D'une dissidence l'autre, 2 : Le Livre des Brèves amours éternelles d'Andreï Makine, ou la Vision Gnostique et l'argumentation interdite .

(William Blake - Lucia carrying Dante)

Les modernes se vivent d'illusions – s'ils ne se vivaient d'illusions, ils en seraient encore plus souvent à s'immoler, à se sacrifier au feu . Car c'est pour nous tous modernes que la voie droite est perdue, c'est notre monde qui est la forêt obscure, le Voyage au bout de la nuit . L'Enfer, où se trouve-t-il ? Sur la terre .

L'illusion de vivre mieux que les autres, avant . Notre joie de vivre paraissait illogique, presque surnaturelle, note Makine de la vie matérielle nue de son enfance . L'illusion que la sagesse ancienne était fuite hors du monde, et que seuls eux, modernes, ont la force et le courage d'affronter la réalité . Eux, modernes, qui s'enivrent des mensonges insensés du Spectacle, qui ne cessent de se mentir à eux-même sur leur bonheur, sur la valeur et l'intérêt de leur vie . Une vie qui n'est pas digne d'être chantée, une vie qui n'est pas histoire n'est pas une vie pleinement humaine .

La fuite hors du monde des hommes d'avant l'ère moderne est un mythe moderne . La conception situationniste de l'art est écrite dans le Bahir, le livre de la clarté, on ne sait quand, probablement dans le Languedoc du XIIème siècle, grande époque de la vie symbolique et réelle . Elle se trouve au fragment 31 :

Rabbi Amoraï demanda : Le jardin d'Eden, où se trouve-t'il ? On lui répondit : sur la terre .

Sur la terre, là est pour tout homme mortel le pays des quatre fleuves, le pays du retour, gardé par le chérubin au glaive de feu . C'est en affrontant le feu, feu de la purification, de la douleur et de l'angoisse que l'homme peut emporter par force le royaume de Dieu . L'ascèse, la guerre sont des flammes dévorantes . Et le Cantique des cantiques le chante, les baisers de ta bouche, meilleurs que le vin de miel - le feu de tes lèvres est une de ces flammes . Ton amour est un feu dévorant . La terre est au monde de la naissance et de la mort ce que la chair est au microcosme . Le jardin d'Eden, où se trouve-t'il ? On lui répondit : sur la terre .

Nous dirions, modernes : le jardin d'Eden est à produire, avec des outils, un technique . Mais le jardin était au commencement . Le récit symbolique n'est pas à comprendre seulement comme un déroulement dans le temps, mais aussi comme l'enroulement de la puissance du serpent qui se dissimule dans l'obscur de la terre, c'est à dire de la chair . Le jardin était au commencement ne signifie pas qu'il était et qu'il n'est plus ; le premier analogué n'est pas dans l'espace et dans le temps . Le jardin d'Eden est toujours déjà présent . Le jardin d'Eden est impliqué dans chaque instant, telle est l'image de la spirale, ou de l'escargot – et il s'explique en chaque instant – c'est le serpent . Le jardin n'est pas à produire dans le temps, à chercher dans l'espace : il est là, et il est à voir, mais des voiles reposent sur nos yeux . Aucun mouvement, aucune quête, aucune volonté, aucune raison ne peuvent suffire à la percée . Pourtant, s'il n'espère pas, il n'atteindra pas l'inespéré, car il est hors de quête et sans accès . Il est hors de quête et sans accès, c'est à dire qu'aucun cheminement du monde n'y mène – Maître Dôgen dit : le poisson est dans l'eau, et aussi loin qu'il aille, il est toujours dans l'eau- et le feu dévorant de l'amour est percée hors du monde .

Ce qui empêche de voir est le voile, et celui qui voit est le visionnaire . Maître Dôgen dit : l'inanimé expose la Loi . Le Maître ne peut dire plus – c'est au disciple de faire silence en lui suffisamment pour voir, entendre uniment les sources et les collines exposer la Loi – ce que Böhme appelle : les paroles inexprimables de Dieu .

L'art est éducation du regard, gnose, dans la conception traditionnelle . L'objet d'art est un support de vision – car l'artiste réplique analogiquement le geste du démiurge, le jeu de la lumière et des ténèbres, du yin et du yang ; et aussi son recul consécutif, le miroir de la conscience, quand il se sépare, par le sabre, quand il regarde son œuvre, et voit que cela est bon . Un temple Shintô du Japon, parmi d'autres, conserve ainsi un sabre et un miroir . Le sabre sépare et plus tard juge selon l'ordre du temps ; le miroir expose la vérité, la justice : la séparation selon l'image et la ressemblance .

Le démiurge connait son œuvre de l'avoir faite ; l'artiste connait l'œuvre du démiurge de la répliquer, de la vivre . Et en prenant du recul pour la voir, et la dire bonne, il est comme un Dieu, connaissant le Bien et le Mal, il accomplit la promesse du Serpent . Ainsi l'artiste, et plus encore le poète, sont-ils des figures de la gnose, comme le sabre, le miroir et le serpent .

La gnose n'est pas une doctrine . L'ensemble des paroles, et des symboles qui voudraient dire l'indicible...ne peuvent le dire, mais peuvent faire signe . La Genèse, les Sutras, les Koans ne disent pas mais font signe . Telle est la parole de l'Obscur : le dieu qui est à Delphes ne dit ni ne cèle, mais fait signe .

De plus en plus rares sont les hommes qui savent interpréter les signes – de plus en plus les hommes croient que les signes disent, ou qu'il cèlent, qu'ils sont aveuglement . Rares sont ceux, comme Simone Weil, qui savent :

« Les dogmes de la foi ne sont pas des choses à affirmer . (…) C'est le serpent d'airain dont la vertu est telle que quiconque le regarde vivra (…) énoncés comme des faits, (ils) n'ont rigoureusement aucun sens » (Lettre à un religieux).

L'affirmation des symboles comme étant des faits matériels, ou la certitude que les symboles n'ont rigoureusement aucun sens sont donc des attitudes dégénérées symétriques . Le point commun de ces opposés de spectacle est leur aveuglement à la gnose, ou savoir symbolique, et leur idolâtrie du sens littéral, nom faux et menteur que les exégètes modernes donnent à leurs interprétations vides de signes, et vides du souffle de l'esprit .

Le supérieur détermine l'inférieur . Cela signifie que le temps est l'image mobile de l'éternité . Cela signifie, pour ce qui est du savoir symbolique, que le sens littéral ne se détermine complètement que par la science du sens symbolique, car le sens littéral est l'image du sens symbolique . Dit autrement, il n'est nulle philologie qui puisse donner tort au spirituel authentique . La réponse à une erreur spirituelle ne peut se situer que sur un plan hiérarchiquement égal ou inférieur .

Plus la lecture des textes est des symboles est « littérale », plus les différences entre traditions s'accumulent et paraissent insurmontables ; et notre époque de « globalisation » est moins que jamais capable d'universalité spirituelle . Le Hagakure dit : de ce qui est un évite de faire deux, c'est un principe qui vaut dans toutes les voies quelles qu'elles soient . Maître Deshimaru, au contraire, a pu comprendre et interpréter Maître Eckhart à partir du Zen . Tout cela pour revenir à ces mots, pensés non comme une matérialité concrète, comme dans la Somme théologique de Thomas d'Aquin, qui n'est que de la paille selon son auteur lui-même, mais comme feu :

Rabbi Amoraï demanda : Le jardin d'Eden, où se trouve-t'il ? On lui répondit : sur la terre .

Le jardin d'Eden est l'éternité, sur la terre, toujours déjà présent . Il doit être reconquis, retrouvé dans le tissu le plus intime de la vie humaine . C'est la théurgie, la seule forme pratique de sagesse, qui est proche de la magie, que les hommes enfermés nomment sorcellerie . La vie humaine ne se réduit pas à l'intime, puisqu'elle est Verbe, Loi, Ordre, analogués, image et ressemblance des hiérarchies angéliques dont l'harmonie s'exprime dans la sublimité de la musique, dans la splendeur du visible . L'intime et le monde résonnent entre eux dans le milieu de vie . L'homme traditionnel produit un milieu de vie, à la fois une science de la splendeur de l'intime, une science de l'amour humain et de ses délices, et une science de l'ordre humain et de ses délices, ensemble de sciences étroitement analoguées . Sans toutefois avoir la démesure de prétendre à l'absolu ou à la perfection .

La puissance de vision est propre au gnostique . La hiérarchie de l'éternité impliquée dans le temps est le substrat qui permet toute vision, toute interprétation valable des textes symboliques . Ainsi est expliqué le titre, le livre des brèves amours éternelles .

La vie proprement humaine est la vie qui est lovée dans cette implication, la vie qui déroule le serpent de l'éternité et qui goûte sa puissance, comme un vin délicieux aux lèvres de l'aimée . Une vie humaine digne de ce nom est une vie qui peut devenir un mémorial – et je crois pouvoir affirmer, par exemple, que le docteur Jivago est un tel mémorial . Les mémoires d'Ignace de Loyola, ou la Somme théologique, ou le Shobogenzo le sont aussi, chacun dans leur genre . Il en est de même du livre des brèves amours éternelles . Ils témoignent de la recherche non du temps perdu, mais de l'éternité .

Pour un homme médiocre mais immensément déterminé, même l'héroïsme d'un moralisme rigide peut être l'expression d'un tel désir de vivre conformément à l'éternité . Tel fut le cas de Dmitri Ress, présenté en début de livre de Makine . Cet homme s'enferra à dénoncer le spectacle malgré les années de camp .

L'hypocrisie du spectacle est l'hommage que le vice rend à la vertu ; ou encore, le rôle du spectacle est de faire comme si la vie atteignait la dimension de l'éternité . « Non ! Le peuple ne s'en fiche pas . Il en a besoin ! Cette pyramide de têtes de porcs lui est nécessaire comme l'expression cohérente de l'architecture du monde (...) » p18...(...) « la propagande officielle figeait ces reflets de rêve dans un langage tangible (...)l'idée s'incarnait en colonnes de travailleurs, le verbe se faisait chars et fusées (…) l'histoire avait la voix d'une foule infinie.(...) » p32 sq...mais le rien perce : « c'est cela, l'impression d'un mensonge deviné derrière les décors (…)

Il n'y pas là de quoi se réjouir . Le mensonge qui se creuse au cœur du spectacle est un vide qui se creuse au cœur de tout homme noble . Car c'est la perte de l'éternité publique, commune, normale dans les civilisations traditionnelles . Makine montre très bien que la conscience du mensonge ne fut pas jubilation, mais blessure, souffrance . Alors les grands mots doctrinaires, la vie commune, furent rejetés définitivement au profit de l'intime . Car Makine n'est pas dupe des grands mots de l'Occident, qu'il se contente justement d'évoquer, pour commencer, comme indifférence repue . Nous, peuple d'Occident, nous avons encore besoin des mensonges sur la Révolution Française, les Droits de l'Homme, le Progrès, les Lumières, et toutes ces conneries de professeurs et de curés laïques . Que la démocratie n'ait plus de consistance, que l'égalité en droit soit bafouée, que nous courrions à l'abîme, que l'idéologie qui nous environne ne soit plus émancipatrice, mais instrumentalisée et manipulatrice de nos rêves et de nos désirs – d'une analogie aveuglante, foncière avec la situation du communisme à son crépuscule-c'est plus que ce que la plupart veulent entendre .

Alors, oui, on entendra le livre des brèves amours éternelles comme une hymne au renfermement dans le jardin de l'intime, de l'émerveillement . Et certes le livre l'évoque avec une grâce et une exactitude poignante . Sans doute, le destin de l'écrivain Andreï Makine .

Mais cet hymne à la splendeur lovée en l'intime, splendeur parfaitement présente et puissante, masque une évolution argumentative inavouée . Dmitri Ress, l'homme brisé dans son corps des premières pages laisse insensiblement la place à Andreï Makine, l'homme brisé dans son âme, et qui par amour du destin tisse les mots de l'acceptation, de l'échine courbée, de la douleur et de la tristesse qui payent le repli sur l'intime .

(…) la jeune femme assise sur les tribunes enneigées devint bien plus qu'un souvenir . Une façon de voir, de comprendre, une sensibilité, un ton sans lesquels ma vie n'aurait pas été telle qu'elle allait être . Après notre fugitive, rencontre, j'eus un regard tout autre sur les pesants symboles qui célébraient le projet messianique de ma patrie . Tous ces défilés (…)...curieusement j'avais moins envie de les railler, de critiquer l'hypocrisie des dignitaires qui montaient sur les gradins, de dénoncer ces profiteurs pour qui le rêve d'une société nouvelle n'était qu'un vieux mensonge utile .

Je devinais que la vérité ne se trouvait ni parmi eux ni dans le camp opposé, chez les contestataires . Elle m'apparaissait simple et lumineuse (…) . La beauté humble du visage féminin aux paupières baissées rendait dérisoires les tribunes, et leurs occupants, et la prétention des hommes à prophétiser au nom de l'Histoire . La vérité était dite par le silence de cette femme, par sa solitude, par son amour si ample (…)

(…) peut être vivait-elle dans un monde tel qu'il aurait pu être, sans la hargne dominatrice des hommes (…)

Ce passage est caractéristique des procédés de l'intime, et du repli . Il se présente comme sans arguments, simple et lumineux, pragmatique, comme solution modeste, humble, vraie, concrète, proche ; mais il est une doctrine, une vérité, une philosophie de l'existence . A ce titre, il mérite d'être soumis aux mêmes interrogations que n'importe quelle autre . Structurellement, et même si cette lourdeur verbale semble profaner le propos de l'auteur, c'est le même argument que l'idéologie de la fin des idéologies : voilà une vérité faite de mots et d'arguments qui se présente comme sans mots et sans arguments - une puissante défense, mais une grave faiblesse . La littérature, quand elle pose des thèses, est hiérarchiquement indéfiniment inférieure à la gnose . Elle n'est plus évocation sublime de la vie, elle devient vanité et poursuite du vent - idéologie, même, qui se leurre sur elle même, en déniant sa nature .

Car ce qui est simple et lumineux n'est pas la condamnation des dissidents actifs . Ce qui est simple et lumineux, ce qui est vrai, concret, proche, dans la divine expérience de l'amour essentiel, comme dans la contemplation esthétique, est la Vision qui surgit . Ce qui est simple, à savoir un, c'est le cela qui apparaît dans la splendeur éternelle de l'instant, non les mots qui condamnent le combat contre le mensonge . Ce qui est vrai, concret, proche, c'est la réalité vécue du lien essentiel, cette intensité infinie qui rend l'instant incandescent, et qui fait de chaque moment de lumière sans l'aimée ténèbres – ce soir mon cœur est empli de larmes, car je regarde les étoiles sans toi – dit Roméo, exilé des bras de Juliette par les astres contraires, et la puissance de l'ordre social que leur amour convainc d'injustice, que leur amour transcende de sa justice solaire .

Non, les mots qui jugent les hommes et leur hargne ne sont pas qualifiés légitimement par les mots qui qualifient la Vision . Non, ces mots ne sont pas des conséquents de la Vision . A partir de sa vie, un homme tire des conséquences de la Vision . La Vision est une bénédiction qui fait le poète, mais elle ne donne pas au poète puissance et charge ontologique de contester la prophétie .

Ces mots sont une philosophie de l'existence, et rien de plus . Une philosophie très ancienne, immémoriale, et très répandue dans la dure Russie, la Russie du servage et du fouet, la Russie de la domination par la violence, celle des ministères de coercition . Et ce qu'elle est, le texte même le dit, et pas silencieusement, à travers le visage féminin, aux paupières baissées, humble . Ce qu'elle est, c'est un amour résigné, doux-amer, du destin de la soumission aux puissances sociales ressenties comme des forces qu'il n'est pas possible d'affronter, dans lesquelles il est juste possible de se contorsionner pour survivre . La jeune femme humble aux yeux baissés à perdu son mari dans le naufrage d'un sous-marin . Elle se soumet .

J'invoque le sang de Tristan et d'Iseult, de Lancelot et de Guenièvre, de Roméo et de Juliette . Elles se révoltent, elles rusent, elles se jouent des maîtres, elles montrent dans le mémorial de leurs amours éternelles le droit sacré de la justice du lien d'exception, quand l'ordre du monde se vide de sa puissance, de sa vérité et de sa force . Quand dans un âge de fer la puissance impliquée du lien est sacrifiée au profit de l'arrangement vide des unions d'intérêts, alors cet ordre perd sa légitimité essentielle . Quand le spirituel est obscurci au profit de l'ordre de puissances terrestres qui se déchargent de leur dimension de largeur, de hauteur et de profondeur – quand l'étouffement des mondes rend la respiration du cœur spirituel si âpre et dure – la révolte devient un fatum des amants du Haut Désir - ainsi notre Empire, et notre spectacle .

Les cycles du temps sont des images mobiles de l'éternité . On part du Suprême, c'est l'âge d'or symbolique, on s'en éloigne graduellement, jusqu'aux ténèbres de l'âge de fer symbolique . Alors le monde attend une restauration, ce qu'est l'aube pour le cycle des jours, le printemps pour le cycle des années . Il est des aubes d'été en puissance à chaque instant, des âges de fer à chaque instant . Oui, Makine a raison, il est des instants solaires, infimes, et l'éternité ne peut être saisie dans le temps par aucun homme, ne peut être asservie - mais l'éternité peut nous saisir, un éclair, ou définivement comme Enoch . On ne peut saisir ce qui est hiérarchiquement supérieur . Mais l'éternité peut habiter la République comme le coeur de l'homme, et cela est bon . Ou le mensonge et le vide, comme nos Républiques présentes, comme autrefois l'Empire, le grand Empire soviétique soudainement disparu .

Se soumettre au vide et au mensonge qui règnent sur la Cité des hommes est un mensonge en soi . Croire que l'on peut être possédé par l'éternité et se soumettre au vide est se réconforter de ses reculs . Tristan-Tantris ne va pas vers la guerre, c'est le combat qui vient à lui, et qu'il ne peut éviter sans renier l'éternité solaire qui l'habite . Il se meurt de mélancolie auprès de la femme qu'on lui a donné comme substitut, et qu'il devrait accepter pour montrer son respect des institutions temporelles . Il ne peut faire autrement que repartir vers la bien aimée véritable . Accepter cette vie de combat au nom de la Puissance supérieure qui le mène, tel est la véritable acceptation, l'authentique Amor fati . Tristan-Tantris va chercher Iseult au milieu des lépreux, puisque là a été poussée sa bien aimée par l'ordre qu'elle ne peut vivre d'une vie digne de son âme .

L'Amor fati que l'on nous présente est celui de la soumission aux trônes du vide pour trouver la paix, en se satisfaisant des instants de délices qui nous sont laissés . Amor fati frelaté, faux et menteur : voilà ce que prêchent depuis toujours les hommes qui se placent sous les pouvoirs du siècle . Et qui après, ne savent plus qui soutenir, avec qui manger, et à qui ne pas serrer la main . Ce que je dis est parfaitement présent .

L'Amor fati des troubadours et des chevaliers de langue d'Oc ne fut pas cela, sinon pour des yeux aussi aveugles que ceux qui traitent les symboles comme des faits . L'Amor fati ne fut jamais d'aimer son esclavage, au temps des faidits, des seigneurs révoltés, errants . L'Amor fati de la Gaya Scienza nietzschéenne ne peut non plus être invoqué pour la résignation de ceux qui refusent le combat, et baissent les yeux . Le sage refuse le combat matériel mais sans baisser le regard face l'inhumanité folle d'un Empire de pyramides de têtes de porc, ou d'indifférence repue .

Regarde et je regarde aussi . Ce qui est répugnant doit être dit tel, et je ne donnerais pas tort à la Rose Blanche d'avoir vomi le nazisme publiquement, et je ne donnerais pas tort à Bernanos d'avoir pensé et publié les Grands cimetières sous la lune . Que Dieu me donne la force au contraire de toujours éclairer l'inacceptable, non pas de m'indigner, non, simplement de dire . Cette force, je ne l'ais pas, mais elle est issue d'une puissance éternelle - La vérité est issue d'une force éternelle, et n'est possédée par aucun homme .

Nul ne peut être sûr de sa puissance à l'heure des menaces et de la peur . Mais la vérité reste, infime, accusatrice des mondes de fer, de béton, d'isolant et de carton . Ces mondes, les nôtres, sont vides de toute humanité hors de leurs interstices incontrôlés . Ils sont essentiellement inhumains . Et peut être, se dirigent-ils vers une singularité catastrophique et incontrôlée . Il ne peut être dit, ou écrit, que la force du penseur doit se détourner de dire et redire ce crime sans sujet qu'est l'Empire .

Et cette force, souvent je l'ait trouvée au puits de tes lèvres, sur les splendeurs de ta chair, et par la méditation des œuvres d'amour et de révolte, par la puissance du Maître et Marguerite . Boulgakov, voilà un homme qui vécu selon l'Amor fati . Il n'est pas de plus grande puissance en notre âge que le désir, les abîmes et les délices du désir .

Je ne renie pas la puissance éternelle de l'amour humain . Je la revendique comme analogue à la puissance de la révolution pour le monde . La révolution est le repentir, le délice et l'âme du macrocosme . Il n'y a pas d'antinomie essentielle entre la vie intime et celle de la République ; il y a une antinomie crée par la tyrannie . La vie intime est notre source de vie, mais la protéger ne peut amener le poète à reconnaitre la tyrannie comme juste - le combat est aussi, chez Homère, un instant éternel, solaire, où s'écoule la jouissance des mondes - car l'amour et le combat ne sont pas des domaines étrangers, mais analogues . Danser et combattre est pour le Maître un et même . Les délices de l'amour sont l'unité retrouvée des serpent affrontés .

Makine porte la vieille philosophie russe, de regret et de soumission . Il abandonne aux forts et aux puissants l'Empire du monde . Il donne tort aux dissidents . Il prêche la résignation . Il présente une doctrine, et cette doctrine ne peut qu'avoir du succès dans notre tyrannie floue . Je l'aime beaucoup, il m'émeut, mais je lui donne tort .

Je vais bientôt évoquer l'Amor fati des révoltés .

Vive la mort !

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Nu

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Zinaida Serebriakova