Inglourious Basterd, ou la dépossession .


(La grande illusion : l'ennemi veille sur ma mort)

Je ne veux pas parler d'un film ni en critique ni en moraliste ; ni critiquer un réalisateur en général . J'ai grandi dans l'ambiance des Tarantino, et encore aujourd'hui un film comme Pulp Fiction est pour moi un délice . Fort logiquement, j'ai voulu voir Inglorious Basterd . Et ce film m'a paru une illustration de ce que peut être le cinéma comme miroir idéologique en acte . Les derniers vertiges, consternants, de la chute d'un cinéaste .

Il importe peu d'affirmer une telle position, en se plaçant sur le terrain stérile de la dénonciation morale . Il importe au contraire de l'argumenter . Dire qu'un film d'action (une espèce du genre récit) est un miroir idéologique en acte signifie que la structure narrative, personnages comme série des actes, est structurée par des oppositions binaires qui sont analogues à celles du discours idéologique . Cela n'est pas un jugement de valeur sur la puissance esthétique, ou sur le caractère distrayant du film . Et surtout cela peut être démontré, de manière exactement objective . Par contre, je pose que la structuration du récit sur les axes binaires de l'idéologie lui ôte toute valeur de profondeur . La profondeur, c'est la capacité du récit à montrer que les oppositions ne divisent pas des étants distincts séparés par une frontière, mais divisent d'abord l'âme même de l'homme . La profondeur, c'est la capacité d'une œuvre à nous révéler notre méchanceté, notre cruauté amorale, à me faire comprendre ce que je rejette, et aussi à faire cesser cette dépossession et ce clivage qui affligent l'homme moral : Seul l'homme mauvais a besoin de la grâce . L'homme moral se suffit à lui même, comme Pélage . Il est le prototype de l'individu moderne . L'homme bon n'est pas l'homme noble . Inglorious Basterd le réalise, mais au second degré, et je le prend comme signifiant cela involontairement .

Contrairement à d'autres Tarantino, ce film offre un récit très linéaire, à peine emboîté ; deux séries se croisent, présentées chronologiquement . Ce simplisme de la narration rejoint le simplisme idéologique de la structuration .

A ma droite sont les méchants nazis . Rusés, perfides, manipulateurs, obsessionnels, avides de tuer . Le premier compare les juifs à des rats, déclare que sa supériorité de chasseur vient de ce qu'il peut penser comme un juif . Sadique, il provoque un massacre aveugle, à travers un parquet, par mitraillage . Une jeune fille s'enfuit à travers champ, l'image n'est pas un lieu commun . Après vient Hitler, mégalomane hystérique, hypocrite et pleutre, puisqu'il interdit la diffusion de certaines histoires ou mots qui dépeigne des réalités ; un peintre travaille en arrière plan à une majestueuse peinture, selon le cliché des portraits de tyran . Des nazis assistent à ses colères avec la soumission bête attendue des valets de tyrans . Le héros nazi, sniper, est creux, vaniteux, incapable de voir ce qui est évident pour le spectateur, c'est à dire que Shoshanna ne peut l'apprécier, n'est-il pas bête . Puis vient Goebbels, là encore ridicule de vacuité enflée, être fat et lubrique, qui pleure comiquement quand Hitler lui dit que son film minable est remarquable . Hitler ricane en parfait crétin à chaque fois que le sniper abat un ennemi dans le film . En bref, les nazis, les méchants, sont des pantins qui me sont-à moi spectateur moyen moral-totalement étrangers . Il importe que je ne puisse en aucun cas me reconnaitre en eux . Grâce à cette coupure complète, leur mort ne peut être que ridicule, ou festive .

Or cette construction de l'ennemi comme infra-humain, poupée de théâtre de guignol, est très exactement le mécanisme de distance émotionnelle qui a permis les pires atrocités de l'âge moderne . Dans le pianiste, de Polanski, des gardes allemands du ghetto font danser ridiculement de vieux juifs - et c'est ce ridicule terrifiant et bestial qu'évoque l'épisode .

Cette construction de l'ennemi selon les mécanismes simplistes de l'idéologie - les bons sont les basterds, la jeune fille juive et l'homme noir - est poussée à l'extrême . Et à l'extrême cette construction de l'ennemi me rabaisse exactement à son niveau . Les bons sont les miroirs des méchants, avec cette tache aveugle qui les empêche de se reconnaître en eux . Le chasseur de nazis répond au chasseur de juifs . Le film est à l'image du film de propagande nazi, le spectacle de la victoire des bons sur les méchants . Le mitraillage aveugle des juifs sous les nazis dans la première scène trouve son pendant dans le mitraillage aveugle des spectateurs du film nazi, ce que le scénario justifie en faisant préciser par un nazi qu'aucun spectateur ne sera là par hasard . Le visage de la jeune fille juive prend la place du visage du héros nazi sur l'écran . La mégalomanie de ce visage dansant sur les flammes de l'incendie en proférant des malédictions est évidente . Il profère le jugement dernier, les flammes de l'enfer . La vengeance juive répond à la "vengeance" allemande . L'attentat suicide à l'explosif parmi des civils, le grand ennemi des armées U.S, devient une arme de justice . Après le 11 septembre, Carlos n'a-t-il pas déclaré que les employés du World Trade Center combattent en costume cravate, mais sont des combattants de l'impérialisme américain qui s'exposent à la mort ? Eh bien ceux qui viennent en smoking voir le film de Goebbels aussi . Pareil . Le Système qui maximise le déploiement de la puissance se moque bien de savoir pour quelle cause on la déploie, pourquoi on brise, on détruit, on tue . L'essentiel réside dans l'acte de déploiement, qui est la fin objective du processus, et non dans l'affichage moral de buts évidemment élevés, la liberté des peuples ou la prospérité des pauvres, qu'importe la fiction .

Cette structuration n'a rien de bénin, ni de méprisable dans ses effets . L'ennemi infra-humain ne peut rien avoir de respectable, et ne mérite ni respect de règles humaines de justice, ni considération même pour ses vertus . La scène où un soldat allemand fait preuve de courage en refusant de parler, de montrer sur une carte des positions allemandes, face à la batte de l'ours juif- un surnom de catcheur-est à cet égard caractéristique . De sa batte l'homme soulève sa croix de fer et lui demande : "tué des juifs ?" . L'allemand répond "actes de bravoure" . Il n'en est pas moins moqué et massacré . Un autre est abattu, le dernier parle . La scène est le triomphe d'Al Capone, méthodique tueur à la batte, du catcheur sur le chevalier . L'annihilation de l'honneur est en route . Nous sommes loin, si loin des hésitations à tirer, à tuer, de la Grande Illusion de Renoir, ce film sublime . Von Rauffenstein tire par devoir sur l'officier français en cours d'évasion, et pleure, et coupe symboliquement sa fleur . Il se tue lui même en tuant dans des conditions indignes un homme noble . Le temps des hommes nobles est terminé . Le héros de Tarantino regarde en riant éclater le crâne de son adversaire . L'héroïne de Tarantino abat le jeune père de famille froidement . Il est vrai qu'il est allemand, donc nazi . Tout cela est barbarie et abaissement, rien de moins .

Après la bataille des Cornes de Hattin qui vit la fin effective du Royaume de Jérusalem, (1187), le grand Saladin donna de sa main à boire aux chevaliers francs vaincus, signe qu'il ne les tuerait pas . Le Décaméron de Boccace contient un conte à la gloire de ce Sultan, de son esprit de chevalerie . Un chevalier franc donna à boire à Renaud de Châtillon, tueur sanguinaire . Saladin dit "toi, je ne t'ai pas donné à boire", et lui demanda : "qu'aurais-tu fait si tu m'avais fait prisonnier ?"Renaud fit du doigt le geste de l'égorgement en souriant . Alors Saladin prit son sabre et lui trancha la tête . Ainsi s'illustre le respect de l'ennemi et de règles de guerre, et aussi l'évolution vers le massacre sans limite que porte l'abaissement de l'ennemi . Le corrélat de la déshumanisation de l'ennemi est la guerre totale, la maximisation indéfinie du déploiement de la violence .

Là, dans cette déshumanisation par la morale comme par le comique ou le ridicule parfaitement analogues, n'est rien d'autre que la justification idéologique de base de la torture des guerres coloniales ou de Guantanamo . L'ennemi est une racaille et mes hommes risquent la mort . La torture est moralement justifiable si l'ennemi est suffisamment rabaissé et si la victoire l'exige . Le problème moral de la pratique de la torture est évacué par la déshumanisation de l'ennemi, et par le rire . La vraie torture est la torture d'un homme, d'un fils, d'un père parmi les hurlements, dans le sang, la merde et la pisse . L'abaissement de l'ennemi est mon abaissement propre . La symétrie vers l'abîme est une tentation de la guerre . Son résultat fut la défaite . Ce point sera illustré en conclusion .

L'idéologie est simpliste dans on principe, et veut purifier l'histoire de ses ambiguïtés et de ses complexités . La fin de l'histoire est la fin des méchants . La fin des méchants est la fin du mal . Une telle perspective de simplification se retrouve dans le désir d'unifier l'apparence et la réalité, l'essence et la manifestation, dans un dialogue révélateur où le chef des basterd explique à un allemand soldat nazi qu'il ne doit pas quitter son uniforme qui le dénonce, et dans sa pratique de marquer au front, au couteau, d'une croix gammée les prisonniers qui survivent, afin que le nazisme soit inscrit sur leur corps . Le marquage au front, au fer rouge, était réservé dans l'ancien régime aux prostituées . Son but était le même, stigmatiser le corps, pour que le péché de l'âme soit manifeste, pour que les méchants soient visibles . Or c'est une problématique analogue au marquage des vêtements, puis au tatouage justement des juifs par les nazis . Le nazisme dans l'idéologie, comme le judaïsme est ontologique, essentiel . On est nazi comme on est juif pour les nazis, définitivement . Ou on ne l'est pas . On ne l'est pas définitivement, par naissance, originellement : c'est la prédestination retrouvée . Ainsi est déniée la fascination moderne pour le nazisme qui s'exprime dans tant de films ( ainsi le fameux Lili Marleen de Fassbinder), le fait que le nazisme ne soit pas seulement un extérieur, mais un intérieur du monde moderne . De son côté, le projectionniste noir est simple, bon, dévoué - un cliché, là encore .

Ce simplisme binaire, cette réduction de l'apparence à l'essence qui crée sans cesse de nouvelles symétries aveuglantes, comme le braquage symétrique d'une arme vers les testicules . Les bons, réduits à se costumer en nazis, ne peuvent réellement correspondre au rôle, ce qui relèverait d'une identification insupportable ; ainsi les bons ne parlent-ils pas allemand mais italien, dans une scène finale ; auparavant se trahissent, et se laissent soupçonner par un simple soldat en état d'ivresse : les bons ne peuvent être que déguisés en méchants de manière grossière . Cette perspective binaire résulte d'une immaturité là encore flagrante, et typique de la structuration idéologique du monde, qui refuse le péché .

Le personnage paternel de Churchill, isolé et quasi silencieux dans une pièce immense, qui convie au chef des basterds-un adolescent-la vague mission de sauver le monde . Voilà la figure lointaine et muette de la loi . Les supérieurs réfutent le simplisme viril des basterds, négocient la fin de la guerre avec un nazi ignoble et rusé- mais leur chef basterd tue un subordonné boche sans valeur, et marque au front le nazi vendu . Cette dernière scène montre les mécanismes de protection de l'oligarchie : le secrétaire est éliminé, non l'officier ...Le chef des basterds dit "on m'engueulera, mais je suis habitué"-remarque typiquement adolescente, de parents bienveillants qui protègent de la complexité du monde et de ses négociations obscures . Par contre tous les cadres, y compris l'orthographe, sont trop pour l'immature moderne . Au fond l'idéologie simpliste justifie le déploiement libre de la violence pulsionnelle et l'abandon de toute culpabilité .

Paradoxalement, une autre position immature mais opposée, l'infantilisme moral, est illustré par la jeune fille idéaliste et vaguement artiste, donc française . Pour l'être infantile, le choix se pose entre être moral et mourir dans les flammes, soit être un salaud et survivre indignement . C'est le fondement psychologique de l'attentat suicide . Les nazis sont alors des figures clivées, haïes, des parents .

Le nihilisme est corrélé aux deux positions de l'immaturité morale . Soit aucune autre règle que la certitude d'être Bon, soit la négation totale du monde .

Dernier procédé de simplification typique du Système, la tautisme, notion justement posée par Lucien Sfez sur la communication moderne : pour ne pas rencontrer de contradiction, rien de tel que ne faire référence qu'a soi . La fermeture du descriptible devient là encore évidente . Ainsi, en faisant référence au cinéma et à son histoire, le cinéma en reste avec lui même, comme le buzz est en passe de devenir l'évènement le plus important pour les médias modernes . La structure de symétries finies de l'idéologie prend ainsi une apparence de profondeur, une apparence d'illimitation, comme le regard se perdant dans l'écho indéfini de sa propre image entre deux miroirs face à face . Apparence illusoire de profondeur fondée sur la répétition mécanique d'une duplication .

Et que l'on me dise pas que le simplisme et l'immaturité sont indispensable au cinéma, à l'art . Dans le pianiste, un officier allemand nourrit le pianiste sur la fin, avec l'ambiguïté de l'intérêt ou de la pitié, ou de l'admiration . Vêtu d'un manteau allemand, le pianiste risque de mourir sous les balles russes . Un déporté juif polonais en pantalon rayé insulte des prisonnier allemands, puis déclare plus tard : "je l'ai fait, je n'en suis pas fier" . Dans Black Book, de Paul Verhoven, la jeune juive chargée d'approcher des officiers SS tombe amoureuse de l'un d'eux, qui l'identifie et partage cette attirance déchirante (le cas s'est présenté en 1940 à Varsovie selon Hillberg) . Enfin, dans l'admirable the thin Red Line, de Malick, la question de l'étrange déchirement du monde par la guerre, les motivations basses et mêlées des hommes, celles sublimes, d'autres, est lentement déroulée avec un rare bonheur- "tout ce que j'aurais pu faire par amour...mais c'est trop tard" . Le refus du simplisme moral ne rend pas l'efficacité artistique moindre- sauf si l'on se place sur le terrain de la propagande .

Simplisme et clinquant : Inglorious Basterd reproduit analogiquement le procès même de développement de l'idéologie racine . Après le "féminisme" grotesque de boulevard de la mort (Death Proof), le film retrouve cette alliance branchée du juge Lynch et du politiquement correct, une forme politique archaïque et futuriste . Tarantino fait aimer le lynchage aux biens pensants - c'est bien le moins que l'on puisse faire . C'est le fond des biens pensants, la tendance à annihiler les autres .

Notre guerre rejette cette mécanique . Tel est le sens de la prière pour les ennemis : le rigoureux refus, dans la guerre-non la paix, mais le glaive-de la symétrie quand elle rabaisse, quand elle me conduit à ne pas être meilleur que mon ennemi . La noblesse, l'humanité, l'intelligence qu'un penseur reconnait à ses ennemis sont les signes puissants d'un grand penseur . A quoi bon écrire des pages de condamnations d'imbéciles et d'ineptes ? Telle fut l'étrange relation de Taubes et de Schmitt . On ne peut pas comprendre la puissance royale de personnages comme Mandela ou comme Gandhi, je parle ici d'exemples de vies politiques sans se référer à ce principe qu'est l'amour des ennemis . La haine n'est que le masque du désir d'être à la place de l'ennemi, de devenir comme lui . Tel fut le venimeux destin de l'URSS face au IIIème Reich puis face aux États Unis . Se tenir dans la vérité est un défi bien plus grave à l'idéologie racine qu'aucune haine, qu'aucune insulte . La voie de l'ennemi s'achète à prix d'âme . Samuel Maoz, réalisateur de Lebanon déclare :

"Le 6 juin 1982, à 6h15 précisément, j'ai tué un homme pour la première fois de ma vie . (...)Quand je suis rentré, ma mère m'a serré dans ses bras en pleurant et en remerciant Dieu . Elle n'avait pas réalisé que je n'étais pas rentré sain et sauf . Elle ne se doutait pas qu'elle embrassait une coquille vide" .

La grandeur d'Israël n'est que d'avoir permis l'existence de films comme Valse avec Bachir, ou Lebanon, non dans ses colonies ineptes .

N'insultons personne . L'insulte est impie . Et combattons le désir de prendre la place de l'ennemi . Écrasons l'infâme, ne le remplaçons pas . Cela n'a rien à voir avec la faiblesse ou la pitié . La guerre est d'abord intérieure . Je suis mon premier ennemi .

Cette gnose de la terreur et de la haine intérieure n'est pas différente que celle du Hagakure :

« Chaque matin, votre esprit doit recommencer à affronter l'idée que vous êtes déjà mort . Chaque jour, au cours de la matinée, alors que votre esprit est en paix, n'oubliez jamais de penser que vous êtes déjà mort . Réfléchissez à toute sortes de morts, imaginez les moments où la mort peut soudain vous surprendre, comme lorsque vous êtes mis en pièce par des flèches, des balles ou des sabres, emporté par une grande vague, contraint de vous jeter dans les flammes d'un feu ardent, frappé par la foudre, emporté par un tremblement de terre gigantesque, jeté dans un précipice vertigineux, décimé par une maladie fatale . J'ai entendu un ancien dire : « passé le pas de la porte, l'homme se trouve parmi les morts ; passé la barrière de son domaine, l'homme doit affronter ses ennemis . Il ne s'agit nullement ici d'une mise en garde, mais bien de la nécessité de se forger une attitude mentale qui permet d'affronter l'idée que nous sommes déjà morts . » Hagakure,onzième volume .

Et c'est cet ennemi intime que je dois aimer, quand l'homme moral connait la peur de soi-même . L'homme bon n'est pas l'homme noble, qui aime son ombre, et ne la craint pas . L'homme moral a peur de son ombre et place cette peur dans des caricatures . L'homme noble est un avec son ombre .

"C'est pourquoi je vous le dis : aimez vos ennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent . Car si tu aimes tes amis et haïs tes ennemis, en quoi sera tu différent d'eux ?"
Viva la muerte !

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Zinaida Serebriakova