque l'ordre n'est pas encore . Les "jeunes" doivent donc, c'est presque un impératif moral, s'éclater, puis se caser . Bien des couples vous raconteront, dans leur pavillon neuf, comment ils se sont éclatés avant de se rencontrer- sans cependant faire le lien avec les conséquences de leur propos, qui est que leur vie a pris fin avec leur rencontre . Le lien n'est pas fait, et pourtant la vie privée devient alors pour beaucoup aussi laborieuse que le travail, et il suffit pour le comprendre de jeter un œil vers leur conjoint, ou vers leurs enfants...L'identification est sans doute le moteur le plus puissant de ces comportements paradoxaux de reproduction d'échecs, le désir d'être puissant comme les parents, d'avoir des enfants, de faire comme les autres dans les petites communautés qui sont si fréquentes . Ce mouvement global emporte comme une vaste coulée toutes les générations ; et s'il ne concerne pas tous les êtres humains, tous en sont interpellés, et la majorité y adhère . Le gout et l'inclination, ou encore l'amour, ne sont que des justifications de spectacle-tant et si bien que les homosexuels longtemps (et encore de nos jours) se sont mariés avec des femmes par conformisme . Et que certains voudraient les voir se marier et adopter, pour être identiques aux autres-on appelle cela naïvement une "liberté" . Ou encore, que les couples sans enfants ont le plus grand mal à sortir du sort commun, à accepter leur sort, et qu'il leur paraît intolérable de ne pas y arriver, permettant l'arraisonnement technique de la naissance .

Il y a nécessairement, dans une telle puissance collective qui produit à chaque fois son propre récit idiosyncrasique -récit présentant les choses comme une rencontre destinale de personnes-une causalité impersonnelle, et donc une stochastique des rencontres réelles . Les rencontres ont lieu au moment où les partenaires les attendent, et au fond s'accouplent non pas par affinités positives, mais déjà négativement par absence d'impossibilité relativement à leurs attentes . Dans une bande, il n'est pas rare que plusieurs configurations soient essayées, et il n'est pas sûr que celles qui survivent à l'âge adulte aient été sélectionnées pour des raisons qui ne soient pas contingentes . A titre d'exemple, on citera les regrets qui s'expriment dans certains moments...Il y a aussi avec le temps une adaptation au réel, un recul des prétentions que le film les poupées russes (entre mille)retrace sur le mode moralisateur des romans d'amour du XVIIIème siècle : l'homme après avoir été humilié par une femme "idéale", puissante, narcissique et castratrice revient amoureusement vers la femme réelle, un peu plus imparfaite mais tellement plus sympathique avec son "amour des défauts"...et instruit heureusement par cette leçon, il ne cherchera plus à la surpasser-je dirais pour certains, il ne cherchera plus à surmonter sa partenaire, sinon à la monter.

Pour beaucoup donc la séduction est un moment, et même un passage obligé et rien de plus, quand on voit la dégradation physique qui suit alors le mariage tant désiré . Plus aucun des artifices ne sont utilisés, et le garçon souriant devient un alcoolique violent, ou la princesse à paillettes une mégère en survêtement . Mais ce n'est pas de cette séduction là dont je veux parler, mais de l'essence de l'acte de séduction, basée sur le désir de reconnaissance .

Le désir de reconnaissance est un puissance fondamentale de la psyché . Métaphysiquement, il provient de l'image et de la ressemblance du Père, de cette empreinte que je voudrais voir reconnue, afin d'être reconnu comme enfant de Dieu, ou ami de Dieu . Pour la créature qui par la suite des processions connaît la chute, l'exténuation et la vanité, ou roue de l'être, roue de la fortune, qui ne cesse de le rouer, de l'annihiler, être est être reconnu par une puissance d'être qui, posant son regard sur lui, lui donne la vie . « Il n'est pas bon que l'homme soit seul »-telle est la base de la souffrance de la séparation originaire . L'attention, le regard qui donnent la vie sont une soif inextinguible . C'est cela même qui est l'extase . « De ce qui un évite de faire deux ; c'est un principe bon dans toutes les voies qu'elles qu'elles soient » (Hagakure). Pour la voie de l'Union, l'extase, la reconnaissance, n'est autre que la reconnaissance de la non-séparation .

Ainsi ce qui apparaît comme le sommet de l'être, l'être séparé, devient abîme de destruction vertigineuse, et l'extase, la sortie, est la sortie de la sortie, la fin de la séparation, enstase . Les formes les plus brutales de la séduction sont des analogies dégénérées de l'archétype .

Les rapports des sexes sont-tel le signe le Banquet de Platon- une analogie de la séparation et de la réunion . La souffrance de la séparation, la nostalgie, est la souffrance de l'imperfection, de l'apeiron, de l'indéfini, faute de clôture signifiante . Le masculin est est la fin de la femme, et le féminin la fin de l'homme ; ainsi Ève est contenue par Adam au commencement, et les générations d'Adam sont elles contenues par la femme . De ce fait, la femme reçoit dans l'amour la puissance du Regard, regard de reconnaissance, et de même l'homme . Cette puissance est la plus grande des puissances terrestres pour l'homme noble, et sans aucun doute sa quête est-elle la quête la plus haute ; ni la puissance de l'épée, ni l'argent ne l'égalent, et le plus souvent ces dernières ne sont recherchées que pour parvenir à capter le regard de l'aimé . Mais cette puissance n'appartient pas aux mortels qui la revêtent, même avec le plus d'éclat, de cet éclat mystique qui teinte la beauté la plus sublime, ou l'âme la plus haute, ou l'image de la souveraineté ; même si hommes comme femme peuvent manipuler cet ardent désir pour faire d'autrui leurs esclaves, ou leurs clients . Elle ne leur appartient pas, sinon comme un accident éphémère, soumis à l'ordre du temps .

Ils ne la possèdent pas, et ceux qui oublient ce don, telles les vieilles qui veulent conserver leur puissance, nommées cougars par la presse, la perdent plus vite que ceux qui se vivent éphémères porteurs de flamme et vivent en fragiles feu follets . Le Bonnie and Clyde de Bardot et Gainsbourg est tellement plus, tellement plus ! que les grimaces de French cancan d'Arielle...Une femme opérée de partout peut garder sur papier glacé les attributs de sa puissance défaite, mais non la réalité face à son homme . Elle peut par son nom et son argent exhiber un gigolo . Et puis, et puis après ?

D'autres répandent leurs bontés avec cœur, sans calcul, et j'atteste que de tels êtres existent . Pour autant, le regard de l'aimée ne se porte pas sur le petit et sur le faible comme sur le grand et le puissant . Et la recherche de l'objet du désir n'est pas nécessairement œuvre de bonté, mais aussi prédation et chasse .

Ajoutez que pour certains êtres humains, le désir de reconnaissance est un abîme qui ne cesse de s'ouvrir, un volcan . Il ne s'agit nullement alors de se soumettre à la loi commune, mais d'atteindre un absolu . De ce fait se développe une forme de loup ou de requin, une quête permanente, sentimentale comme celle de Stendhal, ou aussi cynique et cruelle comme celle de Don Juan . Un tel homme est un révolté, et contre l'ordre social des sexes et contre la loi morale . Don Juan défie Dieu par désir, mais sa quête est bien la reconnaissance sans cesse renouvelée et insuffisante . Insuffisante, car chaque femme, chaque homme, chaque personne est nécessairement insuffisante face à l'illimitation du désir . Dans cette œuvre de désir, Don Juan crée un spectacle, un éclat, des apparences ; mais pourtant il révèle, et se révèlent à lui les abîmes de la réalité humaine .

"La beauté d'une femme, se disait-il, n'est qu'une volante apparition, une temporaire manifestation de chair - de chair qui sera tôt détruite. Cependant, il avait beau essayer de s'en défendre, l'ineffable beauté qui l'avait écrasé en cet instant au bord du lac contraignait son coeur avec la force d'une puissance venue d'une distance infinie."

C'est cette distance infinie que Don Juan voudrait maîtriser, et c'est justement son caractère hors de la portée humaine qui en fait la grandeur . Baudelaire a psychologiquement comme métaphysiquement de placer Don Juan, à l'heure de sa mort, dans l'austérité désertique d'un monastère espagnol . Car la puissance qu'il manifeste n'est pas essentiellement différente de celle du Saint . Il y eu un César Borgia, lac sombre, ivre de puissance et de gloire terrestre, et un François Borgia, saint devant l'Église, disant après avoir vu le corps en putréfaction de la plus belle femme de son temps, l'impératrice Isabelle : «Plus jamais je ne servirai un Seigneur mortel».




L'ordre humain n'est pas devenu spectaculaire . La société du Spectacle se développe à mesure du fardeau de mensonges imposé par la construction de l'ordre social dans le cadre paradoxal de l'idéologie racine . Il existe du spectacle dans les couples communs comme dans l'ensemble de l'ordre social, une illusion d'authenticité que le discours moral a pour première fonction d'étayer . Les gens soumis à la nécessité passent beaucoup de temps à se convaincre qu'ils ont fait les bons choix- alors que justement, ils ont posés comme "leurs choix" les hasards du destin qui les charrie comme un fleuve en crue . Ce qui est nouveau, c'est la densité, la quantité de mensonge indispensables, qui mènent l'homme moderne à la dissociation ; mais le mensonge n'est pas apparu à l'époque moderne . L'ordre humain est une construction ; cela est particulièrement net dans l'ordre sexuel . Les partenariats qui forment les couples concrets ne sont nullement issus dans la réalité du grand amour, mais souvent du hasard du lieu et de l'époque, et d'un assortiment tout relatif . De ce fait, ils sont du domaine du contingent ; ils sont, mais tant d'autres appariements auraient pu être . Les partenaires préfèrent, au moins au niveau de la communication explicite, l'oublier, c'est à dire le refouler . Le mythe du grand amour est justement cette dénégation, ce « ils sont fait l'un pour l'autre » qui évite de se poser la question soit du passé soit du présent . Ce qui peut être ou ne pas être, le contingent, est puissance d'être . Tout choix qui est présenté comme destin est fermeture ; tout "progrès" est perte selon la perspective, et comme dit le Hagakure, un homme qui croit être arrivé est un homme perdu, définitivement . Pour un homme noble, il n'est peut être pas de pire malédiction que d'atteindre son but .

Le Séducteur est très précisément celui qui révèle les ténèbres sur lesquelles repose le monde humain . Par ses mots, ses gestes, ses démarches, il invoque l'enfoui, et le place en pleine lumière . Il prend le minerai dans la montagne . A ce titre, le Séducteur est subversif, est adossé au Souterrain . Par nécessité, le Séducteur développe son sens du mensonge et du vide . Son écoute est intense et fine . Car c'est en invoquant ce qui pourrait être, et qui se laisse deviner par des signes infimes, qu'il sème la division dans les cœurs et dans les familles . De ce fait, il est objet de haine de ceux pour qui le mensonge est devenu le tissu de leur être, et la remise en cause du mensonge l'équivalent de la mort psychique, un total effondrement . Pour l'être humain, l'effondrement du monde peut être un effondrement psychique . L'analogie entre le mensonge collectif, qui fait qu'une civilisation comme la nôtre doit développer sa capacité à adhérer à des constructions idéologiques fantomatiques, et réduire la puissance de penser, et le mensonge individuel, qui fait qu'un individu refoule son ressentiment pour affirmer sa satisfaction hypocrite et par là s'emprisonne dans des situations intérieures sans issues, est étroite .

Il ne s'agit pas de dire que l'ordre humain est mauvais et doit être méprisé . L'ordre humain est bon et nécessaire en son ordre . Le Yi-King donne la clef . Toutefois poussés à l’excès, les préceptes de toute réglementation deviennent gênants et cruels, de sorte que la formule avertit encore qu’il ne faut pas les observer comme s’ils constituaient la perfection . La faute n'est pas dans la règle mais dans la confusion des ordres . Une règle n'est légitime qu'a son niveau et aux ordres ontologiques qui lui sont inférieurs . De même que la loi du pays ne peut prévaloir sur la loi divine, de même la souveraineté royale ne peut juger Tristan et Iseult . Ce que les hommes savent en niant la légitimité du jugement du Maître par l'Empire . L'homme moderne, dans le cadre unidimensionnel de l'idéologie racine, prétend légiférer sur ce qui le dépasse infiniment . Cela est enfermement . C'est la souveraineté supérieure qu'invoque la folle pensée contre la loi . C'est pourquoi l'homme noble peut, tel le shamane, dans certaines circonstances, être délié de la loi des pays, et à fortiori des coutumes . Car il est alors par delà le Bien et le Mal .

Je cite (très réécrit) et retravaille un ouvrage qui mériterait, tant pour ses remarquables qualités, que pour sa naïveté fondamentale qui le conduit à prendre la "réalité" de l'idéologie racine pour la réalité de référence, un compte rendu à lui tout seul . Il s'agit de "la construction sociale de la réalité" de Berger et Luckmann .

Nous pouvons maintenant rechercher la façon dont l'idéologie opère pour légitimer la biographie individuelle ou l'ordre institutionnel . L'opération est fondamentalement la même dans les deux cas . Elle consiste à classer les faits et les évènements dans un cadre ontologique préétabli .

L'idéologie fournit l'ordre de classement des expériences intérieures . Des expériences provenant de différents mondes sont intégrées par référence à un monde, premier et principal analogué, donc étant de référence . Par exemple, par référence à la ré-alité de la vie ordinaire, le rêve et la vision sont exténués, rétablissant le statut souverain du monde des choses et réduisant le choc qui accompagne le passage d'un monde à un autre . Les domaines de significations qui autrement, demeureraient des enclaves inintelligibles à l'intérieur de la ré-alité de la vie ordinaire -tel la sorcellerie- sont réduits, offerts à la compréhension de la ré-alité ordinaire, et ainsi leur menace pour le caractère total et absolu de la vie ordinaire dans le système est annulée, annihilée .

Prenons les cas des rêves, que le Hagakure nomme "manifestations de la vérité" . Une réduction est l'ancienne explication physique, comme par exemple la mauvaise digestion ; le rêve ne nécessite alors aucune interprétation de son contenu . Mais Freud n'est pas différent, qui interprète le rêve comme le retour symbolique d'un refoulé unidimensionnel . Dans les deux cas l'interprétation ramène à la ré-alité de la vie ordinaire, avec en plus pour Freud cette vérité que le rêve véhicule un contenu occulte . Mais cette réduction plus subtile n'en neutralise pas moins le caractère destructeur du monde la vie ordinaire des rêves où apparaissent des morts, ou des rêves qui annoncent des morts, les intersignes, si communs dans la tradition des peuples et des familles, et que je tiens pour une vérité établie par trop de témoignages séparés . J'en ai entendu directement de personnes à qui je fais confiance . Au delà, le travail du philosophe américain William James, référence rationaliste s'il en est, pour recueillir des témoignages de manière aussi systématique que possible de cas que les moyens de la vie ordinaire ne peuvent comprendre, et d'autres travaux du même type, sont systématiquement tournés en dérision par les gardiens de la vie ordinaire, et ce non par Raison-même si ces pleutres nomment "défense de la raison" ce qui est défense de la réalité ordinaire- mais bien par terreur des vides qu'ils y devinent, et dont ils détournent le regard .

Cette intégration, cette réduction systématique des réalités de situations marginales à la vie ordinaire est une défense de grande importance de la structure individuelle et de l'ordre institutionnel, car ces réalités sont la menace la plus aiguë pour l'existence pré-donnée et routinisée de la vie ordinaire dans le monde construit par l'idéologie racine . Dans cette ré-alité sécurisée, l'irruption des autres mondes ne cause QUE la terreur, et n'est QUE maléfique, selon la structure défensive des films d'horreur . William Blake y est incompréhensible, par exemple .

Si l'on considère cette vie comme la face diurne de la vie humaine, alors les manifestations d'autres mondes constituent une face nocturne de la vie humaine . Celle ci demeure de façon inquiétante à la périphérie de la conscience quotidienne du bloom . Dans la mesure où la phase nocturne possède sa propre réalité, elle constitue une menace constante pour la ré-alité pré-donnée, de fait "sensée", rationnelle, de la vie ordinaire . L'exercice authentique de la pensée continue à suggérer-la pensée "insensée" par excellence- que peut être, la ré-alité brillante de la vie ordinaire n'est qu'une illusion, qui peut être absorbée à tous moments par la réalité de la face nocturne . Cette désillusion est pour l'idéologie racine, un cauchemar insensé .

Cette folle pensée -nom d'un célèbre lieu dit de Brocéliande-est maitrisée du seul fait de l'ontologie de la chose, qui exténue vers l'illusion et le rêve, c'est à dire oriente vers le non être et le vide, toute manifestation de la vérité dans le rêve, et tout abîme dans l'ordre désertique de la vie ordinaire des modernes . Ainsi, par l'idéologie racine, le monde des choses reste-t-il le monde premier et principal, la réalité souveraine et définitive, si l'on veut la réalité la plus réelle, au contraire des rêves, des fantasmes, des hallucinations des fous et des mystiques . Cette ontologie de la chose apparait bien ainsi pour ce qu'elle est, non seulement un ensemble de thèses sur l'être, mais aussi une ligne de défense et d'interdits, une morale interdisant de chercher la fenêtre d'Orient, la divine porte du Ciel, à peine de folie . Cette position est purement et simplement une prison . Cette position est l'inversion de la position platonicienne ou indienne, pour lesquelles le monde des choses est justement le domaine premier de l'illusion, l'essence même de la maya se déployant dans le temps et dans l'espace .

Le Séducteur cherche l'abîme dans la vie ordinaire pour y introduire ce qui aurait pu être, pour y invoquer de nouvelles puissances et les mettre au service de sa soif infinie de reconnaissance, de cette reconnaissance qui intensifie l'être de manière impalpable mais extrême, dans une ascension euphorique . Ce dont il est question ne peut à dire vrai être décrit, comme la fragrance d'un grand parfum- ceux qui savent le reconnaitrons, c'est tout . Analogiquement le philosophe qui évoque les puissances de l'imagination, en ce qu'il est comme Dürer, nocturne et saturnien autant que jupitérien, évoque la face nocturne-nocturne, ou nommée telle dans la perspective étriquée de l'idéologie racine, solaire sans conteste dans la sienne propre-et les abîmes qui creusent le fin voile de la vie ordinaire . Rien ne symbolise mieux ces hommes nobles que le funambule, qui rejoint ce qui ne devrait pas être rejoint, et danse au dessus des abîmes qu'évitent tant et tant d'hommes enchaînés aux évidences de la vie ordinaire, même quand ces évidences sont teintés de l'illusion de l'authenticité et d'une critique partielle de ce monde qui ne peut être brisé qu'en bloc . Car quand on brise un bouclier, il est entièrement brisé . La guerre de la folle pensée est totale .

Comme le soleil noir de l'Éros que poursuit le séducteur avec l'avidité du Loup mystique, il est des abîmes qui peuvent être pointés du doigt, et partagés, mais non pas décrit à ceux qui n'ont jamais vécu la teinture de ce monde tissé de rêve . Alors l'homme peut développer une sensibilité anormale à des gestes, à des mots, à des postures qui laissent filer une source infime que seul son regard éclaire . Dans le cadre social qui enserre tant et tant de personnes, il est des puissances immenses et occultées, mais dont la puissance amène les mots à être parfois un aveu, un aveu perlé, tissé, pareil à un mirage, mais certain à qui sait entendre .

Affirmer sans détours le droit de cet abîme n'est pas à la portée de tous, il y faut un fol orgueil et un immense désespoir .
Premier exemple : "Les demeures sont des tissages de liens en droit en nombre indéfini. La personne est un tissage de tissage en orbe autour d'un centre sans réalité. Tout tissage est centré sur un Abîme puissant, un Ange, image de l'Abîme originel.
L'Abîme originel se co-engendre visible à la rencontre d'un regard, odorant, à la manière du feu qui prend l'odeur des aromates, à la rencontre d'un sentant, audible pour l'auditeur, sensible pour une peau de rencontre. La beauté nait dans l'œil de celui qui regarde. C'est l'Ange de la face, le multiple aspect personnel de l'Abîme. "

Deuxième exemple : "Pour son trentième anniversaire, le 14 janvier 1955, ayant invité chez lui deux amis à trinquer, le critique Takeo Okuno et un jeune étudiant de littérature japonaise du nom de Viglielmo, il leur déclara qu'à présent il était trop vieux pour mourir en beauté, que se suicider passé trente ans serait "aussi inconvenant que pour Dazai". Puis ses amis furent quelque peu horrifiés lorsqu'il leur présenta une carte de visite où il avait écrit son nom en divers caractères qu'on prononçait Yu-Ki-oMi-shi-ma, mais qui signifiaient : "Queue du diable mystérieux" et "démon de mort ensorcelé". Ça vous donne le frisson écrit de cette façon-là, et Mishima pouffa de rire. Puis, brusquement assombri : "C'est comme ça qu'il faudrait écrire mon nom." Selon Okuno, un silence gêné s'ensuivit." La vie de Mishima, John Nathan.

Si la personnalité n'est pas intégrée à cet abîme et tissée de vie ordinaire, cet abîme de désir s'accompagne de toutes les rassurantes normalités de la vie comme spectacle, mais avec en filigrane intermittente la douloureuse conscience du vide . S'accompagne même d'une rassurante solidité anormalement développée des normalités de la vie . D'un caractère aux tendances rigides, morales, aimant les choses à leur place, et les mondes enfantins dépourvus des ténèbres intérieures de l'âge adulte . Et aussi d'une hyperactivité qui est une course sur le fil au dessus de l'abîme .

Aller vers l'abîme est terrifiant ; ne pas y diriger son regard est une mort, qui tisse la vie ordinaire de vide, de solitude . Aussi est-elle la figure même de la déchirure, de la soif de réconciliation par l'esthétique, de la soif de réconciliation par l'ascèse . L'esthétique est vite une eau que les mains ne peuvent saisir ; l'ascèse est hors de portée, car ce n'est pas le désir d'ascèse et d'extinction qui la porte, mais bien la panique du Haut désir de ténèbres . Elle peut le reconnaître, et nomme avec incertitude cet ardent désir du nom d'amour humain, malgré la terreur qu'il suscite :

"Les qualités physiques des hommes n'avait plus de sens pour elle. Elle voulait seulement trouver un homme qui lui donnerait l'amour le plus fort et le plus profond qui pût exister. Pareille aspiration fait d'une femme une créature en vérité terrifiante."

Si le séducteur est écoute, écoute contemplative, c'est parce qu'il porte en lui les abîmes où résonnent les propos de Celle qui parfois parle, et regarde . Et qu'il sonde, sonde, comme être des profondeurs, pour écouter l'écho . Ce abîme de désir qui submerge le langage de la raison . Ce secret de l'érotisme qu'en ce moment elle s'efforce de violer . Cet ardent désir qui se transforme en rage, en fureur, en transgression de la vie ordinaire, en créature terrifiante à ses propres yeux . Cet abîme de désir qui commence à faire sourdre la réalité de ce désir inavouable, ce désir de ténèbres si peu dicible qu'il se voile en désir de mort par haine de l'aveu . Je vois mon corps gonflé de liquide verdâtre hurlant sa puanteur humide et moisie, mes yeux remplis de néant invisible .

Et un jour il sait . Alors il écoute fasciné cet écho de l'inavouable-non à travers des symboles, mais comme âpre désir de chair, comme sacrifice cérémoniel . Et devant ces feuilles empourprées qui tombent, il se croit mouillé par une pluie de sang ; il entre en rage, rêve que sous l'écorce une nymphe forestière habite, et il voudrait bafouiller dans de la chair de déesse, il voudrait trucider la Dryade, la violer à une place inconnue aux folies de l'homme .

De même que le penseur est fasciné par la révélation des ténèbres, ainsi reste-t-il fasciné par le spectacle lent du déroulement du serpent de son âme . Chose étrange que ce qui apparaît, image de mon âme - chaque fois que je lis Shakespeare, il me semble que je déchiquète la cervelle d'un jaguar . Dit Lautréamont.

Viva la muerte !

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Zinaida Serebriakova