DEBORD 7-5 : le reflux du mouvement révolutionnaire mondial, ou les plus désespérants obstacles .


(Max Sauco -Kali Yuga)


Rapport sur la construction des situations .

Debord § 24 : (…) Il faut critiquer les formes importantes pour l'avenir, celles dont nous devons nous servir . (…) . §25 (…) tout indique, depuis 1956, que nous entrons dans une nouvelle phase de lutte ; et qu'une poussée des forces révolutionnaires, se heurtant sur tous les fronts aux plus désespérants obstacles, commence à changer les conditions de la période précédente (…) on peut voir en même temps le réalisme socialiste commencer à reculer (…) la culture Sagan-Drouet marquer un stade probablement indépassable de la décadence bourgeoise ; enfin une relative prise de conscience, en Occident, de l'épuisement des expédients culturels qui ont servi depuis la fin de la deuxième guerre mondiale . La minorité avant-gardiste peut retrouver une valeur positive .

Debord écrit un manifeste pour un mouvement à naître . Il doit, c'est la loi du genre, être « positif » . Je le serais moi-même . Pourtant...comme l'optimisme est amer ! Nous verrons que par la suite Debord analyse de manière aiguë ces difficultés . Tout mon commentaire de ce passage peut se résumer à ceci : existe-t-il un espoir raisonnable que l'on puisse penser des stades indépassables de la décomposition ?

Le recul du réalisme socialiste n'a donné que des formes moins caricaturales d'art officiel . Mais le recul de la caricature chez l'ennemi est une amélioration de l'ennemi, et rien de plus . Le raffinement de la tyrannie n'est pas un progrès : ce principe permet de réfléchir sur la discrétion nouvelle des processus de surveillance et de contrôle des hommes . Par exemple, le bracelet électronique permet la prison à domicile, de même que le travail industriel à domicile de la fin du XVIIIème siècle pouvait se passer de l'abrutissement sinistre des grandes manufactures, et être un esclavage invisible .

Faute de posséder l'information qui nous permettrait une comparaison, nous ne voyons pas aisément à quel point les techniques de l'écrit et de l'information enferment toujours davantage les hommes – nous avons très rarement une idée précise des degrés de liberté tout simplement perdus par la prolifération des dispositifs d'imposition d'identité, de papiers, de numéros, de relevés, de factures...pourtant, des pays « démocratiques » comme le nôtre, sans parler du Japon d'après guerre ou de la Chine peuvent être des camps de travail globalement ordonnés par l'entéléchie du Système, et doté de dispositifs flous de pilotage des hommes d'une efficacité statistique probablement supérieure à la coercition brute des totalitarismes classiques . Le monde carcéral dans le pavillon, et le pavillon comme monde carcéral, tel est la pente du Système, qu'illustre des films comme Virgin Suicides . Ces murs invisibles le restent pour la plupart des hommes, comme la vache croit que la seule fonction de la clôture est de la protéger . Ainsi, le recul des formes caricaturales de contrôle, ou d'art officiel, ne peut si aisément être posé comme un signe frémissant de révolte .

La volonté de se convaincre qu'il existe des stades indépassables dans un processus destructeur est omniprésente dans le monde moderne, par exemple dans la croyance célèbre que la première guerre mondiale avait atteint des sommets indépassables de destruction et de boucherie nihilistes, et qu'elle serait la der des der . Hillberg rapporte de même que les victimes de la grande destruction ne croyaient pas à celle-ci, ou ne pouvaient le croire qu'avec les plus grandes difficultés ; et que chaque étape du processus était ainsi vécue comme un processus indépassable dans sa cruauté . Mais le voyage au bout de la nuit doit être parcouru - la destruction est au cœur du processus premier du monde moderne, la croissance, ou maximisation indéfinie du déploiement de la puissance matérielle – la croissance est indissociablement un processus de création et de destruction . Il n'est pas indispensable pour le dire de citer Schumpeter pour le comprendre, nous pouvons aussi bien citer Hegel ou Héraclite .

Le troisième Reich, pour prendre un exemple non occulté de processus destructeur, plaçait la réalisation de la destruction avant même la conduite de la guerre . Ce fait a frappé par exemple Arendt, sans cependant être entièrement éclairci . Ce fait ne signifie pas seulement que la SS dominait l'appareil nazi, et imposait à l'armée ses objectifs ; que l'idéologie primait sur tout le reste, et était prise au sérieux, et non comme un prétexte ; cela signifie aussi que le déchainement de la destruction ne pouvait trouver de frein ou de feedback à l'intérieur du système . La destruction, et l'intensité du contrôle totalitaire n'ont cessé de gagner en intensité, même au moment des défaites externes . En clair, les pires obstacles extérieurs ont exalté le déchainement du Système . Aucune information externe ne pouvait le freiner, et il n'existait pas de puissance interne de feedback . Et ce point très simple est pourtant le plus essentiel de toute notre réflexion .

Ce phénomène né au cœur de l'Europe industrielle n'est pas un accident, mais la manifestation des puissances à l'œuvre dans le Système . Je sais qu'il est aisé de parler d'amalgame, puisque le sous-système nazi a été combattu et écrasé comme un cancer, cancer utilisant des processus sains pour faire croitre des amas de cellules monstrueuses . Le cancer, comme toute maladie, de manière plus précise en l'absence d'agent infectieux externe, pose les même problèmes théoriques ; ni complètement endogène, ni complètement étranger, et se nourrissant de processus vivants pour mener à la destruction . Mais je ne pose pas le problème sur une éventuelle analogie entre notre civilisation et une maladie globale de la société humaine, qui pourtant serait beaucoup plus nette à mon sens que l'on veut le croire . Je ne pose le problème que de cette manière très simple : existe-t-il dans le Système mondial des freins permettant un contrôle interne, c'est à dire la possibilité éventuelle d'un freinage volontaire des processus de destruction à l'œuvre dans les processus manifestés d'abord comme croissance dans le spectacle ?

La recherche de freins possibles est la même recherche que celle du négatif évoquée précédemment . La réponse, déjà évoquée par Bernanos dans la France contre les robots, est probablement négative . L'intrication des intérêts entre les oligarchies, les peuples asservis, les cadres des appareils d'État, les cadres du sous-système industriel, et les autres sous-systèmes « économiques » dépasse probablement toute puissance de rupture interne aux oligarchies, ou aux oligarchies et au peuple, malgré les préparatifs évidents du sacrifice massif des intérêts des jeunes générations par les générations actuellement au pouvoir . Les guérillas de rue des étudiants ou des déracinés resteront le plus souvent contrôlées par l'oligarchie, faute de leadership et de capacité organisationnelle et idéologique, et grâce aux liens existants entre représentants des jeunes et oligarchie, par la puissance des machines de propagande du spectacle, du moins à moyen terme . Ces générations de vieux veulent rester jeunes, il faudra que les jeunes restent des serviteurs immatures de leurs désirs, ce que décrivait Gombrowicz dès l'avant guerre .

Les éventuels freins externes à la croissance erratique, sans boussole et sans gouvernail, du Système sont étudiés depuis assez longtemps . Essentiellement, il s'agit du mur écologique . Il est à craindre que l'écologie, d'ailleurs, soit plus une réaction de survie des cadres moyens du Système, moins emplis de l'esprit de démesure de l'oligarchie, pour qui après moi le déluge est une évidence vécue au quotidien . Au fond la plupart des écologistes sont des parties fonctionnelles du Système qui rêvent d'une conciliation des contradictions, l'équivalent fonctionnel des syndicats pour les luttes de classes – en clair, il n'est pas de pire vautours . Les syndicats fonctionnels sont les ennemis de l'ultra-gauche, et l'écologie politique est l'ennemie de la deep écology selon une symétrie très nette, d'autant que la double appartenance syndicale – écologie politique est très bien portée chez les vieux-jeunes .

Les réactions prévisibles aux premiers contacts du mur écologique pour le Système ne sont pas des feed-back freinateurs, mais bien l'exaltation de la croissance de dispositifs destinés à absorber, annihiler indéfiniment, reporter indéfiniment le ralentissement . De ce fait, le Système tend à réagir à l'information externe gênante pour toute sorte de circuits et d'épicycles ad-hoc qui aboutissent à une accélération des processus de création-destruction . Par ailleurs, la puissance des outils de production de Spectacle aboutit à une déréalisation : les hommes du commun, mais même des cadres de haut niveau perdent tout contact avec le réel qu'ils administrent et vivent dans un monde totalement mensonger, fait de dénégations compactes de difficultés aiguës . Méfiance, schizophrénie, inefficacité, le monde de Dilbert n'est pas une fiction dans les bureaucraties "publiques" ou "privées", lesquelles se valent, ne soyons pas dupes . La figure de l'oxymore et de la double contrainte deviennent banales dans la novlangue néo-totalitaire .

Dans le genre vous pouvez être ce que vous voulez, librement... c'est à dire l'illusion que la volonté suffit à construire de la réalité, par un narcissisme infantile ; soyez comme je vous souhaite, affirmez vous librement . Je suis heureux que vous ne soyez pas d'accord avec moi (...), liberté obligatoire ouvrant à l'arbitraire absolu du chef, puisqu'il peut tout accepter comme tout refuser en « individualisant » les relations aux dominés, et reprocher l'obéissance aux ordres, comme la non-obéissance . Un grand classique du roman noir, dans le rapport de l'homme d'action à son chef bureaucrate-voyez dans le film Ghost Dog, de Jim Jarmush des scènes hilarantes de ce type . Dans le genre : Comment, vous n'avez pas liquidé cette fille ?-personne ne m'a donné cette mission – voyons, vous pouviez en prendre l'initiative ! Mais Jo a été liquidé sous ses yeux, c'est un scandale . Celui qui a exécuté cette mission mérite la mort .-Mais on lui a dit qu'elle était partie-elle était là, non ? Comment pouvait-il le savoir ?Il a fait ce qui lui avait été ordonné-Peu importe, nous sommes en colère, il doit mourir .

Il est impossible d'en sortir .

Il devient courant d'entendre des haut cadres faire des propositions purement médiatiques, que l'on sait à l'avance sans suite ni contenu . Il devient courant d'entendre des cadres faire sincèrement des propositions que les hommes de terrain savent grossièrement fausses ou inapplicables, et que ces hommes de terrain ne trouvent ni les mots ni le médium qui permettrait de rectifier les informations du centre . Les ordres sont interprétés de manière de plus en plus lâche par les exécutants, et ceux-ci font remonter des informations de plus en plus mensongères, en perdant confiance dans leurs chefs . Ces derniers ressentent vaguement ces problèmes mais les interprètent comme des résistances, liées à l'ignorance ou à la paresse . Le délitement des organisations est insidieux mais réel, ainsi que la démoralisation et le sentiment aigu que les principes invoqués dans le Spectacle ne sont que des coquilles vides, mensongères, instrumentalisées par une oligarchie impitoyable et corrompue . Cela a été le cas du communisme soviétique et de ses principes . C'est le cas aujourd'hui des principes démocratiques : qui y croit aujourd'hui en Italie, en Grèce, en Tunisie, ou ailleurs ?

La décomposition du collectif ne ralentit qu'à la marge les processus de croissance de la destruction, puisque le seul intérêt individuel et le machiavélisme, l'extension du domaine de la lutte de tous contre tous, devient la seule norme de comportement qui permette la survie dans les phases de décomposition . La corruption n'aboutit pas nécessairement à un piratage massif de la production, et à un effondrement possible de celle-ci, comme à la fin de l'URSS ; elle aboutit aussi à la maximisation du déploiement capitaliste, ce que montre assez le livre Gomorrha (qui doit être lu et pris au sérieux) ou le cas Chinois . Dans le modèle libéral du Système, la décomposition des liens sociaux n'est pas un dysfonctionnement, mais un objectif recherché consciemment par les organes généraux de guidage du déploiement du Système, politiques, financiers, ou « éthiques » et spectaculaires . La décomposition du collectif est parfaitement fonctionnelle au modèle libéral, et de ce fait ne peut produire aucun feedback négatif conséquent – la délinquance ou les suicides, même très épidémiques, ne sont pas susceptibles de constituer des freins . Près de la moitié des garçons dans une génération, de certains quartiers urbains des États Unis, meurent par balles . Et cela ne comporte guère de conséquences globales . La génération hippie et celle des indépendances, en fin d'âge, commence à tirer sur les étudiants aux marges du centre européen. La boucle est bouclée. Les Trente Glorieuses finissent dans la fusillade aux frontières, la rumeur des maisons de retraite et des camping-cars.

Il n'existe pas de freins internes ou externes convaincants à ce jour . Un freinage lent semble peu probable . Mais les faits sont la chose la plus têtue du monde . Un choc très violent ne peut être totalement exclu .

Il n'existe pas de freins internes ou externes convaincants à ce jour . De ce fait, il n'existe pas d'autre stade indépassable au nihilisme européen que l'anéantissement pur et simple . Souvenez vous !

Le seul frein humain est le travail idéologique et l'organisation internationale . Les émeutes nationales sont absolument desespérées.

Le kairos du combat est aussi sous le soleil exactement - puissance, splendeur, grâce. C'est cela, l'espoir, la survie. Peut être enfin la réalisation de ces mots : une relative prise de conscience, en Occident, de l'épuisement des expédients culturels qui ont servi depuis la fin de la deuxième guerre mondiale . La minorité avant-gardiste peut retrouver une valeur positive .


Vive la mort !

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Zinaida Serebriakova