Le corbillard d'Achab le Prophète.






Prémonition de mort civile.
Le monde moderne est une immense machine à détruire les signes.
Le voyant ne peut pas plus y vivre que le grand corps du noyé, qui tourne au dessous des eaux, attiré vers l'abysse par les tournoiements blancs, hélicoïdaux,  froids, méthodiques, rationnels, du requin.
Le sépia de la seiche ne peut écrire les paroles nécessaires - le sang noir du cachalot blanc, peut être - le corbillard d'Achab.
Le poète qui ne porte pas le deuil n'est pas poète.
"Si vous commencez une guerre, majesté...Il y aura d'innombrables morts qui vous recouvriront de l'océan de leur sang".

Fer comme larmes et armes. Unité de la réalité.




Il n'existe pas plusieurs réalités dans un monde. Il y a une réalité, et une indéfinité de mots vides. Tu peux toujours dire le contraire, c'est le propre des mots - de toujours pouvoir dire le contraire. Il n'y a malgré tous les mots qu'une réalité pour tout vivant. Le vivant n'a pas d'échappatoires réels - sauf la guerre. La guerre en acceptant l'unité de la réalité, c'est à dire le combat du rat acculé au fond de son trou de béton - "le combat désespéré dans les mâchoires de la mort" du Hagakure. Tu comprendras ce que je veux dire le jour où tu seras atteint d'un cancer dévorant, ou enfermé contre une falaise par la manœuvre d'un groupe de prédateurs, ou encore dévoré à l'intérieur de ton corps, par les spires du dragon. Les bactéries dévorent, et nous nous indignons des hommes. Pourquoi est-ce si difficile de le comprendre ? Ce jour là, que te vaudront la théorie des univers parallèles, ou les grandes phrases "c'est moi qui crée ma propre réalité" ?

Ceux qui parlent de la pluralité des réalités parlent de la pluralité des mots, et oublient une chose essentielle : l'unité de la réalité est, mais ne peut être dite en tant que description. Les mots ne peuvent par nature dire l'un, mais seulement le divers. Je dis : "la réalité est une" - je ne peux rien ajouter. Les couleurs, les odeurs du monde, les parfums - tout est dit multiplement. La réalité est le support unique de la multiplicité des manifestations et des paroles. Ce que l'on ne peut pas dire est, et est d'une puissance plus grande que le dicible.

La réalité est une. C'est pourquoi la puissance est une, et pourquoi les bavardages des hommes échouent à changer la réalité. Agir n'est pas parler ; parler n'est pas agir. La parole puissante est celle qui réunit les hommes ; et le seul débat sage est celui qui doit aboutir à un accord. Agir, pour un groupe humain, c'est se faire un dans l'action. Pouvoir agir, c'est être organisé et discipliné, pour passer d'un chaos d'actions et de rétroactions à somme nulle vers une puissance unique capable de bousculer la réalité, de la faire sortir de ses répétitions infinies, de porter l'aurore des autres mondes.

Dans cette perspective, l'individualisme libéral est l'organisation scientifique de l'impuissance des hommes au profit du seul ordre restant, l'organisation capitaliste toute puissante. La confusion entre la parole et la réalité, effective dans le langage, est aussi un symptôme d'asservissement, quand on pose que faire une assemblée délibérante, un débat à la télévision, est agir. Agir, c'est se soumettre toujours plus radicalement aux fins de l'action, et non s'agiter. Agir, c'est attendre silencieusement le kairos, comme le léopard attend sa proie dans les hautes herbes.

Le sage qui médite est une rotation invisible comme la nuit des mondes. Il est l'action du non-agir.

Tu peux méditer avec le monde dans ta main. Mais pour le monde, tu est comme une noix perdue sur les sentes des bêtes sauvages. Toute l'importance que nous donnons à notre peau ! L'envers de notre indignation de la mort et du don est l'ego, et non la justice. 

Le refus de l'organisation au nom de la liberté, typique de l'idéologie et de l'éducation libérale, est un verrou de l'asservissement général des hommes libres. S'affirmer dans le monde est moins agir que de devenir invisible. La visibilité est un nom de la complicité. Je ne veux d'autre visibilité que celle du feu de camp dans la montagne, la nuit - les poussières d'étoiles dans ton regard. Je ne veux d'autre visibilité que la nostalgie de l'absence. Je ne veux d'autre mots que le silence des yeux baissés dans un sourire infime.

Nous défendons cette peau qui sera dévorée par la mort - alors que nous pouvons la livrer aveuglément au feu.

Le Spectacle de la liberté et l'asservissement au Capital sont une réalité, seule et même.

Vive la mort !



Rédemption de ténèbres. Mythes et miroirs de la culture.

(Portrait de l'artiste)

Disons-le, pour être lucide : il existe une distinction fondamentale entre la création authentique et la consommation bourgeoise de la culture. Cette culture n'a jamais sauvé personne, émancipé personne, sorti personne de la misère morale, malgré ses prétentions à être une religion républicaine avec ses temples, les Maisons de la Culture.

La culture bourgeoise est une forme de divertissement qui mêle plaisir du spectacle et les préoccupations ultimes des dominants : montrer sa puissance et sa fortune dans le décorum et la dépense, avec par exemple les costumes et les loges à l'opéra ou les jouets géants de Koons, et élaborer des stratégies de distinction de soi et de séparation de soi et de la masse par le raffinement - séparation qui prend souvent la forme dans l'art contemporain d'un culte transgressif donc chic de ce que le peuple trouve méprisable ou obscène (sculptures tas d'ordures, provocations sexuelles, monochromes de Withman...)

Ces stratégies bourgeoises deviennent absurdes dans les idéologies de la bourgeoisie "progressiste", celle qui veut garantir à tout homme son bonheur de la possesion matérielle et symbolique de certitudes - le revenu d'existence à titre gratuit et un pauvre catéchisme moral à l'égalité - illusion de possession qui rend si vide l'homme bourgeois bien pensant. Absurdités quand de Candides autistes essaient d'éduquer le peuple aux valeurs raffinées de l'art contemporain, lequel art contemporain est essentiellement une arme de guerre sociale dirigée par la bourgeoisie contre les valeurs du peuple. L'échec complet de ces "politiques d'ouverture culturelle" est patent. À ce titre, le réalisme socialiste des bolcheviques était plus respectueux des valeurs populaires que tous les arts de la gauche culturelle réunie.

Les divertissements populaires ne cherchent pas la distinction, car tout homme du peuple à ce jeu social a perdu depuis l'enfance, mais la vie et la célébration du groupe protecteur du corps et de l'ego, groupe constitué y compris par opposition aux autres groupes, tout comme par l'exercice et le spectacle de la force de ses champions. C'est toute la différence entre le foot ou la boxe et le tennis ou le théâtre contemporain. Je n'en fais pas la transcription politique.

Ce qui a sauvé, émancipé des personnes, c'est de trouver des voies symboliques à l'expansion de la puissance à travers eux, à l'intensité cruelle et blessée de leur besoin de consolation et de leur désir désespéré de reconnaissance, alors même qu'ils étaient écrasés par le talon de fer de la société bourgeoise, la même qui organise le festival d'Avignon et les expositions d'art contemporain.

La misère humaine et l'errance, l'isolement, c'est le point commun de Nietzsche, Rimbaud, de Baudelaire, de Van Gogh comme de Gauguin, et même d'un bourgeois déraciné par l'art comme Oscar Wilde - un Gauguin offert pour un hébergement a longtemps bouché le trou d'un poulailler - la misère et l'errance aussi de Martin Eden dit Jack London et sa recherche du paradis terrestre dans un monde crépusculaire.

Ce sont de tels hommes qui ont pu être sauvés ou émancipés par l'art, c'est à dire par l'affirmation tragique de leur désir d'Eden dans un monde complétement égaré, et fermé à tout haut désir, avilissant ou condamnant leurs visions - réduction des fleurs du mal à des choses sales, sexuelles, méprisables - infamie et procès pour pornographie, voyez Baudelaire, Wilde, la réputation faite à Nietzsche d'être mort de démence syphilitique attrapée dans les bordels. 

Abaisser, salir, réduire, c'est tout le travail de la digestion culturelle des petits esprits et des biens pensants. Baudelaire a pris de la boue et en a fait de l'or, comme Dieu faisant Ève de l'humus ; mais la digestion culturelle de la société bourgeoise prend les plus grandes oeuvres et produit des déchets, réduits à sa vision bornée, comme cette thèse qui fait de Maldoror et de ses ricanements infernaux une pochade d'écolier. Et Blake ? Une farce ?

La beauté est dans l'oeil de celui qui regarde, et nombreux sont les aveugles qui croient voir.

Ce monde corrompu qui enténèbre les artistes n'est autre le vieux monde bourgeois - le monde qui sécrète justement ses divertissements de haute distinction que sont l'industrie du luxe et l'art contemporain. Nous autres n'avons ni reconnaissance ni solidarité d'aucune sorte avec les artistes qui se sont mis au service de la domination du Capital. Ils peuvent être des amis, comme on aime des puissances déchues ou avilies. Mais leur fortune et leur gloire sont fortune et gloire de service aux rois du monde, et tomberont en poussière avec la fortune et la gloire des maîtres. 

La part de la beauté reste à l'artiste devenu par force Hamlet - témoin délirant d'un crime - et Lear, individu délirant dans le désert auprès du souvenir du Royaume. Ce délire est le symptôme du monde moderne.

Vive la mort !

Sur les modes de l'amour et le monde comme feu.

(Monde)


Les mandragores répandent leur parfum; à nos portes se montrent les plus beaux fruits, nouveaux et anciens, que j'ai réservés pour toi, mon bien-aimé ! Cantique de Salomon.


Seul celui qui a percé le mystère du Nom terrible pourra comprendre tout cela. Abraham Abulafia.


Comme je le disais déjà auparavant, quand j’exposais le but de mon enseignement, je vais t’exposer un double discours…(...) et l’Amour parmi eux, égal en longueur et en largeur; Contemple-le avec ton esprit, et ne reste pas assis, les yeux éblouis. C’est lui que nous savons implanté dans les membres des mortels ; c’est lui qui leur inspire des idées d’amour, et qui leur fait accomplir les travaux de la paix. Ils s’appellent des noms de Joie et d’Aphrodite. Aucun mortel ne l’a encore vu se mouvoir en cercle parmi eux...Empédocle.

***

La compréhension de l’amour est une compréhension cosmologique.


Si l’on demande ce qu’est l’amour, on serait bien en peine d’en donner autre chose que des manifestations. Et seuls peuvent en parler vraiment ceux qui l’ont connu. Des manifestations : l’un maigrit et devient pâle, l’autre rougit à tous propos, l’autre disparaît pour vous ; ce qui était impossible devient possible, ce qui n’était pas se manifeste. Pour tous ceux qui l’ont connu, l’amour est une vague de puissance, une vie nouvelle. Tout ce que dit Dante dans la Vita Nuova n’est intelligible que dans cette perspective.


L’amour n’est ainsi ni un être ni un état, mais une puissance - une puissance de transformation. Ce terme de puissance est utilisé comme Nom de Dieu à raison ; il désigne ce qui est à la fois une possibilité, une virtualité d’un monde, et l’énergie nécessaire à la réalisation complète d’un état.


Il est de multiples mondes et de multiples états de l’être, et la pluralité, la quantité, sont la signature de l’être en mode existant. Tous les hommes sont un : en soi il n’est qu’un être humain, et qu’un logos commun - et ils sont aussi dans l’existence une indéfinité. De l’indéfinité née de la toute puissance peuvent apparaître une indéfinité de chemins. Un destin est l’implication d’une possibilité puissante, c’est pour cette raison qu’un destin peut se répliquer dans les différents cycles des mondes. Les Anciens le savaient, qui nommaient du même nom les hommes nés sous le même ciel, ainsi le nom de César porté par les Empereurs.


Pour autant les hommes de puissance, les hommes de destin - c’est tout un, et quand je dis les hommes, je parle des êtres humains - conservent en eux-mêmes les millions et les millions d’étoiles, et la hauteur, la largeur et la profondeur de tous les mondes, en tant que tout étant est en soi l’implication de tous les temps et de tous les mondes, ce qui n'apparaît que selon l’oeil de celui qui regarde. De César, ses hommes disaient en riant : l’homme de toutes les femmes, la femme de tous les maris. Mais cette remarque crue était beaucoup plus profonde que ce que l’on croit habituellement, avec la perspective bornée de celui qui n’a pas médité sur les morts.


Un des derniers poètes du XXème siècle, Miodrag Bulatovic, l’exprime dans Gullo Gullo :


« Je me dois à beaucoup et beaucoup se doivent à moi. Combien de mes vies passées parlent par ma bouche (…) je souffre de ne pouvoir vivre en même temps toutes les vies, toutes les réalités . La vie de l'oiseau, du serpent, de la pierre, de l'étoile (...) Ce n'est pas la mort qui me fait peur, mais mon incapacité à vivre la vie de tous . Sur mon lit de mort, je ne regretterais pas tant de n'avoir pas possédé toutes les femmes actuellement vivantes que de n'avoir pas eu celle qui ont vécu autrefois et celles qui ne sont pas encore nées .Ce qui me tourmente, ce sont les limites du temps et de l'espace... (...) le possible est la source de toute souffrance(...) »


Je retrouve ce vertige de la puissance dans ces mots de Boris Pasternak à Marina Tsvétaïeva :


« Mon Dieu, ce que je peux aimer ce que je n’ai pas été et ne serai jamais, et comme je suis triste d’être moi. A quel point l’occasion échappée qui me fut donnée par personne, ou par un autre, semble une douce soie contre soi-même ! Une adoration noire, mystérieuse, heureuse, moirée. De celles pour lesquelles est faite la nuit. Physiquement immortelle. Et si je crains la mort, c’est uniquement parce que c’est moi qui vais mourir, sans avoir eu le temps d’être tous les autres. »


En comparant le Bien Aimé aux montagnes, aux armées en marche, aux animaux de la terre, aux astres, aux plantes, le Cantique accomplit la même récapitulation de toutes les splendeurs du monde dans l’amour. L’amour est une infinie puissance, en ce qu’il fait de l’immensité du temps et de l’espace un point, l’instant crucial. David était promis à Bethsabée depuis le sixième jour de la Genèse, dans l’implication des mondes et des Temps ; et dans l’instant de sa vision, les promesses de l’Aube furent tenues, par justice selon l’ordre du Temps. Et cet instant est l'alliance du Temps et de l’Eternité, en ce que cet instant fugace est toujours déjà présent, plus ancien que la plus ancienne étoile.


Il en est de même de l’éternelle tentation de Dieu, et de l’éternelle chute du Prince des Anges. Seul celui qui a percé le mystère du Nom terrible pourra comprendre tout cela .


Dans cette explication, les paroles prononcées doivent revenir en miroir vers l’être humain dans l’ordre des hommes et la cité des hommes. Il semble que cette cité soit un ordre, miroir des ordres angélique. A ce titre, pour empêcher les ravages de la guerre civile toujours placée dans le coeur de l’homme, la tentation du meurtre du frère par le frère accomplie par Caïn sur son frère Abel, Moïse a interdit le vol et l’envie, et donc l’adultère, car le désir de l’homme ou de la femme d’autrui ont toujours été, et avant l’Illiade, la source de grands troubles dans les groupes humains. Il est notable que le Maître lui même à parlé des limites purement politique de ces “commandements, donnés à cause de la faiblesse de l’homme”, qui sont des commandements pour les morts, comme le texte le montre implicitement  :


« Maître, Moïse nous a donné cette loi : Si un homme a un frère marié mais qui meurt sans enfant, qu'il épouse la veuve pour donner une descendance à son frère. Or, il y avait sept frères : le premier se maria et mourut sans enfant ;  le deuxième, puis le troisième épousèrent la veuve, et ainsi tous les sept : ils moururent sans laisser d'enfants. Finalement la femme mourut aussi. Eh bien, à la résurrection, cette femme, de qui sera-t-elle l'épouse, puisque les sept l'ont eue pour femme ? » Jésus répond : « Les enfants de ce monde se marient. Mais ceux qui ont été jugés dignes d'avoir part au monde à venir et à la résurrection d'entre les morts ne se marient pas, car ils ne peuvent plus mourir : ils sont semblables aux anges, ils sont fils de Dieu, en étant héritiers de la résurrection. Quant à dire que les morts doivent ressusciter, Moïse lui-même le fait comprendre dans le récit du buisson ardent, quand il appelle le Seigneur : le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob. Il n'est pas le Dieu des morts, mais des vivants ; tous vivent en effet pour lui. »


Dans une perspective au fond analogue, c’est à dire politique, les piliers de l’ordre social, en dehors de groupes humains ayant des particularités sociales et historiques qu’il faudrait développer dans un autre article, ont promu des formes de mariages, c’est à dire de liens stables et attestés par l’ordre politique - des témoins, des notables, des écrits - permettant de faire oeuvrer le désir à la perpétuation de l’ordre social et non du chaos. C’est l’institution du mariage. Et dans le monde occidental moderne, le modèle du mariage monogame s’est imposé comme lien de référence et mesure de tous les autres liens, au contraire de l’ordre organique des liens qui prévalait auparavant, y compris au XIIème siècle européen par exemple.


Cette monogamie instituée n'est pas l'état destinal de l'homme, pas plus que la monoandrie n'est l'état destinal de la femme. Il en est de même de ce que les modernes nomment “homosexualité” ou “hétérosexualité”. Ne caractériser les liens amoureux que par le sexe physique des pôles est une marque d’ignorance profonde des multiples dimensions de ces liens. La tradition reconnaît beaucoup plus de liens que l’âge moderne, une différenciation qualitative profonde, et la conception moderne des liens n’est que la marque de la dissolution de la mémoire et des symboles qui appauvrit toute la condition humaine.


C'est sur le terrain de cette dissonance que je vais creuser. Qu'il soit bien clair qu'il ne s'agit pas d'obtenir des lois du présent ordre, mais de penser les liens humains.


Selon les types de liens que l’on peut distinguer à simple titre de commodité, on trouve certains hommes et certaines femmes qui y sont destinés. Mais dans l'ensemble le lien univoque, ou mono-game (nom sans spécification de sexe de ce type de lien) est une fonction d'un ordre des liens entre les sexes plus global, et cet ordre est fonction de l'ordre social global. Le mariage n’est qu’une forme de liens parmi d’autres, et à l’évidence de toute la tradition des fidèles d’amour, il n’est pas la plus haute.


Le mariage est la forme de lien dévolue à l’ordre politique et à la reproduction humaine, et à ce titre il est évidemment “hétérosexuel” ; ce qui ne signifie nullement une exclusion ou un rabaissement de l’homosexualité, mais chez un Platon au contraire, un rabaissement tout à fait explicite de l’obligation maritale à la mesure de l’affirmation de la puissance individuelle, de manière analogue à la valorisation de liens homosexuels fonctionnelle à l’affirmation de la puissance individuelle dans l’art de la Renaissance.


La dévalorisation traditionnelle du mariage était liée aussi à son caractère politique, qui le rendait bien plus comparable au service militaire qu’à la recherche du bonheur. Le volontariat à ce titre n’était nullement indispensable, et moins encore le choix d’une personne, ni pour l’homme, ni pour la femme - les hommes étaient mariés contre leur gré de manière analogue aux femmes. Pour compléter cette observation et prendre un autre exemple “homosexuel”, les liens de ce genre sont un privilège des kshatriyas, et sont reconnus tant par les Spartiates que par le Hagakure : ce simple fait - comme la conservation millénaire de la poésie de Sapho -  est suffisant pour falsifier la mythologie progressiste d’une répression ou d’un mépris traditionnel de “l’homosexualité”  déduits du fait du refus non moins traditionnel d’un “mariage homosexuel”.


Par contre, la valorisation de types de liens homosexuels est probablement fonctionnelle, à l’âge moderne, avec la dissolution du politique dans la fragmentation des individus immatures et déracinés - des particules élémentaires. En effet, le lien homosexuel de fait est exclu de la génération, du sang, c’est à dire du lien le plus fort avec la totalité organique que puisse avoir l’homme individuel. Et très clairement, les idéologies modernes présentent cette insertion à la totalité comme une chaîne, un asservissement.


Il est à noter qu'au présent cycle les réformateurs autoproclamés des liens entre les êtres humains ont milité avec mille arguments en faveur du lien homosexuel, mais ont rejeté sans arguments, avec une sainte horreur, toute mise en cause du lien univoque entre deux personnes seulement. Ce qui permet de poser l'hypothèse que l'ordre libéral, qui pose fonctionnellement le mariage homosexuel, ne peut analogiquement s'ouvrir aux liens non univoques pour des raisons profondes et structurelles, et non accidentelles.


Il est possible de noter en outre que les tous petits idéologues qui font les lois fonctionnelles du présent ordre bourgeois "éclairé" craignaient en ouvrant cette question de permettre une expression aux partisans de la polygamie musulmane, que ces mêmes idéologues "antiracistes" regardent avec une horreur inquisitoriale, et vouent aux procédures pénales les plus punitives, pour motif de persistance de l'affreuse-oppression-patriarcale-qui-a-défiguré-la-liberté-des-femmes depuis des millénaires.


Mais cet argument - la xénophobie pourtant évidente des idéologues du mariage pour tous - est très faible pour justifier le refus de considérer le problème des liens pluriels  : un très grand nombre d'êtres humains se trouvent être clandestinement hors du lien univoque, exposés à des rumeurs et à des vexations qui, lorsqu'elles se trouvent appliquées à des êtres humains homosexuels sont déclarées comme délictueuses (au titre de l'homophobie) et ne le sont pas, et même sont favorisées par la loi, quand elles concernent des êtres humains ayant des conjoints multiples nécessairement clandestins de par l'ordre effectif de cette loi.



***


La question de la loi est en effet centrale pour atteindre à l’essence de la problématique de l’amour. Il s’ensuit que Saint Paul est un personnage clef de la pensée de l’amour, et que le christianisme est par excellence la tradition dans laquelle la pensée de l’amour a été porté à la lumière, au contraire de la pensée hénologique ou de la non-dualité. En termes hindouistes, le Le bhakti yoga (la voie de l'Amour de Dieu) représente avec le jnâna yoga (la voie de la connaissance), le karma yoga (la voie de l'action consacrée), le yoga mârga (la voie des exercices physiques et spirituels) et le tantra yoga (la voie des rites magiques, la discipline personnelle suivant les ordres du tantra) les cinq voies traditionnelles de la réalisation.


La loi a été donnée à cause de votre faiblesse. La Loi représente l’ordre des hommes, en tant qu’image de l’ordre angélique. Que chacun soit soumis aux autorités supérieures, car il n’y a d’autorité qu’en dépendance de Dieu, et celles qui existent sont établies sous la dépendance de Dieu ...Image, c’est à dire identité - d’où la sacralité de la loi - et abîme, d’où la libération de la Loi qui s’opère par l’amour. L’amour rend la loi superfétatoire : c’est la seule règle de tout le libre Esprit. Paul illustre un tel raisonnement, par exemple en Romains, 13 :


L’un, à cause de sa foi, s’autorise à manger de tout ; l’autre, étant faible, ne mange que des légumes.


Que celui qui mange ne méprise pas celui qui ne mange pas, et que celui qui ne mange pas ne juge pas celui qui mange, car Dieu l’a accueilli, lui aussi.


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L’un se libère de la Loi grâce à sa foi ; l’autre, plus faible, ne s’en libère pas - que chacun reste pleinement convaincu de son point de vue.


Voilà pourquoi il est dit : Seul celui qui a percé le mystère du Nom terrible pourra comprendre tout cela. Il n’est pas possible de tout dire, non par impossibilité physique, ou par la misère du langage humain au présent cycle - même si cette limite ne cesse de se présenter. Dans le situation présente, il n’est pas possible de dire ce qui serait perdition pour certains hommes. Accueillez celui qui est faible dans la foi, sans critiquer ses raisonnements.


Ainsi parfois le maître parle-t-il à mots couverts, en laissant celui qui écoute comprendre de ses propres forces et à mesure des puissances de son âme.


Je n’ajouterais que deux choses : de même que Tristan prend la fiancée du Roi Marc, son seigneur, dans ses bras, et triomphe pourtant de ses ennemis, selon une véritable ordalie implicite entre l’amour et le fondement royal de l’ordre humain - en particulier, de ceux qui voudraient les renvoyer aux pestiférés, les exclure du monde humain comme impurs - ainsi la prédestination de David et de Bethsabée amène le Seigneur à pardonner à David la mort du Hittite.


Le lendemain matin, David écrivit une lettre à Joab et chargea Urie de la remettre. Il avait écrit dans cette lettre "Placez Urie à l'endroit où la lutte est la plus violente, puis éloignez-vous de lui, pour qu'il soit battu et qu'il succombe." Or, comme Joab observait la ville, il plaça Urie à l'endroit où il savait que se trouvaient les plus braves. Les gens de la ville firent une sortie et attaquèrent Joab; un certain nombre tombèrent parmi le peuple, parmi les serviteurs de David ; Urie le Héthéen périt avec eux. (...)


Lorsque la femme d'Urie apprit la mort de son époux, elle le pleura. Le temps du deuil écoulé, David la fit amener dans sa demeure, la prit pour femme, et elle lui donna un fils… L'action commise par David déplut à l'Eternel.


Envoyé par le Seigneur vers David, Nathan alla le trouver (...)


Pourquoi donc as-tu méprisé la parole du Seigneur et fait ce qu'il lui déplaît ? Tu as fait périr par le glaive Urie le Héthéen et pris sa femme pour épouse; oui, tu l'as tué par l'épée des Ammonites.


David dit à Nathan: "J'ai péché envers le Seigneur…" Et Nathan répondit à David: "Eh bien! Le Seigneur a effacé ta faute: tu ne mourras point. Toutefois, comme tu as, par ce péché, induit en blasphème les ennemis du Seigneur, l'enfant qui t'est né doit mourir." Nathan regagna sa demeure et Dieu frappa l'enfant que la femme d'Urie avait donné à David; il tomba gravement malade.  David implora Dieu pour cet enfant, s'imposa un jeûne et passa la nuit près de lui, couché par terre. (...) Or, le septième jour, l'enfant mourut. (...) David, voyant ses serviteurs chuchoter entre eux, comprit que l'enfant était mort, et il leur dit: "L'enfant est mort? Il est mort," répondirent-ils. Alors David se releva de terre, prit un bain, se parfuma et changea de vêtements, puis se rendit à la maison de Dieu et se prosterna; il rentra chez lui, et, sur sa demande, on lui servit un repas qu'il mangea. "Que signifie cette conduite? lui dirent ses serviteurs. Pour l'enfant vivant tu as jeûné et pleuré, et maintenant qu'il est mort tu te relèves et tu prends de la nourriture! Il répondit: "Alors que l'enfant vivait, j'ai jeûné et pleuré, car je pensais Qui sait ? Le Seigneur pourra me faire la grâce de laisser vivre cet enfant. Maintenant qu'il est mort, pourquoi jeûnerais-je? Puis-je le faire revivre? J'irai le rejoindre, mais lui ne reviendra pas près de moi." 24 David réconforta sa femme Bethsabée. Il cohabita de nouveau avec elle, et elle enfanta un fils qu'elle nomma Salomon et qui fut aimé du Seigneur. Sur une mission donnée au prophète Nathan, on le surnomma Yedidya en considération du Seigneur.


Il est trop long, ô Seigneur, de commencer à commenter un tel texte, de même qu’il serait trop long de commenter l’histoire de Loth. Simplement, il convient de voir l’essentiel pour le propos que nous menons : David est pardonné, et sa faute est tu as, par ce péché, induit en blasphème les ennemis du Seigneur, c’est à dire très exactement la faute que relève Paul : la faute n’est pas la transgression de la loi, mais le fait que la transgression de la Loi par le Roi pousse des hommes au blasphème - pardonne leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font. Et de même, la mort du premier enfant est aussi la fermeture définitive de tout doute des hommes sur la légitimité de Salomon, qui autrement pourrait être fils du Hittite : l’enfant né de ces circonstances étranges n’est autre que le plus grand et le plus sage des Roi, l’auteur du Cantique, tout comme Arthur naît de l’adultère d’Ygerne, femme du Duc de Tintagel, et d’un Roi ivre d’amour et de désir, sur l’intervention de Merlin, lui-même né d’un démon.


Il est possible de trahir par amour. Mais pour ceux qui sont allés à trahir sans amour, il est dit : malheur à celui qui a perdu le céleste pays et la grande amitié.


***
Il y a plusieurs mondes, chacun en leur ordre, et nombreuses sont les demeures du Haut Château du Seigneur. Chaque monde a ses modes d’amour.


Non seulement il est possible d'aimer plusieurs personnes selon un ordre, mais l'âme a puissance d'aimer la même personne selon plusieurs modes, selon l'ordre des mondes. Il n’y a pas là de chaos : il y a l’arbre magnifique de l’ordre hiérarchique, l’archée sacrée du Seigneur. De même que toutes les forces qui s’affrontent jaillissent d’un tronc unique, de même les branches et les racines indéinies sont unes.


Il n'est qu'un unique objet d'amour. "On ne peut aimer que Dieu seul." Celui qui aime, aime Dieu, et Dieu l'aime. C’est pourquoi tout amour est signe et voie.


On ne peut aimer que Dieu seul. Et pourtant un mystère est qu'il est des adorateurs destinés à la damnation. Un homme d’Orient, né d’un grand maître espagnol, l’a noté autrefois dans ses oeuvres.


De cela il est inféré une conséquence essentielle pour comprendre l'ordre des fidèles d'amour : il est des amours de Dieu qui mènent à la Damnation.


L'inférence suivante, ô mon ami venu par les longues routes poussiéreuses, est une analogie de l'amour de l'homme et de ses modes : la damnation est un des modes de l'amour de Dieu.


"Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de tout ton esprit, et ton prochain comme toi même."


L'inférence conclusive est que le Fidèle d'Amour aimera sa damnation, et que cet amour de sa damnation le sauvera.


Tel fut le destin de David et de Bathsabée.


Car l'être est l'amour de Dieu.


***


Que Dieu t'entende, funambule, fleur des montagnes de l'horizon...que Dieu te bénisse des présents de ton cœur et de ta grâce. Que Dieu te protège, ô mon amour de loin. Tu es belle dans les trois mondes : beau ton corps, ton sourire et les lacs de tes yeux, belle ton âme, gracile comme le faon de la biche, miroir du soleil éternel - et ton esprit a l'éclat de l'étoile du berger pour l'homme du labyrinthe des ténèbres.


Que Dieu rende légère la longue peine de ton âme et fasse sourire tes yeux. Loin, très loin, je t'attends aux carrefours des mondes, dans les chemins de nos vies. Et si je passe sur tes pas, j'en savourerais le parfum ; et si je passe avant toi, je mettrais des primevères sur tes chemins.


Car tous les chemins un jour sont l'étoile.


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L’amour est le résumé du monde ; le monde est l’explication d’un ancien amour. Cet amour a produit la haine. Et la haine, ou guerre, est la mère du monde.


Reviens, reviens, ô la Sulamite, reviens, reviens, que nous puissions te regarder ! (...)2 Que tes pas sont ravissants dans tes brodequins, fille de noble race ! Les contours de tes hanches sont comme des colliers, œuvre d'une main d'artiste. 3 Ton giron est comme une coupe arrondie, pleine d'un breuvage parfumé; ton corps est comme une meule de froment, bordée de roses. 4 Tes deux seins sont comme deux faons, jumeaux d'une biche. 5 Ton cou est comme une tour d'ivoire; tes yeux sont comme les piscines de Hesbon, près de la porte de Bâth-Rabbîm; ton nez comme la tour du Liban qui regarde du côté de Damas. 6 Ta tête est posée sur toi, pareille au Carmel, les boucles de tes cheveux ressemblent à l'écarlate : un roi serait enchaîné par ces boucles ! 7 Que tu es belle, que tu es attrayante, mon amour, dans l'enivrement des caresses ! 8 Cette taille qui te distingue est semblable à un palmier, et tes seins à des grappes. 9 Je me suis dit: "Je monterai au palmier, je saisirai ses rameaux; que tes seins soient pour moi comme des grappes de la vigne, et l'odeur de tes narines comme celle des pommes; 10 et ton palais comme un vin exquis… Qui coule doucement pour mon bien-aimé et rend loquaces même les lèvres assoupies. 11 Je suis à mon bien-aimé, et lui, il est épris de moi. 12 Viens, mon bien-aimé, sortons dans les champs, passons la nuit dans les lieux écartés. 13 De bon matin, nous irons dans les vignes, nous verrons si les ceps fleurissent, si les bourgeons ont éclaté, si les grenades sont en fleurs. Là je te prodiguerai mes caresses. 14 Les mandragores répandent leur parfum ; à nos portes se montrent les plus beaux fruits, nouveaux et anciens, que j'ai réservés pour toi, mon bien-aimé !


La compréhension de l’amour est une compréhension cosmologique. Empédocle dit : Car vraiment ils (l’Amour et la Haine) étaient avant les temps, et ils seront ; et jamais, à ce que je crois, le temps infini ne sera vide de ce couple.


Regarde la mandragore, et tu y verras l’Univers, les mondes, et l’homme. Car tous ceux-ci — soleil, terre, ciel et mer — sont un avec toutes leurs parties, qui sont dispersées loin d’eux dans les choses mortelles, dit encore Empédocle.


L’amour est la nostalgie de l’Un dans l’être, la racine de la puissance, le feu de la transformation.


L’Être est Dieu, dit Eckhart. Et l'Obscur : Ce cosmos, le même pour tous, aucun des dieux, aucun des hommes ne l'a fait, mais toujours il a été, est et sera, feu toujours vivant, allumé selon la mesure, éteint selon la mesure.

Vive la mort !

L'artiste comme danseur de Serpent.


(Portrait d'une vénitienne au bal masqué, XIXème siècle, détail)

Nous autres modernes avons le regard attiré par des diversions - des splendeurs fragiles qui nous détournent des abîmes des mondes. Et la moindre de ces diversions n'est pas le concept moderne d'art.

Nous disons dans notre grammaire que l'homme, le sujet, produit ou crée une oeuvre, l'objet sous le sujet qui est le miroir de la force humaine. Cette grammaire implicitement distingue un sujet actif et une matière passive, une matière qui recoit la forme déposée par l'artiste. Au delà de ces cadres mornes de la pensée grammaticale, on peut comprendre aussi qu'en produisant l'oeuvre, l'artiste se produit lui-même. 

Tout d'abord au plan social : celui qui fait une performance ou une exposition en un lieu légitime du marché de l'art de son lieu - par exemple, au MOMA de New York ou au marché couvert de son village selon l'échelle - se voit reconnu par la foule comme "artiste". En passant, on notera que l'oeuvre d'un évènement artistique n'est déjà plus l'objet nommé oeuvre sur laquelle l'attention du spectateur est arraisonnée, appelée à se focaliser, mais toute l'organisation de l'évènement, de manière analogue au packaging du marketing. Au présent cycle, l'activité dite artistique est essentiellement l'expression d'un désir de reconnaissance, une promotion de soi comme "artiste contemporain" ou "créateur de spectacle vivant". Mais ceci ne nous concerne que peu, simplement comme étant notre monde de la vie quotidienne.

L'attention sur l'oeuvre, et non sur la totalité architecturale comme lieu de dépassement de la vie misérable de l'individu humain - le temple, le palais - ne résulte pas de besoins interne de l'art, mais de la transformation de l'oeuvre en bien mobilier - donc déplaçable - et commercialisable. L'attention à l'oeuvre, la focalisation sur l'oeuvre, est le produit de l'intensification du système libéral devenu ordonnateur de l'activité artistique, sous la forme du marché de l'art et de la boutique nommée "galerie". L'activité ancienne est faite par exemple de fresques, de signes non déplaçables sans briser la totalité où ces signes sont inclus. Le marché impose la création non d'une vie artistique, mais d'objets d'art, vendus à la place de la vie.

Pourtant il n'y a pas de plus grande tâche que vivre, et vivre est créer la vie, expliquer la violence et le venin du destin.

Au delà de la production d'une accumulation d'objets et de signes, la production humaine est une production de l'homme, et l'oeuvre d'un grand artiste est la production de l'homme par excellence, par delà le mâle et la femelle comme par delà le bien et le mal. Il se pourrait alors que cet homme sans ego, ce mort vivant, devenu une éphémère manifestation de la puissance enroulée dans l'ombre, ce témoignage de la puissance ou de l'image, soit l'essentiel de l'art, et que tout le reste soit une diversion, une illusion.

Les oeuvres ne sont que des vestiges, que les cendres du brasier. L'oeuvre dans le secret ne vaut que comme signe, comme absence, comme autre que le visible. C'est pourquoi "la beauté est dans l'oeil de celui qui regarde". La plus folle valeur de marché ne peut donner accès au pain et au vin des mondes impliqués dans l'oeuvre - cette valeur marchande de l'art n'est que l'expression de l'impuissanse douloureuse à acheter la vie supérieure, impuissance propre aux maîtres de ce monde sans art. Sans le goût de la Splendeur dans la bouche, le plus brillant objet d'art est aussi vide qu'un miroir brisé.

L'oeuvre est l'explication d'une implication cachée. Le caché est toujours déjà présent, receptacle de la Lumière originelle, coupe du sang de la puissance et de la vie.

L'art est une production selon l'ordre des hommes et selon l'ordre du temps. Le temps est comme un serpent enroulé dans la nuit du panier fermé du danseur de serpent. Il est toujours déjà présent comme puissances non manifestées, ou oubliées. Telle est l'implication du Serpent, l'écu des "dieux qui conspirent dans l'ombre pour que les mortels aient quelque chose à chanter."

Et le moment venu - le moment de l'explication du Temps - le Serpent se déroule et déroule ses anneaux au jour. A ceux qui sont des pierres sur son passage, il est venimeux et mortel. A l'être humain qui danse avec lui les yeux dans l'abîme, en jouant d'une flûte d'os humain, il peut être favorable. 

L'oeuvre véritable est toujours déjà présente. Elle sort de sous la pierre, comme le serpent le temps venu, au printemps des mondes. La nécessité unique, la mort. Rien de moins, rien de plus.

Les dieux aiment les danseurs de la mort.

Vive la mort !




Brasiers.



"Je vais faire comme si j'étais à un festin. Je vais me lancer dans une ronde autour de ta tête jusqu'à en tomber privée de la vie. Je vais danser pour les funérailles des choses qui moururent quand mourut ta vie. Vois, je vais donner un ballet sous le clair de lune, pour que tout soit dit."
F. Pessoa
La mort du prince

Et le maître disait : tu dois mépriser la douleur du corps et tirer des délices pour les hommes mortels des harmonies des douleurs de l'âme : comme le peintre sait rendre tous les infinis ors des cieux, ainsi le poète use de sa douleur comme d'une lyre, et distingue la nostalgie du ciel de la nostalgie commune de la cheminée du foyer, la tristesse à pleurer de la colère qui se mêle de larmes de l'homme qui va se venger dans les Trois Mondes. Et le poète est ceci : le vengeur gai de la grande douleur de l'Eden, celui qui de la terre et des larmes, de la sueur et de la morsure du Serpent fait le gai savoir par l'effet mêlé de la vengeance et du souvenir. En cela il est le frère du Gardien de la Terre Sainte, et chante autour de ses feux, et chante sur ses armes noyées du sang de l'ennemi. 

Chante, ô poète, au dessus des brasiers, que tes mots soient le parfum qui réveillera les dieux d'avant !

Lucibel.



Ô Seigneur Seigneur Seigneur je me suis enroulé dans le Ciel étoilé dans un combat à mort, comme le Python avec l'Aigle... j'ai tant marché dans les vallons sans retour, j'ai tellement cherché un royaume où vivre sans fuir ni déchirer soit possible - je t'ai cherché dans les yeux des fleurs, entre les mains entrelacées des forêts, parmi les orbes des nuages...et j'ai cherché avec le Serpent dans les fissures des murs, s'il n'y avait pas un souffle d'air venu de l'horizon, un souvenir  évanescent de ton souffle sur la pierre, un parfum de loin comme un crépuscule sur l'océan des larmes... j'ai cherché sur les peaux humaines, somptueuses comme des forêts - il y est aussi des labyrinthes,  des mousses couvertes de baies, des orchidées rêveuses, des fontaines, des ronces et des épines cruelles...de grands et nobles combats...Seigneur ! J'ai tellement cherché à croiser un jour ton regard...tellement cherché à déposer ma peine et ma folie, qui me font grincer des dents et les briser comme du verre...tellement cherché à plier le genou devant toi, et devant rien, rien de mortel sous la lune - ma nuque est trop raide, ma rage issue du sang noir du congre tordu dans mes tripes...mon coeur qui pompe le sang, mes poumons qui écument le souffle, ma peau qui masque ma douleur vive, mon âme même sont ensanglantés, comme les larmes coulent des yeux...et mes pieds portent un mort.

Tout ce que j'aurais pu faire par amour...

Mais c'est trop tard, depuis toujours. Car selon l'ordre et la justice du temps - toi ! toi qui fait mouvoir le soleil et les autres étoiles - tout ce qui existe dans le Temps mérite d'être détruit.

Il y eut un temps pour créer, un temps pour détruire vient. Il est des lignages de destruction.

Alors je me love dans le temps par amour de l'éternité. Je roule dans les mondes comme les étoiles dans le Ciel, gardiennes du Pôle.

Je garderai la Terre Sainte.

Car je t'aime,  ô éternité !

Vive la mort !


Surgissement de l'instant crucial sur les fleurs d'illusions.

(Nedko Solakov, the beauty of sin, 2011)


Ne croyez pas que j'aie été indifférent à votre lettre. Elle m'a touché, trop. Elle m'a ému car je pouvais toucher les lieux et les émotions, et en même temps en était éloigné par d'infimes portes de verre, placées dans l'espace, et qui ne deviennent sensibles qu'à la paume de la main, ou au choc froid sur l'os. Nos vies sont posées dans des labyrinthes de glace - sont posées dans d'indéfinies toiles d'araignées.

Un instant je peux être proche à vous toucher la main et à vous parler, mais comme derrière un miroir où nul ne peut ni voir ni entendre. Un instant je peux être plus loin de vous que la lune qui s'enfonce dans l'horizon.

Toutes ces frontières ne sont ni par vous, ni par votre volonté, mais par les chaînes du temps et de l'espace et par les signes, par les choses qui sont et celles qui ne sont pas. Vous avez écrit "tout voir, tout lire, tout faire". Je désire infiniment tout sentir, lancé comme la course du soleil devant le loup, comme un vaisseau fantôme sur les orbes des mondes.

Le roman - et déjà l'Ecriture - nous permettent d'imaginer sentir au delà du cercle de fer de notre vie, du respirer au delà des souffles confinés du serpent constricteur tissé de temps et d'espace. Le temps et l'espace sont la prison métaphysique de l'homme, la seule dont il vaille la peine de chercher la porte, et cette porte est intérieure, est et n'est pas, n'est pas ce que croient ceux qui ne l'ont pas trouvée.

L'écriture, l'art, les mondes hétéroclites des signes, permettent une ouverture. Mais cette ouverture est toujours ouverture par les signes, par ce qui est et n'est pas, par ce qui représente et substitue et n'est pas, et en principe, essentiellement, ne peut pas être. Cette ouverture est fictive, comme une fenêtre en trompe l'oeil peinte sur le mur d'une prison, avec ses fleurs sur le rebord, son village calme, son pan de mur jaune. Heidegger dit que l'étant est ouverture, mais seul ce qui est essentiellement fermé peut être dit ouvert.

La fontaine est scellée dans le silence des dieux et des hommes. Une part de ce scellement est métaphysique. Mais une réplication humaine de ce scellement ne cesse plus d'opérer. L'homme se sépare du monde, et le voit s'éloigner à l'infini. L'évidence d'autrefois devient à ses yeux une folie ou un profond mystère : ainsi la justice, la bonté, l'hospitalité des hommes anciens sont-elles devenues de profonds mystères. Ainsi il est devenu usuel de diviser et d'introduire la méfiance parmi les hommes au nom de la justice, alors même que la justice est harmonie et paix entre les hommes. " Entre les hommes ? Ne méprise-tu pas en parlant ainsi les femmes, n'est tu pas la Parole du Patriarcat ?"- pourtant il n'y a pour la justice d'autre genre que le genre humain. 

Ainsi le courage est-il devenu cette faculté d'être le perroquet moral de vieillards puritains ou haineux. Ainsi la création est-elle devenue cette faculté répéter indéfiniment les anneaux du langage des maîtres. Ainsi nul chevalier de passage ne partage plus de vin herbé avec nulle dame du Haut-Chateau. Ainsi le regard des morts sur les fleurs s'est-il perdu comme la source dans la fissure de la montagne.

Ce qui est représenté peut advenir, c'est vrai. Je peux revenir à Istambul, parcourir à nouveau les infimes ruelles de Martigues et ses avenues de mer qui partent à l'infini des mondes possibles, vers tous les ports du monde - enfant, j'ai arpenté les ports, et sans cesse regardé l'horizon et les phares pour les saisir. Mais je ne retrouverais pas les temps perdus. Je peux vous chercher infiniment dans des rues où vous avez vécu des années, interroger des gens même, regarder des photos, boire des thés sucrés sur des tabourets en parlant du passé et des autres pays, mais tout restera insaisissable. Nous sommes plus loin du jour passé que de rien au monde - il est à jamais hors de portée.

Je peux bien sûr t'évoquer, respirer l'air que tu respires, l'air du printemps et des mimosas, partager le soleil et la lune - mais ces délices ne sont délices que parce qu'ils portent la nostalgie des mondes. L'Eden a été, les ombres le crient sur les roches blanches comme les os du Léviathan, les pierres brûlantes et les parfums des collines de la Ville - l'insaisissable est certitude, la douceur des huiles fut répandue - mais cette joie est née de l'ombre et ne trouve plus à vivre, à s'incarner. Le Maître lui-même parle assez du deuil qui suit l'incarnation. Le deuil demeure même dans la vie, quand les délices ne sont plus que les ombres de l'exil.

Je ne peux pas écrire de roman parce que c'est un genre faux et menteur qui sanctionne l'inaccessible et même en retire du plaisir par la sécurité, comme le plaisir de la rumeur de la tempête au fond d'un lit, ou la vision d'une fenêtre glacée devant la cheminée. Le roman nous permet de lire infiniment et de lier la tragédie avec le confort. Lire infiniment, c'est infiniment reculer de vivre. Le confort nous protège, et ce confort neutralise infiniment la vie, la rend incolore, désodorisée, sans cette apreté folle que donne le goût du sang dans la bouche lors d'un effort déchirant, lors d'une course devant un fauve déterminé à vous déchirer, sans le gout d'un verre de fin après une longue étape d'égarement dans les glaciers du Haut, sans l'odeur de la peau humaine, ses amertumes et ses splendeurs aussi vastes que tous les paysages du monde.

Nous n'avons besoin de tant de signes, de cette immense accumulation de spectacles, que parce que nous avons complètement neutralisé la vie au nom de la protection de l'homme. L'homme entièrement protégé est l'homme mort. Vivre n'est pas se protéger. Vivre, c'est tuer ou être tué. Vivre, c'est chercher la belle heure de sa mort, le bon jour pour mourir.

La perte du monde dans les signes au nom de l'art est un mensonge des critiques, pas des artistes. Les artistes vivent et meurent, les artistes versent leur sang par terre pour attirer le regard et voir ce que nul autre n'a pu voir. Les critiques sont tellement plus nombreux, et se sont institués Rois, gardiens des portes des Sept Arts et des éditeurs. Ils sont à leurs yeux les bergers du Bien, du Beau et du Juste, les bergers du Grand Roman, de la Grande ceci ou cela, les conseillers des éditeurs. Ils ne sont rien de plus que des marchands, des marchands d'eux même et de la morale. Ils sont les pharisiens qui crucifient les sages et les prophètes.

Et il y a les flots de moraline des maîtres, qui ont tellement besoin d'invoquer le Bien pour garder leurs richesses. Et tous les chiens qui aboient avec les maîtres en attendant leurs récompenses. C'est  la morale et la socialisation qui nous tuent. J'ai besoin de haine, de rage et de colère pour me tenir debout. J'ai besoin de défi pour courir vers les moutagnes du Couchant. J'ai besoin d'ordre intérieur pour suivre indéfiniment des étoiles sans récompense, sans feu ni lieu pour poser ma tête. 

Par la morale, la stupidité la plus profonde se met à l'abri de toute critique. Par l'esthétique, le critique devient prophète. Par les signes, le surgissement réel de l'instant crucial est toujours déjà écarté. La morale est la bêtise devenue reine d'un monde illusoire, la couronne sur le front du taureau. 

Au nom de l'attention portée au faible et au malade, on fait du faible et du malade la norme morale de l'homme, et on interdit tous les mondes possibles. On condamne les abîmes du négatif créateur qui est la guerre, mère du monde, comme l'a vu Héraclite. Oui, la guerre est mère du monde ! A chaque instant, en chaque corps vivant, se séparent et se détruisent l'ami et l'ennemi, sur la peau, dans la bouche et les tripes, dans le souffle - chaque prairie, chaque ruisseau infimes sont les lieux d'indéfinis combats, tout comme notre monde humain. 

Les propriétaires des grands domaines font du grand spectacle de la charité depuis toujours : comment critiquer ces messieurs et ces dames si généreux, si attentionnés, si opposés au mal, à la rage et à la haine, si défenseurs du bien, si positifs ? Ne gardent-ils pas la petite monnaie pour les pauvres ? Ne sont-ils pas si spectaculairement solidaires ? Car la charité, car l'invocation du bien sont des armes de la guerre des hommes au même titre que la lame ou le revolver.

Tout le principe de la guerre réside dans la tromperie, dit Sun Tzu. Et pour tous ceux qui sont sans trêve éduqués à s'identifier à l'impuissance et à la dépendance inoffensives propres aux mourants et aux faibles, comment trouver les ressources et les compétences pour contester l'arrogante domination de ceux qui revendiquent le monopole du Bien pour leur monde d'exploitation de l'homme et corrompu jusqu'aux os ? 

Car ce monde ancien est corrompu et mérite de mourir. Il est toujours déja mort.

La morale des pieuvres nous étouffe - elle est la part humaine de la prison des hommes.

Nous sommes devenus comme des poulpes, des choses molles et fragiles qui se lovent dans les pierres, veulent tout attirer avec leurs bras, et jettent des nuages d'encre sur ce qu'ils ne veulent pas voir. 

Je ne veux pas être spectateur. Je veux devenir voyant. 

Je ne veux pas être spectateur cultivé. Je ne veux pas consommer des signes - je les digère de plus en plus mal à mesure que je deviens plus intelligent.

Pour nous autres, vivants et avides de vie, la lecture nous tue et nous fait vivre. Le roman est un peu pieuvre, un peu vautour, un peu cendres de notre chair. Oui, j'ai pleuré sur des films et pleuré sur des romans. Pleuré, mais pourquoi ? Pourquoi ce délices des larmes ? Pour rien de plus que le filet de lumière dans la caverne, pour rien de plus que le parfum des collines dans les souffles d'air des ténèbres. Comment rejeter la lumière et le souffle en enfer ? Comment ? Comment rejeter l'amour de Dieu par amour de Dieu ?

La lumière et le parfum des montagnes de l'horizon, ce que toute la puissance de notre coeur recherche, le destin. Pourtant ceux là ne libèrent pas, s'ils aident à vivre entre les murs.

Les romanciers ne sont en cet âge rien de plus que les chanteurs d'hymnes de Sion.

"Sur les rives des fleuves de Babylone, là nous nous assîmes, et nous pleurâmes au souvenir de Sion. Aux saules qui les bordent, nous suspendîmes nos harpes ; car là nos maîtres nous demandaient des hymnes, nos oppresseurs des chants de joie. "Chantez-nous un des cantiques de Sion !" Comment chanterions-nous l’hymne de l’Eternel en terre étrangère? Si je t’oublie jamais, Jérusalem, que ma droite me refuse son service! Que ma langue s’attache à mon palais, si je ne me souviens toujours de toi, si je ne place Jérusalem au sommet de toutes mes joies ! 

 Souviens-toi, Seigneur, pour la perte des fils d’Edom, du jour [fatal] de Jérusalem, où ils disaient: "Démolissez-la, démolissez-la, jusqu’en ses fondements!" Fille de Babel, vouée à la ruine, heureux qui te rendra le mal que tu nous as fait ! Heureux qui saisira tes petits et les brisera contre le rocher !

Heureux le rocher sur lequel se brisera l'ordre de fer de la morale et du spectacle, du capital et des chiens aboyeurs - heureux le marteau des philosophes qui en brisera les tables, heureux le soufre qui en brulera les ténèbres en noir sans se perdre.

Vive la mort !

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova