D'une dissidence l'autre : la tyrannie comme négation du sens de la vie .

(Marina Tsevetaeva)


La raison de la catégorie de la relation est l'être imaginal . Pic de la Mirandole, 900 conclusions (…)-532 .

L'âme d'un être humain est comme une harpe, faite de cordes tendues ; et il est de nature qu'un barde puissant cherche une tension forte, de celle qui plierait et déchirerait le dernier homme . La fatigue liée à l'absence de sommeil, le café, les prémices de la folie mélancolique, saturnienne ou lunatique, l'errance dans la forêt obscure y sont normales – car il s'agit de chercher une exacerbation de tous les sens, comme le loup affamé qui cherche une proie dans la forêt couverte de neige, comme la chouette qui perce l'obscur des forêts de ses yeux fixes .

J'ai vu l'aube sur un paysage de notre monde . Le confort, la routine, tous les cadres étroits de la ruche produite par les abeilles modernes sont étouffement de toute supériorité de l'âme, de toute puissance intérieure . La ruche moderne est une prison, un immense camp de travail élevé en bien moral à l'échelle du monde . Mais la résistance à l'étouffement fait des paysages de notre monde des labyrinthes plus puissants encore que les labyrinthe des forêts . Dans l'âge de fer se trouvent des sources et des fontaines – dans les flaques, sur le bitume, la lune se reflète comme dans le regard du Serpent .

J'ai vu l'aube, la lumière déchirer les nuages vers l'Orient de la mer, le vol des oiseaux ; j'ai invoqué les éléments, et la puissance de Celui qui les fait Un .

La tyrannie dans laquelle nous vivons, respirons et écrivons, est une tyrannie d'un modèle jamais vu dans l'histoire – en parler même paraît immédiatement excessif, ne serait-ce que le mot de tyrannie . Où sont les arrestations arbitraires, les séjours en prison, les menaces, les lettres anonymes sur les amours brèves qui pèsent sur les dissidents ? Où sont les interdictions de publier ? L'écriture et la publication de cet article ne prouvent-ils pas le contraire ?

La tyrannie dans laquelle nous vivons, respirons et écrivons, ne repose pas sur le totalitarisme affirmé, sur la loi ; elle repose sur la double contrainte d'une liberté affirmée mais effectivement exténuée jusqu'à l'immaturité complète, avec ses cadres étroits à justifications hygiéniques et morales, justifications matraquées par l'ensemble des corps sociaux mobilisés pour le contrôle, qui ne sont plus simplement des forces de police, mais des forces dites d'éducation, de travail social, d'éducation, largement décentralisées .

Il me paraît indispensable d'argumenter, tant la réalité de la tyrannie moderne est invisible à la plupart des hommes . Une tyrannie est aussi un système d'équilibre qui réagit à l'écart par une correction, et cette réaction est sensible et puissante . Ces corrections sont assez stéréotypées pour pouvoir être reproduites de manière rapide et efficace, ce qui est indispensable à la fonction de maintien d'équilibre . Cette nécessité fonctionnelle tend à produire une typologie de l'écart à la norme, afin d'avoir une typologie correspondantes de réactions disponibles . L'ordre ne peut en effet se maintenir comme ordre si la mise en cause de son cadre d'existence n'entraîne pas de réactions compensatrices du déséquilibre que produit la transgression .

On appellera transgression tout écart à la norme, y compris involontaire . La transgression provoque toujours des réactions d'exclusion, mais d'intensité variable . Une réaction d'exclusion en général comporte aussi une procédure de réintégration plus ou moins rapide .Le Système social connait trois grilles de lecture principales de la transgression : la faute, l'erreur, et la maladie .

La faute suppose que l'acte posé résulte d'une action volontaire, que le transgresseur avait le choix de faire ou de ne pas faire sa transgression . La faute entraîne une punition, et autorise l'usage de la contrainte . Elle permet de défendre et de renforcer agressivement le cadre . Le transgresseur est coupable et porte la culpabilité de son acte . Les actes lus par cette grille sont par exemple les actes de violence . Par négligence, l'erreur glisse vers la faute . La réaction à la faute est l'enquête, le procès, la condamnation, par le recours à la loi ; souvent aussi le sermon, le reproche moral . La faute entraîne une exclusion réelle ou symbolique de la communauté, suivie d'un châtiment, là encore réel et symbolique, et d'une réintégration . Toutes ces étapes sont plus ou moins ritualisées . La faute est constituée par la Loi . Une autorité légale, explicite, est donc celle basée sur la Loi . Elle interdit effectivement, explicitement ; elle permet donc la contestation publique de sa justice . Un tel pouvoir est assez sûr de sa légitimité pour admettre toute contestation . Voyez la monarchie absolue dans la France des Lumières . Une tyrannie légale n'est pas impossible, mais elle a l'avantage d'être sincère .

L'erreur suppose que la transgression résulte d'une ignorance . C'est la thèse de Socrate affirmant que « nul n'est méchant volontairement ». L'erreur entraîne la recherche d'une prise de conscience du transgresseur, qui doit comprendre que son acte est une faute au regard de normes dont on admet qu'il les ignore . Ainsi, l'enfant qui prend un jouet à un autre enfant commet non un vol, mais une erreur . L'erreur n'entraîne pas d'exclusion du groupe, et est la forme de transgression la plus assimilable par la normalité collective .

La maladie suppose que la transgression échappe à la volonté du transgresseur, elle introduit une scission entre sa volonté et ses actes . La réaction à la maladie dans le Système est le soin par un spécialiste extérieur . L'erreur et la maladie dé-responsabilisent le transgresseur . Mais de ce fait, elles rendent son comportement vide de tout sens valable, le réduisant à l'état de symptôme regardé avec une bienveillance paternelle . Les dispositifs de rétablissement de l'équilibre nommés « maladie » et « l'erreur » sont la forme de réaction la plus générale du Système à la transgression, et celle dont le développement est le plus rapide, même si la faute connaît un regain de vigueur, mais sous une forme totalement sournoise, celle du traitement bureaucratique-automatique .

Ces dispositifs de domination par la théorie de l'erreur ou de la maladie s'appuient sur de nombreuses sciences sociales, dont le premier principe est de poser en axiome la posture de supériorité du « scientifique » sur son objet, car il n'est possible de parler d'erreur ou de maladie, en ce qui concerne des transgressions, que si on dispose miraculeusement non pas du principe de réalité, mais bien de la réalité elle-même . Ainsi, ce que les philosophes, physiciens, et cognitivistes cherchent avec ardeur dans les plus grands paradoxes – je pense par exemple à Bernard D'Espagnat, à la recherche du réel, mais aussi à la Critique de la Raison Pure de Kant, et à mille autres auteurs et ouvrages de qualité sur la réalité de la réalité – les policiers intellectuels du Système le possèdent miraculeusement, par le miracle de leur morne conformité à l'ontologie de l'idéologie racine – ce que ce peuple formaté nomme réalité . Et en général, ils n'ont affaire qu'à des ignorants, ou à des étudiants qui dépendent d'eux ; ils peuvent ainsi garder leur trésor .

La maladie comme dispositif de domination, qui renforce le caractère matriarcal du Système, est la propriété de la gauche hypersocialisée . On voit ainsi des nains intellectuels pompeux faire la « psychanalyse » de géants de l'art ou de la pensée, condamner Jésus, Mahomet, William Blake sans raison, étudier Simone Weil comme anorexique, ou les poèmes de Rimbaud comme manifestations névrotiques, sans jamais laisser entendre à leur tour cette autre réalité, à savoir que leurs propres déblatérations laissent percer à la fois incompréhension et ressentiment . Le commentaire, comme la beauté, sont du niveau de celui qui commente .

Mais tous les partis oligarchiques veillent au progrès des lumières, c'est à dire de la tyrannie . Remarquons que la maladie, quoique généreuse dans son concept, n'en entraine pas moins l'exclusion du transgresseur du groupe normal . Il devient le problème du spécialiste qui prend en charge le patient, dont l'étymologie atteste de ce qu'il subit une passion, qu'il est passif et non actif de son trouble . Déjà, en URSS, la dissidence a été traité en grande partie par les psychiatres, comme une maladie ; et dans le Système, le poids de la psychiatrie et des médicaments psychiatriques ne cesse de s'alourdir .

L'antinomie la plus fréquente est celle qui oppose les tenants de la faute (et de la répression) aux tenants de la maladie (et du soin) . Mais je ne pose pas que les grilles de lecture soient exclusives l'une de l'autre, la preuve étant fournie par le concept de « responsabilité atténuée », qui mixte une lecture de responsabilité-il y a faute-et un lecture de soin-il y a trouble du discernement .

Basée sur les dispositifs de domination qui se présentent comme éducatifs et de soin, comme des aides bienveillantes, ne serait-ce que le pôle emploi, notre tyrannie est floue, c'est à dire qu'elle n'offre pas de limites clairement tracées, ce que seule peut la Loi . Elle repose sur l'effet statistique des masses -il importe peu qu'il existe effectivement un petit nombre de dissidents neutralisés, soit par le pittoresque, soit par l'exacerbation excessive - sur l'usure des résistances et sur le spectacle : rien ne peut être reconnu qui ne corresponde à ses réquisit . De ce fait, la tentation de la collaboration est d'autant plus grande que les limites sont indéfinies .

La tyrannie dans laquelle nous vivons repose sur cette double contrainte fondamentale qu'elle est repliée sur un perpétuel déni de son être ; elle n'offre rien à quoi s'opposer, et donc s'appuyer . Elle se refuse à toute injustice évidente . Elle se veut idéologie de la fin des idéologies, histoire de la fin de l'histoire, contrainte de la fin de la contrainte . Elle n'en repose pas moins sur une menace souterraine, permanente, mal identifiée . Elle privatise la contrainte sociale, déléguée à l'entreprise, à la propriété, à toute sorte de services sociaux ; elle privatise la propagande, devenue publicité, médias privés, rentables . Elle privatise la censure, déléguée aux propriétaires de la presse, au marché éditorial, aux coteries de la critique . Fondamentalement, elle est plus efficace, pour servir l'entéléchie du Système, la maximisation de l'expansion de la puissance matérielle, que la Tyrannie voyante qui régnait autrefois dans le grand Empire soviétique .

La dissidence est le fait de se séparer du Système social-idéologique dont on fait partie par naissance ou assimilation .

La dissidence, dans notre Système, est un paradoxe, puisque le Système pose que chacun peut penser, agir et être librement différent à l'intérieur du Système . Le Système se rêve comme sans séparation possible puisqu'il autorise en lui toutes les séparations légitimes . Par sa structure paradoxale il est proprement totalitaire . Est totalitaire le système social qui ne peut penser le cas d'exception, la sortie légitime . Sans sortie de secours un système social est une prison . Le Système social moderne est une clôture qui veut rendre ses murs invisibles, et de ce fait les rends tabous, extérieurs à la pensée, à la parole et plus encore à l'image . Le Système social est cette négativité qui nie toute négation .

La clôture du Système n'est pas seulement faite des haies bien taillées des lotissements, des barbelés des centres de rétention, des murs des prisons, des dream-a-dream land et des centres commerciaux ; pas seulement de l'accumulation vertigineuse des lois qui garantissent à chacun sa liberté et son bonheur ; pas seulement de la moraline qui quadrille tout cerveau moyen de l'époque . La clôture du Système a lieu dans la représentation, dans la conception du possible, c'est à dire dans l'ontologie : dans l'idéologie du Système, la sortie ne peut appartenir à l'être, ne peut être, et donc ne peut être pensée . Car c'est la même chose de penser et d'être (Parménide).

Notre Système social est totalitaire sous une forme principalement matriarcale, totalitaire au nom du bien de ses sujets, et autoritaire au nom de la défense de leur liberté . Il interdit par l'interdiction de poser l'interdiction, par l'interdiction de la montrer . Mais un « homme libre », un « citoyen » plein d' »attitude citoyenne » dans le Système a trop de garants, pour être plus que l'homme libre de Jarry, le spectacle drôle et triste de la liberté : « Attention 1,2,3...hommes libres, désobéissons ! » (Ubu enchaîné) . Mais encore, ce Système cache son désir d'uniformité sous un conformisme de la tolérance à la différence, tolérance qui rend la différence à la fois « légitimée » et purement spectaculaire . Le Système veut la différence comme il veut la discrimination, totalement positive . La différence est séparée de l'essence, car l'essence est déterminée par le négatif et toujours déjà totalement appropriée par le Système . La différence est séparée de l'être : totalement vide . Être, c'est être quelque chose . Être quelque chose, c'est être un étant déterminé ; et toute détermination est négation . Mais il n'est pas pensable de nier : « La façon d'être de la jeune fille est de n'être rien . » Tiqqun, THJF p31 .

Sans différence essentielle, sans choix entre vie et mort, lumières et ténèbres, la liberté humaine échoue à saisir plus que le vide . La tolérance moderne, c'est la tolérance à Barbie blonde contre Barbie brune, Barbie hétérosexuelle et Barbie homosexuelle, bref de tout ce qui est absolument indifférent au bon fonctionnement du Système .

Si je continue à creuser sur place dans ce désert, je trouve à compléter . Sans autre différence autre que vide avec le reste des hommes, le principe des indiscernables doit s'appliquer, qui pose que tout X sans différence avec un Y est identique à Y, n'est rien d'autre que lui . Cela permet de poser qu'alors X n'existe pas en tant qu'essence . Le principe de la différence vide amène à comprendre que de me reconnaître que des différences insignifiantes n'est rien d'autre que l'exténuation de mon être même, le nihilisme européen à l'œuvre dans la personne .

« Comme sa propre vie lui paraissait atroce, son âme fausse, mort son misérable corps, étranger le monde entier, vides les mouvements, les choses et les évènements qui l'entouraient. » Robert Walser, Petits Essais cité dans Tiqqun, THBL, p 23.

Approfondissement supplémentaire du nihilisme, le totalitarisme flou moderne a, à l'évidence, une immunité plus forte que les totalitarismes univoques du passé ; il dissimule soigneusement son ambition tyrannique sous le spectacle de la liberté, de la liberté exténuée en spectacle . Il affirme sa tyrannie en invoquant la liberté . Il fait de la fantaisie enfantine, des désirs les plus nobles, de la sexualité, de l'art, de la culpabilité envers les autres hommes, de l'amitié et même de la pensée des instruments d'asservissement . Il assimile à lui la plupart des résistances et fait en quelques décennies de révolutionnaires des dirigeants d'organisations patronales ou des candidats « libéraux », modernes .

Mais comme les autres totalitarismes, malgré son perfectionnement supérieur, il échoue à rendre la dissidence impossible . Le dépassement de l'homme est l'homme . L'homme par essence ne peut être défini . Du moins l'homme qui aspire encore à être, et non à ressembler . « Mais pour les autres, pour nous, chaque geste, chaque désir, chaque affect rencontre à quelque distance la nécessité d'anéantir l'Empire et ses citoyens. Affaire de respiration et d'amplitude des passions » THJF, p 9 .

La question même de l'impossibilité de la clôture de la totalité, une vérité métaphysique, est impossible à penser dans l'idéologie-racine . Cette idéologie nie ce qui constitue son cœur, la négation . Idéologie de la fin des idéologies, elle nie même sa propre existence, tout comme la répression stalinienne . Elle parle au nom de l'incontournable, du pragmatisme dégagé des optiques partisanes, du bon sens, de la vérité, de l'être même . Ce Système totalitaire singulier, qui s'étend intensivement et extensivement sur le monde, se veut et se rend invisible . La domination impériale est d'abord idéologique, culturelle, médiatique, informationnelle . Là est le premier champ de bataille : dans le Spectacle .

Arendt note dans l'origine du totalitarisme que le système totalitaire se comporte comme une armée d'occupation sur son propre sol . Notre Système totalitaire mène une guerre générale de pillage et d'arraisonnement à l'échelle planétaire, guerre qui porte le nom de mondialisation . Mais comme l'ensemble des ses aspects les plus sinistres, cette guerre totale, dont Naomi Klein traite dans la thérapie du choc, est plus secrète que les guerres coloniales, qui portaient le nom d'évènements . Plus secrète car décousue en multiples fragments spectaculaires, terrorisme, développement, crise, délocalisation, jeux olympiques, etc...que rien ne vient recoudre pour en dessiner la figure générale . Comprendre, c'est relier . La première chose est de comprendre qu'il est une guerre civile mondiale en cours, ce qu'un J. Taubes avait su discerner au milieu du XXème siècle : « Sous les grimaces hypnotiques de la pacification se livre une guerre . Une guerre dont on ne peut plus dire qu'elle soit d'ordre simplement économique, ni même sociale ou humanitaire, à force d'être totale . » (THBL, première phrase ), et qu'elle est un processus historial, sans sujet . « L'époque se réduit à une réalité unique, principielle, et au divertissement de cette réalité .»THBL, p18 .

Notre Système ne peut éviter utiliser la répression . La répression non plus ne doit pas s'exprimer, doit être camouflée, car elle est un aveu d'échec de la totalisation, et cette situation sans issue redouble la violence de la répression . La répression totalitaire est par essence exterminatrice, négatrice, néantisante, sans aucune possibilité de reconnaissance de l'humanité de l'ennemi . La reconnaissance de l'ennemi est la reconnaissance de l'extériorité, de l'étrangeté au Système comme droit de l'homme . Reconnaître l'ennemi comme adversaire légitime est reconnaître qu'il a des raisons de se battre, et même une noblesse où je peux me reconnaître moi même, car la reconnaissance n'est rien d'autre que cela, une forme de fraternité . L'amour de l'ennemi est une réplique du connais toi toi-même de Delphes, la conscience que l'ennemi est une possibilité de moi, que je ne me résume pas à mon monde, à mon camp, à ma langue, pas plus qu'à mon sang . Le Système ne peut pas, structurellement reconnaître ce droit propre à l'homme d'être étranger, et cette fraternité des combattants . «Dans la guerre qui se livre à présent, il ne reste rien d'un jus belli . » T1,64 . L'ennemi n'est qu'une créature de l'Axe du Mal, l'anti-actant du Récit de l'Empire, mieux encore, de préférence l'ennemi n'existe pas . « (...) parce que la sorcellerie du Spectacle consiste, faute de pouvoir les liquider, à rendre invisible toutes les expressions de la négation » T1, 63 . Plus subtil mais terriblement violent au plan psychique, le dissident ne mérite rien de plus que la négation de tout sens, c'est à dire la psychiatrisation ou la pénalisation de ses propos dans la guerre métaphysique mondiale . Ou tout simplement le rire – mais pourquoi tant d'arguments, avant de rire ?

La ploutocratie dominante se légitime au nom, je le répète, d'un matriarcat apparent qui prend le nom de politiquement correct, c'est à dire qui donne soit cyniquement, soit même candidement, outre le spectacle de la liberté, le spectacle de la morale, morale autoritaire instrumentalisée pour la domination totale ; spectacle qui porte le nom exact de tartufferie . Cette tartufferie développe une énorme et multiforme puissance de propagande, positive, par les images et les propos, par les leurres de dissidences, comme la gauche moderne, partis, syndicats, organisations humanitaires ou environnementales, et j'en passe . Propagande négative, camouflage de la censure par les déformations volontaires ou involontaires des thèses . Mais surtout censure par la liberté d'expression indéfinie, rendant tout propos simple émanation d'une idiotie purement locale, contingente, du genre des goûts et des couleurs qui ne se discutent pas, que la Star Académy c'est de l'art, etc . Cette perspective est purement issue de l'industrie culturelle du Système, qui est la réduction de toute différence à l'insignifiance, et donc propage le nihilisme . « La jeune fille conçoit la liberté comme la possibilité de choisir entre mille insignifiances » THJF, p102 . Perspective que pourtant l'immense masse des imbéciles va aussitôt acclamer, par intérêt . « Nul n'est esclave de la sémiocratie qui n'en tire un certain pouvoir de jugement, de blâme, d'opinion » . THJF, p103 . Cette tolérance béate du « plein de respect pour des tas de pensées » réduit le dissident au silence par le bruit ambiant, au sens de la théorie de l'information . La tolérance nihiliste noie les dissidents dans une coulée de boue faite de banalités, d'idées reçues, d'aigreurs et de désir de distinction, et j'en passe . Chacun n'a-t-il pas le droit de s'exprimer sur tout ?

Comme dans les totalitarismes antérieurs, l'intime devient le refuge de la vie intérieure .

Privés d'histoire, nous sommes privés d'espace public et reconduit vers l'intime. Le Système ne constitue pas d'espace public, ne le pose que comme tas d'espaces intimes, tas devant des écrans communs . Les hommes sont fermement reconduits vers l'intime .Vers la maison, le ventre, le sexe, le soin des enfants comme dernières parcelles d'authenticité. Vers ce qui est vestiges, mais peut être puissance .

L'intime, l'espace privé, paraît être un refuge à la cruauté du réel ; on pouponne, on baise, on bricole, on décore . L'intime, j'y suis nature, j'y fais ce que je veux . L'intime est partie fonctionnelle du Système de domination, est dispositif de pouvoir . Par l'intime les sujets construisent leurs propres prisons, leurs propres boîtes, et restent sagement à la maison, laissant gouverner les maîtres . Plus que jamais, l'intime est surinvesti par le pouvoir . La crise séculaire que nous vend le Système est liée à ces maisons, ces intérieurs douillets des catalogues, ces citadelles de « bloc béton », ces maisons « surisolées », ces maisons « énergétiquement autonomes » dont les habitants sont les sujets, ces lotissements qui partagent le lot de la vie, de par toutes ces rêveries dérisoires que les pauvres « veulent s'offrir », parce que l'on en tend sans cesse le miroir à leur désirs ? Qu'est ce que la crise des subprimes, sinon la traduction économique de l'imaginaire omniprésent de l'intime ?

L'intime est un dispositif de pouvoir . Le sexe moderne est un dispositif de pouvoir . Le spectacle, la langue même sont instrumentalisés en dispositifs de pouvoir . Dans une génération privée d'espace public et d'histoire, l'insurrection passe par l'intime . Dans une génération privée d'armes, la guerre est d'abord la guerre idéologique .

La vie privée dans le Système est fonctionnelle comme la vie professionnelle . Il n'y a guère d'écart, sauf dans des liens d'exception . Dans le Dream-a-dream land du Spectacle, les animateurs et les consommateurs œuvrent aussi au fonctionnement du Système . Dans les liens entre les sexes, le droit libéral du contrat règne . Les totalitarismes passés voulaient nier la vie privée ; notre totalitarisme la pose comme espace fonctionnel de consommation, la vie publique étant espace fonctionnel de production, et tout le reste de l'activité humaine est au service de ces piliers du monde . Le puritanisme moderne ne s'exprime pas seulement par le refus du sexe, mais, comme le montre la pornographie, par la séparation du sexe et de la dimension sacrale de l'existence .

Comment poser une extériorité, un adversaire, quand on naît à la vie dans un monde qui se veut total, comment nier dans un monde qui prétends t'encourager quoi que tu fasses, comme étant l'affirmation positive des différences, de ta différence, tout en condamnant, et plus encore en réputant infâme par une morale de fer par une double contrainte manifeste, cet imperceptible d'essence métaphysique qui te permettrait de respirer, d'être ?

C'est par la revendication du mal, par la question de la culpabilité . Peut être .

Le Système est indifférence glaciale à la différence, sauf si celle ci n'est pas innocente . Dans le cadre du Système, est innocent cette différence qui conserve, voire améliore la valeur fonctionnelle pour le Système de ce qu'elle affecte . Ainsi la libération sexuelle des femmes est-elle l'extension du domaine de la lutte, la libéralisation du marché sexuel, tandis que l'entrée des femmes dans le marché du travail améliore production et consommation .

Le dissident doit refuser l'innocence de la différence que lui promet le Système, vouloir une différence coupable : Coupat déclare au Monde : « Nous ne protesterons pas de notre innocence... la race des innocents est éteinte depuis longtemps » . Dans le Système, la dissidence doit être radicale, absolue donc existentielle « en rupture d'abord intérieure avec le monde » THBL, p 134 ; elle est du domaine métaphysique, et du mal et de la culpabilité, morale, et juridique ; hier, demain, judiciaire .

Comme dans la théologie politique de Paul où J. Taubes oppose Paul à Nietzsche . Pour ce dernier le nomos de la terre, du Système, définit le dissident comme être mauvais, et c'est la haine du vaincu, de l'esclave, qui condamne la loi terrestre, la loi de l'Empire . Mais ce nomos est par Paul, par le dissident, retourné en condamnation du Système, en accusation de crime contre lui . ( « l'homme du nihilisme accompli », celui qui ) «a consenti, au moins négativement, (…) fait objectivement partie de la domination, et son innocence est-elle même la plus parfaite culpabilité (...) Que les hommes de ce temps participent également au crime qu'il constitue sans retour (…) il (le Système) refuse de le reconnaître comme un fait métaphysique (...) »THBL, l'époque de la parfaite culpabilité, p 126 .

Le système échoue à rendre la dissidence impossible ."la pensée n'a pas de limites, puisque l'homme atteint par elle le bout du monde"- Livre de la Clarté.

Les voies accessibles de la dissidence sont culturelles, spirituelles et intimes . Il est une résistance de l'intime . Ecrire avec son sang. Etre écorché de ses propres mots. Etre une plaie. Etre dans l'oeuvre en lutte à mort. Un manuscrit qui a une histoire, comme le grand océan...le mémorial des yeux noirs - que je meure si je t'oublie, Jérusalem ! Tristan et Iseult- Un plaidoyer pour le jugement dernier.

Il est une part de nous qui se refuse à mourir, et l'immensité déposée dans le simple regard de l'aimée .

Je vais alors pouvoir revenir, dans ce monde, qui est le nôtre, au livre des brèves amours éternelles . Au sens révolutionnaire de l'amour .

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Zinaida Serebriakova