Videmus nunc per speculum in aenigmate, tunc autem facie ad faciem . Le monde spéculaire des mots .

(Dante et Béatrice . Notez l'inversion des symboles stellaires,caractérisitique de la Voie de la main gauche)


Le travail que représente ce texte est un travail de conjectures . Selon Nicolas de Cues, l'homme doit faire des conjectures, et ne peut qu'approcher indéfiniment de la vérité . De fait, l'homme, ou sa conscience, ne connaît que ses réactions à ce qu'il pose comme étant étranger à lui, et cela, ses réactions, peuvent lui servir à connaître, peuvent être des signes du monde – mais il n'a accès qu'à lui même et à ses mouvements intérieurs . « Les sentiments ne sont pas des représentations relatives au monde extérieur, mais des adaptations internes à des situations internes des systèmes psychiques », dit Luhmann .

A partir de l'interprétation comme des signes de mondes des mouvements de l'âme, nous autres hommes, nous nous prononçons implicitement, ou très rarement explicitement, sur des ontologies, c'est à dire sur des nomenclatures des types d'étants légitimes constituant le monde, ou les mondes .

Cela est vrai de la théorie de l'idéologie racine, ou pensée moderne la plus générale, selon laquelle tout étant véritable et une chose, et selon laquelle le type d'étant nommé chose matérielle – le corps, tel bien mobilier, par exemple – est la mesure de l'intensité d'être des autres étants, liens, nombres, temps, espace . Par exemple le lien n'est que par référence aux choses qu'il relie, ou le nombre n'est pas vraiment un étant, puisque l'on ne peut le localiser, le toucher, etc . De même, en médecine, un mal que l'imagerie médicale peut manifester est un mal certain, comme une tumeur, et la dépression mélancolique est un mal plus difficile à admettre comme tel, puisque plus difficile à rendre visible, c'est à dire à doter d'un caractère de chose, d'une (res, la chose) réal-ité .

L'idéologie de la chose pose qu'il ne peut exister de savoir qui ne soit communiqué par un médium (singulier de média, intermédiaire) qui ne respecte les lois des choses, les cinq sens, le temps et l'espace par exemple . Cette idéologie pose l'antériorité du corps sur le psychique, puisque le corps est chose, et non le psychique ; elle nie les phénomènes psychiques sans support corporel, les fantômes, par exemple . Les sciences cognitives issues de l'idéologie adorent aussi l'imagerie médicale de ce qu'elle dit être « la pensée », sans comprendre que la pensée elle-même, par exemple la logique, ne peut être située dans l'espace, puisque la validité logique doit par définition être indépendante d'un lieu et d'un temps .

De l'auto-observation de son état interne, l'homme induit l'existence d'étants ; et plus est dure l'expérience du manque, plus est dure et certaine la réalité de l'étant qui manque . Il a ainsi été dit avec justice : la faim, c'est le réel . Plus généralement, ce qui manque cruellement est ce qui est le plus réel, et nous serions bien en peine de douter de la réalité de l'argent, ou de la force qui nous domine et nous humilie, quand nous sommes des résistants .

Pour des hommes comme nous tous, éduqués au sein de l'idéologie racine, il est extrêmement difficile de nier la réalité des choses matérielles que notre observation de nous-même, et nos actes de communication identifient comme telles . Si je vois ce que nul ne peut voir, et qui donc n'entre dans aucun acte de communication, j'aurais tendance à considérer ma vision comme une hallucination, c'est à dire l'apparence fallacieuse d'une chose du monde née de troubles de ma conscience . La solitude est une forme de folie . En identifiant une représentation comme hallucination, je reconnaît la légitimité de l'idéologie racine et de ses instances de dire-l'être, contre mon expérience ; je reconnais non une hallucination, mais bien une domination, et la peur du jugement de cette domination .

L'idéologie de la chose n'est pas un jugement contemplatif sur le monde, mais la partie fonctionnelle cognitive d'un mode d'être au monde global, d'une définition conjointe synchronique de soi et du monde . Par l'idéologie de la chose est affirmé que tout ce qui fait que la vie mérite d'être vécue est fait de choses matérielles, et que toute autre vie est une fuite vers les arrières mondes inconsistants de « l'imaginaire » entendu péjorativement, du symbolique lacanien, un truc nécessaire à la vie et à la conscience mais pourtant essentiellement faux et menteur . Par l'idéologie de la chose est affirmé qu'il est vanité de chercher à fuir le Système social dominant, Système véritable, c'est à dire partie séparée plongée dans un environnement, auto-constituée et se fermant sur elle-même, et donc négation de la totalité . D'être un système, cela signifie d'être fini, d'avoir des frontières, des portes et des fenêtres sur lesquelles veillent des gardiens . Les portes et les fenêtres doivent être voilés - ou encore, l'idéologie racine du Système prétend être non le témoignage de la clôture du Système, la seule réalité qu'elle peut être en soi et par soi, mais l'affirmation définitive de l'enfermement de la totalité dans le dire du Système – une déclaration de toute puissance sans reste .

Si dans mon expérience de la vie, dans la saveur, la sagesse du monde qui vit à travers moi, se manifestent des étants qui ne sont pas des choses – des anges, des visions, des songes prophétiques, des fantômes, je peux le noter, et continuer à croire en l'idéologie racine . Si cela n'a eu lieu qu'une fois, la consistance d'être de telles manifestations sera bientôt réduite à néant, le fameux « j'ai dû rêver » . Si cela se reproduit, je peux entamer des récits conformes à l'idéologie racine, comme la croyance aux « extra - terrestres », qui reste syntone à l'ontologie générale de la chose . Je peux aussi en arriver à nier, comme William James, la validité générale de l'idéologie de la chose, non par faiblesse, mais bien par rigueur .

Si j'admets que l'idéologie de la chose ne vaut rien de définitif, je peux reconnaître dans mon expérience des thèmes traditionnels de temps plus anciens . Ces thèmes sont en général reconnus, mais neutralisés dans les discours des savants modernes . Ils sont nommés de manière variable : thèmes littéraires, symboliques, mythologiques, représentations, folklore...l'ethnologie, comme la littérature, sont des dispositifs de neutralisation de l'ontologie traditionnelle . Si les anciens bretons croyaient aux intersignes, c'est à dire aux manifestations prémonitoires d'une mort à venir, ou à la communication instantanée de cette mort par des canaux immatériels à ceux qui étaient reliés au mort, l'ethnologie le décrit avec neutralité, c'est à dire en ne disant jamais explicitement qu'elle n'est pas dupe, que le savant sérieux qui fait de l'ethnologie ne peut pas croire aux intersignes, et à la « mentalité primitive » que cette croyance dénote . Pourtant les intersignes ne sont pas une croyance passée, mais une expérience vivante dont il est possible d'entendre toute sortes de manifestations . J'ignore ce que vaut l'ethnologue Dominique Camus, professeur d'université spécialiste de la sorcellerie des campagnes, qui a fini par écrire des livres de sorcellerie et a quitté l'université ; mais son parcours, je l'avoue, attire ma sympathie . De même, l'étude « littéraire » de textes aussi peu « littéraires », aussi peu neutralisés, que le De Vita Nuova de Dante, est la porte ouverte à toutes les dérivations, tous les divertissements de cette réalité : Dante parle d'une expérience vécue intense et réelle, pas d'un jeu verbal indexé au vide .

Je dis que la « littérature », le « champ littéraire », et l'étude « littéraire » sont des dispositifs de neutralisation d'ontologies étrangères à l'ontologie racine, car le procédé type de l'étude littéraire – au nom de la « neutralité des croyances »- est de présenter comme un divertissement des textes qui pour leurs auteurs étaient d'un sérieux absolu, qui engageait la vie même . Ni Dante ni Guillaume IX d'Aquitaine n'écrivaient pour divertir des hommes modernes de leurs activités réelles, sérieuses, leur « métier », leur entreprise, leur « marchés » . Ils n'écrivaient pas non plus pour créer un support utile à l'étude de « la langue », ou des « figures de style » . Leur œuvre était pour eux le travail sur ce qui dans la vie humaine peut avoir le plus de consistance et de poids, au sens de ce mot qui porte à choisir ce qui pèse vraiment, ce qui relève du choix crucial ; leur œuvre était vie, vie nouvelle . Ce mensonge fondamental de l'étude « littéraire », déjà évident sur l'ensemble des textes médiévaux, est éclatant sur l'étude « littéraire »qu'est l'exégèse moderne des textes bibliques, qui recherche des « genres littéraires », ou des « auteurs », avec une platitude toute moderne qui relève de l'autisme, là où des hommes ont engagé leur vie face à une mort atroce, face au martyre . La littérature moderne – et même une part de la philosophie - se pensent dans l'ensemble comme un loisir, ou un divertissement de l'homme fatigué par la réalité de ses tâches fonctionnelles ; mais il est d'autres textes qui ne sont pas de la littérature, et dont la lecture « de loisir » est une profanation, et une incompréhension préalable .

Le caractère fonctionnel d'un livre ne se marque pas seulement par le contenu, mais par la lecture à laquelle il invite – une lecture de divertissement, ou de ressaisissement de la vie . Une étude littéraire des pensées de Pascal est ainsi une incompréhension du feu . Comprendre réellement Mein Kampf est comprendre la pratique de la vie du IIIème Reich, pas de faire une étude littéraire du texte et de ses matrices sémantiques – de même comprendre l'idéologie racine n'est pas comprendre la sémantique d'une idéologie, mais sentir sur son échine la destination aveuglante, totalitaire du monde moderne - et il en est de même de tous les textes portant sur les formes de l'existence humaine .

A une jeune fille qui me demandait, dans l'aveuglant été des Pyrénées, à côté d'une source, comment les Cathares pouvaient croire le monde crée par le Diable, j'ai montré les montagnes désertiques, pelées, autour de nous – et je lui ai dit : regarde ces montagnes sous le soleil, comme elles sont dures, vides de toute vie, regarde comme les hommes meurent, et peuvent se haïr et se détruire – pense-tu toujours que cette croyance est si étrange ? J'ai vu son regard contempler longuement, gravement, avec un profond étonnement, les roches blanchies, et j'ai su dans le silence que nous avons respecté tous les deux qu'elle avait compris l'essence du Catharisme . C'était cela, le catharisme, cette expérience du monde, cette saveur de désolation et d'exil au cœur de la vie .

Face à son expérience, l'homme peut nier, revenir à l'idéologie commune, éclater de rire et écarter le sentiment de compréhension, de sympathie envers l'Autre monde qui le traverse sur le moment, et qui creuse un abîme – si finalement les cathares avaient raison, la vie ne serait-elle pas immensément différente – et cela est vrai pour ce genre d'expérience fugace . Mais si l'expérience engage totalement sa vie, comme celle de Paul sur le chemin de Damas, il ne reste que se proclamer fol, pour garder l'expérience commune que crée la communication idéologique, ou à entamer le retournement spirituel . Dieu a déclaré folie la sagesse du monde : telle est l'expérience de Paul, que le monde déclare folie . Le monde n'est pas alors un labyrinthe, mais un croisement de voies – l'alternative est alors : ou bien accepter le monde tel que les hommes le présentent, ce qui nie cruellement l'expérience vécue, ou bien initier le travail spirituel de dévoilement des effets du Voyage .

Pour celui qui veut parler, penser au miroir de l'expérience, et par les promesses du passé que portent les textes de la tradition des hommes, des voyants, il ne reste – les propres mots de Paul - que la possibilité de la conjoncture, de la spéculation – le dire du monde au miroir de l'expérience du monde – ce que traduit parfaitement le titre de Marguerite Porète, le miroir des simples âmes anéanties .

La puissante confusion de tant de textes, ceux de Böhme ou de Blake, comme ceux de Paul lui-même, est issue de cette source : le voyant, le plus souvent, vit une expérience, une vision, certaine, bouleversante, mais ne vit pas une audition qui ne lui resterait qu'à retranscrire, comme le Prophète . Le Prophète est au delà de toutes les grâces du voyant, en ce qu'il entend face à face, et non comme dans un miroir dans le mystère . Si le voyant conserve une grande puissance conceptuelle, il peut être un penseur rigoureux, dense, tirer les conséquences de l'expérience – ce fut le cas de René Guénon . Une expérience même faible suffit à faire d'une théoricien puissant un très bon théologien, un puissant métaphysicien, puisqu'il peut s'appuyer sur l'élaboration des siècles, pour peu qu'il leur apporte sa créance . Mais si son intense et continu effort perce le voile des mots, il saura, comme Thomas d'Aquin, que tout ce qu'il a écrit est de la paille par rapport à ce qu'il a vu, mais qu'il ne peut signifier davantage .

J'ai exposé le cadre général de la sortie individuelle de l'idéologie qui domine le monde moderne, sortie par la foi, et sortie par expérience . Le cadre aussi de la distinction du voyant et du prophète, même si les problèmes sont indéfiniment plus complexes ; il est rapporté ainsi des cas d'audition de textes entièrement spéculaires et énigmatiques, comme le Zohar ; des cas de visions extrêmement précises et qui semblent aisées à décrire, comme celles de Catherine Emmerich . Je veux cependant donner un cas de sortie extrêmement documenté et surprenant, puisque étant celui d'un penseur de référence de la modernité, homme rationaliste respecté du XIXème siècle et du XXème siècle, philosophe bien connu des amateurs de philosophie américaine, je veux parler de William James . James n'est pas sorti des cadres de l'idéologie racine par une expérience intime bouleversante, mais par l'examen méthodique, rationaliste, de témoignages portant sur des phénomènes « psychiques », « spirites » . Son témoignage est de très peu de valeur par rapport à la pensée orientale d'un Sohravardi, car le mépris pour les « phénomènes » est général chez les sages ( et chez James lui-même) ; mais il a la valeur toute relative à notre cycle d'être très proche dans sa mentalité et dans son parcours des réquisit de la « science » moderne, et d'être ainsi largement accessible – de ne pas être un coup de révolver .

William James fit ainsi une enquête personnelle sur les lieux où un cas de clairvoyance avait été manifesté par la presse . Une femme, dans un rêve, avait vu le corps noyé d'une disparue ; elle avait alerté les secours, qui avaient retrouvé le corps dans des conditions très étranges, étant donné l'extrême précision de la localisation fournie . Pour autant la voyante avait été jugée innocente de toute participation possible à la noyade, très probablement accidentelle . James fit des interviews de tous les acteurs immédiatement ; et ses conclusions sont les suivantes : « Il était assez clair qu'aucune de ces trois explications naturelles (c'est à dire ontologiquement conformes à l'idéologie : meurtre, suicide annoncé, témoignage d'un accident) n'avait la moindre vraisemblance . Un lecteur pour qui l'hypothèse de la clairvoyance est impossible aurait plus d'avantages à expliquer le cas comme dû à une coïncidence fortuite très exceptionnelle . C'est ce que je ferais moi-même sans hésiter, de pareils cas fussent-ils rarissimes (mais ce n'est pas le cas) (...)mon point de vue personnel sur le cas Titus est par conséquent le suivant : voilà décidément un document solide en faveur de l'admission d'une faculté surnormale de clairvoyance (…) » (comptes rendus de la Société américaine de recherches psychiques, 1907, Vol 1, part. 2) .

Et un an avant sa mort, ces propos dans un article extrêmement puissant, à la fois sceptique et fantastique, confidences d'un psychiste : « depuis ce temps, j'en suis venu à considérer l'écriture automatique comme appartenant à un domaine de l'activité humaine aussi vaste qu'énigmatique . Toutes sortes de personnes peuvent y être soumises (…) et quiconque entretient en soi cette faculté se trouve créateur d'une personnalité étrangère quelconque (...)La région de notre subconscient, en règle générale, semble être dominée ou par une folle volonté de faire croire, ou par quelque curieuse force extérieure qui nous pousse à la personnification . (…) . Je veux attester du caractère habituel de ce phénomène .

Ce que je veux attester tout de suite après, c'est la présence – au milieu de tout l'appareil de la farce – d'une connaissance vraiment surnormale . J'entends par là une connaissance dont l'origine ne saurait être attribuée aux sources ordinaires d'information – je veux dire les sens du sujet . Chez les médiums réellement forts, cette connaissance paraît être nourrie, bien qu'habituellement elle soit lacunaire, capricieuse et décousue (…)

De toute mon expérience ( et elle est assez limitée) émerge une seule conclusion (…) c'est que nous autres, avec nos existences, nous sommes comme des îles au milieu de la mer, ou des arbres dans la forêt . L'érable et le pin peuvent se communiquer leurs murmures avec leurs feuilles, et Conanicut et Newport peuvent entendre chacune la sirène d'alarme de l'autre . Mais les arbres entremêlent aussi leurs racines dans les ténèbres du sol, et les îles se rejoignent par le fond de l'océan . De même il existe une continuité de conscience cosmique contre laquelle notre individualité ne dresse que d'accidentelles barrières, et où nos esprits sont plongés comme dans une eau mère ou un réservoir . Notre conscience « normale » est assujettie à s'adapter non seulement au milieu terrestre qui nous entoure, mais en certains points, la barrière est moins solide et d'étranges influences, venues de l'au delà, vont s'infiltrant, qui nous montrent cette dépendance commune, autrement invérifiable (…) En supposant l'existence de ce réservoir commun de conscience, cette rive de laquelle nous approchons tous et où tant de souvenirs terrestres se trouvent emmagasinés, sans quoi les médiums ne sauraient les atteindre comme ils le font, quelle en est la structure ? Quelle en est la topographie intérieure
?

J'attire votre attention sur la démarche : les « médiums » font des choses que l'ontologie de base ne peut expliquer . James doit donc supposer un réservoir psychique impersonnel qui dépasse les psychés individuelles, mais peu structuré . James sort de l'idéologie racine parce que ses expériences vécues l'ont convaincu que l'ontologie « naturelle » ne pouvait permettre de comprendre des faits dont il avait eu soit des témoignages précis et concordants, soit une expérience directe . Sa théorie du réservoir d'âme impersonnelle est une hypothèse née de son expérience . Voilà ce qu'est la spéculation, une parole sur l'expérience . Elle ne peut être pleinement comprise sans accorder sa créance à l'expérience racontée, ou infiniment mieux sans expérience vécue ; mais la spéculation peut être aussi une voie de l'expérience . C'est là tout son prix, d'être un signe et un témoignage d'une expérience, bien plus que d'être une science sûre .

L'expérience et le témoignage des fidèles d'amour, ainsi que la conservation des sciences traditionnelles amènent également à une spéculation . Quand Joseph Gikatila cherche à expliquer l'amour absolu de David pour Bethsabée, qui semble légitimer une transgression – la figure même de Tristan et Iseult – il produit une spéculation à partir de son savoir . De même, il est possible de traiter comme un thème littéraire ces mots de Boulgakov : Et je compris tout d'un coup, de la manière la plus inattendue, que depuis toujours je l'aimais, j'aimais cette femme...c'est incroyable, non ?(...) Elle affirma d'ailleurs par la suite que les choses ne s'étaient pas déroulées de cette manière, puisque nous nous aimions évidemment, depuis très longtemps, depuis toujours, sans nous connaître, sans nous être jamais vus (…) mais en tant qu'ils décrivent une expérience, ils peuvent justifier une spéculation – il s'agit alors de dire dans quel monde cette expérience est possible, et ce monde est celui de la geste de Tristan et Iseult, comme celui de Gikatila .

Alors il faut vivre dans le monde de l'expérience, ou nier la vie pour se conformer à l'idéologie . Le monde renversé de l'idéologie nous dit que vivre dans le monde de l'expérience est être un rêveur détaché de toute réalité concrète, et que vivre en contradiction avec le souffle même de sa vie dans le désert du réel de l'idéologie est être un homme réaliste et porté au concret . Il faut pourtant le dire : le désert du réel, ce n'est pas que le réel soit désertique, c'est bien plutôt que le réel a déserté complètement l'idéologie racine, que la vie dans le Système, l'éloignement dans la représentation, est une déprivation de tout enracinement, une négation de l'être humain, corps, âme et esprit – l'homme qui ne vivra pas que de pain et de mensonge .

Le monde enraciné dans l'être est fantastique pour celui que l'idéologie racine a formaté . Mais le monde formaté par cette idéologie est pathologique, morbide et destructeur pour les hommes enracinés dans l'être, et peut être leur témoignage vaut celui des modernes . Dieu a déclaré folie la sagesse du monde .

Je ne peux en dire plus . Car en réalité, je veux penser l'expérience de la tentation, telle que la tradition la présente . Le tentateur, dans la vie de l'esprit, devient à un moment ou à un autre un visiteur familier .

***


Il semble impossible de savoir si l'ombre qui passe est une tentation, ou si elle est un signe . Il est impossible de savoir si la manifestation est celle d'obscurité ou de ténèbres . La décision sur le signe est celle d'une puissance au delà de l'homme . Le signe est étoile sur l'horizon de l'absence, de la nuit ; et l'homme est abîme sur l'horizon de l'ignorance . Aussi bien tel œil d'or qui te regarde peut être celui du Serpent ou celui de l'Ange – ou encore, l'œil du serpent peut être cela même qui sauve . Ce qui porte le cœur de l'homme vers la révolte peut être la voie du retour .

« Dieu vous a crée, vous et tout ce que vous faites » - Le Diable est ainsi une face terrifiante de Dieu, et le vide une face terrifiante de l'être qui se creuse au plus profond, comme l'eau s'insinuant sous le sol .

Il n'existe rien qui distingue la ténèbre - puissance de naissance de la lumière - de l'obscurité, obscuration des mondes et agonie, sinon leurs fruits . Mais les fruits sont produits par la coopération du jardinier . La couleur de chair, le suc des fruits s'écoulant dans la gorge comme le soleil se couche sur l'embouchure des fleuves – tout cela n'est que par l'homme qui voit, et goûte la saveur des mondes .

L'extase de la splendeur est la splendeur même, l'acte commun de l'âme humaine et de la puissance infinie de l'Un . Les abîmes se rejoignent dans la lumière .

Rien ne te protège de l'emprise de la nuit quand la nuit descend et se love, tel un serpent sur tes yeux et sur ton cœur . Tu es nu face aux griffes du Diable – il n'existe pas de discernement du mal qui soit sûr d'une sûreté absolue . « Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien » .

C'est la vanité qui fait croire à la connaissance du Bien et du Mal pour le mortel . Cette connaissance est celle d'un dieu . C'est l'ego, qui veut se poser comme bon et juger le monde de sa perspective, qui dresse l'illusion de la morale . « c'est à la mesure que tu jugeras que tu seras jugé » .

La même manifestation peut recouvrir des étants très différents . La même manifestation est et n'est pas signe, singulier précipice de la pensée .

Je pense qu'une vision est un éclat de la lune, et elle peut être le leurre du démon . Ignace de Loyola le rapporte dans son autobiographie . Une forme douce, aux yeux multiples, calmes et limpides, présente devant lui dans la prière, amicalement, était la forme d'un démon . Elle lui donnait un étrange plaisir, et cette forme a disparu sans effort ni combat . Ce démon familier ne tenta pas de lui faire plus que l'amener à le croire visionnaire, et à gonfler son ego d'orgueil .

Puisqu'aucune puissance humaine ne peut protéger du tentateur, il s'ensuit que seule la foi le peut . C'est la vision qui protège de la vue, et de la construction du visible par l'ego . La représentation est un signe de l'absence, la spirale qui s'écoule de la source du mal . En faisant silence de ma vision, alors Il regarde par mes yeux – alors le signe devient la vison même, et je deviens le signe en voyant .

Si j'ai foi dans la grâce qui se déverse, même les tentations du Diable deviennent des grâces . Pour le sage, il n'est rien de l'ordre du mal qui ne puisse être enduré .

C'est sans doute cela les âmes simples et anéanties : au sommet tout leur est grâce, tout leur est douceur, y compris les plus atroces ténèbres . C'est cela, le libre esprit . L'âme anéantie devient une puissance obscure, un soleil noir qui donne la grâce .

Par le libre esprit, une simple femme peut tendre la main au Diable sans se brûler – et la tentation devient alors celle de Satan, et non plus de l'homme . La femme peut tenter le Diable – c'est ce que rapporte le Livre de la Genèse : les Anges de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles, et ils les prirent pour femmes parmi toutes . Pourquoi tendre ainsi la main ?

La tentation est celle du diable . La tentation de la fin du combat porté par les puissances des ténèbres pour être – la tentation de la rédemption . La Voie est celle des hommes mauvais, portés par l'orgueil satanique et compagnons de la haine . L'homme qui, à l'image et à la ressemblance de Dieu et de Satan, a renié Dieu, peut éprouver cette tentation de l'amour non à travers les prêtres, mais à travers les mains de l'aimée .

Pour affirmer sa révolte, l'Ange déchu doit aimer le déchirement, la séparation : la haine . Car vraiment l'Amour et la Haine étaient avant les temps, et ils seront ; et jamais, à ce que je crois, le temps infini ne sera vide de ces pôles . L'Ange déchu aime sa propre haine, cette polarité qui le repousse de toute alliance vile . Je suis maintenant l'un de ceux-ci, un banni et un homme errant loin des dieux, car je mettais ma confiance dans la Haine insensée . Il aime le cercle de l'existence par cela même qu'il ferme le retour ; il est puissance et magie parce qu'il est assomption de la vie séparée, amour de l'éternel retour .

Il sait que ce choix est dur, impitoyable envers lui-même autant qu'avec les autres . Le démon est un vengeur, un vengeur du monde condamné par Dieu ; il maintient la bonté indéfinie de ce monde qui enferme, il est le champion des jours de la création – le défenseur du Serpent . Il est un vengeur, ce qui signifie qu'il est enserré sur la négation . Pour l'être humain, l'être de chair, c'est une seule chose d'être enfermé dans la négation et d'être enfermé dans un sexe, dans une teinture mâle ou dans une teinture femelle .

Par la négation, l'humain se charge de haine envers le sexe opposé . Cette haine peut être celle des liaisons dangereuses, euphémisée, tant la haine masculine pour la femme, ce puissant désir d'humilier, de posséder, d'écraser qui fut nommé sadisme, et qui est vieux comme l'homme ; que la haine féminine envers l'homme, éclatante chez la marquise de Merteuil, cette manipulation et ce rejet de tout engagement, de tout contact . Cette haine réciproque peut aller jusqu'aux formes les plus extrêmes du meurtre . Cette haine peut se manifester sous la forme des théories alterophobes des misogynes ou des genders studies . Le désir d'être un individu tout-puissant créateur de soi-même conduit à ces manifestations visibles de la haine secrète ; et les racines de l'antisémitisme européen, cette haine théologique de l'origine, sont analogues aux racines des « études de genre », les « instituts de la race » et les « instituts du genre » n'étant rien d'autre que les laboratoires de la haine née de l'impuissance à n'être que par soi même l'agent de la production de soi .

La haine n'est pas absolue et est toujours soumise à la tentation, de même que le séducteur le plus cruel peut être secrètement ému par la douceur de l'amour de sa proie . Le vicomte de Valmont est ainsi ému, et redouble de cruauté pour surmonter sa propre tentation . La surenchère de la cruauté est une surenchère de la négation .

Les anges déchus séduits par les filles des hommes ont l'analogue d'une sexuation . Ils sont mâles, parce que leur intense puissance de négation est celle du principe mâle, principe de séparation et de haine dans sa face obscure . Il s'ensuit qu'ils ont laissé quelque chose d'eux-même qui se refuse à mourir . Tout démon terrestre est lié probablement à une étoile féminine qui le tente, que de ce fait il redoute ; et la vie d'un tel homme est celle d'un errant, d'un homme en fuite perpétuelle . La nostalgie essentielle est pour lui une profonde morsure . C'est la même force qui produit la haine et l'amour, et tu ne peux les distinguer avec une certitude absolue .

Il est de l'économie générale du monde que le tout soit Un . La vie est un cercle . Tout part du Suprême, et retourne au Suprême . Il en est ainsi des sexes .

Et quand un mâle est crée, nécessairement sa partenaire féminine est crée en même temps que lui, parce que l'on ne fabrique jamais d'en haut une demi – forme, mais une forme entière . Et l'on ne produit pas d'en haut une âme qui ne comporte pas mâle et femelle (…) c'est ainsi que l'homme fut crée androgyne par l'âme . A savoir deux figures, une forme mâle et une forme femelle . Et avec l'âme de tel mâle a été crée l'âme de tel partenaire féminine, selon le secret de « Il insuffla dans leur narines un souffle de vie (Gen 2, 7), selon le secret de « mâle et femelle il les créa », selon le secret de « Il prit un de ses côtés », et selon le secret de « Adam dit : cette fois c'est l'os de mes os et la chair de ma chair (...) ». Pour cette raison la lune ne reçoit de lumière qu'à partir du Soleil (...) . (…) et c'est le sens de : « Bethsabée était promise à David depuis les six jours de la Genèse . »
Joseph Gikatila .

La puissance d'une étoile, aussi infime soit-elle dans l'immense ciel de la nuit, est de guider sur la voûte des ténèbres comme à la surface obscure de la terre . Il n'est qu'une étoile à un abîme unique . J'affirme qu'une étoile de l'humain, une telle femme douée de la puissance des Aubes saura obscurément qu'elle doit, veut, désire : transmuter les ténèbres lovées d'un homme de destin, et qu'elle sera attirée par les hommes mauvais, sans être elle-même mauvaise, même si sa ruse peut être celle d'Ulysse . Elle a ce pouvoir, au delà des déchirements du doute .

De ce savoir obscur elle est elle-même miroir de la puissance divine, puissance de destin . Dans l'entrelacement des pôles naît une expression, un signe . Il peut se produire l'élaboration amoureuse d'une œuvre . Dante n'est pas, tel qu'il est né, l'auteur des œuvres attribuées au nom de Dante, mais l'être deux fois né qui entremêlait et Dante et Béatrice en un être unique .

Elle est ainsi un miroir, et une figure de l'Ange du retournement . Sa fonction est décrite par des prières traditionnelles, liées à la piété mariale reprise par les fidèles d'amour . Dans l'Ave maris Stella elle est l'étoile de la mer, l'heureuse porte du Ciel, celle qui dissout les liens du coupable, et donne la lumière à l'aveugle - la pourvoyeuse de grâces – je vous salue Marie pleine de grâces, dit l'Ave Maria . La piété mariale reçoit son caractère ésotérique dans ces prières .

Au plus profond le vengeur lui-même a soif et faim de justice . Ainsi apparaît l'étoile de la mer . La mer de l'errance, et des tempêtes de l'âme, la mer des larmes que dépose celui qui abjure la grande haine primordiale . Pour celui qui a faim et soif de justice, le plus infime peut devenir le plus grand, le dernier devenir le premier . L'éternité est amoureuse des productions du temps . Dante se savait par lui-même promis à l'Enfer . Dante traverse l'Enfer, et Béatrice le guide au delà, le dépose comme par une vague, presque jusqu'à Dieu . Presque, car Dante et Béatrice sont Un, originairement, depuis le sixième jour, et font retour, et cela doit rester voilé . Les peines éternelles de l'Enfer peuvent être rachetées par un regard d'être humain, par l'invincible éclat de tes yeux noirs .

Aussi la puissance infinie se manifeste dans le fini, l'éternité dans l'instant . Un amour peut être l'aube du soleil intérieur, principe du soleil visible, et haut château de l'âme . Un baiser peut enclore le monde dans la rose des lèvres – et une main mortelle encercler la griffe du Diable, et l'élever vers la lumière des lumières . Pour les fidèles d'amour, la femme a reçu cette puissance absolue de grâce . La foi et l'amour de l'étoile soulèvent les mondes .

Ton amour prévaudra sur l'Enfer et sur la puissance de la mort .

L'incarnation est toujours déjà présente à qui sait voir . L'âme mortelle enfante la puissance de Dieu . Eckhart dit : telle est la naissance de Dieu dans l'âme . Le monde physique et la conscience naissent par division de l'hyperphysique, qui ne peut ni être senti ni être pensé, sinon par la nécessité d'une racine du Moi et du Non-moi . Augustin dit : Le savoir naît du secret et retourne au secret, accomplissant le mouvement nocturne de l'étoile .

Le savoir est saveur, insaisissable, l'obscur où s'élève l'étoile de l'Alliance .

Ce qui ne se peut exprimer, il faut le dire . Au delà le silence est la plus haute parole – le silence est le baiser où passe le souffle, le silence est une grâce .

Vive la mort qui est promesse de résurrection !

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Nu

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Zinaida Serebriakova