Le réel comme désert, ou la lutte initiale de F.Nassif.

(après)


Le caractère désertique, désenchanté, du monde moderne n'est pas une donnée, le réel racorni de Lacan, le désert du réel de Zizek, mais la construction du nihilisme européen, lequel est un processus de civilisation . Le réel est à la fois une image construite, et une norme dont la construction sytémique ne fait guère de doute . Malgré le prône des princes de la réalité et du réel, il ne semble pas possible d'abolir dans tous les hommes une conscience obscure de la perte de l'être en ce monde . Il n'est pas possible de poser dans l'esprit de tous les hommes nostalgiques que le seul objet de leur nostalgie est le ventre de leur mère, ou l'objet illusoire d'un deuil inexistant – le message des lacaniens, qui est celui de révoltés parfaitement fonctionnels .

Le génie de Lacan est d'avoir su faire dialoguer le savoir freudien et la tradition philosophique, dit Philippe Nassif dans La lutte initiale(p 59), un livre consternant . Entendez bien ces mots : le savoir freudien . Freud sait . Il découvre . Ce n'est pas de la la théorie, c'est la simple énonciation de l'être : l'épistémologie positiviste la plus naïve introduite en psychanalyse . Mais au delà de cette apparente naïveté, c'est tous les effets d'autorité du Spectacle intellectuel, l'invocation du Savoir, de la Science, les listes d'autorités censées se renforcer les unes les autres, Hegel, Platon, Spinoza, Bentham, Kant, Sade, Matrix, Iznogoud...Lacan sera au XXI ème siècle ce que Nietzsche a été pour le XXème siècle : une véritable explosion, libération de la pensée . Voilà de grands mots pour Teknikart, pour Mehdi Belhadj Kacem . La pensée du Spectacle est passée en Spectacle de la pensée, et la critique du Système en Spectacle de la critique .

Dans le Spectacle de la pensée, tout est d'un courage inouï . Ce n'est pas l'objet du désir qui compte, c'est sa quête . N'est ce pas une découverte inouïe ? Ne fallait-il pas toutes les grandes découvertes scientifiques de la grande et incroyable science de l'inconscient pour redécouvrir un tel truisme ? Le point fondamental, complexe, tragique ? Une des découvertes fondamentales du XXème siècle ? Et cette seule éthique qui vaille, trouver le courage de laisser de la place au vide en nous ? Quelle découverte et quel courage . Il en faut de l'aveuglement des hommes qui nous ont précédé pour croire faire une telle découverte . C'est une bouffonnerie typique des progressistes, qui ignorent le passé . En tout cas, on peut féliciter l'auteur d'avoir autant respecté son éthique, d'avoir laissé autant de place au vide, d'ignorer à ce point son ignorance .

D'ailleurs vous n'êtes pas asservi par la force . Il n'est plus de lutte des classes, et vous êtes asservi par votre désir . Lacan, cette explosion dit : le prolétaire est serf non du maître, mais de son désir . C'est exactement ce que je disais à Spartacus, hein, ou aux ouvriers chinois, avec leur 200 euros par mois, ou aux ouvrières mexicaines des maquiladoras, ou aux intérimaires du nucléaire . Il n'existe plus dans la société de rapports de force . Il n'existe plus de travail forcé, tout se fait dans la jouissance, dans l'excès de jouissance qui trouble le jouir . Tout est de votre faute, bande de salauds ! Il n'existe plus d'exploitation, proclame Nassif avec un courage inouï et une lucidité quasiment inhumaine appuyée sur le génie de Lacan : c'est désormais la classe intellectuelle – entendue au sens sociologique c'est à dire les rédacteurs de programme et les directeurs artistiques, les journalistes et les experts, les publicitaires et les financiers – qui forment les nouveaux O.S. (ouvriers spécialisés) du capitalisme cognitif . Il n'y a donc plus surdétermination de la superstructure par l'infrastructure, comme l'énonçait l'antienne marxiste . Mais confusion du monde du discours et du monde de la production au seins de la médiasphère . Il n'y a plus exploitation du peuple ouvrier par imposition d'une idéologie visant à masquer les intérêts des classes possédantes . Il y a une classe intellectuelle qui s'auto-exploite . Ah, cette antienne marxiste, quelle noblesse .

Dans un monde où 60% des revenus est prélevé par trois hommes sur mille, où un seul homme peut être plus riche que les deux cent États les plus pauvres, où la plupart des États versent la totalité de l'impôt national sur le revenu à des banques privées au titre de la dette, dans un monde ou la totalité des médias de masse est possédé par les États ou par des sociétés privées qui filtrent l'information à leur guise, dans le monde des think tanks décrits par Serge Halimi dans Le grand retour en arrière, de l'idéologie libérale décrite assez précisément par Michéa, dans le monde des guerres coloniales et de l'asservissement militaire des ressources, enfin dans le monde des sociétés privées de sécurité qui mènent des guerres rentables – il fallait écrire cela . Dans l'Italie qui a vu le règne de Berlusconi, il n'y a jamais eu surdétermination des médias par l'oligarchie capitaliste, hein ? Voilà très exactement l'idéologie de la fin de l'idéologie, ou de la fin de l'exploitation, qui s'avance en se niant .

Je n'irais pas plus loin, vous pouvez lire le livre pour rire . Le point de vue religieux en vaut cependant la peine, car il dépasse le pensable dans le dégoulinement de l'idéologie moderne, comme un fromage filant artificiel pour pizza . Je cite textuellement, sans aucune déformation :

« Évidemment, il ne s'agit pas de mettre à nouveaux frais Dieu en orbite . Il s'agit de comprendre, maintenant que le processus historique de la modernité nous a comme forcé à prendre nos distances avec toutes les croyances ( sauf la croyance que le processus de la modernité est un dévoilement de la vérité sur nos croyances...) quel dispositif anthropologique de première nécessité encapsulait ce nom de Dieu . Lorsque, au diable venu le tenter dans le désert, Jésus-Christ déclare – en samplant le psaume juif - « tu ne te nourriras pas que de pain, mais de toute parole qui vient de la bouche de Dieu » il dit ceci exactement : le néotène ne vit pas seulement dans la nature mais dans la culture . L'homme se nourrit de symbolique . C'est en étant « dupe »des symboles – Lacan parle même de « la bonne dupe » - qu'il parvient à prendre appui sur eux . Sinon, les non-dupes errent, signale l'auteur du séminaire . (...)A ce propos, il est édifiant, et aussi très drôle, de découvrir la manière dont André Chouraqui, revenant à l'esprit originel de la langue hébraïque, traduit le fameux « hommes de peu de foi ! » que Jésus lance à ses disciples . Cela donne : « Nains de l'adhérence ! »nous offrant une expression parfaite – et qu'il faudrait penser à populariser – pour décrire le profil psychologique de nos contemporains (…) car la croyance est un pacte (...)»

Honnêtement, il m'est impossible de partager la moindre saveur du monde avec quelqu'un qui n'hésiterait pas entre le rire, les larmes et la colère en lisant ce mélange d'ignorance complète – l'esprit originel de la langue hébraïque, pour un écrit originel grec – de laideur, l'inconcevable laideur de cette traduction de Chouraqui, qui manifeste assez son caractère répugnant, et ce qu'elle emporte de rupture de la transmission herméneutique, accompli avec la sotte prétention satisfaite des modernes à être le commencement du monde, le commencement de la parole et de la compréhension, prétention renouvelée de puis le XVIème siècle avec la même assurance . Et la double contrainte absurde du discours lacanien sur le symbolique, ce mélange de naïveté positiviste – on sait bien que le symbolique n'est qu'un effet de la volonté humaine, un pacte – et de désir de retour au symbolique tout à fait impuissant – car on ne peut pas se nourrir de ce qui n'est en aucune manière, de ce qui est un mensonge . Le dupe volontaire ne peut être qu'un être tout à fait disgracié, qui n'a rien résolu . Cette double contrainte typique de l'enfermement dans une toute puissance culpabilisatrice,on la retrouve tant chez Michéa que chez Legendre, quand par exemple Michéa note que les croyances magiques africaines garantissent une solidarité sans faille des hommes tout en étant tout à fait fausses, bien sûr . Que doit dire Michéa à l'étudiant africain : que sa vie sociale est basée sur des illusions mais qu'il faut continuer ? Soyons très clair, la diffusion de cette croyance ne peut à terme que mettre fin au système social dont Michéa fait l'éloge .

Je cite quand même une dernière de l'auteur, sur la politique : « Si l'on s'accorde qu'une grande politique ne désigne rien d'autre que l'édification démocratique d'idéaux partagés (...) » alors ni Alexandre, ni César ne firent de grande politique – aucun des grands politiques de l'histoire, pour ainsi dire, n'ont fait de grande politique . Je répète que des définitions ou des critères historiques qui nient toutes les grandes civilisations de l'histoire ne peuvent être que l'effet d'un ethnocentrisme naïf, caractéristique d'anciens peuples fermés sur eux-même, et du progressisme moderne, lui-même victime d'une idéologie particulièrement autiste .

Que de telles pensées soient présentées comme décisive est le symptôme d'une maladie de la civilisation moderne, maladie qui cherche dans ce livre, misérablement, à se diagnostiquer elle-même au niveau des chroniques « philosophiques » des magazines .

Dans les interstices des villes de béton il pousse encore des fleurs sauvages, et des araignées y établissent leur demeure . Dans les prisons, il arrive que la vue d'une telle fleur, ou un rayon de lune tombant d'une haute fenêtre réanime un instant l'espoir, atteste la réalité et la vérité du monde, celui où la lune brille au dessus des grands arbres, celui où le silence des montagnes atteste de la présence de l'Esprit, loin du sol peint et sale, du petit évier jaune, loin de la nourriture fade jusqu'à la mort, de la haine et de la sottise, de la télévision et de sa face colorée et hurlante, loin des inlassables discours de la propagande officielle . Un lacanien enfermé dans cette prison vous dirait : votre esprit, avec sa structure pliée, fait du rayon de lune le signe d'une nostalgie indicible ; mais ce signe n'est que le produit de votre désir, il est illusoire . Vous voulez croire qu'un illimité se dresse, là dehors ; mais en réalité vous devez accepter la castration, la limite, et...le fait que l'univers se résume à la prison, et aux illusions de votre désir .

Un homme a demi-sage ferait taire d'une gifle le lacanien qui dérange sa pensée, ou sa contemplation . Car la lune est bien présente, derrière le rayon de lune, et aucune puissance du monde ne peut la faire dévier encore d'un pouce . Et quand bien même cela arrive un jour – que la puissance technique de l'homme défigure la face de la lune, en y mettant des publicités géantes, ou n'importe quel symbole dérisoire de puissance - il restera tant d'étoiles scintillantes dans le ciel des montagnes . Il resterait l'amour, tellement loin des pauvres oraisons du lacanien, de son caractère définitivement ridicule d'homoncule du Système, de grenouille croassante qui se veut bœuf de la pensée, et qui a été exaucée au delà de toute mesure . Le sage, je crois, demanderait au lacanien : quel obscur désir te fait croire ce discours qui fait de ton désir le jargon architectural du plan d'un pavillon-type du Système, ou d'une prison ? Ces angles, ces objets a, cette forclusion, ces nœuds borroméens, toute cette majestueuse toile d'araignée construite de plis et de replis de vacuité abyssale, de narcissisme aveugle...comment peut-tu croire sincèrement, naïvement, que tu as tout compris du monde et de l'histoire, mieux que tous les sages du passé ? Que tu es le réceptacle de la fin de l'histoire de la vérité, que tes jugements font Dieu, disent exactement la vérité de l'Écriture...Comment ne te vois tu pas, loin de tout scepticisme savant, à ce point gonflé de vide, comment ne te vois-tu pas comme l'extension aberrante du Système ? Comment ne vois-tu pas un instant le ridicule de dire que l'esclave obéit par plaisir, ou que tu es le vrai prolétaire ? Comment est-il possible de se la raconter son ego à ce point, sans rire en regardant la face grimaçante d'un crâne, ce que les plus grands rois savaient le plus souvent faire ? Proclamer la finitude humaine connue, maîtrisée, définie – tu ne peux pas voir à quel point c'est paradoxal, cette toute puissance illusoire...Ainsi passe la gloire du monde, la gloire d'être « le dépositaire de la vérité », « le commentateur des écrits les plus fondamentaux », et que seras-tu quand tu trouveras du sang dans tes selles... Est-ce l'illusion de maîtriser, de comprendre l'illimité de ton désir dans le monde du nihilisme ?

Pour le psychanalyste, tout le monde se la raconte, s'illusionne, mais lui a détrompé le désir, a atteint un haut niveau de maîtrise ; et il ne vient pas à l'esprit de lui demander pourquoi il éprouve un tel besoin de parler, de se la raconter qu'il maîtrise, alors qu'en réalité, il ne maîtrise rien du tout, et que le moindre bandit gitan a davantage triomphé de ses peurs que lui . Lacan a refusé tout soin de son cancer, l'a dénié jusqu'au bout .

Le fait de jargonner savamment sur un objet de science donne une illusion de maîtrise liée à l'incompréhension soumise des auditeurs ; c'était la médecine de Molière ; et la race en est toujours fort vivante, des économistes aux psychanalystes . La mort du patient n'en reste pas moins inévitable .

Il parle, il parle, le théoricien de la vacuité de l'objet de la nostalgie, mais la mélancolie, comme la lune, restent présente . Le génie et la mélancolie restent liés, des siècles après Aristote . La puissance qui naît de la vacuité, La création restent hors de portée de la définition, parce qu'il est de l'essence de la nouveauté de ne pouvoir être définie par les mots ...Regarde, suspens ton jugement : c'est ; la lune, ta mélancolie, le silence des montagnes, le grand amour . Aucun mot, aucune puissance humaine ne peuvent rien contre cela . Le jargon est cendres . L'illimité est vivant, te regarde et te parle . Maître Dogen dit : l'inanimé expose la Loi . Le silence du Maître est la plus haute forme de son enseignement .

La vérité du discours limitant est de rassurer le bloom sur la solidité des limites du monde construit par le nihilisme, ce monde tout à fait invivable et qu'il faut bien habiter . La vérité du discours lacanien sur la nostalgie, comme sur la mélancolie, est d'être exactement fonctionnel au monde du nihilisme . La vérité de ce discours est purement et simplement d'être un poison, de n'être rien d'autre qu'un avatar de l'idéologie racine .

L'homme moderne qui se veut tout puissant, peut entendre qu'il est parlé par le langage, le parlêtre, et tout ce que l'on veut, parce qu'il croit encore que ce discours lui donne une maîtrise . La maîtrise promise par le récit progressiste, la compréhension et l'éclairement des ténèbres, de la peur et de la mort, la définition de l'infini . Il croit encore que la levée de l'illusion est la confirmation de son monde d'homme moderne, un monde de choses, objets, outils, de temps, travail, vacances, de « travail sur soi », de « loisirs ». L'homme moderne ne peut même pas comprendre William James, un philosophe on ne peut plus positif, quand il atteste des faits de vision, et en tire la conclusion que la vision moderne du monde occulte une grande part de la réalité des mondes . Il ne peut comprendre que la levée des illusions, en ce qui le concerne, ne peut être que la compréhension que son impression d'être le fin du fin de l'histoire et de la pensée de l'humanité est un leurre vide ; que son jargon n'a aucune charge de monde .

La seule charge du jargon progressiste est un narcissisme pathologique, la croyance fanatique en la toute puissance humaine . Un fanatisme aveugle qui n'est possible que dans l'immaturité entretenue de l'homme dans le Système, dans l'absence d'affrontement à la réalité, à la douleur qui permet de vivre la sagesse tant de l'âpre saveur de la vie, que de l'intense et concrète proximité de la mort . Un fanatisme né de la peur et de l'aveuglement volontaire aux abîmes, au creusement de l'abîme au cœur de soi qui est la source de la puissance non de l'ego, mais de ce qui le porte, de ce qui est foudre, et le foudroie .

La raison n'est qu'un dispositif de refoulement de la volonté de puissance . Un homme moderne moyen serait ridiculisé par un paysan grec de l'antiquité dans la moindre épreuve vitale, que ce soit la survie isolé, ou d'affronter une crise personnelle .

La désillusion authentique est la désillusion de la désillusion fictive des modernes . Le sentiment de supériorité des hommes de ce temps n'est qu'un effet de l'ignorance . Il est impossible d'entamer sans cette lucidité la lutte initiale .

Vive la mort !

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Zinaida Serebriakova