L'âge moderne comme dissociation et question de la langue - contester la constitution du "littéraire".


(http://pseudoccultmedia.blogspot.com/2010/06/megans-mannequin.html )


Le présent cycle est l'âge de la dissociation en sous-fonctions, la langue, la politique, la littérature, la pensée . Cette dissociation est à la fois le résultat et la cause des aveuglements modernes - car dans la réalité humaine, l'homme parlant, l'homme animal politique, l'homme créateur est un être unique . La dissociation est la figure moderne de l'aliénation, et elle est sensible sur la question de la langue . La question de la langue est une figure d'unification , de réunification, et puissance révolutionnaire .

René Guénon fut sans doute le français d'avant garde le plus puissant du siècle passé . Dans un article intitulé « le langage des oiseaux », il fait mention des états originaires du langage, états d'aurore où le langage avait non seulement puissance de nommer, mais aussi de dévolution de l'essence propre . Car dans la Justice idéale, le nom, l'essence, et le rang hiérarchiques sont uns ; leur séparation, jusqu'à l'inversion – les premiers seront les derniers- est un processus temporel de destruction des mondes humains, mais aussi deux pôles d'articulation de la manifestation toujours déjà présents .

Car si je parle parfois au passé, ces symboles n'évoquent pas seulement le monde du temps . A savoir que les états originaires du langage, comme ses états cycliques les plus dégénérés sont toujours déjà présents . Le plus puissant poète, par l'or originaire des mots, ouvre un instant les portes du temps, et dévoile les abîmes du passé perdu . Dans les âges de fer, le plus puissants bardes sont nostalgiques, et les plus puissants poèmes, et les musiques les plus saisissantes, sont ceux de la teinture des larmes – c'est ainsi . Je suis triste jusqu'à la mort, car je regarde les étoiles sans toi, dit Roméo . Guénon aimait Dante, parce qu'il croyait qu'il n'avait jamais ri .

Je parle des œuvres pour le plus grand nombre, car rares sont ceux qui peuvent recevoir le rire et le joie, qui peuvent élever leurs larmes et leur sang jusqu'à la gaya scienza, vivre la légèreté sans pourquoi, la superficialité en abîme de la rose sans se troubler, sans aspirer à l'illusion - même, à l'égal d'Hamlet, en connaissant les crimes, en sachant qu'il y a quelque chose de pourri au Royaume du Danemark, les pieds dans la cendre et les ossements . Ceux là, comme Jacob Böhme, sont les poètes des aurores .

Toujours, la poésie est la manifestation originaire de la langue . Cette langue est un pilier de l'essence de l'homme dans le monde .

Dans la Genèse, Adam nomme les animaux, manifestant ainsi les fonctions du langage : la reconnaissance dans tous les sens du terme, le règne – car nommer quelque chose n'est autre que déjà légiférer sur lui – et la constitution d'un Univers commun des hommes, et donc de la société humaine car le langage est une totalité, un miroir du macrocosme, et que nommer un singulier est le transformer en cas particulier, le situer dans l'ordre général du monde que Dieu-Ténèbre, également nommé Lumière de lumière, Adam avec les Animaux, et la Lumière, qui est aussi appelée Satan, puissance de séparation des ténèbres et des astres lumineux, triangulent .

Mais l'ordre originaire est perturbé, mobile dès l'origine . Le cycle de descente est un renforcement indéfini de la séparation, et une occultation indéfinie de la Ténèbre . Cette polarité reçoit un très grand nombre de symbolisations . L'ambivalence de la manifestation de la Lumière et des Ténèbres est originaire ; Christ et Antéchrist se ressemblent au point d'avoir puissance de tromper les élus . Le langage des oiseaux est un souvenir, et un miroir du langage au présent cycle – miroir qui manifeste la vacuité envahissante du langage . Cette vacuité n'est pas propre à une langue, selon les illusions patriotiques, ou locales ; cette vacuité, en tant que teinture du cycle, frappe toutes les langues . Et sont nommées avant gardes ceux qui, loin de participer à l'effondrement, conservent les fonctions originaires de la langue . Certaines sont manifestées, d'autres non, et passe pour toutes sortes d'autres humanités . Guénon note que la Kabbale, et le Tziganes, dissimulent des figures de tels gardiens de la Terre Sainte ; et je n'ai pas pu m'empêcher de penser que la destruction qui s'étaient acharnée au XXème siècle avait visé aussi la destruction de formes originaires de la Tradition .

Le langage est donc règne, c'est à dire qu'il place le pouvoir dans le monde, et que l'exercice du langage est un exercice du pouvoir ; le langage est reconnaissance, c'est à dire que nommer est amener à l'existence, identifier, et informe le traitement qu'aura l'étant à la suite de sa nomination ; et enfin le langage est constitution, celle d'un ordre de l'Univers, un ordonnancement des mondes humains . Le langage place l'homme à part des autres animaux, comme Roi, image et ressemblance de Dieu . Telle est la vision traditionnelle du langage .

Quand – je vous invite à une lecture de G. Conio pour redécouvrir la question du langage dans les avant-gardes russes au début du XXème siècle – un auteur aussi puissant que Bulatovic écrit dans Gullo Gullo :

« Macha, il y a toujours un roi, vivant ou mort, peu importe . L'important, c'est qu'il y ait un roi quelque part . Sans roi, il n'y a ni royaume ni philosophie . Ni poésie . Ni hiérarchie!
-Alors, qui est le Roi ?
-L'homme (...) dont la tristesse est immense . (…) Le roi est un être véritable, un état d'âme, le seul être, qui a notre époque, s'exprime par une métaphore . Le roi est la dialectique ! ».

Il résume de manière saisissante toute la problématique moderne de la langue, en faisant le lien entre le Règne et la poésie, et entre la Tristesse et l'ordre du Temps, et entre l'ontologie et l'idéologie moderne, qui ne reconnaît que des choses comme mesure de tout être : un être véritable, un état d'âme (…) la dialectique...(et non une chose, un corps d'homme par exemple...)

La question de la langue, dans le champ culturel, ne peut être abordée indépendamment de la question du pouvoir et de l'ordre du monde . Comme règne, reconnaissance, et constitution, le langage constitue systémiquement l'ordre du monde commun et la communauté des hommes, la Cité . Le mépris du Politique, la dégénérescence de la langue, la pauvreté et l'éclatement de la science moderne se répondent . En soi, traiter la lange ou le langage même comme une entité séparée est vrai en tant que la langue est un microcosme, comme un être vivant, métaphore souvent reprise . Mais cela est faux si la démarche s'approfondit, car ce sont les hommes qui parlent au nom de la puissance qui déterminent la morbidité du langage . Un livre comme les états multiples de l'être de Guénon, avec sa limpidité absolument complexe, prouve assez que le français du XXème siècle peut être une langue de très haute pensée . Rimbaud ou Apollinaire valent face aux temps et à l'espace .

La vérité est que langue et pensée résonnent, mais que la thèse courante qui les identifie est résolument fausse . Les aphasiques pensent . Voyez le classique la pensée d'outre-mots de D.Laplane . Les animaux ont des formes de pensées . Les mathématiques ou la logique peuvent se dire en plusieurs langues et plusieurs formes de raisonnement, mais sont unes, à savoir peuvent être représentées de l'une à l'autre forme sans pertes mathématiques, certes non sans exceptions, mais qui ne concernent pas l'essence . Il est possible de traduire des textes, des livres de science, de philosophie, de théologie, et même de poésie . Dans l'histoire, on raconte que cela s'est fait . La traduction de Gullo Gullo par Jean Descat, comme d'autres traductions de cet homme, est une œuvre en elle-même . Simplement, toute lecture sérieuse d'une œuvre authentique est déjà, en soi, une traduction, une répercussion indéfinie des signes sur les signes qui nous constituent . Méditez cela .

Reste à montrer l'essentiel des usages de la langue au présent cycle . La simplification verbale et intellectuelle massive est entraînée par un exercice totalitaire mécanique du pouvoir de parole dans le Spectacle et par l'existence d'un marché des œuvres de pensée et d'écriture, rien de plus, et rien de moins . Ce qui s'exprime en deux temps est un phénomène unique . Il s'agit d'une instrumentalisation du langage par le pouvoir d'une oligarchie . La parole martelée à la masse se doit d'être simple, facile, redondante, sans surprise ni nouveauté, car la nouveauté est un effort, et donc une perte importante pour l'émetteur . J'étudierais à part les caractéristiques de la langue du IVème Empire, le nôtre .

C'est le marché, ce Temple libéral, qui permet dans le champ culturel, ou mieux le sous champ « littéraire », le règne plein de morgue d' « auteurs » qui sont d'abord des commerciaux ou des fabricants cyniques, dont les plus sympathiques restent ceux qui sont ouvertement corrompus, comme James Hadley Chase – relisez ce que Manchette à écrit de son sadisme . Il est certainement difficilement supportable de voir festoyer dans la maison des écrivains des Bouvard et Pécuchet remplis de suffisance et de ridicule, raison pour laquelle Boulgakov laisse Marguerite la brûler dans le Maître et Marguerite . Mais brûler la maison des écrivains ne fera que permettre à celle-ci de paraître « rebelle »...Il est plus sage de travailler à produire une contre-culture pour le petit nombre qui peut la recevoir . La contre culture commence dans les catacombes et les souterrains, et elle ne peut être d'emblée dominante . L'ordre de ce monde corrompu est contestable, contestons le par des œuvres et des arguments, sans larmes . C'est cela, la guerre .

Le marché n'est pas le sous système qui peut organiser la culture . Le marché justifie l'édification d'une culture de masse, d'une production industrielle de la culture . Ce mode de production produit lui-même une réplication mécanique de formes de langages qui sont des enfermements, des incarcérations du langage et donc des hommes . Le penser signifie remettre en cause la totalité des postulats idéologiques de l'idéologie racine . Ce que commence Lasch dans le fascicule de référence, culture de masse et culture populaire, édité en France par Michéa .

Remettre en cause de manière radicale le marché comme principe d'organisation et l'idéologie racine qui le constitue comme tel, c'est un travail considérable, je dirais impérial, et révolutionnaire . Nous avons, par la gratuité de publication du net, le kairos de commencer et de structurer ce travail, mis par le marché à l'abri du marché . Que l'idéologie de la libre expression du narcissisme et la gratuité d'internet fassent exploser les œuvres vides ne pose que la question de l'organisation de réseaux communautaires de reconnaissance des avant-gardes, permettant de reconnaître et trier dans le bruit de fond où le Système cherche à nous noyer . La condamnation globale des œuvres gratuites est oublier que la quantité n'a aucune importance, que le Système la produit indéfiniment, mais qu'elle n'est que bruit, masse, boue incapable d'étouffer . Bien sûr, comme Debord en 57, nous aspirons à plus de moyens que les moyens précaires des blogs et des petites revues . Mais nous ne devons pas les chercher par la soumission au marché . Cette question matérielle est une question grave de conséquences pour l'avant garde actuelle .

Mis par le marché à l'abri du marché, par le Système à l'abri du Système . Cette parenthèse ne pourra sans doute pas durer dans un Système dont l'entéléchie est totalitaire . Plutôt que de nous déchirer entre nous, nous pouvons pousser au maximum notre avantage, adopter une solidarité puissante des avant-gardes . Par le Système à l'abri du Système, c'est notre compromission nécessaire, comme Marx fut financé par l'industriel Engels . Le puritanisme moral de gauche ou de droite, qui prêchent à grand mots verbeux le refus de la parole et le critérium de l'action, sont à la fois stupides et suicidaires . Le temps des innocents est fini depuis longtemps . La jouissance se trouve aussi dans l'art, dans la révolte, dans la guerre . Bien sûr, Sun-Tzu et Machiavel, Sade et Casanova sont de nos lectures ! Apollinaire n'a-t-il pas écrit les mémoires d'un jeune Don Juan ? Oui, l'avant garde est une jouissance, une ivresse et pas une lamentation – que nous importe que le Système qui ne reconnaît que l'intérêt personnel, dont les dirigeants oligarchiques instrumentalisent la morale sans y croire, nous parle de pureté et de désintéressement – pour ma part, comme le Behemot de Boulgakov, mon blason, il est clair que je suis totalement corrompu . Comme Kurt Bodo Nossack, l'industriel totalement dégénéré de Gullo Gullo, qui dit aussi bien :

« Hanaff, reste toujours jeune, pure et astrale dans ce monde souillé et injuste... »

« Tous les maux de la terre ne résultent pas d'une injuste répartition des biens, des produits, comme l'affirme Marx, dont vous me prêtez les idées, mais d'une injuste répartition de l'amour...La poétisation ! La restauration des des significations primitives, la réalisation des mythes interdits, la rationalisation des mondes parallèles !
-Herr Nossack, combien cela coûtera-t-il?
Tout ne se mesure pas en marks...(...) je refuse d'admettre que c'est le travail, et lui seul, qui a fait l'homme . Car alors où sont les principes? Où est la justice? »

La légitimité des avants gardes n'est autre que celle qu'elle prend . J'ai fondé ma cause sur rien, comme les autres . Oui, il est encore possible d'affirmer dans une langue claire une déclaration des devoirs envers l'être humain, selon le projet de Simone Weil dans l'enracinement . Enracinement dans la terre et la chair, dans les Cieux, selon le symbole de l'arbre inversé . Oui, l'homme essentiel a perdu des batailles, mais il n'a pas perdu la guerre . Le langage ne peut mourir . Non, la flamme de la résistance n'est pas éteinte, même si elle est voilée . La guerre ne cessera pas tant que des hommes vivront, et invoqueront les mots originaires .

La poétisation ! La restauration des des significations primitives, la réalisation des mythes interdits, la rationalisation des mondes parallèles !



Vive la mort !

Debord, 7-6 . L'avant garde comme sacre du printemps . Rôle des tendances minoritaires en période de reflux .




Debord - § 26 : Le reflux du mouvement révolutionnaire mondial, qui est manifeste quelques années après 1920, et qui va s'accentuant jusqu'aux approches de 1950, est suivi, avec un décalage de cinq ou six ans, par un reflux des mouvements qui ont essayé d'affirmer des nouveautés libératrices dans la culture et dans la vie quotidienne . L'importance idéologique et matérielle de tels mouvements diminue sans cesse, jusqu'à un point d'isolement total dans la société . Leur action (…) s'affaiblit jusqu'à ce que les tendances conservatrices parviennent à lui interdire toute pénétration directe dans le jeu truqué de la culture officielle . Ces mouvements, éliminés de leur rôle dans la production des valeurs nouvelles, en viennent à constituer une armée de réserve du travail intellectuel, où la bourgeoisie peut puiser des individus qui ajouteront des nuances inédites à sa propagande .

§ 27(…) : Cependant, tous ceux qui ont une place dans la production réelle de la culture moderne, et qui découvrent leurs intérêts en tant que producteurs de cette culture, d'autant plus vivement qu'ils sont réduits à une position négative, développent à partir de ces données une conscience qui fait forcément défaut aux comédiens modernistes de la société finissante . L'indigence de la culture admise, et son monopole sur les moyens de production culturelle, entraînent une indigence proportionnelle de la théorie et des manifestations de l'avant garde . Mais c'est seulement dans cette avant garde que se constitue insensiblement une nouvelle conception révolutionnaire de la culture . Cette nouvelle conception doit s'affirmer au moment où la culture dominante et les ébauches de culture oppositionnelle parviennent au point extrême de leur séparation, et de leur impuissance réciproque .

§ 28 : L'histoire de la culture moderne dans la période de reflux révolutionnaire est ainsi l'histoire de la réduction théorique et pratique du mouvement de renouvellement, jusqu'à la ségrégation des tendances minoritaires ; et jusqu'à la domination sans partage de la décomposition .
(…suit une longue analyse historique)


Une fois de plus il est possible de souligner à quel point l'analyse de Debord reste parfaitement actuelle . Le mouvement révolutionnaire mondial a pu développer une certaine puissance dans les années 60 et 70, mais nous sommes à nouveau dans un période marquée de reflux des puissances de négatif dans le Système . Les dates indiquées par Debord sont celles de la normalisation qui suit la révolution russe, avec la montée en puissance du stalinisme, et celles qui suivent la mort du Père en 1953 .

L'analyse que je propose n'est pas prioritairement historique ; les analogies flagrantes entre la description de Debord et notre propre situation historique me semblent indéfiniment plus substantielles .

Tout d'abord, les avant-gardes . Je garde ce terme, tout simplement pour sa force d'impact, et parce qu'il implique profondément en lui d'avenir . L'avant garde est le germe, l'implication infime qui porte en elle l'immense explication de l'avenir – à ce titre, Marx était un homme d'avant-garde, tout comme Darwin sur le Beagle . L'avant garde n'est pas vérité et raison . En effet, il ne s'agit pas, pour une entreprise de cette nature, d'avoir absolument ou relativement raison, mais de parvenir à catalyser, pour un certain temps, les désirs d'une époque .

Il faut cependant donner raison à Popper, celui de la connaissance objective . Il est (il n'existe pas comme chose) un savoir objectif, et celui-ci offre des puissances de développement, un enchaînement logique quasi fatal, comme un corps sphérique sur une forte pente . Dans le champ de la production idéologique, ce qui est logiquement possible dans le savoir objectif devient objectivement nécessaire, puisque le conséquent de ce qui est universellement accepté est indéfiniment plus facilement acceptable dans le champ des producteurs idéologiques, et dans les sous-champs spécialisés, que des discours contradictoires aux axiomes acceptés, pour ne pas dire contraires à ces axiomes de l'idéologie dominante . Il est probable que d'autres puissances intrinsèques interviennent ; toujours est-il que tôt ou tard, quelqu'un tire "les conclusions du système".

Premier exemple, la théorie de l'évolution de Darwin, dont la force principale n'est pas de rendre compte du réel de manière incontestable, mais bien d'être ontologiquement conforme à l'ontologie générale de l'idéologie racine, à tel point que Wallace a développé simultanément une théorie analogue . L'énorme succès de Darwin vient de cette conformité, de cette victoire sur le « créationnisme théologique », bien plus que de son contenu biologique, que peu de ses défenseurs, même philosophes, sont à même de valider . Deuxième exemple, l'application de la théorie économique à des domaines variés de la vie humaine, qui montre non pas la validité de cette description, mais la diffusion de la mentalité moderne – et le caractère général, abstrait donc universel de la description .

Il est en effet possible de varier indéfiniment les connotations sémantiques d'une description d'objet, si l'on conserve la forme syntaxique – pensez à « la jeune fille s'est blessée au visage » « la jeune femelle s'est ouvert la gueule »...de ce fait, il est possible de faire des descriptions convaincantes et testables d'évènements sociaux de multiples manières, et selon de multiples connotations théoriques ou axiologiques . L'efficacité de ces descriptions leurre d'ailleurs en conduisant à croire que la théorie qui sous-tend la description est validée par la possibilité de décrire des faits dans un langage produit par la matrice théorique ; cela ne montre que la possibilité de décrire, et non la validité supérieure de la théorie sur une autre . Enfin, une matrice connue est plus facile à utiliser et à comprendre, mais cela ne permet pas de poser une supériorité absolue, simplement relative .

Pour reprendre maintenant la distinction de Kuhn sur la structure des révolutions scientifiques, il est possible de dérouler les conséquences logiques structurales d'une position ontologique comme l'idéologie racine en produisant une nouveauté apparente, c'est à dire en appliquant en extension et en intension les conséquences impensées de sa position de départ ; ainsi le caractère de fausse avant garde des « comédiens modernistes de la société finissante », qui sont heureux de trouver des arrières gardes cléricales assez arriérées pour leur permettre de passer pour novateurs . Autant et plus que les avant gardes authentiques, qui creusent désespérément les rocs et les sédiments du concept pour trouver l'or et l'émeraude de paradigmes puissants, destructeurs des réseaux conceptuels étouffants des idéologies dominantes .

Car l'idéologie dominante est par nature seconde nature, c'est à dire illusion, non-conscience de son caractère construit, enfermement, mécanique, application toujours plus étendue rendant l'homme esclave et serviteur du savoir objectif, au profit d'une oligarchie n'ayant nul besoin d'autre talent qu'une petite rouelle étriquée dans le crâne, selon le propre mot de Nietzsche . Il y a un rapport systémique entre la fermeture du savoir et la fermeture du pouvoir, ou oligarchie . Nous sommes bien dans l'âge de fer d'une idéologie, je parle de l'idéologie des lumières . N'étant plus une perspective nouvelle et libératrice par la comparaison avec l'idéologie officielle du pouvoir monarchique, devenue idéologie officielle du pouvoir sans aucun contre-pouvoir sérieux, elle est devenue le logos d'une oligarchie aussi paresseuse et bornée que celles que l'enseignement condamne dans les cours d'histoire . Mais les Lumières dégénérées se réclamant des grands mots de liberté, elles cherchent encore à se parer des fripes glorieuses et usées des révolutions passées, quand les polices des « démocraties » sont prêtes à armer et soutenir n'importe quel potentat périphérique, ou non, qui aurait à affronter son peuple .

Ce caractère d'abîme de la culture permet à des volontés de puissance ivres, à des idéologies instrumentalisant les anciennes religions, de chercher à dominer des pays entiers avec une apparence de vraisemblance ou de justice – cela pour les pays de culture musulmane . Dans l'Europe chrétienne, cela n'aboutit qu'au désespoir . La toute puissance matérielle du Système, tant qu'elle règne, ne permet aucune remise en cause sérieuse .

Car le creusement du vide dans les sous-systèmes symboliques et idéologiques du Système général, creusement qui crée un malaise par la conscience douloureuse de plus en plus largement répandue d'un mensonge officiel de fond, d'une instrumentalisation des idéaux par une propagande sans idéal – cette évidence sur laquelle reposent des métiers et des diplômes de créateurs d'évènements culturels pour commerciaux – conduit la domination symbolique à l'inefficacité, en lui ôtant sa crédibilité . Et la désymbolisation est violence et appelle la violence .

Alors, c'est la violence occulte du Spectacle, qui réduit tout au bruit et à l'insignifiance, ne serait-ce que par la description sociologique -psychiatrique des révoltes, qui place le descripteur en personne saine détentrice des codes de la réalité de la réalité, et les décrits en malades, qui entre en jeu . Et si la violence occulte ne suffit pas, la violence réelle survient – il suffit de faire quelques exemples assez discrets pour paraître respecter globalement la liberté, et assez parlants pour calmer les velléités de révolte .

Le jeu de la culture officielle est truqué . Le jeu de la culture officielle repose sur l'invocation des valeurs de la culture officielle, ou fantômes, comme la Culture, la Littérature : liberté, expression de soi, humanisme, etc . En réalité, la culture officielle peut être assimilée à un marché où l'on vend les valeurs « inaliénables »du Système, où l'on vend de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, de l'air . Le champ littéraire est un sous-système spectaculaire du spectacle général, un bûcher des vanités, un marché du rebelle, où le fait d'aller habiter un port et de porter la barbe fait de vous un aventurier . La culture officielle vante Rimbaud, Apollinaire, l'abbé Pierre, et vend Sulitzer et tous ces noms , tous ces livres filandreux que je rougirais de nommer .

La consommation de masse de la Littérature est comme toute consommation de masse, elle favorise le simple, le sucré, le facile . Même des oeuvres valables ont des effets sucrés de Grand Style . La consommation littéraire est une carte de consommations de sensations bien identifiées qui ne remettent rien d'essentiel en cause : bonbons arlequins, peur et angoisse, énigmes, Grandes Histoires Humaines, manuels de mieux vivre pour cadres débiles, etc...et même impressions de dévoilement des mensonges du Spectacle . La Littérature est fonctionnelle en ce qu'elle sépare rigoureusement l'auteur puissant du public, et qu'elle est résolument révérentielle - elle réplique l'immaturité et l'insuffisance que le Système maintient dans le coeur de ses sujets . Le critique tend à devenir critique gastronomique, un fourbe qui vend une marchandise avec de grands mots, un type gras, lourd, qui croit que l'amour du destin est de s'aimer gras et lourd .

Contrairement au mécénat éclairé qu'a connu par exemple la Renaissance, le marché élimine l'avant-garde authentique, puisque la masse des lecteurs ne peut chercher ce qui est obscur, difficile, et qui bouleverse profondément les perspectives – pour chercher cela, il faut être soit désespéré, indéfiniment, et prêt à partir pour les mers du Sud de la pensée, soit être un prince magnifique, porteur de mondes .

Soit désespéré prêt à risquer sa raison et son salut pour trouver du nouveau – avec aux tripes la nausée non des autres, mais des prisons étriquées qui quadrillent si finement les terres du Système, les identités, les haies, les murs – tout ce qui rend l'authenticité aussi improbable que l'éclosion d'une fleur dans l'enfer des Zeks que lentement, nous devenons, insensiblement, des Zeks dans Dream-a Dream land .

Soit porter en soi le projet, la splendeur d'un monde nouveau, d'un Ordre du monde renouvelé aux sources du printemps – être Laurent le Magnifique, Octave Auguste, Alexandre le Grand . La révolution est le retour, le printemps des hommes ; elle n'est pas la fin de l'histoire, elle est l'alliance macrocosmique du Temps et de l'Éternité qu'annoncent Virgile et Pic de la Mirandole ; elle est un instant des âges du monde, mais aussi une splendeur . Elle est le temps qui mérite le poète, le souvenir - elle est le repentir et la rédemption du monde . Toute révolution refuse la révérence aux puissances du Siècle, et toute révolution est remise générale des dettes - Telle est le sens du mot révolution, qui se retrouve dans le mot de Renaissance .

La renaissance du monde humain doit être périodique, sous peine de vivre dans l'Empire des morts, écrasé sous le poids du passé, sous le poids de la révérence aveugle aux idéologies du passé, sans même posséder leur souffle et leur puissance . Le marché de masse de la pensée et de l'art est fonctionnel au Système, puisqu'il oblige le plus haut à s'abaisser jusqu'aux marais des derniers hommes, ces êtres de vide et de routine que figurent Bouvard et Pécuchet – et leur masse écrase l'avant garde, au point de la rendre invisible, comme furent invisibles les Vivants dans les déchaînements totalitaires du Système, au cœur des grandes guerres .

Il existe un marché pour l'authenticité, malgré tout ; mais cet interstice est avant tout ce qui permet de justifier tout le reste . Il est possible de toucher des mots sublimes dans ce marché, de faire même progresser une cause révolutionnaire ; mais de manière si étroitement circonscrite que comme le dit Debord, l'importance idéologique et matérielle de tels mouvements diminue sans cesse, jusqu'à un point d'isolement total dans la société . Leur action (…) s'affaiblit jusqu'à ce que les tendances conservatrices parviennent à lui interdire toute pénétration directe dans le jeu truqué de la culture officielle . Ces mouvements, éliminés de leur rôle dans la production des valeurs nouvelles, en viennent à constituer une armée de réserve du travail intellectuel, où la bourgeoisie peut puiser des individus qui ajouteront des nuances inédites à sa propagande .

Regardez Houellebecq, sans compter tous ces penseurs devenus universitaires, qui s'enferment dans des œuvres morcelées, spécialisées, vides...Les hommes isolés se mettent pour survivre au service du Système . Ainsi le Système de la littérature connaît ses morts vivants illustres, anéantis, neutralisés, aveugles . Ou isolés, misérables, toxicomanes, enfermés . Je n'invente rien ! Les critiques qui constatent ce champ de néant ont raison, sauf si leur vue s'arrête à l'horizon du visible . L'oppression la plus totale est aussi la redécouverte de la vie .

Cependant, tous ceux qui ont une place dans la production réelle de la culture moderne, et qui découvrent leurs intérêts en tant que producteurs de cette culture, d'autant plus vivement qu'ils sont réduits à une position négative, développent à partir de ces données une conscience qui fait forcément défaut aux comédiens modernistes de la société finissante . L'indigence de la culture admise, et son monopole sur les moyens de production culturelle, entraînent une indigence proportionnelle de la théorie et des manifestations de l'avant garde .

Nous développons cette conscience qui est notre force sur les piliers de béton creux de la « littérature » moderne . Nous n'avons rien de « littéraire », et aucune révérence pour la « littérature » . La pensée, la vie seule importe . Il est caractéristique que la notion claire d'avant garde soit niée ou ignorée au milieu des déplorations sur le vide de la « littérature » . Il n'existe aucun vide de la « littérature » pour nous, puisque nous n'en attendons absolument RIEN . Le monopole des moyens de production culturelle est en plein glissement, comme lors de l'invention de l'imprimerie, et de la multiplication sauvage des petites imprimeries . Le Système a besoin actuellement d'une circulation rapide et gratuite de l'information ; nous y faisons circuler le sang et la vie des avants gardes si longtemps muettes .

Le Système compte sur le bruit, sur l'immense masse des textes vides qui ne cessent de crépiter . Mais aussi, dans les conduites souterraines du Système, s'accumulent des boues de lumière, s'accumule les pensées et les mots des nouvelles aurores . La taupe creuse patiemment, les charpentes de notre monde sont rongées très profondément, malgré leurs aspects retors . Le printemps se sacre dans les souterrains . L'aube nouvelle apparaît sous la terre, une fois de plus . Sur la terre la décomposition règne sans partage .

Le jour où le soleil se lèvera à son couchant, plus aucune prière ne vous protègera . Tel est le commentaire du grand soufi Abd El Kader . Le soleil se couche sous l'horizon de la terre . Ainsi, l'œuvre des souterrains est telle .

Le jour où le soleil se lèvera à son couchant . Le sacre du printemps, jours couronnés de roses !

Le cycle sera achevé . Tous les cycles s'achèvent . La dégénerescence est la perspective des fleurs du printemps, et les fruits passeront la promesse des fleurs .


Vive la mort !

D'une dissidence l'autre, 2 : Le Livre des Brèves amours éternelles d'Andreï Makine, ou la Vision Gnostique et l'argumentation interdite .

(William Blake - Lucia carrying Dante)

Les modernes se vivent d'illusions – s'ils ne se vivaient d'illusions, ils en seraient encore plus souvent à s'immoler, à se sacrifier au feu . Car c'est pour nous tous modernes que la voie droite est perdue, c'est notre monde qui est la forêt obscure, le Voyage au bout de la nuit . L'Enfer, où se trouve-t-il ? Sur la terre .

L'illusion de vivre mieux que les autres, avant . Notre joie de vivre paraissait illogique, presque surnaturelle, note Makine de la vie matérielle nue de son enfance . L'illusion que la sagesse ancienne était fuite hors du monde, et que seuls eux, modernes, ont la force et le courage d'affronter la réalité . Eux, modernes, qui s'enivrent des mensonges insensés du Spectacle, qui ne cessent de se mentir à eux-même sur leur bonheur, sur la valeur et l'intérêt de leur vie . Une vie qui n'est pas digne d'être chantée, une vie qui n'est pas histoire n'est pas une vie pleinement humaine .

La fuite hors du monde des hommes d'avant l'ère moderne est un mythe moderne . La conception situationniste de l'art est écrite dans le Bahir, le livre de la clarté, on ne sait quand, probablement dans le Languedoc du XIIème siècle, grande époque de la vie symbolique et réelle . Elle se trouve au fragment 31 :

Rabbi Amoraï demanda : Le jardin d'Eden, où se trouve-t'il ? On lui répondit : sur la terre .

Sur la terre, là est pour tout homme mortel le pays des quatre fleuves, le pays du retour, gardé par le chérubin au glaive de feu . C'est en affrontant le feu, feu de la purification, de la douleur et de l'angoisse que l'homme peut emporter par force le royaume de Dieu . L'ascèse, la guerre sont des flammes dévorantes . Et le Cantique des cantiques le chante, les baisers de ta bouche, meilleurs que le vin de miel - le feu de tes lèvres est une de ces flammes . Ton amour est un feu dévorant . La terre est au monde de la naissance et de la mort ce que la chair est au microcosme . Le jardin d'Eden, où se trouve-t'il ? On lui répondit : sur la terre .

Nous dirions, modernes : le jardin d'Eden est à produire, avec des outils, un technique . Mais le jardin était au commencement . Le récit symbolique n'est pas à comprendre seulement comme un déroulement dans le temps, mais aussi comme l'enroulement de la puissance du serpent qui se dissimule dans l'obscur de la terre, c'est à dire de la chair . Le jardin était au commencement ne signifie pas qu'il était et qu'il n'est plus ; le premier analogué n'est pas dans l'espace et dans le temps . Le jardin d'Eden est toujours déjà présent . Le jardin d'Eden est impliqué dans chaque instant, telle est l'image de la spirale, ou de l'escargot – et il s'explique en chaque instant – c'est le serpent . Le jardin n'est pas à produire dans le temps, à chercher dans l'espace : il est là, et il est à voir, mais des voiles reposent sur nos yeux . Aucun mouvement, aucune quête, aucune volonté, aucune raison ne peuvent suffire à la percée . Pourtant, s'il n'espère pas, il n'atteindra pas l'inespéré, car il est hors de quête et sans accès . Il est hors de quête et sans accès, c'est à dire qu'aucun cheminement du monde n'y mène – Maître Dôgen dit : le poisson est dans l'eau, et aussi loin qu'il aille, il est toujours dans l'eau- et le feu dévorant de l'amour est percée hors du monde .

Ce qui empêche de voir est le voile, et celui qui voit est le visionnaire . Maître Dôgen dit : l'inanimé expose la Loi . Le Maître ne peut dire plus – c'est au disciple de faire silence en lui suffisamment pour voir, entendre uniment les sources et les collines exposer la Loi – ce que Böhme appelle : les paroles inexprimables de Dieu .

L'art est éducation du regard, gnose, dans la conception traditionnelle . L'objet d'art est un support de vision – car l'artiste réplique analogiquement le geste du démiurge, le jeu de la lumière et des ténèbres, du yin et du yang ; et aussi son recul consécutif, le miroir de la conscience, quand il se sépare, par le sabre, quand il regarde son œuvre, et voit que cela est bon . Un temple Shintô du Japon, parmi d'autres, conserve ainsi un sabre et un miroir . Le sabre sépare et plus tard juge selon l'ordre du temps ; le miroir expose la vérité, la justice : la séparation selon l'image et la ressemblance .

Le démiurge connait son œuvre de l'avoir faite ; l'artiste connait l'œuvre du démiurge de la répliquer, de la vivre . Et en prenant du recul pour la voir, et la dire bonne, il est comme un Dieu, connaissant le Bien et le Mal, il accomplit la promesse du Serpent . Ainsi l'artiste, et plus encore le poète, sont-ils des figures de la gnose, comme le sabre, le miroir et le serpent .

La gnose n'est pas une doctrine . L'ensemble des paroles, et des symboles qui voudraient dire l'indicible...ne peuvent le dire, mais peuvent faire signe . La Genèse, les Sutras, les Koans ne disent pas mais font signe . Telle est la parole de l'Obscur : le dieu qui est à Delphes ne dit ni ne cèle, mais fait signe .

De plus en plus rares sont les hommes qui savent interpréter les signes – de plus en plus les hommes croient que les signes disent, ou qu'il cèlent, qu'ils sont aveuglement . Rares sont ceux, comme Simone Weil, qui savent :

« Les dogmes de la foi ne sont pas des choses à affirmer . (…) C'est le serpent d'airain dont la vertu est telle que quiconque le regarde vivra (…) énoncés comme des faits, (ils) n'ont rigoureusement aucun sens » (Lettre à un religieux).

L'affirmation des symboles comme étant des faits matériels, ou la certitude que les symboles n'ont rigoureusement aucun sens sont donc des attitudes dégénérées symétriques . Le point commun de ces opposés de spectacle est leur aveuglement à la gnose, ou savoir symbolique, et leur idolâtrie du sens littéral, nom faux et menteur que les exégètes modernes donnent à leurs interprétations vides de signes, et vides du souffle de l'esprit .

Le supérieur détermine l'inférieur . Cela signifie que le temps est l'image mobile de l'éternité . Cela signifie, pour ce qui est du savoir symbolique, que le sens littéral ne se détermine complètement que par la science du sens symbolique, car le sens littéral est l'image du sens symbolique . Dit autrement, il n'est nulle philologie qui puisse donner tort au spirituel authentique . La réponse à une erreur spirituelle ne peut se situer que sur un plan hiérarchiquement égal ou inférieur .

Plus la lecture des textes est des symboles est « littérale », plus les différences entre traditions s'accumulent et paraissent insurmontables ; et notre époque de « globalisation » est moins que jamais capable d'universalité spirituelle . Le Hagakure dit : de ce qui est un évite de faire deux, c'est un principe qui vaut dans toutes les voies quelles qu'elles soient . Maître Deshimaru, au contraire, a pu comprendre et interpréter Maître Eckhart à partir du Zen . Tout cela pour revenir à ces mots, pensés non comme une matérialité concrète, comme dans la Somme théologique de Thomas d'Aquin, qui n'est que de la paille selon son auteur lui-même, mais comme feu :

Rabbi Amoraï demanda : Le jardin d'Eden, où se trouve-t'il ? On lui répondit : sur la terre .

Le jardin d'Eden est l'éternité, sur la terre, toujours déjà présent . Il doit être reconquis, retrouvé dans le tissu le plus intime de la vie humaine . C'est la théurgie, la seule forme pratique de sagesse, qui est proche de la magie, que les hommes enfermés nomment sorcellerie . La vie humaine ne se réduit pas à l'intime, puisqu'elle est Verbe, Loi, Ordre, analogués, image et ressemblance des hiérarchies angéliques dont l'harmonie s'exprime dans la sublimité de la musique, dans la splendeur du visible . L'intime et le monde résonnent entre eux dans le milieu de vie . L'homme traditionnel produit un milieu de vie, à la fois une science de la splendeur de l'intime, une science de l'amour humain et de ses délices, et une science de l'ordre humain et de ses délices, ensemble de sciences étroitement analoguées . Sans toutefois avoir la démesure de prétendre à l'absolu ou à la perfection .

La puissance de vision est propre au gnostique . La hiérarchie de l'éternité impliquée dans le temps est le substrat qui permet toute vision, toute interprétation valable des textes symboliques . Ainsi est expliqué le titre, le livre des brèves amours éternelles .

La vie proprement humaine est la vie qui est lovée dans cette implication, la vie qui déroule le serpent de l'éternité et qui goûte sa puissance, comme un vin délicieux aux lèvres de l'aimée . Une vie humaine digne de ce nom est une vie qui peut devenir un mémorial – et je crois pouvoir affirmer, par exemple, que le docteur Jivago est un tel mémorial . Les mémoires d'Ignace de Loyola, ou la Somme théologique, ou le Shobogenzo le sont aussi, chacun dans leur genre . Il en est de même du livre des brèves amours éternelles . Ils témoignent de la recherche non du temps perdu, mais de l'éternité .

Pour un homme médiocre mais immensément déterminé, même l'héroïsme d'un moralisme rigide peut être l'expression d'un tel désir de vivre conformément à l'éternité . Tel fut le cas de Dmitri Ress, présenté en début de livre de Makine . Cet homme s'enferra à dénoncer le spectacle malgré les années de camp .

L'hypocrisie du spectacle est l'hommage que le vice rend à la vertu ; ou encore, le rôle du spectacle est de faire comme si la vie atteignait la dimension de l'éternité . « Non ! Le peuple ne s'en fiche pas . Il en a besoin ! Cette pyramide de têtes de porcs lui est nécessaire comme l'expression cohérente de l'architecture du monde (...) » p18...(...) « la propagande officielle figeait ces reflets de rêve dans un langage tangible (...)l'idée s'incarnait en colonnes de travailleurs, le verbe se faisait chars et fusées (…) l'histoire avait la voix d'une foule infinie.(...) » p32 sq...mais le rien perce : « c'est cela, l'impression d'un mensonge deviné derrière les décors (…)

Il n'y pas là de quoi se réjouir . Le mensonge qui se creuse au cœur du spectacle est un vide qui se creuse au cœur de tout homme noble . Car c'est la perte de l'éternité publique, commune, normale dans les civilisations traditionnelles . Makine montre très bien que la conscience du mensonge ne fut pas jubilation, mais blessure, souffrance . Alors les grands mots doctrinaires, la vie commune, furent rejetés définitivement au profit de l'intime . Car Makine n'est pas dupe des grands mots de l'Occident, qu'il se contente justement d'évoquer, pour commencer, comme indifférence repue . Nous, peuple d'Occident, nous avons encore besoin des mensonges sur la Révolution Française, les Droits de l'Homme, le Progrès, les Lumières, et toutes ces conneries de professeurs et de curés laïques . Que la démocratie n'ait plus de consistance, que l'égalité en droit soit bafouée, que nous courrions à l'abîme, que l'idéologie qui nous environne ne soit plus émancipatrice, mais instrumentalisée et manipulatrice de nos rêves et de nos désirs – d'une analogie aveuglante, foncière avec la situation du communisme à son crépuscule-c'est plus que ce que la plupart veulent entendre .

Alors, oui, on entendra le livre des brèves amours éternelles comme une hymne au renfermement dans le jardin de l'intime, de l'émerveillement . Et certes le livre l'évoque avec une grâce et une exactitude poignante . Sans doute, le destin de l'écrivain Andreï Makine .

Mais cet hymne à la splendeur lovée en l'intime, splendeur parfaitement présente et puissante, masque une évolution argumentative inavouée . Dmitri Ress, l'homme brisé dans son corps des premières pages laisse insensiblement la place à Andreï Makine, l'homme brisé dans son âme, et qui par amour du destin tisse les mots de l'acceptation, de l'échine courbée, de la douleur et de la tristesse qui payent le repli sur l'intime .

(…) la jeune femme assise sur les tribunes enneigées devint bien plus qu'un souvenir . Une façon de voir, de comprendre, une sensibilité, un ton sans lesquels ma vie n'aurait pas été telle qu'elle allait être . Après notre fugitive, rencontre, j'eus un regard tout autre sur les pesants symboles qui célébraient le projet messianique de ma patrie . Tous ces défilés (…)...curieusement j'avais moins envie de les railler, de critiquer l'hypocrisie des dignitaires qui montaient sur les gradins, de dénoncer ces profiteurs pour qui le rêve d'une société nouvelle n'était qu'un vieux mensonge utile .

Je devinais que la vérité ne se trouvait ni parmi eux ni dans le camp opposé, chez les contestataires . Elle m'apparaissait simple et lumineuse (…) . La beauté humble du visage féminin aux paupières baissées rendait dérisoires les tribunes, et leurs occupants, et la prétention des hommes à prophétiser au nom de l'Histoire . La vérité était dite par le silence de cette femme, par sa solitude, par son amour si ample (…)

(…) peut être vivait-elle dans un monde tel qu'il aurait pu être, sans la hargne dominatrice des hommes (…)

Ce passage est caractéristique des procédés de l'intime, et du repli . Il se présente comme sans arguments, simple et lumineux, pragmatique, comme solution modeste, humble, vraie, concrète, proche ; mais il est une doctrine, une vérité, une philosophie de l'existence . A ce titre, il mérite d'être soumis aux mêmes interrogations que n'importe quelle autre . Structurellement, et même si cette lourdeur verbale semble profaner le propos de l'auteur, c'est le même argument que l'idéologie de la fin des idéologies : voilà une vérité faite de mots et d'arguments qui se présente comme sans mots et sans arguments - une puissante défense, mais une grave faiblesse . La littérature, quand elle pose des thèses, est hiérarchiquement indéfiniment inférieure à la gnose . Elle n'est plus évocation sublime de la vie, elle devient vanité et poursuite du vent - idéologie, même, qui se leurre sur elle même, en déniant sa nature .

Car ce qui est simple et lumineux n'est pas la condamnation des dissidents actifs . Ce qui est simple et lumineux, ce qui est vrai, concret, proche, dans la divine expérience de l'amour essentiel, comme dans la contemplation esthétique, est la Vision qui surgit . Ce qui est simple, à savoir un, c'est le cela qui apparaît dans la splendeur éternelle de l'instant, non les mots qui condamnent le combat contre le mensonge . Ce qui est vrai, concret, proche, c'est la réalité vécue du lien essentiel, cette intensité infinie qui rend l'instant incandescent, et qui fait de chaque moment de lumière sans l'aimée ténèbres – ce soir mon cœur est empli de larmes, car je regarde les étoiles sans toi – dit Roméo, exilé des bras de Juliette par les astres contraires, et la puissance de l'ordre social que leur amour convainc d'injustice, que leur amour transcende de sa justice solaire .

Non, les mots qui jugent les hommes et leur hargne ne sont pas qualifiés légitimement par les mots qui qualifient la Vision . Non, ces mots ne sont pas des conséquents de la Vision . A partir de sa vie, un homme tire des conséquences de la Vision . La Vision est une bénédiction qui fait le poète, mais elle ne donne pas au poète puissance et charge ontologique de contester la prophétie .

Ces mots sont une philosophie de l'existence, et rien de plus . Une philosophie très ancienne, immémoriale, et très répandue dans la dure Russie, la Russie du servage et du fouet, la Russie de la domination par la violence, celle des ministères de coercition . Et ce qu'elle est, le texte même le dit, et pas silencieusement, à travers le visage féminin, aux paupières baissées, humble . Ce qu'elle est, c'est un amour résigné, doux-amer, du destin de la soumission aux puissances sociales ressenties comme des forces qu'il n'est pas possible d'affronter, dans lesquelles il est juste possible de se contorsionner pour survivre . La jeune femme humble aux yeux baissés à perdu son mari dans le naufrage d'un sous-marin . Elle se soumet .

J'invoque le sang de Tristan et d'Iseult, de Lancelot et de Guenièvre, de Roméo et de Juliette . Elles se révoltent, elles rusent, elles se jouent des maîtres, elles montrent dans le mémorial de leurs amours éternelles le droit sacré de la justice du lien d'exception, quand l'ordre du monde se vide de sa puissance, de sa vérité et de sa force . Quand dans un âge de fer la puissance impliquée du lien est sacrifiée au profit de l'arrangement vide des unions d'intérêts, alors cet ordre perd sa légitimité essentielle . Quand le spirituel est obscurci au profit de l'ordre de puissances terrestres qui se déchargent de leur dimension de largeur, de hauteur et de profondeur – quand l'étouffement des mondes rend la respiration du cœur spirituel si âpre et dure – la révolte devient un fatum des amants du Haut Désir - ainsi notre Empire, et notre spectacle .

Les cycles du temps sont des images mobiles de l'éternité . On part du Suprême, c'est l'âge d'or symbolique, on s'en éloigne graduellement, jusqu'aux ténèbres de l'âge de fer symbolique . Alors le monde attend une restauration, ce qu'est l'aube pour le cycle des jours, le printemps pour le cycle des années . Il est des aubes d'été en puissance à chaque instant, des âges de fer à chaque instant . Oui, Makine a raison, il est des instants solaires, infimes, et l'éternité ne peut être saisie dans le temps par aucun homme, ne peut être asservie - mais l'éternité peut nous saisir, un éclair, ou définivement comme Enoch . On ne peut saisir ce qui est hiérarchiquement supérieur . Mais l'éternité peut habiter la République comme le coeur de l'homme, et cela est bon . Ou le mensonge et le vide, comme nos Républiques présentes, comme autrefois l'Empire, le grand Empire soviétique soudainement disparu .

Se soumettre au vide et au mensonge qui règnent sur la Cité des hommes est un mensonge en soi . Croire que l'on peut être possédé par l'éternité et se soumettre au vide est se réconforter de ses reculs . Tristan-Tantris ne va pas vers la guerre, c'est le combat qui vient à lui, et qu'il ne peut éviter sans renier l'éternité solaire qui l'habite . Il se meurt de mélancolie auprès de la femme qu'on lui a donné comme substitut, et qu'il devrait accepter pour montrer son respect des institutions temporelles . Il ne peut faire autrement que repartir vers la bien aimée véritable . Accepter cette vie de combat au nom de la Puissance supérieure qui le mène, tel est la véritable acceptation, l'authentique Amor fati . Tristan-Tantris va chercher Iseult au milieu des lépreux, puisque là a été poussée sa bien aimée par l'ordre qu'elle ne peut vivre d'une vie digne de son âme .

L'Amor fati que l'on nous présente est celui de la soumission aux trônes du vide pour trouver la paix, en se satisfaisant des instants de délices qui nous sont laissés . Amor fati frelaté, faux et menteur : voilà ce que prêchent depuis toujours les hommes qui se placent sous les pouvoirs du siècle . Et qui après, ne savent plus qui soutenir, avec qui manger, et à qui ne pas serrer la main . Ce que je dis est parfaitement présent .

L'Amor fati des troubadours et des chevaliers de langue d'Oc ne fut pas cela, sinon pour des yeux aussi aveugles que ceux qui traitent les symboles comme des faits . L'Amor fati ne fut jamais d'aimer son esclavage, au temps des faidits, des seigneurs révoltés, errants . L'Amor fati de la Gaya Scienza nietzschéenne ne peut non plus être invoqué pour la résignation de ceux qui refusent le combat, et baissent les yeux . Le sage refuse le combat matériel mais sans baisser le regard face l'inhumanité folle d'un Empire de pyramides de têtes de porc, ou d'indifférence repue .

Regarde et je regarde aussi . Ce qui est répugnant doit être dit tel, et je ne donnerais pas tort à la Rose Blanche d'avoir vomi le nazisme publiquement, et je ne donnerais pas tort à Bernanos d'avoir pensé et publié les Grands cimetières sous la lune . Que Dieu me donne la force au contraire de toujours éclairer l'inacceptable, non pas de m'indigner, non, simplement de dire . Cette force, je ne l'ais pas, mais elle est issue d'une puissance éternelle - La vérité est issue d'une force éternelle, et n'est possédée par aucun homme .

Nul ne peut être sûr de sa puissance à l'heure des menaces et de la peur . Mais la vérité reste, infime, accusatrice des mondes de fer, de béton, d'isolant et de carton . Ces mondes, les nôtres, sont vides de toute humanité hors de leurs interstices incontrôlés . Ils sont essentiellement inhumains . Et peut être, se dirigent-ils vers une singularité catastrophique et incontrôlée . Il ne peut être dit, ou écrit, que la force du penseur doit se détourner de dire et redire ce crime sans sujet qu'est l'Empire .

Et cette force, souvent je l'ait trouvée au puits de tes lèvres, sur les splendeurs de ta chair, et par la méditation des œuvres d'amour et de révolte, par la puissance du Maître et Marguerite . Boulgakov, voilà un homme qui vécu selon l'Amor fati . Il n'est pas de plus grande puissance en notre âge que le désir, les abîmes et les délices du désir .

Je ne renie pas la puissance éternelle de l'amour humain . Je la revendique comme analogue à la puissance de la révolution pour le monde . La révolution est le repentir, le délice et l'âme du macrocosme . Il n'y a pas d'antinomie essentielle entre la vie intime et celle de la République ; il y a une antinomie crée par la tyrannie . La vie intime est notre source de vie, mais la protéger ne peut amener le poète à reconnaitre la tyrannie comme juste - le combat est aussi, chez Homère, un instant éternel, solaire, où s'écoule la jouissance des mondes - car l'amour et le combat ne sont pas des domaines étrangers, mais analogues . Danser et combattre est pour le Maître un et même . Les délices de l'amour sont l'unité retrouvée des serpent affrontés .

Makine porte la vieille philosophie russe, de regret et de soumission . Il abandonne aux forts et aux puissants l'Empire du monde . Il donne tort aux dissidents . Il prêche la résignation . Il présente une doctrine, et cette doctrine ne peut qu'avoir du succès dans notre tyrannie floue . Je l'aime beaucoup, il m'émeut, mais je lui donne tort .

Je vais bientôt évoquer l'Amor fati des révoltés .

Vive la mort !

D'une dissidence l'autre : la tyrannie comme négation du sens de la vie .

(Marina Tsevetaeva)


La raison de la catégorie de la relation est l'être imaginal . Pic de la Mirandole, 900 conclusions (…)-532 .

L'âme d'un être humain est comme une harpe, faite de cordes tendues ; et il est de nature qu'un barde puissant cherche une tension forte, de celle qui plierait et déchirerait le dernier homme . La fatigue liée à l'absence de sommeil, le café, les prémices de la folie mélancolique, saturnienne ou lunatique, l'errance dans la forêt obscure y sont normales – car il s'agit de chercher une exacerbation de tous les sens, comme le loup affamé qui cherche une proie dans la forêt couverte de neige, comme la chouette qui perce l'obscur des forêts de ses yeux fixes .

J'ai vu l'aube sur un paysage de notre monde . Le confort, la routine, tous les cadres étroits de la ruche produite par les abeilles modernes sont étouffement de toute supériorité de l'âme, de toute puissance intérieure . La ruche moderne est une prison, un immense camp de travail élevé en bien moral à l'échelle du monde . Mais la résistance à l'étouffement fait des paysages de notre monde des labyrinthes plus puissants encore que les labyrinthe des forêts . Dans l'âge de fer se trouvent des sources et des fontaines – dans les flaques, sur le bitume, la lune se reflète comme dans le regard du Serpent .

J'ai vu l'aube, la lumière déchirer les nuages vers l'Orient de la mer, le vol des oiseaux ; j'ai invoqué les éléments, et la puissance de Celui qui les fait Un .

La tyrannie dans laquelle nous vivons, respirons et écrivons, est une tyrannie d'un modèle jamais vu dans l'histoire – en parler même paraît immédiatement excessif, ne serait-ce que le mot de tyrannie . Où sont les arrestations arbitraires, les séjours en prison, les menaces, les lettres anonymes sur les amours brèves qui pèsent sur les dissidents ? Où sont les interdictions de publier ? L'écriture et la publication de cet article ne prouvent-ils pas le contraire ?

La tyrannie dans laquelle nous vivons, respirons et écrivons, ne repose pas sur le totalitarisme affirmé, sur la loi ; elle repose sur la double contrainte d'une liberté affirmée mais effectivement exténuée jusqu'à l'immaturité complète, avec ses cadres étroits à justifications hygiéniques et morales, justifications matraquées par l'ensemble des corps sociaux mobilisés pour le contrôle, qui ne sont plus simplement des forces de police, mais des forces dites d'éducation, de travail social, d'éducation, largement décentralisées .

Il me paraît indispensable d'argumenter, tant la réalité de la tyrannie moderne est invisible à la plupart des hommes . Une tyrannie est aussi un système d'équilibre qui réagit à l'écart par une correction, et cette réaction est sensible et puissante . Ces corrections sont assez stéréotypées pour pouvoir être reproduites de manière rapide et efficace, ce qui est indispensable à la fonction de maintien d'équilibre . Cette nécessité fonctionnelle tend à produire une typologie de l'écart à la norme, afin d'avoir une typologie correspondantes de réactions disponibles . L'ordre ne peut en effet se maintenir comme ordre si la mise en cause de son cadre d'existence n'entraîne pas de réactions compensatrices du déséquilibre que produit la transgression .

On appellera transgression tout écart à la norme, y compris involontaire . La transgression provoque toujours des réactions d'exclusion, mais d'intensité variable . Une réaction d'exclusion en général comporte aussi une procédure de réintégration plus ou moins rapide .Le Système social connait trois grilles de lecture principales de la transgression : la faute, l'erreur, et la maladie .

La faute suppose que l'acte posé résulte d'une action volontaire, que le transgresseur avait le choix de faire ou de ne pas faire sa transgression . La faute entraîne une punition, et autorise l'usage de la contrainte . Elle permet de défendre et de renforcer agressivement le cadre . Le transgresseur est coupable et porte la culpabilité de son acte . Les actes lus par cette grille sont par exemple les actes de violence . Par négligence, l'erreur glisse vers la faute . La réaction à la faute est l'enquête, le procès, la condamnation, par le recours à la loi ; souvent aussi le sermon, le reproche moral . La faute entraîne une exclusion réelle ou symbolique de la communauté, suivie d'un châtiment, là encore réel et symbolique, et d'une réintégration . Toutes ces étapes sont plus ou moins ritualisées . La faute est constituée par la Loi . Une autorité légale, explicite, est donc celle basée sur la Loi . Elle interdit effectivement, explicitement ; elle permet donc la contestation publique de sa justice . Un tel pouvoir est assez sûr de sa légitimité pour admettre toute contestation . Voyez la monarchie absolue dans la France des Lumières . Une tyrannie légale n'est pas impossible, mais elle a l'avantage d'être sincère .

L'erreur suppose que la transgression résulte d'une ignorance . C'est la thèse de Socrate affirmant que « nul n'est méchant volontairement ». L'erreur entraîne la recherche d'une prise de conscience du transgresseur, qui doit comprendre que son acte est une faute au regard de normes dont on admet qu'il les ignore . Ainsi, l'enfant qui prend un jouet à un autre enfant commet non un vol, mais une erreur . L'erreur n'entraîne pas d'exclusion du groupe, et est la forme de transgression la plus assimilable par la normalité collective .

La maladie suppose que la transgression échappe à la volonté du transgresseur, elle introduit une scission entre sa volonté et ses actes . La réaction à la maladie dans le Système est le soin par un spécialiste extérieur . L'erreur et la maladie dé-responsabilisent le transgresseur . Mais de ce fait, elles rendent son comportement vide de tout sens valable, le réduisant à l'état de symptôme regardé avec une bienveillance paternelle . Les dispositifs de rétablissement de l'équilibre nommés « maladie » et « l'erreur » sont la forme de réaction la plus générale du Système à la transgression, et celle dont le développement est le plus rapide, même si la faute connaît un regain de vigueur, mais sous une forme totalement sournoise, celle du traitement bureaucratique-automatique .

Ces dispositifs de domination par la théorie de l'erreur ou de la maladie s'appuient sur de nombreuses sciences sociales, dont le premier principe est de poser en axiome la posture de supériorité du « scientifique » sur son objet, car il n'est possible de parler d'erreur ou de maladie, en ce qui concerne des transgressions, que si on dispose miraculeusement non pas du principe de réalité, mais bien de la réalité elle-même . Ainsi, ce que les philosophes, physiciens, et cognitivistes cherchent avec ardeur dans les plus grands paradoxes – je pense par exemple à Bernard D'Espagnat, à la recherche du réel, mais aussi à la Critique de la Raison Pure de Kant, et à mille autres auteurs et ouvrages de qualité sur la réalité de la réalité – les policiers intellectuels du Système le possèdent miraculeusement, par le miracle de leur morne conformité à l'ontologie de l'idéologie racine – ce que ce peuple formaté nomme réalité . Et en général, ils n'ont affaire qu'à des ignorants, ou à des étudiants qui dépendent d'eux ; ils peuvent ainsi garder leur trésor .

La maladie comme dispositif de domination, qui renforce le caractère matriarcal du Système, est la propriété de la gauche hypersocialisée . On voit ainsi des nains intellectuels pompeux faire la « psychanalyse » de géants de l'art ou de la pensée, condamner Jésus, Mahomet, William Blake sans raison, étudier Simone Weil comme anorexique, ou les poèmes de Rimbaud comme manifestations névrotiques, sans jamais laisser entendre à leur tour cette autre réalité, à savoir que leurs propres déblatérations laissent percer à la fois incompréhension et ressentiment . Le commentaire, comme la beauté, sont du niveau de celui qui commente .

Mais tous les partis oligarchiques veillent au progrès des lumières, c'est à dire de la tyrannie . Remarquons que la maladie, quoique généreuse dans son concept, n'en entraine pas moins l'exclusion du transgresseur du groupe normal . Il devient le problème du spécialiste qui prend en charge le patient, dont l'étymologie atteste de ce qu'il subit une passion, qu'il est passif et non actif de son trouble . Déjà, en URSS, la dissidence a été traité en grande partie par les psychiatres, comme une maladie ; et dans le Système, le poids de la psychiatrie et des médicaments psychiatriques ne cesse de s'alourdir .

L'antinomie la plus fréquente est celle qui oppose les tenants de la faute (et de la répression) aux tenants de la maladie (et du soin) . Mais je ne pose pas que les grilles de lecture soient exclusives l'une de l'autre, la preuve étant fournie par le concept de « responsabilité atténuée », qui mixte une lecture de responsabilité-il y a faute-et un lecture de soin-il y a trouble du discernement .

Basée sur les dispositifs de domination qui se présentent comme éducatifs et de soin, comme des aides bienveillantes, ne serait-ce que le pôle emploi, notre tyrannie est floue, c'est à dire qu'elle n'offre pas de limites clairement tracées, ce que seule peut la Loi . Elle repose sur l'effet statistique des masses -il importe peu qu'il existe effectivement un petit nombre de dissidents neutralisés, soit par le pittoresque, soit par l'exacerbation excessive - sur l'usure des résistances et sur le spectacle : rien ne peut être reconnu qui ne corresponde à ses réquisit . De ce fait, la tentation de la collaboration est d'autant plus grande que les limites sont indéfinies .

La tyrannie dans laquelle nous vivons repose sur cette double contrainte fondamentale qu'elle est repliée sur un perpétuel déni de son être ; elle n'offre rien à quoi s'opposer, et donc s'appuyer . Elle se refuse à toute injustice évidente . Elle se veut idéologie de la fin des idéologies, histoire de la fin de l'histoire, contrainte de la fin de la contrainte . Elle n'en repose pas moins sur une menace souterraine, permanente, mal identifiée . Elle privatise la contrainte sociale, déléguée à l'entreprise, à la propriété, à toute sorte de services sociaux ; elle privatise la propagande, devenue publicité, médias privés, rentables . Elle privatise la censure, déléguée aux propriétaires de la presse, au marché éditorial, aux coteries de la critique . Fondamentalement, elle est plus efficace, pour servir l'entéléchie du Système, la maximisation de l'expansion de la puissance matérielle, que la Tyrannie voyante qui régnait autrefois dans le grand Empire soviétique .

La dissidence est le fait de se séparer du Système social-idéologique dont on fait partie par naissance ou assimilation .

La dissidence, dans notre Système, est un paradoxe, puisque le Système pose que chacun peut penser, agir et être librement différent à l'intérieur du Système . Le Système se rêve comme sans séparation possible puisqu'il autorise en lui toutes les séparations légitimes . Par sa structure paradoxale il est proprement totalitaire . Est totalitaire le système social qui ne peut penser le cas d'exception, la sortie légitime . Sans sortie de secours un système social est une prison . Le Système social moderne est une clôture qui veut rendre ses murs invisibles, et de ce fait les rends tabous, extérieurs à la pensée, à la parole et plus encore à l'image . Le Système social est cette négativité qui nie toute négation .

La clôture du Système n'est pas seulement faite des haies bien taillées des lotissements, des barbelés des centres de rétention, des murs des prisons, des dream-a-dream land et des centres commerciaux ; pas seulement de l'accumulation vertigineuse des lois qui garantissent à chacun sa liberté et son bonheur ; pas seulement de la moraline qui quadrille tout cerveau moyen de l'époque . La clôture du Système a lieu dans la représentation, dans la conception du possible, c'est à dire dans l'ontologie : dans l'idéologie du Système, la sortie ne peut appartenir à l'être, ne peut être, et donc ne peut être pensée . Car c'est la même chose de penser et d'être (Parménide).

Notre Système social est totalitaire sous une forme principalement matriarcale, totalitaire au nom du bien de ses sujets, et autoritaire au nom de la défense de leur liberté . Il interdit par l'interdiction de poser l'interdiction, par l'interdiction de la montrer . Mais un « homme libre », un « citoyen » plein d' »attitude citoyenne » dans le Système a trop de garants, pour être plus que l'homme libre de Jarry, le spectacle drôle et triste de la liberté : « Attention 1,2,3...hommes libres, désobéissons ! » (Ubu enchaîné) . Mais encore, ce Système cache son désir d'uniformité sous un conformisme de la tolérance à la différence, tolérance qui rend la différence à la fois « légitimée » et purement spectaculaire . Le Système veut la différence comme il veut la discrimination, totalement positive . La différence est séparée de l'essence, car l'essence est déterminée par le négatif et toujours déjà totalement appropriée par le Système . La différence est séparée de l'être : totalement vide . Être, c'est être quelque chose . Être quelque chose, c'est être un étant déterminé ; et toute détermination est négation . Mais il n'est pas pensable de nier : « La façon d'être de la jeune fille est de n'être rien . » Tiqqun, THJF p31 .

Sans différence essentielle, sans choix entre vie et mort, lumières et ténèbres, la liberté humaine échoue à saisir plus que le vide . La tolérance moderne, c'est la tolérance à Barbie blonde contre Barbie brune, Barbie hétérosexuelle et Barbie homosexuelle, bref de tout ce qui est absolument indifférent au bon fonctionnement du Système .

Si je continue à creuser sur place dans ce désert, je trouve à compléter . Sans autre différence autre que vide avec le reste des hommes, le principe des indiscernables doit s'appliquer, qui pose que tout X sans différence avec un Y est identique à Y, n'est rien d'autre que lui . Cela permet de poser qu'alors X n'existe pas en tant qu'essence . Le principe de la différence vide amène à comprendre que de me reconnaître que des différences insignifiantes n'est rien d'autre que l'exténuation de mon être même, le nihilisme européen à l'œuvre dans la personne .

« Comme sa propre vie lui paraissait atroce, son âme fausse, mort son misérable corps, étranger le monde entier, vides les mouvements, les choses et les évènements qui l'entouraient. » Robert Walser, Petits Essais cité dans Tiqqun, THBL, p 23.

Approfondissement supplémentaire du nihilisme, le totalitarisme flou moderne a, à l'évidence, une immunité plus forte que les totalitarismes univoques du passé ; il dissimule soigneusement son ambition tyrannique sous le spectacle de la liberté, de la liberté exténuée en spectacle . Il affirme sa tyrannie en invoquant la liberté . Il fait de la fantaisie enfantine, des désirs les plus nobles, de la sexualité, de l'art, de la culpabilité envers les autres hommes, de l'amitié et même de la pensée des instruments d'asservissement . Il assimile à lui la plupart des résistances et fait en quelques décennies de révolutionnaires des dirigeants d'organisations patronales ou des candidats « libéraux », modernes .

Mais comme les autres totalitarismes, malgré son perfectionnement supérieur, il échoue à rendre la dissidence impossible . Le dépassement de l'homme est l'homme . L'homme par essence ne peut être défini . Du moins l'homme qui aspire encore à être, et non à ressembler . « Mais pour les autres, pour nous, chaque geste, chaque désir, chaque affect rencontre à quelque distance la nécessité d'anéantir l'Empire et ses citoyens. Affaire de respiration et d'amplitude des passions » THJF, p 9 .

La question même de l'impossibilité de la clôture de la totalité, une vérité métaphysique, est impossible à penser dans l'idéologie-racine . Cette idéologie nie ce qui constitue son cœur, la négation . Idéologie de la fin des idéologies, elle nie même sa propre existence, tout comme la répression stalinienne . Elle parle au nom de l'incontournable, du pragmatisme dégagé des optiques partisanes, du bon sens, de la vérité, de l'être même . Ce Système totalitaire singulier, qui s'étend intensivement et extensivement sur le monde, se veut et se rend invisible . La domination impériale est d'abord idéologique, culturelle, médiatique, informationnelle . Là est le premier champ de bataille : dans le Spectacle .

Arendt note dans l'origine du totalitarisme que le système totalitaire se comporte comme une armée d'occupation sur son propre sol . Notre Système totalitaire mène une guerre générale de pillage et d'arraisonnement à l'échelle planétaire, guerre qui porte le nom de mondialisation . Mais comme l'ensemble des ses aspects les plus sinistres, cette guerre totale, dont Naomi Klein traite dans la thérapie du choc, est plus secrète que les guerres coloniales, qui portaient le nom d'évènements . Plus secrète car décousue en multiples fragments spectaculaires, terrorisme, développement, crise, délocalisation, jeux olympiques, etc...que rien ne vient recoudre pour en dessiner la figure générale . Comprendre, c'est relier . La première chose est de comprendre qu'il est une guerre civile mondiale en cours, ce qu'un J. Taubes avait su discerner au milieu du XXème siècle : « Sous les grimaces hypnotiques de la pacification se livre une guerre . Une guerre dont on ne peut plus dire qu'elle soit d'ordre simplement économique, ni même sociale ou humanitaire, à force d'être totale . » (THBL, première phrase ), et qu'elle est un processus historial, sans sujet . « L'époque se réduit à une réalité unique, principielle, et au divertissement de cette réalité .»THBL, p18 .

Notre Système ne peut éviter utiliser la répression . La répression non plus ne doit pas s'exprimer, doit être camouflée, car elle est un aveu d'échec de la totalisation, et cette situation sans issue redouble la violence de la répression . La répression totalitaire est par essence exterminatrice, négatrice, néantisante, sans aucune possibilité de reconnaissance de l'humanité de l'ennemi . La reconnaissance de l'ennemi est la reconnaissance de l'extériorité, de l'étrangeté au Système comme droit de l'homme . Reconnaître l'ennemi comme adversaire légitime est reconnaître qu'il a des raisons de se battre, et même une noblesse où je peux me reconnaître moi même, car la reconnaissance n'est rien d'autre que cela, une forme de fraternité . L'amour de l'ennemi est une réplique du connais toi toi-même de Delphes, la conscience que l'ennemi est une possibilité de moi, que je ne me résume pas à mon monde, à mon camp, à ma langue, pas plus qu'à mon sang . Le Système ne peut pas, structurellement reconnaître ce droit propre à l'homme d'être étranger, et cette fraternité des combattants . «Dans la guerre qui se livre à présent, il ne reste rien d'un jus belli . » T1,64 . L'ennemi n'est qu'une créature de l'Axe du Mal, l'anti-actant du Récit de l'Empire, mieux encore, de préférence l'ennemi n'existe pas . « (...) parce que la sorcellerie du Spectacle consiste, faute de pouvoir les liquider, à rendre invisible toutes les expressions de la négation » T1, 63 . Plus subtil mais terriblement violent au plan psychique, le dissident ne mérite rien de plus que la négation de tout sens, c'est à dire la psychiatrisation ou la pénalisation de ses propos dans la guerre métaphysique mondiale . Ou tout simplement le rire – mais pourquoi tant d'arguments, avant de rire ?

La ploutocratie dominante se légitime au nom, je le répète, d'un matriarcat apparent qui prend le nom de politiquement correct, c'est à dire qui donne soit cyniquement, soit même candidement, outre le spectacle de la liberté, le spectacle de la morale, morale autoritaire instrumentalisée pour la domination totale ; spectacle qui porte le nom exact de tartufferie . Cette tartufferie développe une énorme et multiforme puissance de propagande, positive, par les images et les propos, par les leurres de dissidences, comme la gauche moderne, partis, syndicats, organisations humanitaires ou environnementales, et j'en passe . Propagande négative, camouflage de la censure par les déformations volontaires ou involontaires des thèses . Mais surtout censure par la liberté d'expression indéfinie, rendant tout propos simple émanation d'une idiotie purement locale, contingente, du genre des goûts et des couleurs qui ne se discutent pas, que la Star Académy c'est de l'art, etc . Cette perspective est purement issue de l'industrie culturelle du Système, qui est la réduction de toute différence à l'insignifiance, et donc propage le nihilisme . « La jeune fille conçoit la liberté comme la possibilité de choisir entre mille insignifiances » THJF, p102 . Perspective que pourtant l'immense masse des imbéciles va aussitôt acclamer, par intérêt . « Nul n'est esclave de la sémiocratie qui n'en tire un certain pouvoir de jugement, de blâme, d'opinion » . THJF, p103 . Cette tolérance béate du « plein de respect pour des tas de pensées » réduit le dissident au silence par le bruit ambiant, au sens de la théorie de l'information . La tolérance nihiliste noie les dissidents dans une coulée de boue faite de banalités, d'idées reçues, d'aigreurs et de désir de distinction, et j'en passe . Chacun n'a-t-il pas le droit de s'exprimer sur tout ?

Comme dans les totalitarismes antérieurs, l'intime devient le refuge de la vie intérieure .

Privés d'histoire, nous sommes privés d'espace public et reconduit vers l'intime. Le Système ne constitue pas d'espace public, ne le pose que comme tas d'espaces intimes, tas devant des écrans communs . Les hommes sont fermement reconduits vers l'intime .Vers la maison, le ventre, le sexe, le soin des enfants comme dernières parcelles d'authenticité. Vers ce qui est vestiges, mais peut être puissance .

L'intime, l'espace privé, paraît être un refuge à la cruauté du réel ; on pouponne, on baise, on bricole, on décore . L'intime, j'y suis nature, j'y fais ce que je veux . L'intime est partie fonctionnelle du Système de domination, est dispositif de pouvoir . Par l'intime les sujets construisent leurs propres prisons, leurs propres boîtes, et restent sagement à la maison, laissant gouverner les maîtres . Plus que jamais, l'intime est surinvesti par le pouvoir . La crise séculaire que nous vend le Système est liée à ces maisons, ces intérieurs douillets des catalogues, ces citadelles de « bloc béton », ces maisons « surisolées », ces maisons « énergétiquement autonomes » dont les habitants sont les sujets, ces lotissements qui partagent le lot de la vie, de par toutes ces rêveries dérisoires que les pauvres « veulent s'offrir », parce que l'on en tend sans cesse le miroir à leur désirs ? Qu'est ce que la crise des subprimes, sinon la traduction économique de l'imaginaire omniprésent de l'intime ?

L'intime est un dispositif de pouvoir . Le sexe moderne est un dispositif de pouvoir . Le spectacle, la langue même sont instrumentalisés en dispositifs de pouvoir . Dans une génération privée d'espace public et d'histoire, l'insurrection passe par l'intime . Dans une génération privée d'armes, la guerre est d'abord la guerre idéologique .

La vie privée dans le Système est fonctionnelle comme la vie professionnelle . Il n'y a guère d'écart, sauf dans des liens d'exception . Dans le Dream-a-dream land du Spectacle, les animateurs et les consommateurs œuvrent aussi au fonctionnement du Système . Dans les liens entre les sexes, le droit libéral du contrat règne . Les totalitarismes passés voulaient nier la vie privée ; notre totalitarisme la pose comme espace fonctionnel de consommation, la vie publique étant espace fonctionnel de production, et tout le reste de l'activité humaine est au service de ces piliers du monde . Le puritanisme moderne ne s'exprime pas seulement par le refus du sexe, mais, comme le montre la pornographie, par la séparation du sexe et de la dimension sacrale de l'existence .

Comment poser une extériorité, un adversaire, quand on naît à la vie dans un monde qui se veut total, comment nier dans un monde qui prétends t'encourager quoi que tu fasses, comme étant l'affirmation positive des différences, de ta différence, tout en condamnant, et plus encore en réputant infâme par une morale de fer par une double contrainte manifeste, cet imperceptible d'essence métaphysique qui te permettrait de respirer, d'être ?

C'est par la revendication du mal, par la question de la culpabilité . Peut être .

Le Système est indifférence glaciale à la différence, sauf si celle ci n'est pas innocente . Dans le cadre du Système, est innocent cette différence qui conserve, voire améliore la valeur fonctionnelle pour le Système de ce qu'elle affecte . Ainsi la libération sexuelle des femmes est-elle l'extension du domaine de la lutte, la libéralisation du marché sexuel, tandis que l'entrée des femmes dans le marché du travail améliore production et consommation .

Le dissident doit refuser l'innocence de la différence que lui promet le Système, vouloir une différence coupable : Coupat déclare au Monde : « Nous ne protesterons pas de notre innocence... la race des innocents est éteinte depuis longtemps » . Dans le Système, la dissidence doit être radicale, absolue donc existentielle « en rupture d'abord intérieure avec le monde » THBL, p 134 ; elle est du domaine métaphysique, et du mal et de la culpabilité, morale, et juridique ; hier, demain, judiciaire .

Comme dans la théologie politique de Paul où J. Taubes oppose Paul à Nietzsche . Pour ce dernier le nomos de la terre, du Système, définit le dissident comme être mauvais, et c'est la haine du vaincu, de l'esclave, qui condamne la loi terrestre, la loi de l'Empire . Mais ce nomos est par Paul, par le dissident, retourné en condamnation du Système, en accusation de crime contre lui . ( « l'homme du nihilisme accompli », celui qui ) «a consenti, au moins négativement, (…) fait objectivement partie de la domination, et son innocence est-elle même la plus parfaite culpabilité (...) Que les hommes de ce temps participent également au crime qu'il constitue sans retour (…) il (le Système) refuse de le reconnaître comme un fait métaphysique (...) »THBL, l'époque de la parfaite culpabilité, p 126 .

Le système échoue à rendre la dissidence impossible ."la pensée n'a pas de limites, puisque l'homme atteint par elle le bout du monde"- Livre de la Clarté.

Les voies accessibles de la dissidence sont culturelles, spirituelles et intimes . Il est une résistance de l'intime . Ecrire avec son sang. Etre écorché de ses propres mots. Etre une plaie. Etre dans l'oeuvre en lutte à mort. Un manuscrit qui a une histoire, comme le grand océan...le mémorial des yeux noirs - que je meure si je t'oublie, Jérusalem ! Tristan et Iseult- Un plaidoyer pour le jugement dernier.

Il est une part de nous qui se refuse à mourir, et l'immensité déposée dans le simple regard de l'aimée .

Je vais alors pouvoir revenir, dans ce monde, qui est le nôtre, au livre des brèves amours éternelles . Au sens révolutionnaire de l'amour .

DEBORD 7-5 : le reflux du mouvement révolutionnaire mondial, ou les plus désespérants obstacles .


(Max Sauco -Kali Yuga)


Rapport sur la construction des situations .

Debord § 24 : (…) Il faut critiquer les formes importantes pour l'avenir, celles dont nous devons nous servir . (…) . §25 (…) tout indique, depuis 1956, que nous entrons dans une nouvelle phase de lutte ; et qu'une poussée des forces révolutionnaires, se heurtant sur tous les fronts aux plus désespérants obstacles, commence à changer les conditions de la période précédente (…) on peut voir en même temps le réalisme socialiste commencer à reculer (…) la culture Sagan-Drouet marquer un stade probablement indépassable de la décadence bourgeoise ; enfin une relative prise de conscience, en Occident, de l'épuisement des expédients culturels qui ont servi depuis la fin de la deuxième guerre mondiale . La minorité avant-gardiste peut retrouver une valeur positive .

Debord écrit un manifeste pour un mouvement à naître . Il doit, c'est la loi du genre, être « positif » . Je le serais moi-même . Pourtant...comme l'optimisme est amer ! Nous verrons que par la suite Debord analyse de manière aiguë ces difficultés . Tout mon commentaire de ce passage peut se résumer à ceci : existe-t-il un espoir raisonnable que l'on puisse penser des stades indépassables de la décomposition ?

Le recul du réalisme socialiste n'a donné que des formes moins caricaturales d'art officiel . Mais le recul de la caricature chez l'ennemi est une amélioration de l'ennemi, et rien de plus . Le raffinement de la tyrannie n'est pas un progrès : ce principe permet de réfléchir sur la discrétion nouvelle des processus de surveillance et de contrôle des hommes . Par exemple, le bracelet électronique permet la prison à domicile, de même que le travail industriel à domicile de la fin du XVIIIème siècle pouvait se passer de l'abrutissement sinistre des grandes manufactures, et être un esclavage invisible .

Faute de posséder l'information qui nous permettrait une comparaison, nous ne voyons pas aisément à quel point les techniques de l'écrit et de l'information enferment toujours davantage les hommes – nous avons très rarement une idée précise des degrés de liberté tout simplement perdus par la prolifération des dispositifs d'imposition d'identité, de papiers, de numéros, de relevés, de factures...pourtant, des pays « démocratiques » comme le nôtre, sans parler du Japon d'après guerre ou de la Chine peuvent être des camps de travail globalement ordonnés par l'entéléchie du Système, et doté de dispositifs flous de pilotage des hommes d'une efficacité statistique probablement supérieure à la coercition brute des totalitarismes classiques . Le monde carcéral dans le pavillon, et le pavillon comme monde carcéral, tel est la pente du Système, qu'illustre des films comme Virgin Suicides . Ces murs invisibles le restent pour la plupart des hommes, comme la vache croit que la seule fonction de la clôture est de la protéger . Ainsi, le recul des formes caricaturales de contrôle, ou d'art officiel, ne peut si aisément être posé comme un signe frémissant de révolte .

La volonté de se convaincre qu'il existe des stades indépassables dans un processus destructeur est omniprésente dans le monde moderne, par exemple dans la croyance célèbre que la première guerre mondiale avait atteint des sommets indépassables de destruction et de boucherie nihilistes, et qu'elle serait la der des der . Hillberg rapporte de même que les victimes de la grande destruction ne croyaient pas à celle-ci, ou ne pouvaient le croire qu'avec les plus grandes difficultés ; et que chaque étape du processus était ainsi vécue comme un processus indépassable dans sa cruauté . Mais le voyage au bout de la nuit doit être parcouru - la destruction est au cœur du processus premier du monde moderne, la croissance, ou maximisation indéfinie du déploiement de la puissance matérielle – la croissance est indissociablement un processus de création et de destruction . Il n'est pas indispensable pour le dire de citer Schumpeter pour le comprendre, nous pouvons aussi bien citer Hegel ou Héraclite .

Le troisième Reich, pour prendre un exemple non occulté de processus destructeur, plaçait la réalisation de la destruction avant même la conduite de la guerre . Ce fait a frappé par exemple Arendt, sans cependant être entièrement éclairci . Ce fait ne signifie pas seulement que la SS dominait l'appareil nazi, et imposait à l'armée ses objectifs ; que l'idéologie primait sur tout le reste, et était prise au sérieux, et non comme un prétexte ; cela signifie aussi que le déchainement de la destruction ne pouvait trouver de frein ou de feedback à l'intérieur du système . La destruction, et l'intensité du contrôle totalitaire n'ont cessé de gagner en intensité, même au moment des défaites externes . En clair, les pires obstacles extérieurs ont exalté le déchainement du Système . Aucune information externe ne pouvait le freiner, et il n'existait pas de puissance interne de feedback . Et ce point très simple est pourtant le plus essentiel de toute notre réflexion .

Ce phénomène né au cœur de l'Europe industrielle n'est pas un accident, mais la manifestation des puissances à l'œuvre dans le Système . Je sais qu'il est aisé de parler d'amalgame, puisque le sous-système nazi a été combattu et écrasé comme un cancer, cancer utilisant des processus sains pour faire croitre des amas de cellules monstrueuses . Le cancer, comme toute maladie, de manière plus précise en l'absence d'agent infectieux externe, pose les même problèmes théoriques ; ni complètement endogène, ni complètement étranger, et se nourrissant de processus vivants pour mener à la destruction . Mais je ne pose pas le problème sur une éventuelle analogie entre notre civilisation et une maladie globale de la société humaine, qui pourtant serait beaucoup plus nette à mon sens que l'on veut le croire . Je ne pose le problème que de cette manière très simple : existe-t-il dans le Système mondial des freins permettant un contrôle interne, c'est à dire la possibilité éventuelle d'un freinage volontaire des processus de destruction à l'œuvre dans les processus manifestés d'abord comme croissance dans le spectacle ?

La recherche de freins possibles est la même recherche que celle du négatif évoquée précédemment . La réponse, déjà évoquée par Bernanos dans la France contre les robots, est probablement négative . L'intrication des intérêts entre les oligarchies, les peuples asservis, les cadres des appareils d'État, les cadres du sous-système industriel, et les autres sous-systèmes « économiques » dépasse probablement toute puissance de rupture interne aux oligarchies, ou aux oligarchies et au peuple, malgré les préparatifs évidents du sacrifice massif des intérêts des jeunes générations par les générations actuellement au pouvoir . Les guérillas de rue des étudiants ou des déracinés resteront le plus souvent contrôlées par l'oligarchie, faute de leadership et de capacité organisationnelle et idéologique, et grâce aux liens existants entre représentants des jeunes et oligarchie, par la puissance des machines de propagande du spectacle, du moins à moyen terme . Ces générations de vieux veulent rester jeunes, il faudra que les jeunes restent des serviteurs immatures de leurs désirs, ce que décrivait Gombrowicz dès l'avant guerre .

Les éventuels freins externes à la croissance erratique, sans boussole et sans gouvernail, du Système sont étudiés depuis assez longtemps . Essentiellement, il s'agit du mur écologique . Il est à craindre que l'écologie, d'ailleurs, soit plus une réaction de survie des cadres moyens du Système, moins emplis de l'esprit de démesure de l'oligarchie, pour qui après moi le déluge est une évidence vécue au quotidien . Au fond la plupart des écologistes sont des parties fonctionnelles du Système qui rêvent d'une conciliation des contradictions, l'équivalent fonctionnel des syndicats pour les luttes de classes – en clair, il n'est pas de pire vautours . Les syndicats fonctionnels sont les ennemis de l'ultra-gauche, et l'écologie politique est l'ennemie de la deep écology selon une symétrie très nette, d'autant que la double appartenance syndicale – écologie politique est très bien portée chez les vieux-jeunes .

Les réactions prévisibles aux premiers contacts du mur écologique pour le Système ne sont pas des feed-back freinateurs, mais bien l'exaltation de la croissance de dispositifs destinés à absorber, annihiler indéfiniment, reporter indéfiniment le ralentissement . De ce fait, le Système tend à réagir à l'information externe gênante pour toute sorte de circuits et d'épicycles ad-hoc qui aboutissent à une accélération des processus de création-destruction . Par ailleurs, la puissance des outils de production de Spectacle aboutit à une déréalisation : les hommes du commun, mais même des cadres de haut niveau perdent tout contact avec le réel qu'ils administrent et vivent dans un monde totalement mensonger, fait de dénégations compactes de difficultés aiguës . Méfiance, schizophrénie, inefficacité, le monde de Dilbert n'est pas une fiction dans les bureaucraties "publiques" ou "privées", lesquelles se valent, ne soyons pas dupes . La figure de l'oxymore et de la double contrainte deviennent banales dans la novlangue néo-totalitaire .

Dans le genre vous pouvez être ce que vous voulez, librement... c'est à dire l'illusion que la volonté suffit à construire de la réalité, par un narcissisme infantile ; soyez comme je vous souhaite, affirmez vous librement . Je suis heureux que vous ne soyez pas d'accord avec moi (...), liberté obligatoire ouvrant à l'arbitraire absolu du chef, puisqu'il peut tout accepter comme tout refuser en « individualisant » les relations aux dominés, et reprocher l'obéissance aux ordres, comme la non-obéissance . Un grand classique du roman noir, dans le rapport de l'homme d'action à son chef bureaucrate-voyez dans le film Ghost Dog, de Jim Jarmush des scènes hilarantes de ce type . Dans le genre : Comment, vous n'avez pas liquidé cette fille ?-personne ne m'a donné cette mission – voyons, vous pouviez en prendre l'initiative ! Mais Jo a été liquidé sous ses yeux, c'est un scandale . Celui qui a exécuté cette mission mérite la mort .-Mais on lui a dit qu'elle était partie-elle était là, non ? Comment pouvait-il le savoir ?Il a fait ce qui lui avait été ordonné-Peu importe, nous sommes en colère, il doit mourir .

Il est impossible d'en sortir .

Il devient courant d'entendre des haut cadres faire des propositions purement médiatiques, que l'on sait à l'avance sans suite ni contenu . Il devient courant d'entendre des cadres faire sincèrement des propositions que les hommes de terrain savent grossièrement fausses ou inapplicables, et que ces hommes de terrain ne trouvent ni les mots ni le médium qui permettrait de rectifier les informations du centre . Les ordres sont interprétés de manière de plus en plus lâche par les exécutants, et ceux-ci font remonter des informations de plus en plus mensongères, en perdant confiance dans leurs chefs . Ces derniers ressentent vaguement ces problèmes mais les interprètent comme des résistances, liées à l'ignorance ou à la paresse . Le délitement des organisations est insidieux mais réel, ainsi que la démoralisation et le sentiment aigu que les principes invoqués dans le Spectacle ne sont que des coquilles vides, mensongères, instrumentalisées par une oligarchie impitoyable et corrompue . Cela a été le cas du communisme soviétique et de ses principes . C'est le cas aujourd'hui des principes démocratiques : qui y croit aujourd'hui en Italie, en Grèce, en Tunisie, ou ailleurs ?

La décomposition du collectif ne ralentit qu'à la marge les processus de croissance de la destruction, puisque le seul intérêt individuel et le machiavélisme, l'extension du domaine de la lutte de tous contre tous, devient la seule norme de comportement qui permette la survie dans les phases de décomposition . La corruption n'aboutit pas nécessairement à un piratage massif de la production, et à un effondrement possible de celle-ci, comme à la fin de l'URSS ; elle aboutit aussi à la maximisation du déploiement capitaliste, ce que montre assez le livre Gomorrha (qui doit être lu et pris au sérieux) ou le cas Chinois . Dans le modèle libéral du Système, la décomposition des liens sociaux n'est pas un dysfonctionnement, mais un objectif recherché consciemment par les organes généraux de guidage du déploiement du Système, politiques, financiers, ou « éthiques » et spectaculaires . La décomposition du collectif est parfaitement fonctionnelle au modèle libéral, et de ce fait ne peut produire aucun feedback négatif conséquent – la délinquance ou les suicides, même très épidémiques, ne sont pas susceptibles de constituer des freins . Près de la moitié des garçons dans une génération, de certains quartiers urbains des États Unis, meurent par balles . Et cela ne comporte guère de conséquences globales . La génération hippie et celle des indépendances, en fin d'âge, commence à tirer sur les étudiants aux marges du centre européen. La boucle est bouclée. Les Trente Glorieuses finissent dans la fusillade aux frontières, la rumeur des maisons de retraite et des camping-cars.

Il n'existe pas de freins internes ou externes convaincants à ce jour . Un freinage lent semble peu probable . Mais les faits sont la chose la plus têtue du monde . Un choc très violent ne peut être totalement exclu .

Il n'existe pas de freins internes ou externes convaincants à ce jour . De ce fait, il n'existe pas d'autre stade indépassable au nihilisme européen que l'anéantissement pur et simple . Souvenez vous !

Le seul frein humain est le travail idéologique et l'organisation internationale . Les émeutes nationales sont absolument desespérées.

Le kairos du combat est aussi sous le soleil exactement - puissance, splendeur, grâce. C'est cela, l'espoir, la survie. Peut être enfin la réalisation de ces mots : une relative prise de conscience, en Occident, de l'épuisement des expédients culturels qui ont servi depuis la fin de la deuxième guerre mondiale . La minorité avant-gardiste peut retrouver une valeur positive .


Vive la mort !

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova