Hiver dans la roue des temps.

(Camélia blanc)


Ma charmante, mon inoubliable, ma délicieuse !

Mon corps a tressé tes cheveux de corbeau dans les formes du tien
Le sang sur la neige a évoqué tes lèvres
Mes mains sont pleines des grâces de ta peau
Le Ciel est l'air que nous respirons d'un souffle unique
Le monde est la voûte de tes parfums

Toute notre dureté en nous résiste
Comme le pin griffu, accroché, déformé sur la falaise
Nous avons survécu aux déluges de l'inquiétude
A l'éternelle attente de l'hiver
Au bitume gluant des nuits d'attente

Oh mon amour, mon délicieux amour
J'ai si peur, j'ai eu si peur
Je suis tellement mauvais
Peur d'être à jamais enfermé par ma folie
Comme un être dans la glace éloigné du soleil de son être
L'arrivée de l'hiver sème sa cruauté parmi les fleurs
Les oiseaux s'en vont

Je t'ai évoquée sous un mimosa
L'arbre qui fleurit au renouvellement de l'année
Au lendemain des neiges
Puisse-t-il ensoleiller le froid de l'horizon
Quand mes astres roulent loin des tiens
Et que le cœur se serre

La tristesse et la joie sont sœurs et ne m'ont pas oublié
Bénies soient-elles pour l'homme vivant
Que les astres nous soient encore obscurément amis
Et nous couronnent de lierre sempervirant et de chèvrefeuille
Au soleil invaincu

Ô mon amour de loin, mon étoile et ma route
Mon sang et mon souffle
Souvent au pied des bouleaux
Caressant leurs troncs doux comme une femme
Mon cœur s'étouffe loin
Du calice de tes lèvres

Le soleil dans le ciel de peau des hivers s'enroule
Comme un camélia blanc ton profil s'est marqué dans la neige
Aux vapeurs de nos bouches
Au cercle de tes bras
Nos rires et nos baisers ont été absorbés par la nuit poudreuse

Le cycle de l'année est nos montagnes russes .

(Eros romantique)

Videmus nunc per speculum in aenigmate, tunc autem facie ad faciem . Le monde spéculaire des mots .

(Dante et Béatrice . Notez l'inversion des symboles stellaires,caractérisitique de la Voie de la main gauche)


Le travail que représente ce texte est un travail de conjectures . Selon Nicolas de Cues, l'homme doit faire des conjectures, et ne peut qu'approcher indéfiniment de la vérité . De fait, l'homme, ou sa conscience, ne connaît que ses réactions à ce qu'il pose comme étant étranger à lui, et cela, ses réactions, peuvent lui servir à connaître, peuvent être des signes du monde – mais il n'a accès qu'à lui même et à ses mouvements intérieurs . « Les sentiments ne sont pas des représentations relatives au monde extérieur, mais des adaptations internes à des situations internes des systèmes psychiques », dit Luhmann .

A partir de l'interprétation comme des signes de mondes des mouvements de l'âme, nous autres hommes, nous nous prononçons implicitement, ou très rarement explicitement, sur des ontologies, c'est à dire sur des nomenclatures des types d'étants légitimes constituant le monde, ou les mondes .

Cela est vrai de la théorie de l'idéologie racine, ou pensée moderne la plus générale, selon laquelle tout étant véritable et une chose, et selon laquelle le type d'étant nommé chose matérielle – le corps, tel bien mobilier, par exemple – est la mesure de l'intensité d'être des autres étants, liens, nombres, temps, espace . Par exemple le lien n'est que par référence aux choses qu'il relie, ou le nombre n'est pas vraiment un étant, puisque l'on ne peut le localiser, le toucher, etc . De même, en médecine, un mal que l'imagerie médicale peut manifester est un mal certain, comme une tumeur, et la dépression mélancolique est un mal plus difficile à admettre comme tel, puisque plus difficile à rendre visible, c'est à dire à doter d'un caractère de chose, d'une (res, la chose) réal-ité .

L'idéologie de la chose pose qu'il ne peut exister de savoir qui ne soit communiqué par un médium (singulier de média, intermédiaire) qui ne respecte les lois des choses, les cinq sens, le temps et l'espace par exemple . Cette idéologie pose l'antériorité du corps sur le psychique, puisque le corps est chose, et non le psychique ; elle nie les phénomènes psychiques sans support corporel, les fantômes, par exemple . Les sciences cognitives issues de l'idéologie adorent aussi l'imagerie médicale de ce qu'elle dit être « la pensée », sans comprendre que la pensée elle-même, par exemple la logique, ne peut être située dans l'espace, puisque la validité logique doit par définition être indépendante d'un lieu et d'un temps .

De l'auto-observation de son état interne, l'homme induit l'existence d'étants ; et plus est dure l'expérience du manque, plus est dure et certaine la réalité de l'étant qui manque . Il a ainsi été dit avec justice : la faim, c'est le réel . Plus généralement, ce qui manque cruellement est ce qui est le plus réel, et nous serions bien en peine de douter de la réalité de l'argent, ou de la force qui nous domine et nous humilie, quand nous sommes des résistants .

Pour des hommes comme nous tous, éduqués au sein de l'idéologie racine, il est extrêmement difficile de nier la réalité des choses matérielles que notre observation de nous-même, et nos actes de communication identifient comme telles . Si je vois ce que nul ne peut voir, et qui donc n'entre dans aucun acte de communication, j'aurais tendance à considérer ma vision comme une hallucination, c'est à dire l'apparence fallacieuse d'une chose du monde née de troubles de ma conscience . La solitude est une forme de folie . En identifiant une représentation comme hallucination, je reconnaît la légitimité de l'idéologie racine et de ses instances de dire-l'être, contre mon expérience ; je reconnais non une hallucination, mais bien une domination, et la peur du jugement de cette domination .

L'idéologie de la chose n'est pas un jugement contemplatif sur le monde, mais la partie fonctionnelle cognitive d'un mode d'être au monde global, d'une définition conjointe synchronique de soi et du monde . Par l'idéologie de la chose est affirmé que tout ce qui fait que la vie mérite d'être vécue est fait de choses matérielles, et que toute autre vie est une fuite vers les arrières mondes inconsistants de « l'imaginaire » entendu péjorativement, du symbolique lacanien, un truc nécessaire à la vie et à la conscience mais pourtant essentiellement faux et menteur . Par l'idéologie de la chose est affirmé qu'il est vanité de chercher à fuir le Système social dominant, Système véritable, c'est à dire partie séparée plongée dans un environnement, auto-constituée et se fermant sur elle-même, et donc négation de la totalité . D'être un système, cela signifie d'être fini, d'avoir des frontières, des portes et des fenêtres sur lesquelles veillent des gardiens . Les portes et les fenêtres doivent être voilés - ou encore, l'idéologie racine du Système prétend être non le témoignage de la clôture du Système, la seule réalité qu'elle peut être en soi et par soi, mais l'affirmation définitive de l'enfermement de la totalité dans le dire du Système – une déclaration de toute puissance sans reste .

Si dans mon expérience de la vie, dans la saveur, la sagesse du monde qui vit à travers moi, se manifestent des étants qui ne sont pas des choses – des anges, des visions, des songes prophétiques, des fantômes, je peux le noter, et continuer à croire en l'idéologie racine . Si cela n'a eu lieu qu'une fois, la consistance d'être de telles manifestations sera bientôt réduite à néant, le fameux « j'ai dû rêver » . Si cela se reproduit, je peux entamer des récits conformes à l'idéologie racine, comme la croyance aux « extra - terrestres », qui reste syntone à l'ontologie générale de la chose . Je peux aussi en arriver à nier, comme William James, la validité générale de l'idéologie de la chose, non par faiblesse, mais bien par rigueur .

Si j'admets que l'idéologie de la chose ne vaut rien de définitif, je peux reconnaître dans mon expérience des thèmes traditionnels de temps plus anciens . Ces thèmes sont en général reconnus, mais neutralisés dans les discours des savants modernes . Ils sont nommés de manière variable : thèmes littéraires, symboliques, mythologiques, représentations, folklore...l'ethnologie, comme la littérature, sont des dispositifs de neutralisation de l'ontologie traditionnelle . Si les anciens bretons croyaient aux intersignes, c'est à dire aux manifestations prémonitoires d'une mort à venir, ou à la communication instantanée de cette mort par des canaux immatériels à ceux qui étaient reliés au mort, l'ethnologie le décrit avec neutralité, c'est à dire en ne disant jamais explicitement qu'elle n'est pas dupe, que le savant sérieux qui fait de l'ethnologie ne peut pas croire aux intersignes, et à la « mentalité primitive » que cette croyance dénote . Pourtant les intersignes ne sont pas une croyance passée, mais une expérience vivante dont il est possible d'entendre toute sortes de manifestations . J'ignore ce que vaut l'ethnologue Dominique Camus, professeur d'université spécialiste de la sorcellerie des campagnes, qui a fini par écrire des livres de sorcellerie et a quitté l'université ; mais son parcours, je l'avoue, attire ma sympathie . De même, l'étude « littéraire » de textes aussi peu « littéraires », aussi peu neutralisés, que le De Vita Nuova de Dante, est la porte ouverte à toutes les dérivations, tous les divertissements de cette réalité : Dante parle d'une expérience vécue intense et réelle, pas d'un jeu verbal indexé au vide .

Je dis que la « littérature », le « champ littéraire », et l'étude « littéraire » sont des dispositifs de neutralisation d'ontologies étrangères à l'ontologie racine, car le procédé type de l'étude littéraire – au nom de la « neutralité des croyances »- est de présenter comme un divertissement des textes qui pour leurs auteurs étaient d'un sérieux absolu, qui engageait la vie même . Ni Dante ni Guillaume IX d'Aquitaine n'écrivaient pour divertir des hommes modernes de leurs activités réelles, sérieuses, leur « métier », leur entreprise, leur « marchés » . Ils n'écrivaient pas non plus pour créer un support utile à l'étude de « la langue », ou des « figures de style » . Leur œuvre était pour eux le travail sur ce qui dans la vie humaine peut avoir le plus de consistance et de poids, au sens de ce mot qui porte à choisir ce qui pèse vraiment, ce qui relève du choix crucial ; leur œuvre était vie, vie nouvelle . Ce mensonge fondamental de l'étude « littéraire », déjà évident sur l'ensemble des textes médiévaux, est éclatant sur l'étude « littéraire »qu'est l'exégèse moderne des textes bibliques, qui recherche des « genres littéraires », ou des « auteurs », avec une platitude toute moderne qui relève de l'autisme, là où des hommes ont engagé leur vie face à une mort atroce, face au martyre . La littérature moderne – et même une part de la philosophie - se pensent dans l'ensemble comme un loisir, ou un divertissement de l'homme fatigué par la réalité de ses tâches fonctionnelles ; mais il est d'autres textes qui ne sont pas de la littérature, et dont la lecture « de loisir » est une profanation, et une incompréhension préalable .

Le caractère fonctionnel d'un livre ne se marque pas seulement par le contenu, mais par la lecture à laquelle il invite – une lecture de divertissement, ou de ressaisissement de la vie . Une étude littéraire des pensées de Pascal est ainsi une incompréhension du feu . Comprendre réellement Mein Kampf est comprendre la pratique de la vie du IIIème Reich, pas de faire une étude littéraire du texte et de ses matrices sémantiques – de même comprendre l'idéologie racine n'est pas comprendre la sémantique d'une idéologie, mais sentir sur son échine la destination aveuglante, totalitaire du monde moderne - et il en est de même de tous les textes portant sur les formes de l'existence humaine .

A une jeune fille qui me demandait, dans l'aveuglant été des Pyrénées, à côté d'une source, comment les Cathares pouvaient croire le monde crée par le Diable, j'ai montré les montagnes désertiques, pelées, autour de nous – et je lui ai dit : regarde ces montagnes sous le soleil, comme elles sont dures, vides de toute vie, regarde comme les hommes meurent, et peuvent se haïr et se détruire – pense-tu toujours que cette croyance est si étrange ? J'ai vu son regard contempler longuement, gravement, avec un profond étonnement, les roches blanchies, et j'ai su dans le silence que nous avons respecté tous les deux qu'elle avait compris l'essence du Catharisme . C'était cela, le catharisme, cette expérience du monde, cette saveur de désolation et d'exil au cœur de la vie .

Face à son expérience, l'homme peut nier, revenir à l'idéologie commune, éclater de rire et écarter le sentiment de compréhension, de sympathie envers l'Autre monde qui le traverse sur le moment, et qui creuse un abîme – si finalement les cathares avaient raison, la vie ne serait-elle pas immensément différente – et cela est vrai pour ce genre d'expérience fugace . Mais si l'expérience engage totalement sa vie, comme celle de Paul sur le chemin de Damas, il ne reste que se proclamer fol, pour garder l'expérience commune que crée la communication idéologique, ou à entamer le retournement spirituel . Dieu a déclaré folie la sagesse du monde : telle est l'expérience de Paul, que le monde déclare folie . Le monde n'est pas alors un labyrinthe, mais un croisement de voies – l'alternative est alors : ou bien accepter le monde tel que les hommes le présentent, ce qui nie cruellement l'expérience vécue, ou bien initier le travail spirituel de dévoilement des effets du Voyage .

Pour celui qui veut parler, penser au miroir de l'expérience, et par les promesses du passé que portent les textes de la tradition des hommes, des voyants, il ne reste – les propres mots de Paul - que la possibilité de la conjoncture, de la spéculation – le dire du monde au miroir de l'expérience du monde – ce que traduit parfaitement le titre de Marguerite Porète, le miroir des simples âmes anéanties .

La puissante confusion de tant de textes, ceux de Böhme ou de Blake, comme ceux de Paul lui-même, est issue de cette source : le voyant, le plus souvent, vit une expérience, une vision, certaine, bouleversante, mais ne vit pas une audition qui ne lui resterait qu'à retranscrire, comme le Prophète . Le Prophète est au delà de toutes les grâces du voyant, en ce qu'il entend face à face, et non comme dans un miroir dans le mystère . Si le voyant conserve une grande puissance conceptuelle, il peut être un penseur rigoureux, dense, tirer les conséquences de l'expérience – ce fut le cas de René Guénon . Une expérience même faible suffit à faire d'une théoricien puissant un très bon théologien, un puissant métaphysicien, puisqu'il peut s'appuyer sur l'élaboration des siècles, pour peu qu'il leur apporte sa créance . Mais si son intense et continu effort perce le voile des mots, il saura, comme Thomas d'Aquin, que tout ce qu'il a écrit est de la paille par rapport à ce qu'il a vu, mais qu'il ne peut signifier davantage .

J'ai exposé le cadre général de la sortie individuelle de l'idéologie qui domine le monde moderne, sortie par la foi, et sortie par expérience . Le cadre aussi de la distinction du voyant et du prophète, même si les problèmes sont indéfiniment plus complexes ; il est rapporté ainsi des cas d'audition de textes entièrement spéculaires et énigmatiques, comme le Zohar ; des cas de visions extrêmement précises et qui semblent aisées à décrire, comme celles de Catherine Emmerich . Je veux cependant donner un cas de sortie extrêmement documenté et surprenant, puisque étant celui d'un penseur de référence de la modernité, homme rationaliste respecté du XIXème siècle et du XXème siècle, philosophe bien connu des amateurs de philosophie américaine, je veux parler de William James . James n'est pas sorti des cadres de l'idéologie racine par une expérience intime bouleversante, mais par l'examen méthodique, rationaliste, de témoignages portant sur des phénomènes « psychiques », « spirites » . Son témoignage est de très peu de valeur par rapport à la pensée orientale d'un Sohravardi, car le mépris pour les « phénomènes » est général chez les sages ( et chez James lui-même) ; mais il a la valeur toute relative à notre cycle d'être très proche dans sa mentalité et dans son parcours des réquisit de la « science » moderne, et d'être ainsi largement accessible – de ne pas être un coup de révolver .

William James fit ainsi une enquête personnelle sur les lieux où un cas de clairvoyance avait été manifesté par la presse . Une femme, dans un rêve, avait vu le corps noyé d'une disparue ; elle avait alerté les secours, qui avaient retrouvé le corps dans des conditions très étranges, étant donné l'extrême précision de la localisation fournie . Pour autant la voyante avait été jugée innocente de toute participation possible à la noyade, très probablement accidentelle . James fit des interviews de tous les acteurs immédiatement ; et ses conclusions sont les suivantes : « Il était assez clair qu'aucune de ces trois explications naturelles (c'est à dire ontologiquement conformes à l'idéologie : meurtre, suicide annoncé, témoignage d'un accident) n'avait la moindre vraisemblance . Un lecteur pour qui l'hypothèse de la clairvoyance est impossible aurait plus d'avantages à expliquer le cas comme dû à une coïncidence fortuite très exceptionnelle . C'est ce que je ferais moi-même sans hésiter, de pareils cas fussent-ils rarissimes (mais ce n'est pas le cas) (...)mon point de vue personnel sur le cas Titus est par conséquent le suivant : voilà décidément un document solide en faveur de l'admission d'une faculté surnormale de clairvoyance (…) » (comptes rendus de la Société américaine de recherches psychiques, 1907, Vol 1, part. 2) .

Et un an avant sa mort, ces propos dans un article extrêmement puissant, à la fois sceptique et fantastique, confidences d'un psychiste : « depuis ce temps, j'en suis venu à considérer l'écriture automatique comme appartenant à un domaine de l'activité humaine aussi vaste qu'énigmatique . Toutes sortes de personnes peuvent y être soumises (…) et quiconque entretient en soi cette faculté se trouve créateur d'une personnalité étrangère quelconque (...)La région de notre subconscient, en règle générale, semble être dominée ou par une folle volonté de faire croire, ou par quelque curieuse force extérieure qui nous pousse à la personnification . (…) . Je veux attester du caractère habituel de ce phénomène .

Ce que je veux attester tout de suite après, c'est la présence – au milieu de tout l'appareil de la farce – d'une connaissance vraiment surnormale . J'entends par là une connaissance dont l'origine ne saurait être attribuée aux sources ordinaires d'information – je veux dire les sens du sujet . Chez les médiums réellement forts, cette connaissance paraît être nourrie, bien qu'habituellement elle soit lacunaire, capricieuse et décousue (…)

De toute mon expérience ( et elle est assez limitée) émerge une seule conclusion (…) c'est que nous autres, avec nos existences, nous sommes comme des îles au milieu de la mer, ou des arbres dans la forêt . L'érable et le pin peuvent se communiquer leurs murmures avec leurs feuilles, et Conanicut et Newport peuvent entendre chacune la sirène d'alarme de l'autre . Mais les arbres entremêlent aussi leurs racines dans les ténèbres du sol, et les îles se rejoignent par le fond de l'océan . De même il existe une continuité de conscience cosmique contre laquelle notre individualité ne dresse que d'accidentelles barrières, et où nos esprits sont plongés comme dans une eau mère ou un réservoir . Notre conscience « normale » est assujettie à s'adapter non seulement au milieu terrestre qui nous entoure, mais en certains points, la barrière est moins solide et d'étranges influences, venues de l'au delà, vont s'infiltrant, qui nous montrent cette dépendance commune, autrement invérifiable (…) En supposant l'existence de ce réservoir commun de conscience, cette rive de laquelle nous approchons tous et où tant de souvenirs terrestres se trouvent emmagasinés, sans quoi les médiums ne sauraient les atteindre comme ils le font, quelle en est la structure ? Quelle en est la topographie intérieure
?

J'attire votre attention sur la démarche : les « médiums » font des choses que l'ontologie de base ne peut expliquer . James doit donc supposer un réservoir psychique impersonnel qui dépasse les psychés individuelles, mais peu structuré . James sort de l'idéologie racine parce que ses expériences vécues l'ont convaincu que l'ontologie « naturelle » ne pouvait permettre de comprendre des faits dont il avait eu soit des témoignages précis et concordants, soit une expérience directe . Sa théorie du réservoir d'âme impersonnelle est une hypothèse née de son expérience . Voilà ce qu'est la spéculation, une parole sur l'expérience . Elle ne peut être pleinement comprise sans accorder sa créance à l'expérience racontée, ou infiniment mieux sans expérience vécue ; mais la spéculation peut être aussi une voie de l'expérience . C'est là tout son prix, d'être un signe et un témoignage d'une expérience, bien plus que d'être une science sûre .

L'expérience et le témoignage des fidèles d'amour, ainsi que la conservation des sciences traditionnelles amènent également à une spéculation . Quand Joseph Gikatila cherche à expliquer l'amour absolu de David pour Bethsabée, qui semble légitimer une transgression – la figure même de Tristan et Iseult – il produit une spéculation à partir de son savoir . De même, il est possible de traiter comme un thème littéraire ces mots de Boulgakov : Et je compris tout d'un coup, de la manière la plus inattendue, que depuis toujours je l'aimais, j'aimais cette femme...c'est incroyable, non ?(...) Elle affirma d'ailleurs par la suite que les choses ne s'étaient pas déroulées de cette manière, puisque nous nous aimions évidemment, depuis très longtemps, depuis toujours, sans nous connaître, sans nous être jamais vus (…) mais en tant qu'ils décrivent une expérience, ils peuvent justifier une spéculation – il s'agit alors de dire dans quel monde cette expérience est possible, et ce monde est celui de la geste de Tristan et Iseult, comme celui de Gikatila .

Alors il faut vivre dans le monde de l'expérience, ou nier la vie pour se conformer à l'idéologie . Le monde renversé de l'idéologie nous dit que vivre dans le monde de l'expérience est être un rêveur détaché de toute réalité concrète, et que vivre en contradiction avec le souffle même de sa vie dans le désert du réel de l'idéologie est être un homme réaliste et porté au concret . Il faut pourtant le dire : le désert du réel, ce n'est pas que le réel soit désertique, c'est bien plutôt que le réel a déserté complètement l'idéologie racine, que la vie dans le Système, l'éloignement dans la représentation, est une déprivation de tout enracinement, une négation de l'être humain, corps, âme et esprit – l'homme qui ne vivra pas que de pain et de mensonge .

Le monde enraciné dans l'être est fantastique pour celui que l'idéologie racine a formaté . Mais le monde formaté par cette idéologie est pathologique, morbide et destructeur pour les hommes enracinés dans l'être, et peut être leur témoignage vaut celui des modernes . Dieu a déclaré folie la sagesse du monde .

Je ne peux en dire plus . Car en réalité, je veux penser l'expérience de la tentation, telle que la tradition la présente . Le tentateur, dans la vie de l'esprit, devient à un moment ou à un autre un visiteur familier .

***


Il semble impossible de savoir si l'ombre qui passe est une tentation, ou si elle est un signe . Il est impossible de savoir si la manifestation est celle d'obscurité ou de ténèbres . La décision sur le signe est celle d'une puissance au delà de l'homme . Le signe est étoile sur l'horizon de l'absence, de la nuit ; et l'homme est abîme sur l'horizon de l'ignorance . Aussi bien tel œil d'or qui te regarde peut être celui du Serpent ou celui de l'Ange – ou encore, l'œil du serpent peut être cela même qui sauve . Ce qui porte le cœur de l'homme vers la révolte peut être la voie du retour .

« Dieu vous a crée, vous et tout ce que vous faites » - Le Diable est ainsi une face terrifiante de Dieu, et le vide une face terrifiante de l'être qui se creuse au plus profond, comme l'eau s'insinuant sous le sol .

Il n'existe rien qui distingue la ténèbre - puissance de naissance de la lumière - de l'obscurité, obscuration des mondes et agonie, sinon leurs fruits . Mais les fruits sont produits par la coopération du jardinier . La couleur de chair, le suc des fruits s'écoulant dans la gorge comme le soleil se couche sur l'embouchure des fleuves – tout cela n'est que par l'homme qui voit, et goûte la saveur des mondes .

L'extase de la splendeur est la splendeur même, l'acte commun de l'âme humaine et de la puissance infinie de l'Un . Les abîmes se rejoignent dans la lumière .

Rien ne te protège de l'emprise de la nuit quand la nuit descend et se love, tel un serpent sur tes yeux et sur ton cœur . Tu es nu face aux griffes du Diable – il n'existe pas de discernement du mal qui soit sûr d'une sûreté absolue . « Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien » .

C'est la vanité qui fait croire à la connaissance du Bien et du Mal pour le mortel . Cette connaissance est celle d'un dieu . C'est l'ego, qui veut se poser comme bon et juger le monde de sa perspective, qui dresse l'illusion de la morale . « c'est à la mesure que tu jugeras que tu seras jugé » .

La même manifestation peut recouvrir des étants très différents . La même manifestation est et n'est pas signe, singulier précipice de la pensée .

Je pense qu'une vision est un éclat de la lune, et elle peut être le leurre du démon . Ignace de Loyola le rapporte dans son autobiographie . Une forme douce, aux yeux multiples, calmes et limpides, présente devant lui dans la prière, amicalement, était la forme d'un démon . Elle lui donnait un étrange plaisir, et cette forme a disparu sans effort ni combat . Ce démon familier ne tenta pas de lui faire plus que l'amener à le croire visionnaire, et à gonfler son ego d'orgueil .

Puisqu'aucune puissance humaine ne peut protéger du tentateur, il s'ensuit que seule la foi le peut . C'est la vision qui protège de la vue, et de la construction du visible par l'ego . La représentation est un signe de l'absence, la spirale qui s'écoule de la source du mal . En faisant silence de ma vision, alors Il regarde par mes yeux – alors le signe devient la vison même, et je deviens le signe en voyant .

Si j'ai foi dans la grâce qui se déverse, même les tentations du Diable deviennent des grâces . Pour le sage, il n'est rien de l'ordre du mal qui ne puisse être enduré .

C'est sans doute cela les âmes simples et anéanties : au sommet tout leur est grâce, tout leur est douceur, y compris les plus atroces ténèbres . C'est cela, le libre esprit . L'âme anéantie devient une puissance obscure, un soleil noir qui donne la grâce .

Par le libre esprit, une simple femme peut tendre la main au Diable sans se brûler – et la tentation devient alors celle de Satan, et non plus de l'homme . La femme peut tenter le Diable – c'est ce que rapporte le Livre de la Genèse : les Anges de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles, et ils les prirent pour femmes parmi toutes . Pourquoi tendre ainsi la main ?

La tentation est celle du diable . La tentation de la fin du combat porté par les puissances des ténèbres pour être – la tentation de la rédemption . La Voie est celle des hommes mauvais, portés par l'orgueil satanique et compagnons de la haine . L'homme qui, à l'image et à la ressemblance de Dieu et de Satan, a renié Dieu, peut éprouver cette tentation de l'amour non à travers les prêtres, mais à travers les mains de l'aimée .

Pour affirmer sa révolte, l'Ange déchu doit aimer le déchirement, la séparation : la haine . Car vraiment l'Amour et la Haine étaient avant les temps, et ils seront ; et jamais, à ce que je crois, le temps infini ne sera vide de ces pôles . L'Ange déchu aime sa propre haine, cette polarité qui le repousse de toute alliance vile . Je suis maintenant l'un de ceux-ci, un banni et un homme errant loin des dieux, car je mettais ma confiance dans la Haine insensée . Il aime le cercle de l'existence par cela même qu'il ferme le retour ; il est puissance et magie parce qu'il est assomption de la vie séparée, amour de l'éternel retour .

Il sait que ce choix est dur, impitoyable envers lui-même autant qu'avec les autres . Le démon est un vengeur, un vengeur du monde condamné par Dieu ; il maintient la bonté indéfinie de ce monde qui enferme, il est le champion des jours de la création – le défenseur du Serpent . Il est un vengeur, ce qui signifie qu'il est enserré sur la négation . Pour l'être humain, l'être de chair, c'est une seule chose d'être enfermé dans la négation et d'être enfermé dans un sexe, dans une teinture mâle ou dans une teinture femelle .

Par la négation, l'humain se charge de haine envers le sexe opposé . Cette haine peut être celle des liaisons dangereuses, euphémisée, tant la haine masculine pour la femme, ce puissant désir d'humilier, de posséder, d'écraser qui fut nommé sadisme, et qui est vieux comme l'homme ; que la haine féminine envers l'homme, éclatante chez la marquise de Merteuil, cette manipulation et ce rejet de tout engagement, de tout contact . Cette haine réciproque peut aller jusqu'aux formes les plus extrêmes du meurtre . Cette haine peut se manifester sous la forme des théories alterophobes des misogynes ou des genders studies . Le désir d'être un individu tout-puissant créateur de soi-même conduit à ces manifestations visibles de la haine secrète ; et les racines de l'antisémitisme européen, cette haine théologique de l'origine, sont analogues aux racines des « études de genre », les « instituts de la race » et les « instituts du genre » n'étant rien d'autre que les laboratoires de la haine née de l'impuissance à n'être que par soi même l'agent de la production de soi .

La haine n'est pas absolue et est toujours soumise à la tentation, de même que le séducteur le plus cruel peut être secrètement ému par la douceur de l'amour de sa proie . Le vicomte de Valmont est ainsi ému, et redouble de cruauté pour surmonter sa propre tentation . La surenchère de la cruauté est une surenchère de la négation .

Les anges déchus séduits par les filles des hommes ont l'analogue d'une sexuation . Ils sont mâles, parce que leur intense puissance de négation est celle du principe mâle, principe de séparation et de haine dans sa face obscure . Il s'ensuit qu'ils ont laissé quelque chose d'eux-même qui se refuse à mourir . Tout démon terrestre est lié probablement à une étoile féminine qui le tente, que de ce fait il redoute ; et la vie d'un tel homme est celle d'un errant, d'un homme en fuite perpétuelle . La nostalgie essentielle est pour lui une profonde morsure . C'est la même force qui produit la haine et l'amour, et tu ne peux les distinguer avec une certitude absolue .

Il est de l'économie générale du monde que le tout soit Un . La vie est un cercle . Tout part du Suprême, et retourne au Suprême . Il en est ainsi des sexes .

Et quand un mâle est crée, nécessairement sa partenaire féminine est crée en même temps que lui, parce que l'on ne fabrique jamais d'en haut une demi – forme, mais une forme entière . Et l'on ne produit pas d'en haut une âme qui ne comporte pas mâle et femelle (…) c'est ainsi que l'homme fut crée androgyne par l'âme . A savoir deux figures, une forme mâle et une forme femelle . Et avec l'âme de tel mâle a été crée l'âme de tel partenaire féminine, selon le secret de « Il insuffla dans leur narines un souffle de vie (Gen 2, 7), selon le secret de « mâle et femelle il les créa », selon le secret de « Il prit un de ses côtés », et selon le secret de « Adam dit : cette fois c'est l'os de mes os et la chair de ma chair (...) ». Pour cette raison la lune ne reçoit de lumière qu'à partir du Soleil (...) . (…) et c'est le sens de : « Bethsabée était promise à David depuis les six jours de la Genèse . »
Joseph Gikatila .

La puissance d'une étoile, aussi infime soit-elle dans l'immense ciel de la nuit, est de guider sur la voûte des ténèbres comme à la surface obscure de la terre . Il n'est qu'une étoile à un abîme unique . J'affirme qu'une étoile de l'humain, une telle femme douée de la puissance des Aubes saura obscurément qu'elle doit, veut, désire : transmuter les ténèbres lovées d'un homme de destin, et qu'elle sera attirée par les hommes mauvais, sans être elle-même mauvaise, même si sa ruse peut être celle d'Ulysse . Elle a ce pouvoir, au delà des déchirements du doute .

De ce savoir obscur elle est elle-même miroir de la puissance divine, puissance de destin . Dans l'entrelacement des pôles naît une expression, un signe . Il peut se produire l'élaboration amoureuse d'une œuvre . Dante n'est pas, tel qu'il est né, l'auteur des œuvres attribuées au nom de Dante, mais l'être deux fois né qui entremêlait et Dante et Béatrice en un être unique .

Elle est ainsi un miroir, et une figure de l'Ange du retournement . Sa fonction est décrite par des prières traditionnelles, liées à la piété mariale reprise par les fidèles d'amour . Dans l'Ave maris Stella elle est l'étoile de la mer, l'heureuse porte du Ciel, celle qui dissout les liens du coupable, et donne la lumière à l'aveugle - la pourvoyeuse de grâces – je vous salue Marie pleine de grâces, dit l'Ave Maria . La piété mariale reçoit son caractère ésotérique dans ces prières .

Au plus profond le vengeur lui-même a soif et faim de justice . Ainsi apparaît l'étoile de la mer . La mer de l'errance, et des tempêtes de l'âme, la mer des larmes que dépose celui qui abjure la grande haine primordiale . Pour celui qui a faim et soif de justice, le plus infime peut devenir le plus grand, le dernier devenir le premier . L'éternité est amoureuse des productions du temps . Dante se savait par lui-même promis à l'Enfer . Dante traverse l'Enfer, et Béatrice le guide au delà, le dépose comme par une vague, presque jusqu'à Dieu . Presque, car Dante et Béatrice sont Un, originairement, depuis le sixième jour, et font retour, et cela doit rester voilé . Les peines éternelles de l'Enfer peuvent être rachetées par un regard d'être humain, par l'invincible éclat de tes yeux noirs .

Aussi la puissance infinie se manifeste dans le fini, l'éternité dans l'instant . Un amour peut être l'aube du soleil intérieur, principe du soleil visible, et haut château de l'âme . Un baiser peut enclore le monde dans la rose des lèvres – et une main mortelle encercler la griffe du Diable, et l'élever vers la lumière des lumières . Pour les fidèles d'amour, la femme a reçu cette puissance absolue de grâce . La foi et l'amour de l'étoile soulèvent les mondes .

Ton amour prévaudra sur l'Enfer et sur la puissance de la mort .

L'incarnation est toujours déjà présente à qui sait voir . L'âme mortelle enfante la puissance de Dieu . Eckhart dit : telle est la naissance de Dieu dans l'âme . Le monde physique et la conscience naissent par division de l'hyperphysique, qui ne peut ni être senti ni être pensé, sinon par la nécessité d'une racine du Moi et du Non-moi . Augustin dit : Le savoir naît du secret et retourne au secret, accomplissant le mouvement nocturne de l'étoile .

Le savoir est saveur, insaisissable, l'obscur où s'élève l'étoile de l'Alliance .

Ce qui ne se peut exprimer, il faut le dire . Au delà le silence est la plus haute parole – le silence est le baiser où passe le souffle, le silence est une grâce .

Vive la mort qui est promesse de résurrection !

Le réel comme désert, ou la lutte initiale de F.Nassif.

(après)


Le caractère désertique, désenchanté, du monde moderne n'est pas une donnée, le réel racorni de Lacan, le désert du réel de Zizek, mais la construction du nihilisme européen, lequel est un processus de civilisation . Le réel est à la fois une image construite, et une norme dont la construction sytémique ne fait guère de doute . Malgré le prône des princes de la réalité et du réel, il ne semble pas possible d'abolir dans tous les hommes une conscience obscure de la perte de l'être en ce monde . Il n'est pas possible de poser dans l'esprit de tous les hommes nostalgiques que le seul objet de leur nostalgie est le ventre de leur mère, ou l'objet illusoire d'un deuil inexistant – le message des lacaniens, qui est celui de révoltés parfaitement fonctionnels .

Le génie de Lacan est d'avoir su faire dialoguer le savoir freudien et la tradition philosophique, dit Philippe Nassif dans La lutte initiale(p 59), un livre consternant . Entendez bien ces mots : le savoir freudien . Freud sait . Il découvre . Ce n'est pas de la la théorie, c'est la simple énonciation de l'être : l'épistémologie positiviste la plus naïve introduite en psychanalyse . Mais au delà de cette apparente naïveté, c'est tous les effets d'autorité du Spectacle intellectuel, l'invocation du Savoir, de la Science, les listes d'autorités censées se renforcer les unes les autres, Hegel, Platon, Spinoza, Bentham, Kant, Sade, Matrix, Iznogoud...Lacan sera au XXI ème siècle ce que Nietzsche a été pour le XXème siècle : une véritable explosion, libération de la pensée . Voilà de grands mots pour Teknikart, pour Mehdi Belhadj Kacem . La pensée du Spectacle est passée en Spectacle de la pensée, et la critique du Système en Spectacle de la critique .

Dans le Spectacle de la pensée, tout est d'un courage inouï . Ce n'est pas l'objet du désir qui compte, c'est sa quête . N'est ce pas une découverte inouïe ? Ne fallait-il pas toutes les grandes découvertes scientifiques de la grande et incroyable science de l'inconscient pour redécouvrir un tel truisme ? Le point fondamental, complexe, tragique ? Une des découvertes fondamentales du XXème siècle ? Et cette seule éthique qui vaille, trouver le courage de laisser de la place au vide en nous ? Quelle découverte et quel courage . Il en faut de l'aveuglement des hommes qui nous ont précédé pour croire faire une telle découverte . C'est une bouffonnerie typique des progressistes, qui ignorent le passé . En tout cas, on peut féliciter l'auteur d'avoir autant respecté son éthique, d'avoir laissé autant de place au vide, d'ignorer à ce point son ignorance .

D'ailleurs vous n'êtes pas asservi par la force . Il n'est plus de lutte des classes, et vous êtes asservi par votre désir . Lacan, cette explosion dit : le prolétaire est serf non du maître, mais de son désir . C'est exactement ce que je disais à Spartacus, hein, ou aux ouvriers chinois, avec leur 200 euros par mois, ou aux ouvrières mexicaines des maquiladoras, ou aux intérimaires du nucléaire . Il n'existe plus dans la société de rapports de force . Il n'existe plus de travail forcé, tout se fait dans la jouissance, dans l'excès de jouissance qui trouble le jouir . Tout est de votre faute, bande de salauds ! Il n'existe plus d'exploitation, proclame Nassif avec un courage inouï et une lucidité quasiment inhumaine appuyée sur le génie de Lacan : c'est désormais la classe intellectuelle – entendue au sens sociologique c'est à dire les rédacteurs de programme et les directeurs artistiques, les journalistes et les experts, les publicitaires et les financiers – qui forment les nouveaux O.S. (ouvriers spécialisés) du capitalisme cognitif . Il n'y a donc plus surdétermination de la superstructure par l'infrastructure, comme l'énonçait l'antienne marxiste . Mais confusion du monde du discours et du monde de la production au seins de la médiasphère . Il n'y a plus exploitation du peuple ouvrier par imposition d'une idéologie visant à masquer les intérêts des classes possédantes . Il y a une classe intellectuelle qui s'auto-exploite . Ah, cette antienne marxiste, quelle noblesse .

Dans un monde où 60% des revenus est prélevé par trois hommes sur mille, où un seul homme peut être plus riche que les deux cent États les plus pauvres, où la plupart des États versent la totalité de l'impôt national sur le revenu à des banques privées au titre de la dette, dans un monde ou la totalité des médias de masse est possédé par les États ou par des sociétés privées qui filtrent l'information à leur guise, dans le monde des think tanks décrits par Serge Halimi dans Le grand retour en arrière, de l'idéologie libérale décrite assez précisément par Michéa, dans le monde des guerres coloniales et de l'asservissement militaire des ressources, enfin dans le monde des sociétés privées de sécurité qui mènent des guerres rentables – il fallait écrire cela . Dans l'Italie qui a vu le règne de Berlusconi, il n'y a jamais eu surdétermination des médias par l'oligarchie capitaliste, hein ? Voilà très exactement l'idéologie de la fin de l'idéologie, ou de la fin de l'exploitation, qui s'avance en se niant .

Je n'irais pas plus loin, vous pouvez lire le livre pour rire . Le point de vue religieux en vaut cependant la peine, car il dépasse le pensable dans le dégoulinement de l'idéologie moderne, comme un fromage filant artificiel pour pizza . Je cite textuellement, sans aucune déformation :

« Évidemment, il ne s'agit pas de mettre à nouveaux frais Dieu en orbite . Il s'agit de comprendre, maintenant que le processus historique de la modernité nous a comme forcé à prendre nos distances avec toutes les croyances ( sauf la croyance que le processus de la modernité est un dévoilement de la vérité sur nos croyances...) quel dispositif anthropologique de première nécessité encapsulait ce nom de Dieu . Lorsque, au diable venu le tenter dans le désert, Jésus-Christ déclare – en samplant le psaume juif - « tu ne te nourriras pas que de pain, mais de toute parole qui vient de la bouche de Dieu » il dit ceci exactement : le néotène ne vit pas seulement dans la nature mais dans la culture . L'homme se nourrit de symbolique . C'est en étant « dupe »des symboles – Lacan parle même de « la bonne dupe » - qu'il parvient à prendre appui sur eux . Sinon, les non-dupes errent, signale l'auteur du séminaire . (...)A ce propos, il est édifiant, et aussi très drôle, de découvrir la manière dont André Chouraqui, revenant à l'esprit originel de la langue hébraïque, traduit le fameux « hommes de peu de foi ! » que Jésus lance à ses disciples . Cela donne : « Nains de l'adhérence ! »nous offrant une expression parfaite – et qu'il faudrait penser à populariser – pour décrire le profil psychologique de nos contemporains (…) car la croyance est un pacte (...)»

Honnêtement, il m'est impossible de partager la moindre saveur du monde avec quelqu'un qui n'hésiterait pas entre le rire, les larmes et la colère en lisant ce mélange d'ignorance complète – l'esprit originel de la langue hébraïque, pour un écrit originel grec – de laideur, l'inconcevable laideur de cette traduction de Chouraqui, qui manifeste assez son caractère répugnant, et ce qu'elle emporte de rupture de la transmission herméneutique, accompli avec la sotte prétention satisfaite des modernes à être le commencement du monde, le commencement de la parole et de la compréhension, prétention renouvelée de puis le XVIème siècle avec la même assurance . Et la double contrainte absurde du discours lacanien sur le symbolique, ce mélange de naïveté positiviste – on sait bien que le symbolique n'est qu'un effet de la volonté humaine, un pacte – et de désir de retour au symbolique tout à fait impuissant – car on ne peut pas se nourrir de ce qui n'est en aucune manière, de ce qui est un mensonge . Le dupe volontaire ne peut être qu'un être tout à fait disgracié, qui n'a rien résolu . Cette double contrainte typique de l'enfermement dans une toute puissance culpabilisatrice,on la retrouve tant chez Michéa que chez Legendre, quand par exemple Michéa note que les croyances magiques africaines garantissent une solidarité sans faille des hommes tout en étant tout à fait fausses, bien sûr . Que doit dire Michéa à l'étudiant africain : que sa vie sociale est basée sur des illusions mais qu'il faut continuer ? Soyons très clair, la diffusion de cette croyance ne peut à terme que mettre fin au système social dont Michéa fait l'éloge .

Je cite quand même une dernière de l'auteur, sur la politique : « Si l'on s'accorde qu'une grande politique ne désigne rien d'autre que l'édification démocratique d'idéaux partagés (...) » alors ni Alexandre, ni César ne firent de grande politique – aucun des grands politiques de l'histoire, pour ainsi dire, n'ont fait de grande politique . Je répète que des définitions ou des critères historiques qui nient toutes les grandes civilisations de l'histoire ne peuvent être que l'effet d'un ethnocentrisme naïf, caractéristique d'anciens peuples fermés sur eux-même, et du progressisme moderne, lui-même victime d'une idéologie particulièrement autiste .

Que de telles pensées soient présentées comme décisive est le symptôme d'une maladie de la civilisation moderne, maladie qui cherche dans ce livre, misérablement, à se diagnostiquer elle-même au niveau des chroniques « philosophiques » des magazines .

Dans les interstices des villes de béton il pousse encore des fleurs sauvages, et des araignées y établissent leur demeure . Dans les prisons, il arrive que la vue d'une telle fleur, ou un rayon de lune tombant d'une haute fenêtre réanime un instant l'espoir, atteste la réalité et la vérité du monde, celui où la lune brille au dessus des grands arbres, celui où le silence des montagnes atteste de la présence de l'Esprit, loin du sol peint et sale, du petit évier jaune, loin de la nourriture fade jusqu'à la mort, de la haine et de la sottise, de la télévision et de sa face colorée et hurlante, loin des inlassables discours de la propagande officielle . Un lacanien enfermé dans cette prison vous dirait : votre esprit, avec sa structure pliée, fait du rayon de lune le signe d'une nostalgie indicible ; mais ce signe n'est que le produit de votre désir, il est illusoire . Vous voulez croire qu'un illimité se dresse, là dehors ; mais en réalité vous devez accepter la castration, la limite, et...le fait que l'univers se résume à la prison, et aux illusions de votre désir .

Un homme a demi-sage ferait taire d'une gifle le lacanien qui dérange sa pensée, ou sa contemplation . Car la lune est bien présente, derrière le rayon de lune, et aucune puissance du monde ne peut la faire dévier encore d'un pouce . Et quand bien même cela arrive un jour – que la puissance technique de l'homme défigure la face de la lune, en y mettant des publicités géantes, ou n'importe quel symbole dérisoire de puissance - il restera tant d'étoiles scintillantes dans le ciel des montagnes . Il resterait l'amour, tellement loin des pauvres oraisons du lacanien, de son caractère définitivement ridicule d'homoncule du Système, de grenouille croassante qui se veut bœuf de la pensée, et qui a été exaucée au delà de toute mesure . Le sage, je crois, demanderait au lacanien : quel obscur désir te fait croire ce discours qui fait de ton désir le jargon architectural du plan d'un pavillon-type du Système, ou d'une prison ? Ces angles, ces objets a, cette forclusion, ces nœuds borroméens, toute cette majestueuse toile d'araignée construite de plis et de replis de vacuité abyssale, de narcissisme aveugle...comment peut-tu croire sincèrement, naïvement, que tu as tout compris du monde et de l'histoire, mieux que tous les sages du passé ? Que tu es le réceptacle de la fin de l'histoire de la vérité, que tes jugements font Dieu, disent exactement la vérité de l'Écriture...Comment ne te vois tu pas, loin de tout scepticisme savant, à ce point gonflé de vide, comment ne te vois-tu pas comme l'extension aberrante du Système ? Comment ne vois-tu pas un instant le ridicule de dire que l'esclave obéit par plaisir, ou que tu es le vrai prolétaire ? Comment est-il possible de se la raconter son ego à ce point, sans rire en regardant la face grimaçante d'un crâne, ce que les plus grands rois savaient le plus souvent faire ? Proclamer la finitude humaine connue, maîtrisée, définie – tu ne peux pas voir à quel point c'est paradoxal, cette toute puissance illusoire...Ainsi passe la gloire du monde, la gloire d'être « le dépositaire de la vérité », « le commentateur des écrits les plus fondamentaux », et que seras-tu quand tu trouveras du sang dans tes selles... Est-ce l'illusion de maîtriser, de comprendre l'illimité de ton désir dans le monde du nihilisme ?

Pour le psychanalyste, tout le monde se la raconte, s'illusionne, mais lui a détrompé le désir, a atteint un haut niveau de maîtrise ; et il ne vient pas à l'esprit de lui demander pourquoi il éprouve un tel besoin de parler, de se la raconter qu'il maîtrise, alors qu'en réalité, il ne maîtrise rien du tout, et que le moindre bandit gitan a davantage triomphé de ses peurs que lui . Lacan a refusé tout soin de son cancer, l'a dénié jusqu'au bout .

Le fait de jargonner savamment sur un objet de science donne une illusion de maîtrise liée à l'incompréhension soumise des auditeurs ; c'était la médecine de Molière ; et la race en est toujours fort vivante, des économistes aux psychanalystes . La mort du patient n'en reste pas moins inévitable .

Il parle, il parle, le théoricien de la vacuité de l'objet de la nostalgie, mais la mélancolie, comme la lune, restent présente . Le génie et la mélancolie restent liés, des siècles après Aristote . La puissance qui naît de la vacuité, La création restent hors de portée de la définition, parce qu'il est de l'essence de la nouveauté de ne pouvoir être définie par les mots ...Regarde, suspens ton jugement : c'est ; la lune, ta mélancolie, le silence des montagnes, le grand amour . Aucun mot, aucune puissance humaine ne peuvent rien contre cela . Le jargon est cendres . L'illimité est vivant, te regarde et te parle . Maître Dogen dit : l'inanimé expose la Loi . Le silence du Maître est la plus haute forme de son enseignement .

La vérité du discours limitant est de rassurer le bloom sur la solidité des limites du monde construit par le nihilisme, ce monde tout à fait invivable et qu'il faut bien habiter . La vérité du discours lacanien sur la nostalgie, comme sur la mélancolie, est d'être exactement fonctionnel au monde du nihilisme . La vérité de ce discours est purement et simplement d'être un poison, de n'être rien d'autre qu'un avatar de l'idéologie racine .

L'homme moderne qui se veut tout puissant, peut entendre qu'il est parlé par le langage, le parlêtre, et tout ce que l'on veut, parce qu'il croit encore que ce discours lui donne une maîtrise . La maîtrise promise par le récit progressiste, la compréhension et l'éclairement des ténèbres, de la peur et de la mort, la définition de l'infini . Il croit encore que la levée de l'illusion est la confirmation de son monde d'homme moderne, un monde de choses, objets, outils, de temps, travail, vacances, de « travail sur soi », de « loisirs ». L'homme moderne ne peut même pas comprendre William James, un philosophe on ne peut plus positif, quand il atteste des faits de vision, et en tire la conclusion que la vision moderne du monde occulte une grande part de la réalité des mondes . Il ne peut comprendre que la levée des illusions, en ce qui le concerne, ne peut être que la compréhension que son impression d'être le fin du fin de l'histoire et de la pensée de l'humanité est un leurre vide ; que son jargon n'a aucune charge de monde .

La seule charge du jargon progressiste est un narcissisme pathologique, la croyance fanatique en la toute puissance humaine . Un fanatisme aveugle qui n'est possible que dans l'immaturité entretenue de l'homme dans le Système, dans l'absence d'affrontement à la réalité, à la douleur qui permet de vivre la sagesse tant de l'âpre saveur de la vie, que de l'intense et concrète proximité de la mort . Un fanatisme né de la peur et de l'aveuglement volontaire aux abîmes, au creusement de l'abîme au cœur de soi qui est la source de la puissance non de l'ego, mais de ce qui le porte, de ce qui est foudre, et le foudroie .

La raison n'est qu'un dispositif de refoulement de la volonté de puissance . Un homme moderne moyen serait ridiculisé par un paysan grec de l'antiquité dans la moindre épreuve vitale, que ce soit la survie isolé, ou d'affronter une crise personnelle .

La désillusion authentique est la désillusion de la désillusion fictive des modernes . Le sentiment de supériorité des hommes de ce temps n'est qu'un effet de l'ignorance . Il est impossible d'entamer sans cette lucidité la lutte initiale .

Vive la mort !

L'étoile de l'Alliance des démons errants .



(Andrew Bell Art)


Ils ne voient qu'une faible mesure d'une vie qui n'est pas une vie, et, condamnés à une prompte mort, ils sont enlevés et se dissipent comme une fumée. Chacun d'eux est instruit de cela seulement qu'il a rencontré par hasard au gré de ses errements, et il ne se vante pas moins dans sa frivolité de connaître le tout. Tant il est difficile que ces choses soient vues par les yeux ou entendues par les oreilles des hommes, ou saisies par leur esprit. Toi donc, puisque tu as trouvé ton chemin jusqu'ici, tu apprendras, mais non plus que l'esprit mortel ne possède de force . Empédocle

***


Lorsque les hommes eurent commencé à être nombreux sur la surface de la terre, et qu'il leur fut né des filles, les Anges de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles, et ils les prirent pour femmes parmi toutes (…). Les géants étaient sur la terre en ces jours là, quand(...) les filles des hommes (...) leur eurent donné des enfants . Ce sont là les héros renommés des temps anciens . (Livre de la Genèse)

Les Anges apprirent aux hommes la science (...)[mais les géants] dévorèrent le fruit du travail des hommes (…) puis se tournèrent contre eux pour les dévorer . Et ils commencèrent à pécher contre les oiseaux et contre les bêtes, les reptiles et les poissons ; puis ils se dévorèrent la chair entre eux, et ils en burent le sang ; la terre accusa les violents . (Livre d'Hénoch éthiopien)

Il y a un oracle de la Nécessité, une antique ordonnance des dieux, éternelle et fortement scellée (...): si jamais l'un des démons, qui ont obtenu du sort de longs jours, a souillé criminellement ses mains de sang, ou a suivi la Haine et s'est parjuré, il doit errer trois fois dix mille ans loin des demeures des bienheureux, naissant dans le cours du temps sous toutes sortes de formes mortelles, et changeant un pénible sentier de vie contre un autre . Je suis l'un d'entre eux...Empédocle


La rivière des tes cheveux
Scintille au soleil noir
L'espace infini de nuit et de flammes
Je m'y enroule comme l'oiseau de nuit parmi les étoiles
Comme le noyé parmi les algues
Long est le chemin des hommes au corps blanc
Corps de lumière
Tournoyant vers l'abîme

La lumière de tes mots
La texture de ta voix
Sont comme l'épaisseur d'un roc
La peau du reptile immémorial
Sous la paume de ma main
Comme l'écorce du bouleau
L'enracinement dans les millénaires
Sur le temps d'un son
L'écho du sixième jour
Mon être entier résonne de la caresse de ta voix
Mon âme pleure
Pleure de joie

Et je compris tout d'un coup, de la manière la plus inattendue, que depuis toujours je l'aimais, j'aimais cette femme...c'est incroyable, non ?(...) Elle affirma d'ailleurs par la suite que les choses ne s'étaient pas déroulées de cette manière, puisque nous nous aimions évidemment, depuis très longtemps, depuis toujours, sans nous connaître, sans nous être jamais vus (…) Boulgakov

L'Aube de l'âme coûte le prix du sang
Souffle rouge des aurores
Rouge de tes lèvres frôlées par l'onde des éternités
Souffle des horizons
Le prix des ongles enfoncés dans la paume
Griffes du rat noir
Le prix des larmes toujours retenues
Comme une larme sur le velours rouge de la rose
Posée sur le mémorial des hommes passés
Le monde entier se voit dans son miroir
Je t'ai tellement, tellement attendue au bord des fleuves

Et quand un mâle est crée, nécessairement sa partenaire féminine est crée en même temps que lui, parce que l'on ne fabrique jamais d'en haut une demi – forme, mais une forme entière . Et l'on ne produit pas d'en haut une âme qui ne comporte pas mâle et femelle (…) c'est ainsi que l'homme fut crée androgyne par l'âme . A savoir deux figures, une forme mâle et une forme femelle . Et avec l'âme de tel mâle a été crée l'âme de tel partenaire féminine, selon le secret de " Il insuffla dans leur narines un souffle de vie" (Gen 2, 7), selon le secret de « mâle et femelle il les créa », selon le secret de « Il prit un de ses côtés », et selon le secret de « Adam dit : cette fois c'est l'os de mes os et la chair de ma chair (...) ». Pour cette raison la lune ne reçoit de lumière qu'à partir du Soleil (...) . (…) et c'est le sens de : « Bethsabée était promise à David depuis les six jours de la Genèse . »
(…)Joseph Gikatila .

Ainsi toutes choses inspirent le souffle et l'expirent...Empédocle

L'œil est une peau caressée par la lumière
Sous le souffle de l'aube mon cœur bat la musique des lumières
Ou est enserré par l'étouffement des nuits
En moi le congre ne cesse de se tordre
La vie du guerrier est celle d'un mort
Et d'un vivant

Sur le fleuve le soleil unique se reflète en formes longues ondulantes
Serpents de nos vies
Dans l'unicité de l'Un toujours se creuse le vide de la colère
Le temps se déroule
Écailles de dix mille miroirs
Le temps est cela fils de l'être déchirure
Du sixième jour
Haine, colère, labeur dur et forcé
Le temps s'enroule dans le déroulé de nos tripes
Il n'y a pas de paix sur les rives des fleuves
Et c'est où elle n'est pas
Qu'il faut la trouver .

Car vraiment l'Amour et la Haine étaient avant les temps, et ils seront ; et jamais, à ce que je crois, le temps infini ne sera vide de ces pôles . Empédocle.

Tu peux chercher le crocodile où il est
Et la douleur
Tu ne peux pas chercher la morsure de l'Ange où elle est
Car le lieu est le lieu de ton haut désir

I don't know why I go away...

Cherche et tu trouveras
Qu'il ne faut pas chercher
Si tu trouves l'Ange
Sauras-tu lui demander
Un long baiser
De sang
Tant le passé a construit la colère et la haine
Et forgé dans le déchirement
La puissance de déchirer
Un être rageur

Ce qui est un cercle se déroule sur des lignes qui s'écoulent indéfiniment
Et des lignes spiralent sur les eaux du fleuve
Elle s'en est allée
L'éternité
Insaisissable comme les eaux du fleuve
Et lovée
Serpent dans la caverne du cœur
Endormi éternellement

Je suis maintenant l'un de ceux-ci, un banni et un homme errant loin des dieux, car je mettais ma confiance dans la Haine insensée. Empédocle.

Ce qui n'est nulle part
Mes pas l'ont cherché dans les parcours du monde
Les pénibles sentiers
Sur la route de la baleine
Dans le nid de la douleur
Au puits de l'angoisse
Sur le chemin des bêtes sauvages
J'ai recherché mon amour
Parmi les entrelacs des ronces
J'aime leur déchirement emmêlé sur mes jambes
Le sang qui s'écoule de leurs lames
Apaise les ronces emmêlés de mon âme
Cruelle et obscure
Le tigre intérieur me dévore
De convulsions
Mes yeux mes dents éclatent
Au marteau blanc de l'angoisse

Ce que l'image infinie avait promis au soleil
Un baiser l'a déposé
A mes pieds
L'infime immensité
La grâce
Le pardon du démon accordé à lui même
La réconciliation
L'Alliance du retournement
La mer sans mesure
Le sans fond
Le délice et la grâce des larmes
Les mondes s'enroulent
Dans les plis de nos draps
Comme les rêves se déroulent
Des plis du soleil intérieur
Qui rayonnent de rosée
De parfums de toutes les fleurs des temps passés
Des parfums

Tout sacre, toute onction, toute initiation reçue, s'imprègne en la substance vivante (...)

Tôt ou tard le tentateur est un visiteur familier
Qui te regarde
Qui court autour de tes nuits
Par la forme de la haine
Une si ancienne compagne soufflée comme
Une fleur de pissenlit
J'entends ses pas
Il prend la forme d'un être nocturne
D'un rat noir issu des déchirures de l'âme
Qui déchire le monde

Alors le monde lumineux est un piège aux longs rebords vides
Un vide creusé dans le plissement des mondes
Dans l'impermanent s'enracine le permanent
Le fleuve s'insinue sous le sol
Le soleil est bu par le sable de l'horizon
En longues veines de sang
La mer enserre mon seuil

Malheur à celui qui a perdu le céleste pays et la grande amitié . Taliésin

Le monde est dans la poche de Dieu
Comme un mouchoir plié sur des trésors
Dans la poche d'un enfant

Tes yeux recueillent les ténèbres et les nuits
Ton souffle les vents déroulés sur les mers
Miroirs du ciel
Tes cheveux recueillent l'obscur des forêts
Sur ta peau se lovent le commencement et la fin
Tel fut l'ordonnancement des destins
Le regard de tes yeux fut grâce
Ta main ouverte me releva du royaume des morts
Tu m'infusa le soleil

Car tous ceux-ci — soleil, terre, ciel et mer — sont un avec toutes leurs parties, qui sont dispersées loin d'eux dans les choses mortelles . Empédocle .

Je dépose la fleur et j'accomplis les rites
L'âme détruit ce qui est vu
L'esprit avale les formes comme un dragon de flammes
Détruire ce qui est vu est cela
La vision

Le passé déroulé s'enroule et se résume en un instant
Le serpent est l'ami et la couronne du démon
L'amour mortel a offert la grâce aux âmes immortelles
Le baiser a offert la grâce à l'éternité
Et l'éternité s'est retournée vers lui
Tu es la Sulamite
Ta peau est noire du soleil invaincu
Noire d'avoir recueilli le monde de lumière parmi les ténèbres
Sous l'arbre du monde
Le suc du fruit s'imprègne en la substance vivante
Tu es l'île
L'Éden ici et maintenant


Où est le Jardin d'Éden ?(...) On lui répondit : sur la terre . Livre de la Clarté .

Que par cette onction la puissance de l'Esprit Saint pénètre par votre sang jusqu'à votre cœur – Formule de sacre .

La guerre de glace du monde moderne .

(Mishima)



Il sera difficile de dire un jour, comme il est difficile aujourd'hui d'écrire, ce que fut le sort de notre génération, de ceux qui sont nés au monde après les Trente Glorieuses . Le monde était terminé pour nous, il était déjà pris . Nous sommes une génération d'un front invisible, et d'un front dont il est possible de rire . Le front invisible de la guerre de glace que le Système livre à l'individu .

Cette guerre est fait de mensonges et d'injustices des parents aux enfants . Les gens du baby-boom et du papy boom sont les mêmes . Environ 80% du patrimoine du pays est au mains des plus de soixante ans . La retraite moyenne est supérieure au salaire moyen . Environ 50 du revenu va à 1% de la population . Dans le Spectacle, on nous serine avec les tant de % de revenu en moins des femmes par rapport aux hommes, mais jamais avec ces chiffres là . Ces chiffres là disent très simplement que les générations des Trente glorieuses, au pouvoir, sacrifient massivement les générations venues derrière elles pour conserver dans cette période de difficultés le niveau de vie acquis à l'époque de la prospérité . Les États sont endettés pour des dizaines d'années, c'est à dire que l'avenir est vendu par les classes au pouvoir . Ces chiffres disent aussi que la démocratie du Spectacle est un pouvoir d'essence oligarchique, tout à fait incapable d'équilibrer la puissance de la richesse, ou de piloter un changement social quelconque . Elle est un sous-système de neutralisation et de confiscation de la parole des peuples, comme le Spectacle . Un changement social d'ampleur dans un pays démocratique moderne, ce n'est jamais arrivé . Même au début des années 80, avec l'élection de Mitterrand . Cela n'arrivera jamais .

Un exemple ? Ce qui est nommé la « réforme des retraites » veut dire ceci : plus vous arrivez tard, plus vous paierez pour les autres, et vous n'aurez rien . Cela n'est ni juste ni solidaire : c'est un mensonge, et un égoïsme absolu . Les plus vieux auront encore en plumant tous les autres . Sur les routes, nous voyons des retraités européens avec un camping-car valant le prix de l'appartement d'une jeune famille, et c'est la société solidaire de l'Occident . Dans une société communautaire, si les revenus diminuent, les part de chacun diminuent en proportion égale ; mais là « on » dit que ceux qui sont déjà payés au plus haut resteront au plus haut quoiqu'il arrive, et que les autres peuvent crever . Et dans le Spectacle, on crie de cette spoliation « solidarité » . Pour comprendre l'absurde injustice de cette « réforme », imaginez un tel partage de la nourriture dans un petit village : les parts des vieux sont fixées en années maximales ; si la récolte est mauvaise, on ne fait pas d'économie globale sur la part de tous, en faisant une répartition égale - on permet à certains qui ne labourent plus le gaspillage, et on rationne les autres jusqu'à la famine . Vous croyez que ce partage paraîtrait « juste » ?

Mais au fond, que l'on nous nous vole même un espace de vie n'est rien . Le pire vol est sans doute le vol de la vie, de l'existence, au delà des moyens de l'existence . L'idéologie de l'école est le nihilisme positiviste, déjà constituée et dominant il y a plus d'un siècle en Europe . La poésie est une bavasserie morale et insipide, et la philosophie un catéchisme républicain trop souvent prétentieux . Il y a la morale, que l'on pose d'autorité, aussi bête soit-elle ; les problèmes, que l'on a droit de discuter en vain, comme un jeu un peu con, et les sujets qui n'existent pas, qu'il ne faut pas évoquer, sinon avec mépris, ou avec deux trois effets « psychanalytiques »comme l'angéologie, ou la vie philosophique des platoniciens .

Depuis la crise, l'emploi, la recherche d'emploi est la totalité de la vie sérieuse, permise . Faire des études gratuites, pour le savoir – une pratique noble et courante de sociétés plus pauvres, plus laborieuses, plus douloureuses que la nôtre, est de plus en plus suspect . En réalité, les écoles de commerce, les grandes écoles, avec leur modules de culture générale vides, sont de plus en plus la norme de l'Université même . Les filières de philosophie se mettent à la pop-culture, celles d'histoire à des « thèmes de société », façon polie de nommer le traitement spectaculaire des « problèmes de société » . Avoir un contact authentique avec un courant spirituel, et même culturel, d'ordre supérieur, est devenu rare pour un étudiant . D'ailleurs cette notion restera discutée ou incomprise de la plupart des lecteurs .

La vie s'exténue . La guerre est plus qu'une métaphore, elle relève d'une véritable problématique de la survie dans le monde moderne . Elle résulte d'une perte de plus en plus totale et du loisir, de l'otium antique, de la possibilité de penser, et d'une perte de plus en plus radicale de l'autonomie pour chaque individu . Depuis 1973, les chocs économiques ont balayé des vies, en dehors de toute capacité même à vraiment comprendre pour la plupart, et de toute capacité à résister pour pratiquement personne . Avoir un lieu à soi, avoir la capacité de se protéger soi-même, avoir une fonction sociale légitimée par les autres hommes, avoir des liens sûrs et sécurisants, pouvoir agir sur son environnement proche, avoir une vie symbolique riche – autant de barrières franchies par l'envahissement du Système, d'humiliations et de déracinements non exprimés, vantés comme des conquêtes sociales, la flexibilité, la mobilité, l'employabilité, et toutes ces conneries d'esclaves vendues comme des logos .

C'est une infime minorité d'hommes aujourd'hui qui a véritablement un lieu, un lieu connu depuis l'enfance, un lieu que nul ne peut saisir, qu'il ne peut pas perdre, voir vendu à l'encan avec l'ensemble des vestiges de son passé . Qui peut planter un chêne et le voir grandir ? Ce désir mythique en ce monde est vendu, vendu à crédit sur dix à trente ans à la masse des hommes . Ce désir est le fondement de la crise dite des subprimes . Ce simple lieu était sans doute, aux yeux des Grecs de l'antiquité, le plus sûr fondement de la liberté individuelle . Et quand bien même je serais propriétaire d'un tel lieu, je ne peux même y construire une grosse cabane sans faire des dossiers, sans demander poliment, respectueusement, dans les formes, l'autorisation . Quant aux nomades, l'autre forme noble de vivre l'espace, ils sont chassés comme des chiens errants .

En réalité, ce qui ne cesse de progresser, dans le monde libéral, ce n'est pas la liberté, que personne ne peut plus comprendre comme la liberté d'un Grec ou d'un chevalier de fortune . Ce qui progresse, c'est la dépendance . La dépendance du salarié au patron, du locataire au propriétaire . Et une dépendance insidieuse, qui progresse comme un nœud coulant . Le crédit n'est pas, au fond, une liberté : il est l'achat d'une dépendance . Le crédit immobilier, de plus en plus élevé et long, avec la hausse des prix de l'immobilier – toute la surface de la terre est appropriée – est l'achat par une banque d'une dépendance de l'homme . Pendant dix, vingt, trente ans, ceux qui ont pris un tel crédit sont des serfs de la banque : il ne peuvent quitter leur lieu sans payer des droits . Ils ne peuvent se quitter eux-même sans d'infinies complications, sans difficultés . Le crédit fait du lien affectif un travail, un lien professionnel, et d'une vie sexuelle monolithique une règle d'ingénierie financière, compensée par les sex-toys, le porno, ou un échangisme minable . Des millions d'êtres humains travaillent des dizaines d'années pour acheter des cubes de béton un peu partout, souvent malcommodes, et pourris sur pied . C'est si vrai - l'analyse du crédit en terme de dépendance – que les dettes des pauvres servent partout, par exemple en Amazonie, à former des catégories de nouveaux esclaves, par des dettes qui ne peuvent être remboursées – servent à étouffer totalement des ménages, réduits au travail et à la survie .

Les propriétaires de capitaux ont aussi acheté la dépendance des États, vendue par la classe des hommes politiques élus . Dans le cas du crédit, l'élection à temps court est totalement perverse, puisque l'homme qui prend le crédit n'est pas celui qui le paye . Les peuples paieront, voilà le sentiment général de l'oligarchie, qui se gorge de crédit, fait un plan de rigueur de quinze milliard en en dépensant bien plus dans l'ensemble des guerres coloniales, dont les profits sont privatisés . L'oligarchie qui prête et celle qui emprunte, et élabore les lois sont fortement incestueuses . La crise bancaire a montré ce va – et-vient d'un coffre virtuel à l'autre . Les politiques de rigueur, les politiques de monnaie forte sont des politiques du plus fort au plus faible, et sont les politiques de règle, que l'on vante comme vertu, comme règle d'or . Les révolutions sont toujours des effondrement monétaires, des abolitions des dettes, c'est à dire des effondrements de la dépendance des pauvres envers les riches – à Rome, à Munster à la Renaissance, avec les assignats en France, en 1917 – et certains demandent encore le remboursement des emprunts russes .

Le crédit est le moteur du Système, puisque les prêts se font non sur les revenus réels, mais sur les espoirs de revenus ; et le crédit nourrit la croissance du Système qui nourrit le crédit, sauf que les espoirs vont plus souvent au delà de la réalité qu'en deçà, et que les crédits s'accumulent . Le Capital est bien ainsi le centre du Système, cette expansion maximale du déploiement de la puissance matérielle, cet arraisonnement de l'homme et du monde pour la production quantitative .

L'achat par le crédit et le salaire de la dépendance des hommes, qui ont appris toutes sortes de gestes liés à cette dépendance par la consommation : voilà comment le Système, lentement, fait de la vie humaine un désert blanc . Les hommes d'autres cycles vivaient, comme le Grecs, dans des maisons minuscules et non chauffées – et ils considéraient avec mépris, comme un esclave en puissance, celui qui voulaient davantage . Une seigneurie médiévale était d'une très large autonomie, économique, politique, militaire, artistique et religieuse même . La liberté d'un paysan libre était à la fois beaucoup plus dure, et beaucoup plus large que la nôtre .

Dans le Système, la dépendance de l'homme ne cesse de s'aggraver ; et la progression technique toujours plus fine des techniques d'identification est très largement liée à cela : les hommes ne doivent pas se soustraire à leurs multiples réseaux de dépendances, à leurs dettes, dettes symboliques et réelles . C'est cette soustraction aux chaînes de la dépendance que la disparition permet justement d'obtenir . Régulièrement, un homme tue autour de lui, brise ces dépendances devenues étouffantes, se suicide ou disparaît – et ces accès de folie résonnent dans le Spectacle de toute la tentation cachée, indicible de millions d'autres, tout comme le modèle du criminel peut être glorifié dans le Spectacle pour la tentation d'indépendance qu'il porte . Le criminel d'argent sort, se libère de tous les liens de dépendance que sa classe ou sa naissance lui donnaient comme destin – et pas par hasard, mais par ruse, rage et combativité . A vrai dire, un tel homme, qui ne verse pas le sang par cruauté, qui ne viole pas, ne peut être sincèrement méprisé dans le peuple, et depuis des siècles . Et cette popularité authentique, non construite par le Spectacle, est l'expression même des désirs masqués de tous les hommes enfermés dans leurs liens .

Nous sommes envahis de normes et de recommandations, jusqu'au plus intime ; comment dormir, faire l'amour, penser, comment penser son travail, juger du bien et du mal, éduquer ses enfants, se laver – je crois qu'il n'est pas un espace de l'intime que l'intensification du Système ne puisse envahir, comme l'impérialisme est la manifestation, avec le retour massif de guerres coloniales, de l'extensification indéfinie du Système . Nous sommes soumis à une pression coloniale d'intensification du contrôle, une pression proprement indéfinie, totalitaire, mais sans violence visible, sans déclaration de guerre, pour notre bien, notre hygiène, notre santé . Notre génération n'est pas, comme la génération de la fin du siècle dernier, une génération du front, mais une génération de l'impuissance, du néant, du divertissement permanent de l'essentiel, du report toujours reporté du grand désir de vivre enfin, de la recherche d'emploi, de la dépression . Ce que nous ont toujours dit les « adultes », les vieux devant nous, c'est : confiture hier, confiture demain, jamais confiture aujourd'hui : « il va falloir faire des sacrifices », en 73, 79, 83, 86, 88, 95, et encore et toujours . Les sacrifices n'ont pas empêché un grand enrichissement du pays, d'ailleurs .

Prenons l'exemple de Twitter comme miroir du monde moderne . Le modèle de Twitter est celui d'un monde atomisé, mécanisé et hiérarchisé de manière purement binaire . Il n'est que des individus, des chiens ou des moutons . Le dominant se montre comme modèle et miroir, dans un jeu de narcissismes virtuellement tout-puissants . Le seul lien social qui reste est celui de l'imitation sans reste . C'est un modèle totalitaire et vide de toute créativité collective en dehors d'effervescences éphémères à sens unique ; et ce modèle est suivi et partagé sans critique par la « gauche » et par la « droite » spectaculaire . Mais que leur reste-t-il à discuter ? Et comment ? Il n'y a là aucune discussion possible . Tel est le modèle du monde libéral, telle est la solitude absolue de l'homme encore vivant qui s'y trouve enfermé – un rat emmuré en route vers le bout de la nuit .

Il y a une guerre, et nous sommes une génération de la guerre, aussi marquée, avec un aussi puissant sentiment de trahison que les anciens combattants . Notre expérience de l'anéantissement, du déni de la douleur, de l'impuissance face à des destructions vitales pour nous – la crise économique est aussi aveugle qu'un tir d'artillerie - n'est certes pas physiquement comparable, mais nous ne pouvons plus l'oublier ou le nier . Certains y croient encore, au catéchisme moderne, les progrès de l'esprit humain, les lendemains qui chantent, la conquête des libertés . On nous a menti, on nous a raconté des histoires, l'histoire des déclarations des droits de l'homme, du racisme, du féminisme, de la lutte contre les discriminations, en attestant toujours plus puissamment la discrimination par l'argent . On a glorifié le C.N.R ou la Résistance, on a lu la lettre de Guy Moquet, on nous a fait agiter des drapeaux, en démantelant méthodiquement toute la solidarité, tout l'espoir de justice, tout le contrôle des grandes féodalités d'affaires trempées dans la collaboration que le C.N.R avait justement élaboré . Droite comme Gauche . La Droite a couvert Papon, et la Gauche a couvert Bousquet, des criminels d'une atrocité rare . L'Empire perpétue sous Obama le refus des protections juridiques, les assassinats ciblés, la torture, en pleine conscience .

Les hommes de gauche ou de droite ayant un minimum d'idéalisme doivent enfin se voir comme ils sont : nus, asservis, dépendants tout autant que des esclaves, les yeux pleins d'étoiles, les bouches pleines de slogans vides . Il ne reste que des individus parmi les ruines . Celui qui, comme les hommes nus de Kourouma, se voit enfin comme il est, comme le vestige des anciens mondes où la solidarité, la justice, l'amour étaient nobles – de mondes où il était possible de glorifier l'homme pauvre, le renonçant, l'ermite, comme un homme porté par une liberté supérieure – un tel homme est le seul négatif vivant, la seule braise de l'océan de cendres que laisse le dragon du Système dans nos vies . Seuls ces hommes peuvent être, associés, reliés, des forces de transformation . Seuls ces hommes peuvent comprendre que la dureté envers soi-même, dans un exercice continu, est la voie de la libération du Système .

La dépendance est construite sur l'éducation au confort, sur l'incapacité à aimer la vie dans sa plénitude, d'être, d'être partiel, mortel . L'anesthésie par exemple, l'incapacité à la douleur, est une puissante voie de dépendance . La mort technologique des soins palliatifs est une horreur . Vivre avec la douleur et la mort, comme avec l'extase et la joie, est vivre en homme libre . Je ne veux pas mourir dans le silence anesthésié d'un hôpital . La mort lente de la grande vieillesse dans les maisons des vieux, suivie des soins palliatifs : voilà la mort vécue de notre guerre, dans sa dimension d'anéantissement de l'individu, de réduction à la dépendance et à l'immaturité qui touche même les plus puissants . Cette mort est liée à l'éducation à la faiblesse, à la fuite devant la nécessité unique de la mort . Il est un âge, et un état, où l'homme noble désire la mort .




Voyez l'image de Gandhi, nu, accroupi à même le sol, penché sur un rouet . Cet avocat, qui a longtemps vécu en costume européen . Que dit-il ainsi ? Il dit qu'il n'a pas besoin de la majesté du colon, pas besoin de sa technique ou de sa puissance, pour lui résister . Sa résistance est d'abord spirituelle : elle est le « se tenir dans la vérité » . Il n'a pas besoin du tissu anglais qui a ruiné l'économie autonome de l'Inde . Il mange une nourriture pure, enracinée, il s'assoit par terre, il fait lentement son propre fil . Il proclame, par sa petitesse, la puissance indomptable de la liberté du sage, étrangère au Spectacle et à la matière . Sa principale méthode de résistance est le refus méthodique de collaborer avec l'occupant, diffusé au plus profond de la population . De tout cela nous sommes encore incapables – mais c'est la seule direction puissante .

Les hommes nus de l'Afrique coloniale voyaient dans leur nudité le bouclier de la liberté . Saint François fut libre par le refus des richesses de son père . Les Upanishads du renoncement glorifient la liberté de l'ascète nu . La nudité dont je parle n'est pas d'abord la nudité physique, mais l'acquisition d'une nudité mentale, le refus de toutes les concessions verbales ou mentales que l'on fait tous les jours au Système, quand on commente un morceau du Spectacle, quand on accepte de regarder un produit du Spectacle, quand on fait mine de croire important un « problème de société », une « affaire de société », au moment où se déroulent des guerres coloniales et la spoliation financière du monde . Au présent cycle toute lumière naît du fond des ténèbres, toute œuvre, toute parole puissante naît du désespoir, du détachement de l'espoir . Et la parole qui ne devient pas monde n'est pas une parole .

La nudité dont je parle est la forge d'un fanatisme de la lucidité qui rende vitale, brûlante et urgente la question de la vie essentielle . Le fanatisme radical du fidèle d'amour est l'embrasement de l'Aube d'été, l'autre nom de sa grâce .

La nudité dont je parle est une voie qui interdise les échappatoires imaginaires, ou l'attente passive, ou le ressentiment et l'impuissance, mais pas le non-agir contemplatif, pas les délices du sang et du souffle, de la volupté et de la mort . J'ai compris cela autrefois, une nuit d'hiver, au plus près des vagues glacées de la mer . Il me fallait mourir, ou combattre pour construire un monde où il soit possible de vivre . Il n'était pas nécessaire de réussir . Le combat suffirait .

Nous avons ensemble, amis, à conquérir ce fanatisme de la lucidité . Le Hagakure dit : la puissance d'un homme réside essentiellement dans son fanatisme . C'est un fanatisme sans croyance, uniquement tourné vers la résistance à l'arraisonnement de plus hautes puissantes qui vivent à travers l'homme .

Se tenir dans la vérité est la force infime des temps, et la sauvegarde de l'homme anéanti de ce monde .

Vive la mort !

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova