Devenir voyant, ou sur le creusement vers l'essence.

(Austin Osman Spare, attracteur étrange)



La taupe de la Philosophie dans les souterrains du monde creuse dans l'obscurité, parmi les germinations des métaux et des gemmes. Il est une taupe de la philosophie parce qu'au présent cycle, le cycle des crépuscules ou âge de fer, la sagesse comme la folie deviennent souterraines.

La nuit des souterrains est une nuit extérieure, un flux de ténèbres né des profondeurs de la terre, et une nuit intérieure, celle de l'égarement, de la voie droite perdue dans la forêt de notre vie. La nuit est l'image de la perte de la lumières des lumières qui ordonne le monde, mais aussi promesse obscure de renaissance. La nuit est source, et vie, pour l'être qui sent les limites du visible et est accablé par elles.

Et l'âge des crépuscules est décrépitude, limites, immobilité et mobilité vaine. Les hommes poursuivent certains rites, mais ignorent les signes que portent le rite. Le rite a fini par tenir lieu de signe, et n'est plus perpétué que par la perte de sa plus haute signification. Si des gardiens du signe voyaient nos rites, ils les haïraient comme blasphématoires. La morale est ce qui remplace le rite quand la science est perdue, un ensemble de préjugés simplificateurs qui écartent la vision des abîmes. Il n'est plus d'âme, d'esprit, de tentation et de voie du bas. La vie est devenue mécanique.

La voie droite n'est pas perdue d'avoir été à soi autrefois. Elle est éternellement perdue, car la perte est la source de toute existence. L'existence est en soi exil ; exil en dehors de l'Un, et errance. Les hommes sont issus de la race de Caïn, et sont des nomades. L'exil est l'essence de toute vie. Mais certains veulent l'ignorance, veulent construire les limites des villes, et tuent leur frère révolté et transgresseur de leurs limites.

Aucune puissance ne peut conserver le sens, le sang et le souffle des mondes qui s'insinuent sous le sol, comme aucune main ne peut enserrer l'eau de la source jaillie du rocher des rhododendrons. Désespérer du désespoir signifie ceci : tu ne peux sauver ce monde, et c'est l'acte de ta dénudation de l'espoir qui est la seule voie d'espoir – tout autre voie est dupe de l'orgueil, frère de la bêtise. Toi qui entre ici, abandonne tout espoir. Telle est la saison en Enfer : Se dénuder du désespoir est retrouver le sens des chants du renoncement, sur la liberté de l'homme nu. Tous les espoirs de restauration, de développement durable, de réduction progressive du mal, sont de grandes folies qui participent de la folie générale. Le monde du crépuscule ne peut être réformé, car le monde du crépuscule ne cesse de se fustiger de reproches et de réformes, éternellement, en vain, éternellement, sans jamais sortir de lui-même.

La dénudation est aussi le retour. Le révolté du dehors veut aller au delà de l'Un, l'affronter dans une autre immense folie, celle qui le rend étranger à lui-même dans sa vie éteinte : la noble mélancolie qui broie l'homme de génie dans la bile noire, cette œuvre de mort et de renaissance qui fait de gouttes de rosée des univers. L'homme de Saturne sait que la Voie droite est éternellement perdue comme des larmes éternelles.

La Voie est aussi éternellement présente dans la forêt de notre vie, dans le calme de ses ramures au soleil de midi. Ce que seul le sage peut atteindre dans ce monde désarticulé, inintelligible, c'est l'unité du midi et du minuit du monde, le lien entre le souffle de l'Esprit et le bourdonnement des mouches au dessus des marais, dans la forêt du Nord ; le lien entre l'amour et la splendeur et le rire et les mâchoires de la hyène qui déchire sa proie vive ; le lien entre l'immense sang du crépuscule et les parfums venus de la mer, et la cruauté de la mort.

C'est là le plus grand mystère, le mystère des mystères. Celui qui peut voir Kali dans l'œuvre du mouvement de ses mâchoires indéfiniment dentelées a déjà reçu une illumination.

La terre est Nuit, une masse de ténèbres, une puissance de labyrinthe, de voies à creuser dans toutes les directions de l'espace, et donc par essence une puissance de désorientation, comme le nageur rejoint par l'ivresse des profondeurs, perdant le haut et le bas, la gauche et la droite, la raison et l'aspiration immense de la folie et de l'angoisse.

L'angoisse est la première certitude de l'homme de désir. L'être est conscience et félicité, et le néant est ténèbres ; celui qui comme la lumière est abîme entre les abîmes est sur les chemins du désir infini, signature d'un être infini et d'un manque infini. L'homme qui se remémore, qui se retourne au crépuscule, est l'homme de désir. Le chemin est si âpre et si dur, la panthère et le lion si féroces, si étrangement féroces au commencement de l'Enfer !

La Terre est la certitude de l'absence d'identité et de forme, la matière, dont la couleur est le noir ; et c'est pourquoi les hommes du souterrain savent qu'il est vain de se chercher soi-même – qu'il n'est rien à trouver. Ce qui détermine l'identité, l'ego, est néant. Il n'est rien à trouver, il est à faire, à construire, à bâtir un soi et un monde. La vie est art, et l'art est construction de mondes où un « je » puisse habiter. Et cet art est un art des liens, car c'est le lien qui fait l'homme qui peut être sujet de liberté, l'homme de puissance. Celui qui sculpte se sculpte aussi, celui qui élève un poème s'élève et se détermine, celui qui se lie à un Seigneur devient un vassal digne de la voie de la fidélité, celui qui ouvre sa main à un enfant devient père ou mère.

Il est faux de dire au soir de sa vie pourtant « je me suis fait moi-même» - car il n'est aucun « je » à l'origine. Il est aussi vrai de dire : le jeu des mondes m'a fait, qui a fait le « je » qui se réclame de moi, et se la raconte comme originaire. L'identité à laquelle s'accrochent les hommes pour avoir le sentiment d'exister, d'être comme on le leur raconte libres et autonomes est aussi la prison intérieure des déterminations indéfinies, des non indéfinis dit à tous les chemins des mondes. Il est très peu de carrefours sur les chemins d'une vie, et ils apparaissent soudain au détour d'un chemin, et disparaissent comme des ombres. Cet instant est celui du kairos. L'homme noble attend cet instant crucial, et ne cesse de s'y préparer. Le Hagakure dit : l'instant présent pourrait être l'instant crucial, l'instant crucial pourrait être l'instant présent. L'identité au contraire dit non, et ferme l'attente. Héraclite dit : si tu n'attends pas l'inespéré, tu ne le trouveras pas, car il est hors de quête et sans accès. L'identité est un mal, tout simplement. Le sage ne cherche pas à se définir, mais à s'absorber dans les volutes indéfinis des mondes. Le Sage est apparition et disparition. C'est parce qu'il n'a pas d'identité qu'il est voyant, comme le miroir est reflet de n'être pas image.

Je est toujours déjà un autre, et j'avance masqué se répondent. Le Hagakure dit : un homme qui croit être arrivé est un homme malavisé...il n'est d'autre vérité que la quête de la vérité. Et aussi cette parole fille de l'or d'Agamemnon : Le masque n'est pas rien. Le Sage est en quête de l'image du dieu, est en quête de déiformité : aussi est-il comme lui jour et nuit, hiver et été, guerre et paix, surabondance et famine, sagesse et infamie : il prend des formes variées, comme le feu, quand il est mélangé d'aromates, est nommé suivant le parfum de chacun d'eux. Aristote lui même note : l'âme est en quelque sorte toutes choses. Le Sage ne s'est pas trouvé lui même, il a su se perdre, il a su devenir feu, fleuve, lion, oiseau. Les Upanishads disent de toutes choses du monde : Tat Tvam Asi, tu es aussi cela.

Je cite souvent ce texte sublime, ce fragment de l'antique savoir :

Je suis ce que j’ai été, ce que je suis et ce que je serai
J’ai revêtu une multitude d’aspects avant d’acquérir ma forme définitive
Il m’en souvient très clairement.
J’ai été une lance étroite et dorée
J'ai été une goutte de pluie dans les airs,
J'ai été la plus profonde des étoiles,
J'ai été mot parmi les lettres,
J'ai été livre dans l’origine,
J'ai été lumière de la lampe,
J'ai été chemin, j’ai été aigle,
J'ai été bateau de pêcheur sur la mer,
J'ai été goutte de l’averse,
J'ai été une épée dans l’étreinte des mains,
J'ai été bouclier dans la bataille,
J'ai été corde d’une harpe,
J'ai été éponge dans les eaux et dans l’écume,
J’ai été arbre dans les forêts.
Et puis, quand les temps sont venus, j’ai été le héros des prairies sanglantes, au milieu de cent chefs.
Rouge est la pierre qui orne ma ceinture et mon bouclier est bordé d’or. Longs et blancs sont mes doigts. Il y a longtemps que j’étais pasteur sur la montagne. J’ai erré longtemps sur la terre avant d’être habile dans les sciences…»

Taliésin.

Telle est la chaîne d'or de l'être, le goût secret de l'eau de la source des fleuves.

Avoir pris une identité close est s'être tué. Le refus de la révolution est à la fois microcosme et macrocosme ; et comme un grand vaisseau fantôme sur son erre, les morts, ceux qui ont une identité close, une inertie lourde de terre, glissent lentement vers la fin inéluctable. Le Maître dit : quand ils naissent, ils désirent vivre leur destinée, ou plutôt jouir du repos...

***

Dans la Nuit la lumière est infiniment visible en tant que rayon, en tant que direction. Comme lorsque un homme est égaré dans le réseau de grottes souterraines, et sent le long d'un rayon de lune les parfums des prairies au long d'un courant d'air. C'est ainsi que nous entrevoyons ce qui aurait pu être, c'est ainsi que l'Éternel fait sentir à l'homme de désir les lointains parfums des montagnes de l'horizon. Qui sait combien il est de rayons de la lune, et qui peut oser compter les voies et les pas du Seigneur sur le monde ?

Chaque nom est le nom d'une Voie. Ainsi Seigneur est un nom de la voie du vassal, la voie de l'Ange sauroctone porteur d'épée. Les voies se séparent, les voies se mêlent et se tressent ensemble comme des nœuds de serpents.

Amour est un autre nom, comme Béatrice. Cet Amour est une voie d'homme de guerre, d'homme de puissance terrestre, comme Dante, comme le Roi Salomon du Cantique. Cette voie est nommée dans la Genèse et dans le Livre d'Enoch, par la chute des anges attirés par la splendeur des filles des hommes.

C'est sur tes paysages que j'ai senti l'air venu des monts du Seigneur ; c'est dans ton haleine que j'ai senti le souffle au dessus des eaux.

Car la Voie des Fidèles d'amour est une voie de fin'amor, une voie de vassalité envers une princesse d'Orient, une fille noircie par le soleil du Voyant. Cet Orient, ce royaume de Jérusalem, est bien sûr être et être symbolique sans contradiction. Je vous livre ce poème au fond très mystérieux, qui devra être lu à part.

Quand les jours sont longs en mai,
M'est beau le doux chant des oiseaux de loin,
Et quand je me suis éloigné
Je me souviens d'un amour de loin
De désir je vais morne et courbé
Si bien que chant et fleur d'aubépine
Ne me plaisent plus que l'hiver gelé

Jamais d'amour je ne jouirais
Si je ne jouis de cet amour de loin
Car mieux ni meilleure je ne connais
En aucun lieu ni près ni loin
(...)

Triste et joyeux je m'en éloignerai
quand je verrai cet amour de loin
Mais je ne sais quand je la verrai
Car nos pays sont trop lointains
Il y a tant de passages et de chemins
Et pour tout cela je ne puis rien deviner
Mais que tout soit comme à Dieu plaît !

Je verrais la joie quand je lui demanderais
Pour l'amour de Dieu l'amour de loin
Et s'il lui plait je m'allongerai (...)
Près d'elle moi qui suis de loin
Amant lointain je serais proche

Je tiens vraiment le Seigneur pour vrai
Par qui je verrais l'amour de loin (…)

Dieu qui fit tout ce qui vient et va
Et forma cet amour de loin
Me donne la puissance si j'en ai le courage
De bientôt voir l'amour de loin
Véritablement en tel lieu
Que la chambre et le jardin
Deviennent palais.

Il est vrai qu'on me dit avide
Et désirant l'amour de loin
Car aucune autre joie ne m'est tant
Que jouir de l'amour de loin
Mais ce que je veux m'est dénié
Car ainsi m'a doté mon parrain
que j'aime et ne suis pas aimé

Mais ce que je veux m'est dénié.
Qu'il soit donc maudit le parrain
Qui m'a fait tel que je ne suis pas aimé

(...)

Amour de Terre lointaine,
Pour vous tout mon cœur me fait mal.

Jaufré Rudel, Prince de Blaye, quand les jours sont longs en Mai, ou l'amour de loin.

C'est la voie par excellence du poète originaire. C'est dans la poésie que résonne l'Appel, la lumière des origines. C'est dans tes cheveux que je m'emmêle comme le lierre sur le tronc de l'arbre, et le lierre atteint l'épaule de l'arbre et la mémoire du soleil éternel. Nos eaux se tissent pour former les abîmes de l'océan, nos larmes se mêlent dans l'infini désir, né de l'infini désespoir de la Nuit. C'est là la sagesse, la part du fidèle d'Amour.

Les être manifestés sont des boucles dans la chaîne d'or de l'être. Un être manifesté est comme une boucle à la surface d'une chevelure qui en compte une indéfinité ; comme la peau de la nuque est le visible de la peau du corps dénudé enroulé, humide, dans les draps. Ainsi les rêves d'un mortel peuvent faire apparaître les traits d'une personne venue d'au delà des mers, ou dénouer les nœuds des courants et retrouver le corps d'un homme mort dans les profondeurs des fleuves ; ainsi un cheveux d'or dans le bec d'un oiseau jouant au soleil peut faire apparaître Iseult ; ou encore les songes des sept dormants peuvent indiquer l'avenir. Celui qui se penche ainsi vers ces images peut voir une figure qui n'est pas encore manifestée, et celui qui se penche vers les rêves du poète qui l'appelle peut voir des images de sa propre vie.

Ce qui apparaît est l'image du destin. Les femmes des bretons entendaient sur la mer les appels de leurs enfants morts dans les grands navires errants sur les mers du Sud ; les métayers croisaient leur maître accablé et silencieux sur les chemins des champs, des heures avant d'apprendre leur mort dans des villes lointaines. Tel amant a entendu son amie appeler au secours avant d'apprendre sa mort. Ce sont, ô toi qui écoute l'horizon, les intersignes. Mais celui qui écoute l'horizon comme un phare, lançant ses rayons aux ténèbres, entend d'étranges rumeurs et voit des visages entrelacés d'algues claires, si le non manifesté le trame dans l'ombre, le tisse, pour que les mortels aient quelque chose à chanter.

Dans ces ténèbres le voyant cherche à être lumière, et pas seulement réceptacle des lumière comme matière de ténèbres. Être voyant, c'est avoir des yeux de lumière. L'œil, dit Platon, est celui des organes des sens qui se rapproche le plus du Soleil. Mais l'homme n'est pas l'aigle qui peut regarder le soleil en face, et n'est pas lumière qui peut tout éclairer. Nous voyons aujourd'hui en énigme, dit Paul, comme dans un miroir, et non face à face.

Comme le face à face de Jacob est impossible au mortel, il faut apprendre à lire les Livres, à lire les pas du Seigneur sur les mondes, comme le chasseur lit les pas de la proie dans les chemins de forêt. Chasseur est aussi un Nom, et le nom d'une voie. Le chasseur sacré élève la rage et la cruauté nocturne, l'incompréhensible de la puissance. Kouroumah en a parlé justement dans ses œuvres. Le chasseur est le miroir de sa proie, il doit devenir sa proie pour la vaincre à la fin de sa poursuite. Il porte sur lui la peau et le crâne de sa proie, il emporte son esprit. Comme Actéon, il doit devenir Cerf et finir dévoré, démembré par ses chiens, pour renaître digne de la vision. Chasseur est un nom d'une voie sauvage, la voie des signes et de la poursuite sous les étoiles ; cette voie est sœur de la voie errante des fidèles d'amour. Dans la forêt de Morrois, Tristan et Iseult vivent de chasse, et se nourrissent de viande crue. Telle est la communion du chasseur, qui prie le Seigneur sur le corps de sa proie.

Le Maître dit : le royaume des cieux est forcé, et ce sont les violents qui s'en emparent. Cette violence est la violence du désir. C'est le sens du mot de Simone Weil, quand elle écrit qu'aucune vérité ne peut échapper à celui qui s'y acharne, comme s'acharne sur la chair le chien sur la route des étoiles.

Les livres : le livre du monde, et le Livre. C'est sur les signes et sur les lettres que l'ami de Dieu du Haut-Pays lit, comme le sourd lit sur les lèvres de son amant sans pouvoir entendre la parole avec ses oreilles. Le désir qui fait lire sur les lèvres le sourd est le désir du chasseur dans sa poursuite, le désir du conquérant qui parcours le monde comme l'amant parcours la chair de l'aimée, qui est image des mondes. Le désir est la tension de l'arc de la science. Le désir est manque, douleur, angoisse, sang et violence, et aussi douceur et aurores, soies et parfums. Le désir est un lieu de la réunion des opposés, un mystère image du grand mystère.

C'est la puissance du désir qui fait de la multitude d'une entité une lumière unique. Alors le voyant devient monde, il voit des images et des signes qui annoncent le présent dans son essence immobile comme un paysage embrumé – et c'est par le présent que parfois le voyant annonce l'avenir, devient Augure. Car la connaissance de l'être est la connaissance éternelle, et l'explication de l'enroulement du Serpent des temps.

Le voyant et le poète sont un. Celui qui est l'amant des signes comme porte de l'invisible est le jongleur des mots, est le barde qui soutient et chante l'Empire, l'ami du Roi et l'amant implicite de la Reine - un amant sacré dans la nuit, nocturne et pourtant légitime dans la Lumière. Ainsi Lancelot triomphe-t-il lors de l'ordalie contre ceux qui l'accusent et accusent la Reine : le jugement de Dieu est en sa faveur malgré l'évidence des hommes, malgré le regard et la peine du Roi lui-même. Cette ordalie est certainement le signe le plus extraordinaire de la geste de Lancelot. Cette ordalie atteste que le Souverain, le Puissant, est celui qui décide du cas d'exception, et témoigne du caractère limité de la Loi face à la toute puissance que révère le fidèle d'Amour. Symboliquement, la Loi qui pose les déterminations des hommes est le jour, et Lancelot parti dans l'obscur des forêts est un homme de l'ordre de la Nuit. La parole du Maître est identique, quand il laisse Marie Madeleine l'enduire de parfum, et interdit de lui nuire : il lui sera beaucoup pardonné parce qu'elle a beaucoup aimé. La puissance de transgression légale de la loi, juste de la justice, est le miroir de la transgression intérieure de l'identité et de ses limites.

Celui qui prend cette voie ne peut revenir en arrière, car il a vu l'envers du monde des hommes, l'envers de leurs espoirs. Cette voie est le désespoir du désespoir – le nom de cette voie dans l'ancienne Bretagne est le Val sans retour.

Le Barde est l'ami des amants dans le secret, le serviteur des princes de guerre, des chasseurs nocturnes et des conquérants, celui qui marche dans la forêt et enseigne dans les bras des fées, allongées dans la mousse. Et il est aussi l'homme nu, l'Ermite, l'homme de puissance qui par puissance débordante rit de la puissance, l'homme du Principe qui déborde les principes.

Le principe est la racine de feu issue des profondeurs de la terre, la montagne sainte et l'autel de lave – qui sont jour après jour de plus en plus froids et noirs, et un jour cendres, et un jour doivent disparaître pour renaître.

La voyante et la poétesse sont également un, et celle-ci est le gemme d'une couronne plus silencieuse pour moi, mais plus profonde selon l'ordre certain des légendes.

Son écu porte une roue blanche et noire constellée d'étoiles. Il est prince, il est ermite, et il est aussi vampire de tous les sangs du monde, le sang du soleil éternel. Mais le sang éternel versé sur le monde est inépuisable, infini. Il est en puissance du voyant de prendre infiniment, de donner infiniment ce qui ne lui appartient pas, de donner la manne et la rosée céleste dans le souffle et le feu.

***

L'écriture naît de l'expérience. Le désir d'écriture est une facette du désir, du chant de l'exil. Il n'est pas de poésie puissante sans expérience puissante. Le monde gris et sans relief ne peut trouver et assembler le feu des mots. Il est possible de se retourner à l'appel de l'Ange, il est possible de retourner vers les forêts, il est possible de rallumer les grands incendies des mondes. Le feu ne peut se nourrir de cendres, mais il peut se nourrir de bois mort, des immenses forêts d'arbres morts où errent les sorcières des derniers temps.

Sur la rive du fleuve à son embouchure j'écoute la rumeur des signes, le souffle infini du fleuve qui s'enroule dans la mer en assimilant les eaux venues des mondes, des flaques, des ruisseaux, des égouts, et les souffles mêlés des grands amours. Le temps est un cœur qui bat, et brasse le sang avec le souffle, la chair terrestre avec le Ciel. L'amour est la sève, le sang, le souffle du Vivant. Au voyant le fleuve est le fleuve du monde mêlé d'étoiles.

Sur la rive du fleuve j'ai murmuré ce poème :

(Silence)
Il n'est pas d'autre appel possible
Sur la falaise
Je tends l'oreille et
J'interroge l'écume
(Silence)

Viens vers le champ du sang
Car le destin doit être affronté comme un dragon
et vaincu
Sinon tu le sais
Il est préférable d'être mort .

Car celui qui recule face au songe du destin
Est toujours déjà mort
Et tu sais qu'il est un instant
Plus grand que toute la vie humaine.

Splendeur des gemmes
De l'œil d'émeraude
Scellé sur le front

- l'œil du Voyant.

Vive la mort !

Qui est Deus ?

Austin Osman Spare
Qui est tu?

Une goutte d'eau sur les rives du fleuve qui englobe les mondes
Une lune sur une jusquiame noire
De la sève épaisse s'écoulant sur ta cuisse de plante
Un œil vert issus des abîmes sous le monde
Frère et fille de la nuit
Un poignard en méandres
Celui qui attend sur le chemin
Le naute des fous

Et pourtant

La morsure est si douce aux frères du sang
La nuit est lumière aux amants de la nuit
La mort est la paix du dormeur du val sans retour
Une soie et les parfums du pays de la source

Qui es tu

L'étoile en regard des pages blanches
Les pas dans la neige du matin silencieuse sous la lune
Le silence en brume sans respiration

Et pourtant

Les fleuves parlent aux bruissements éternels des rives
Le temps est comme l'eau à la lumière
Sous le regard
De l'étoile fixe
Tournoyante qui vrille un cercle
Aux profondeurs mouvantes
Dessinant les ans

Chuchotements sous la lune.

Je me réfugie dans la nuit en silence à l'écoute des anciens crimes. Ils chuchotent des vérités sur le monde, au delà des conseils des parents, comme un Voyage au bout de la nuit pour se mettre nu des illusions des jours.

Et c'est un étrange voyage qui étrange le voyageur lui-même à lui-même au minuit de l'âme.

Et voilà tes mots.

Lové dans la nuit j'écoute avec délices tes chuchotements, comme si la neige devenait mousse de plumes. Récite moi Maldoror, que ton souffle fasse entendre au loin le craquements des braises sous les cendres des mondes. Que la puissance des commencements fassent lever le souffle du poème par ton sang, c'est ton absolue grâce.

L'absolu est toujours déjà présent.

Que tes paroles s'enroulent autour de mes ténèbres, comme les chevelure des arbres en racines enserrent lentement de leurs mains les morts endormis dans la terre. Que les oiseaux de nuit déposent sur mes lèvres un cheveu issu de la princesse, quand tes lèvres de luciole résonnent du parfum des aurores.

Que le Seigneur de l'aube et de tous les crépuscules te bénisse, à tous les carrefours des forêts.

Raphaël, ou l'utopie concrète.

(Raphaël,  Donna Velata)

A l'occasion d'une exposition au Louvre.

Nous sommes modernes jusqu'au bout des ongles. Tous nous sommes à égalité dans le temps, et l'âge moderne est à ce titre aussi égalitaire que les danses macabres du Quattrocento, qui font danser le Pape avec le mendiant.

Tous, nous sommes assis dans le même train fantôme ou le même Titanic. Et nous autres modernes, nous sommes habitués, formés par la laideur omniprésente du monde humain – la laideur des trains, la laideur du RER, la laideur des banlieues et des centres commerciaux, la laideur d'une exploitation agricole, la laideur d'une zone industrielle, la laideur de notre précipitation temporelle – et parfois le voyageur contemple tout cet ensemble de laideurs mêlées inextricablement, et la splendeur d'une vallée de ruisseau en contrebas d'une barre d'immeuble grise et pourrie de violences et de haine, pourrie par le mépris qu'elle affiche de ses habitants - vallée fleurie demeurée comme au premier jour, territoire de chasse et de grandes guerres que seuls les enfants peuvent encore voir.

La laideur de nos villes nous rend infiniment éloignées les villes classiques. Le Paris de la fin du XVIIIème siècle dont Michel Serres a fait l'éloge, l'estimant d'une splendeur insurpassable, la Florence des Médicis, Rome au XVIème siècle, ou Kiev sous les yeux de Boulgakov – il n'y a pas au monde de plus belle ville que Kiev.

Et la laideur du monde moderne nous pousse à enfermer la beauté dans les musées, tout à la fois conservatoires inévitables, et prisons et sarcophages de la beauté vivante.

L'art des anciens était une forme de philosophie, comme l'architecture de Vitruve est une production pythagoricienne bien avant d'être technique. Un architecte ancien fait des plans en pensant un monde visible, une splendeur à laisser être, et un moderne calcule avec des applications informatique des résistances, des quantités, des prix, des contraintes règlementaires, spatiales et financières bien avant de penser à des proportions idéales.

La philosophie d'un Raphaël est celle d'un architecte antique. Elle est la recherche de la sagesse sur la terre, c'est à dire de la vie parfaite, mais réelle ; et à ce titre l'art comme production du monde est la production du monde permettant la vie parfaite. Le courtisan de Castiglione en est le manuel, et l'amitié des deux hommes ne laisse aucun doute sur leurs partages de mondes.

(Castiglione par Raphaël)


L'art des anciens est production d'un monde habitable et habité : il n'est pas inutile de rappeler que Raphaël n'est pas un artiste moderne qui produit des œuvres ponctuelles pour un marché, mais un chef d'atelier qui a des mécènes, qui produit des décorations de villas, et du palais d'un pape – qui produit des lieux de vie sans produire de factures. La puissance du mécène n'est pas dans le prix qu'il paye, mais dans les moyens qu'il donne pour produire un monde – à ce titre un Pape est un mécène proche de la perfection.

Analogiquement à ces distinctions schématiques sur la nature de l'art, il est parmi les voies de la philosophie celles qui font des théories toutes compatibles avec un mode de vie de classe moyenne du monde industriel, le modèle moderne du philosophe, et celles qui recherchent la plénitude de la vie, la voie originelle de toute pensée. Raphaël est un philosophe qui peint, comme Castiglione est un philosophe qui vit dans le monde, ou encore comme Machiavel est un philosophe qui pense la politique.

La recherche théorique n'était encore dans ce temps qu'un détour nécessaire pour la sagesse dans la vie, celle de l'homme ou celle de la Cité. Il ne peut exister de philosophe en soi dans cette perspective, mais des constructeurs de mondes. Si la théorie l'a emporté dans notre monde, le monde de Raphaël est un monde de philosophie comme art de la vie, comme recherche assoiffée de la fontaine de vie.

Il est rare de rencontrer des hommes modernes capables de se décentrer de leur monde. Pour prendre un exemple, nous nous gargarisons de nos bâtiments neufs biens isolés, basse consommation, BBC, alors même que le Parthénon par exemple consommait moins d'énergie qu'aucun des nôtres. Il n'en consommait aucune, parce qu'il n'était pas chauffé. Les hommes issus du moyen âge portaient de ces vêtements très gonflants que l'on voit chez Castiglione, et ils ne chauffaient pas les palais publics. Sous Louis XIV, dans Versailles, le vin a parfois gelé dans la carafe sur la table, et l'eau sur la table de nuit du grand Roi. Mais cela ne posait de problème à personne.

A Rome, on savait chauffer des maisons. Mais ce n'est pas par ignorance que Versailles n'était pas chauffé, ou encore que l'Empire Romain a refusé toute évolution technique. C'est parce que ces époques avaient d'autres priorités, des priorités que nous ne comprenons plus. Une autre hiérarchisation des besoins de l'homme, perdue depuis longtemps. L'homme ne vivra pas que de pain. Perdue à jamais, ou que nous ne comprenons à peine, comme un inquiétude secrète, seulement devant la splendeur d'un Raphaël.

Ce que nous recherchons dans l'art, c'est la distinction, le différent, voire l'étrange et le bizarre qui s'écartent des productions en série qui saturent le monde moderne ; et ce que Raphaël cherchait, c'est la construction concrète dans le monde de ce qui n'a pas de lieu, l'utopie concrète. Et ce qui n'a pas de lieu, c'est le règne du Ciel sur la Terre comme sacrement de la chair et de la vision.

Sur la Terre comme au Ciel.

Depuis l'angéologie antique, que ces anges soient nombres, ou idées, l'ordre du monde est le reflet du monde des dieux. Au cœur du moyen âge, comme cela apparaît dans la nécropole royale de Saint Denis, l'homme est l'image du modèle céleste – et rien de plus, car rien de ce qui est dans le temps et seulement dans le temps, comme l'apparence physique ne mérite d'être rappelé. La terre est un mauvais reflet du ciel, un reflet dégradé. Les détails qui permettent l'individuation, la reconnaissance de la personne, sont des disgrâces superfétatoires pour l'artiste, qui ne représente que le modèle du Roi ou de la Reine. Présentée à Charles VII qui cherche à la tromper par un de ses chevaliers vêtu en Roi, Jeanne d'Arc reconnaît le Roi sans hésitation. Pas un homme, mais un Roi. Sa propre vie à elle est peu de choses, on le verra lors de son procès.

Sur la Terre comme au Ciel. Le ciel surplombe la terre et rappelle le cœur de l'homme à la méfiance vis à vis du monde, et ses charmes trompeurs et éphémères.

Raphaël présente un moment qui peut être nommé celui de la grâce païenne. C'est une profonde erreur des modernes de ne pas comprendre que cette grâce païenne n'est en rien étrangère au christianisme. L'incarnation, la grâce de la chair, du corps et du sang, et même la descente aux enfers peuvent être comprises dans la perspective de la grâce païenne, propre à tous les mondes et à toutes les traditions. Le monde n'est plus implicitement condamné pour ce qui le fait monde, pour la variété des perspectives, la lumière mouvante, l'éphémère, le sang et la chair. L'éphémère devient lui-même signe d'éternité, contemplation. Il n'est pas indifférent que Raphaël, cet homme des visions éternelles de l'éphémère, soit mort très jeune.

La compréhension de sur la terre comme au ciel s'inverse. La Terre est le reflet et les délices du Ciel. La chute des Anges est une figure du désir, tout comme le Jardin d'Eden. Le jardin n'est pas un lieu limité, mais un moment du temps qui transparaît sans cesse dans les temps suivants pour celui qui sait voir.

La chair est splendeur et vie. Le corps potelé des enfants, les couffins dans lesquels la chair s'imprime, les mains qui saisissent la chair et s'y enfoncent mollement. Ce n'est pas la mort, mais vie qui s'exalte, la puissance maternelle des mondes. Le cœur qui est donné à l'amant dans l'amour n'est pas désigné du doigt, il est saisi à pleine main avec le sein des femmes, rêveuses et charnelles comme au sortir du lit. Le cœur intérieur s'imprime dans la chaleur de la chair et de la couche.

Il faut toute l'incompréhension moderne pour y voir une douleur, et pour voir dans une rêverie tendre du stoïcisme.

Dona Isabel, vice-reine de Naples.


Une distance et une individuation par rapport au rôle social se marque. La jeune vice-reine de Naples joue avec ses cheveux et ses chats, et s'ennuie visiblement. Fiametta montre à la fois une chair et une inquiétude dans les yeux, face à son mari bourgeois. Les cheveux de celui-ci sont peint un par un, sur un mode de réalisation picturale qui est un signe de cette volonté de saisir la fuite du temps elle même, et l'individuation est l'éphémère de l'homme comme l'aube est l'éphémère du jour.

Au présent cycle d'obscurité, la renaissance est une aube qui pose le monde. Raphaël pose à l'évidence l'harmonie et les formes de l'art et du monde classique. Le monde classique est un midi de l'occident avant sa disparition : il est une angéologie sur la terre, pour la terre. Roland Mousnier, dans les institutions de la France sous la monarchie absolue, le montre abondamment. Le monde classique est dans sa structure de monde très comparable à l'Égypte antique. La splendeur du visible est la manifestation de la Splendeur divine ; et cette orientation s'est imprimée dans l 'art de la renaissance. Si le monde classique est un midi, les Lumières sont un soir, un automne paresseux et charnel, une richesse de vie qui ne comprend plus les fondements de son monde et croit d'un esprit supérieur de les rejeter.

Et le romantisme la conscience de la Nuit. Il faut méditer la phrase de Hegel, la chouette d'Athéna s'envole au crépuscule, pour comprendre l'aurore de la Renaissance.

Je finirais par un tableau emblématique de l'Âge classique dont l'inspiration raphaélite est à mes yeux évidente, je veux parler des bergers d'Arcadie de Nicolas Poussin.

(Poussin, les bergers d'Arcadie)


En Arcadie, dans le souvenir du paradis terrestre, les bergers regardent une tombe qui porte l'inscription : et in arcadia ego.

Et moi (la mort) j'ai été en Arcadie, c'est à dire la chute qui fait de l'éphémère une image de l'Éden et de la Splendeur. A la fois une malédiction et une splendeur, car la mort est une partie de l'Arcadie idéale.

Et moi ( le Verbe) j'ai été en Arcadie, faire reconnaître mon royaume sur la terre, en m'incarnant et en donnant à manger mon sang et ma chair. Tout fut par lui : J'ai fait à partir du mal de la chute l'Arcadie, le céleste pays et la grande amitié.

Et moi (le peintre) j'ai été en Arcadie, j'ai connu toutes les splendeurs du monde et la jouissance d'être sous le soleil, et la mort.

Raphaël et Castiglione sont les hommes de l'âge de l'utopie concrète, de l'appel de Dieu sur la terre. Ils sont des constructeurs du Royaume de Dieu sur la terre. Produire le Ciel sur la terre, c'est cela l'utopie concrète, qui passe non par la spéculation mais par l'action. Ils rusent avec le monde pour rendre l'absolu vivant sur la terre, comme des architectes du monde réel, comme des alchimistes faustiens qui rusent avec le Diable. Ils sont porteurs de monde, et ne dénigrent pas l'absolu en tentant de vivre dans le monde une paix céleste que celui qui contemple leur œuvres garde dans son cœur longtemps après les avoir quittées.

Il importe de comprendre que le monde manifesté des sons, comme celui du visible, comme celui de la vie, sont des êtres morcelés, qui se manifestent comme instants, fragments, couleurs, différence des sexes, enfance et mort...la musique est l'harmonie, c'est à dire l'unité du temps, du passé qui s'enfuit et du présent qui ne cesse de sourdre. L'architecture est l'harmonie des formes ; et les nombres sont ce qui unit l'architecture et la musique comme sciences pythagoriciennes. La peinture est l'harmonie des formes et des couleurs.

Toute harmonie n'est rien d'autre que la manifestation de l'Un dans le divers, l'Un demeurant caché, car l'harmonie n'a rien de plus de sensible que le tas, ou que la cacophonie, ou encore que les couleurs qui jurent. Le monde des formes est cosmos, ordre harmonique, et Un-ivers, parce que tout est lié à autre chose et à la totalité. Le monde moderne voudrait parler de plurivers pour parler de la multiplicité des mondes, mais la multiplicité des mondes communiquant est justement l'Univers. Rien n'est pensable par l'homme en dehors de l'Univers, justement parce que penser une chose est créer un lien avec cet étant, un lien avec l'Univers.

Les modernes qui ne pensent plus les forces spirituelles à l'oeuvre dans l'art sont comme cet homme qui, pour connaître l'essence d'une chose, éteindrait toute lumière et resterait dans les ténèbres, puisque la lumière n'est pas de l'essence de la chose auparavant éclairée. Et certes la lumière ou l'Esprit ne sont pas l'essence d'un tableau, mais pourtant une oeuvre est l'union essentielle de la lumière et du tableau, une entité uniment spirituelle et matérielle.

Raphaël lutte contre le monde pour rendre le monde habitable à l'absolu. Les villas italiennes passent en refuges, en la maison du Maître dans le Maître et Marguerite de Boulgakov, ou encore même les refuges glacés qui parsèment le périple du docteur Jivago. Telle est l'utopie concrète, toujours déjà présente. Le sans-lieu qui s'installe en un lieu, le monde déchiré qui se réconcilie après l'orage.

Dans un tableau de Raphaël les cris et les disputes des enfants ne perturbent pas la sérénité des femmes qui les prennent à pleines mains, ne diminuent pas leurs sourires. Cela peut être compris comme une parabole.

Raphaël et Castiglione eux-même traversèrent le monde dans la paix de Dieu - l'harmonie du "Paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté" qu'invoquent toutes les traditions, et le nom de Jérusalem, comme encore le titre du Roi de Salem, Melkitsedeq.

Ainsi ils affrontèrent l'œuvre de toute chair. Ainsi il recherchèrent la vie même, le déroulé des jours, dans les yeux de l'aimée.

Vive la mort !

De l'art de parvenir.

(Luxe..)


Le nom de la vertu sert aussi utilement l'intérêt que les vices
La Rochefoucauld


Parvenir dans le monde – et j'assume l'archaïsme de l'expression - est une chose essentielle et secondaire de la vie. Cette importance est souvent déniée, d'une manière analogue au déni qui entoure l'usage effectif de la violence dans les processus de pouvoir, ou encore au plaisir et à la puissance qu'apportent l'argent, ou encore aux plaisirs de la cruauté. Mais pourtant, la plupart des hommes vivants veulent parvenir, qu'ils soient bandits et veulent être Scarface, ou Meyer Lansky, qu'ils soient saints et veulent être François d'Assise, ou encore qu'ils désirent l'anéantissement de l'ego. Les plus profonds penseurs ont voulu parvenir par la pensée ; et cela, la volonté de puissance à la racine d'une pensée, cette implication voilée par l'explicite des mots effectifs, doit être aussi expliquée.

Le Hagakure lui-même dit : Il n'est pas possible d'être vassal fidèle à son seigneur sans désirer toujours avancer vers ce quoi on tend ; aussi tous les vivants veulent parvenir, veulent traverser les océans ou conquérir le pays de l'or, l'Eldorado.

Les vivants ont une voie. Les autres attendent, au fond rien d'autre que la mort.

Il est quelque vérités que doit entendre tout homme vivant sur l'art de parvenir. Ces vérités ont été écrites depuis très longtemps, et il n'est aucun progrès qui puisse changer grand chose en ce domaine. Il est des vérités dans l'Ecclésiaste, un puissant livre de la Bible ; il est des vérités chez les stoïciens, les moralistes latins, chez Machiavel, La Rochefoucauld, La Fontaine, la Bruyère ou le Hagakure. Ces vérités sont aussi simples que facilement intelligibles ; l'intelligence n'y résiste que parce que pour les admettre il faut renoncer aux conseils des parents, à la morale de l'enfance et de l'école, qui est toujours resservie froide pour les enterrements.

Ce qui est très difficile à comprendre pour nous est parfois très simple, mais simplement contraire à nos attentes. Le réel se moque bien de nos attentes. Il est infiniment couteux parfois d'admettre des vérités, si notre ego est construit sur des fables – par exemple que nous sommes vertueux, quand tant de gens ne sont vertueux que par impuissance ou paresse. C'est tout le processus de deuil.

Mais revenons aux vérités simples de l'art de parvenir.

La première vérité est que la vertu ou le talent technique dans sa fonction ne sont que rarement décisifs pour parvenir, ou encore, pour prendre une formule analogue, que la sainteté n'est pas un critère pour parvenir dans l'Église. Pendant la Guerre de Cent ans de dure mémoire – voyez Huinzinga – un Du Guesclin a pu devenir maréchal de France par son énergie et la force de son bras, bref d'abord par sa compétence militaire, mais cela ne serait jamais arrivé en temps de paix. En temps de paix, De Gaulle a pris sa retraite de colonel estimé honorablement compétent dans ses spécialités incompréhensibles, et de mauvais caractère. En temps de paix, personne n'est allé chercher Churchill. Sans Révolution, ni Napoléon ni Staline n'auraient été grand chose. Les exemples de réussite par le talent ou le désintéressement sont comme les histoires sur la réussite des pauvres, le récit vrai qui voile la réalité massive.

La capacité à faire croire en ses capacités, mérites, vertus et talents est infiniment plus importante que ces qualités réellement possédées. La puissance repose essentiellement sur des réseaux qui se partagent la puissance et la contrôlent ; mais les membres de ces réseaux font croire en leurs capacités et leurs mérite, se donnent des prix, des doctorats, des éminences et même des mérites sociaux, en faisant leurs bonnes œuvres, voyez le mort qui dirigea une Grande École. Ils font croire parce qu'ils possèdent les trois moyens de la puissance, ou capacité effective d'amener d'autres hommes à agir comme "on" le désire. Ces trois moyens sont l'argent, la force et la persuasion. Si vous possédez un média puissant, vous ne passerez pas pour incapable. Si les médias sont contre vous, vous pouvez devenir le Diable.

La possession de la puissance n'est pas une capacité, mais un fait, exactement comme l'héritier d'une grande fortune peut être un chien, ou encore comme Caligula fit son cheval Consul. Être celui qui tient le révolver, ou le téléphone officiel d'un ministère, est un fait. Bien sûr, une grande maladresse peut faire perdre une puissance établie ; mais un minimum de prudence suffit en général à la conserver.

La puissance est construite par des réseaux qui ont les moyens de distribuer des gratifications, des honneurs, des richesses. La politique est essentiellement économique et symbolique ; les divisions arbitraires entre des domaines « naturellement »séparés des modernes, cette classification de journaux entre politique et économie est un leurre. Un réseau qui peut récolter de l'argent, une famille mafieuse, une entreprise, un parti politique, une administration ou un État, et en redistribuer à grande échelle, est puissant ; s'il peut user de violence effective qui rend ses menaces crédible, il devient très puissant. Un président a dit : si je gagne, tout le monde aura un accès à la table – et ces mots sont aussi vrais que sincères, en se souvenant de ce tout petit nombre d'êtres humains qui se nomment eux-même tout le monde. Si en plus il peut communiquer et imposer sa vision du monde, il peut durer des siècles. Ces réseaux peuvent être extraordinairement étroits ; ils doivent l'être sans aucun doute.

La cohésion de ces groupes repose sur des doctrines partagées dont les règles de production et de construction sont soigneusement gardées. Des langues de pouvoir, des codes en général, des évidences. La complexité de ces codes pour celui qui leur est étranger ne résulte pas d'une complexité réelle, mais d'une difficulté de compréhension, d'ailleurs voulue et construite comme les hiéroglyphes, mais pour des finalités purement terrestres. Voyez l'opacité des groupes criminels structurés, voyez l'art contemporain, et ce culte de la laideur et de l'arbitraire du créateur qui permet d'exclure tous les gens du peuple qui attendent de l'art de la beauté et du soin – alors que l'art ancien permettait d'exclure tous ceux qui n'avaient pas le temps ou l'argent de payer des artistes pour leur gloire. La complexité de ces codes, pas plus que la communication sur les vertus, talents et qualité des puissants, ne doit pas tromper sur la réalité parfois très simple de leurs limites.

L'armée française, qui s'est effondrée en un mois en 1940, était remplie d'officiers, de décorations, de professeurs, d'ingénieurs, de politiques liés les uns aux autres – au fond assez incapables dans leur domaine, exactement comme des officiers, en 1914, avaient des pertes effrayantes par pure bêtise doctrinale, maintenue contre les faits. Il est extrêmement probable que les politiques et les économistes modernes ne savent pas plus que l'armée française de 1939 comment réagir à « la crise ». Ils reviennent d'ailleurs toujours aux même schémas au fond simplistes : le Japon de Fukushima repart au nucléaire, et nous repartons dans des plans de rigueur depuis les années 70, comme il y en eu vers 1930.

Pour montrer un autre comportement stéréotypé qui ne permet pas d'envisager une grande capacité de dépasser les logiques établies, on peut remarquer que le comportement des gouvernements français successifs et leurs cibles sont étrangement analogues – les roms, ou encore la guerre contre le terrorisme – et ne sont jamais des réalités massives mais gênantes, jamais les inégalités de propriété examinées naïvement, par exemple entre classes d'âge.

Les capacités, vertus et talents revendiqués ne sont pas effectivement possédés à leur échelle.

Les députés si fiers de 1939 se sont eux-même débandés en masse, eux qui faisaient la morale au petit peuple. Et il est très probable que bien des donneurs de leçons et de coup de mentons relevés, bien des postures guerrières se mettraient, comme les hommes de la Ligue pendant les guerres de religion, à courir dans des situations analogues. Ainsi chantait à la fin du XVIème siècle la satyre Ménippée, au sujet des vantards de la Ligue catholique :

Quand ouverte est la barriere 
De peur de blasme encourir, 
Ne demeurez point derriere : 
Il n’est que de bien courir.
Courir vaut un diadesme,
Les coureurs sont gens de bien :
Tremont et Balagny mesme,
Et Congy, le sçavent bien.
Bien courir n’est pas un vice :
On court pour gagner le prix.
C’est un honneste exercice :
Bon coureur n’est jamais pris.
Qui bien court est homme habile.
Et a Dieu pour son confort :
Mais Chamois et Menneville
Ne coururent assez fort.
Souvent celuy qui demeure
Est cause de son meschef :
Celui qui fuit de bonne heure
Peut combattre de rechef.
Il vaut mieux des pieds combattre,
En fendant l’air et le vent,
Que se faire occire ou battre,
Pour n’avoir pris le devant.

Un article du Monde sur les femmes entrant dans le monde du travail parlait de désillusion : la compétence, l'effort, sont parfois moins que le réseau ou le carnet d'adresse...allons bon. Les professionnels des médias, qui de tout veulent faire de belles histoires avec des personnages hauts en couleur, savent mieux que la communication est mieux payée que l'être.

La réputation de mérite ou d'intelligence de la plupart des puissants se dissipe très rapidement dans une discussion avec eux. Il n'y a pas de lien entre puissance et intelligence, sinon un lien très complexe. Saint Simon jugeait Louis XIV d'une intelligence très moyenne ; ce jugement se discute, mais il est vrai qu'une fonction de pouvoir dans un État organisé repose davantage sur l'assurance d'être légitime que sur l'intelligence. Par exemple la capacité à inventer, à créer des solutions, et à comprendre une information très complexe. Alexandre le Grand l'a montré à un très haut niveau, mais de telles situations ne se retrouvent pas dans l'ordre balisé du monde moderne.

Quant à la culture comme arme des puissants, elle est un leurre de l'école publique. Staline était bien plus cultivé que la plupart des hommes puissants de ce temps. La plupart sont résolument incultes et n'ont pas un instant pour lire, et encore moins pour méditer. Les puissants sont en général assez ignorants en dehors des ressources informationnelles liées authentiquement à la puissance.

Louis XIV dans son conseil arbitrait entre des partis et des intérêts qui avaient leurs experts et leurs tares ; l'essentiel, pour faire avancer l'État, était d'arbitrer, d'empêcher toute paralysie ou tout conflit civil. Sa forte autorité était plus que sa capacité à analyser les situations complexes ; son goût et sa volonté de construire plus que sa capacité à produire le beau : il laissait cela à ses artistes. Le non-agir du sage chinois est cette capacité à comprendre que la puissance ne doit pas se donner elle-même pour fin ; elle n'est que régulation calme et sereine.

La deuxième vérité est un corrélat de la première. Un puissant peut être considéré comme complètement inepte par les autres hommes de son rang, mais aucun ne lèvera sérieusement le doigt pour protéger un faible que ce puissant écrase de sa bêtise. Le seul moyen d'avoir raison pour le faible est de rompre le combat et de renforcer ses moyens. Par exemple, un pauvre qui vient signaler une disparition, et qui n'est pas pris au sérieux par un policier mis à l'accueil pour faire le moins dégâts possible dans la rue, ne sera pas défendu par un autre policier sans de grandes hésitations. Il existe énormément de caractériels stériles qui ont su lécher les bonnes bottes et que personne ne vient ennuyer, une fois installés sur des positions fortes.

La troisième, documentée par l'Ecclésiaste comme par La Fontaine, c'est que la marge de liberté d'une puissant varie en fonction des luttes de pouvoir. Un homme très puissant peut presque tout faire ; un homme placé en situation de concurrence peut tomber sur un scandale ; enfin un homme faible se verra méprisé de sa faiblesse même. Ainsi Napoléon notait que lui, qui avait provoqué la mort de milliers d'hommes, était admiré du peuple, alors que Louis XVI, qui n'avait fait de mal à personne, fut l'objet d'une haine mortelle. Il n'existe aucune autre morale de la puissance que la puissance elle-même : que vous soyez puissant ou misérable...l'histoire est toujours celle des vainqueurs. Si le descendant d'un vaincu écrit l'histoire, c'est soit qu'il est devenu plus puissant, soit qu'il veut se venger. Le scandale ridicule qui fit chuter Bill Clinton ne montre que sa faiblesse face aux clans conservateurs.

La quatrième, c'est que ceux qui veulent parvenir en partant du peuple ont besoin de protecteurs. Et que l'on obtient de protecteurs qu'en échangeant sa protection contre son service. Il peut s'agir du bras d'un chevalier, du corps d'une femme, du travail d'un attaché, de la valeur symbolique d'un aide. C'est dans le cadre de ce service que la compétence et l'acharnement peuvent être récompensés, et non par justice. Que deux femmes issues du peuple et de l'immigration, très dynamiques et d'une grande puissance de travail, se répondent de gauche à droite montre assez que la valeur symbolique d'un être humain considéré comme deux fois dominé et poussé en avant est très forte, et permet de se distinguer d'autres bons travailleurs de cabinet n'ayant pas cette valeur. La marquise de Pompadour est parvenue par la séduction, tel universitaire par des articles rédigés pour son maître, et Alphonse Capone par le meurtre au service d'un puissant gangster ; mais il se trouve toujours une relation d'échange avec un puissant. Le futur puissant est toujours intégré dans une clientèle.

Il n'est pas de service rendu plus mauvais qu'un autre. Les services de ténèbres sont même les plus puissants et les plus gratifiés. Celui qui ne comprend pas cela n'a rien compris au monde.

Il s'ensuit que la plus grande force du faible est le dévouement et la loyauté inconditionnelles à un maître capable de gratitude et disposant des moyens de gratifier ses serviteurs, loyauté exaltée au plus haut par le Hagakure.

Le cinquième est que pour tous, même pour ceux qui mentent, les hommes veulent parvenir pour jouir des services de ceux qui voudront parvenir à leur tour. Il prétendent bien sûr avoir d'autres raisons – à ce sujet il est possible de consulter Machiavel. Mais le grand plaisir de Mitterrand, président socialiste, comme de tant d'autres hommes dits de droite, était bien de voir la concurrence des hommes et des femmes pour le servir.

Le désintéressement est une valeur ajoutée du moment, aussi tous, dévorés par l'intérêt, prétendent au désintéressement pour servir leurs intérêts ; ce que tant d'autres ne le cachaient pas en d'autres temps. Les périodes ouvertement corrompues sont ainsi suivies de périodes ouvertement vertueuses, qui finissent par lasser alors même qu'elles commencent. A la guerre civile Auguste fit suivre la vertu romaine en exilant Ovide. A la Terreur, sommet de la vertu outragée, répondit le Directoire, les Merveilleux et Merveilleuses. Nous vivons un de ces grands moment de vertu publique.

Les hommes de puissance affectent la vertu et ne sont que volonté de puissance : la vertu publique des puissants est par essence hypocrisie privée. Le Maître dit : si tu veux sincèrement faire le bien, fait le dans le secret ; et le Seigneur, qui est là dans le secret, te le rendra.

Le pouvoir ne corrompt pas, il montre. Et le pouvoir absolu montre absolument. Tel grand serviteur vertueux de l'État pourrait livrer à la mort des millions d'homme si cela pouvait l'aider à parvenir – nous en sommes tous témoins. Ce que Rousseau disait du Mandarin chinois – si l'ordre de tuer un tel mandarin sans risque pouvait nous rendre riche, qui ne le tuerait pas ? - est une réalité politique. Ponce Pilate se lave les mains tous les jours.

Tous se récrient de la lubricité de tel tyran, mais à quoi rêvent-ils ? Quels sont les films pornographiques qui se vendent ? Ce n'est pas une réalité absolue, mais il ne faut pas se leurrer. Le Roi Louis XIV était un homme d'ordre et d'équilibre exceptionnel. La fin de Tibère vue par Suétone, homme modeste et vertueux passant sa vieillesse à des jeux sadiques et lubriques à Caprée, est plus banale dans les archives des mondes.

Quand, dans l'Allemagne Nazie, le racisme était un critère de sélection, tous ou presque étaient racistes ; et si l'antiracisme devient un critère de sélection, tous seront antiracistes, et méprisants avec les racistes, avec le même manque de conviction intime et la même énergie. Tel serre la main d'un homme avec chaleur, l'honore, et mange avec lui, puis le fait abattre comme un diable ensanglanté la fois d'après. Les hommes de conviction sont extrêmement rares. La solitude d'un Bernanos est à ce titre exemplaire. Pour beaucoup, les convictions sont comme une marotte, une matrice à faire des discours publics ; et le même mécanisme peut servir toutes les apparences, du communiste comme du catholique intégriste. La Rochefoucauld a tellement dit à ce sujet, sur le jeu de masques des paroles, de la modestie et de la superbe.

Les pussy riot utilisent, comme les femen, le scandale public pour parvenir, suivant une démarche oscillant entre le marketing du sexe ou des pulls de laine et l'art contemporain. Il n'existe pas plus de rapport entre les seins et une voiture de luxe qu'entre les seins et des positions politiques quelconques, sinon par l'impact dans le Spectacle. Seul le moralisme affiché détonne.

Les bienveillantes de Littell est une œuvre réussie en montrant au fond une carrière normale dans le cadre nazi, quelque chose de très proche des hommes modernes avec l'étrangeté d'un décalage, sur le modèle d'american psycho, contraire à la construction de l'ennemi qui fait de celui-ci un objet exotique et distant. C'est la version littéraire de la banalité du mal d'Arendt.

Pour le dire en un mot : le positionnement de l'homme de puissance dépend étroitement du marché des positions ; le même homme fut chef de la police de Vichy et leader politique de centre-gauche. Depuis César, du parti des populares, être ami du peuple est une position puissante pour un homme assoiffé de puissance. Il n'existe aucune raison pour que même le féminisme ou le situationnisme ne puissent être des postions valables sur le marché moderne des positions. L'expression des idées n'est pas celles de pensées atomiques, auto-générées par des libertés souveraines séparées ; elle est une constellation de positions sémantiques dans un système de rapports de force. Il existe deux déterminismes puissants : le déterminisme sémantique, qui fait que la plupart des hommes ne disent strictement rien de plus que la masse en matière de pensée ; et le déterminisme politique, qui fait que l'expression des idées est un signe servant à délimiter des appartenances sociales ou à marquer des conformismes utiles. Au moyen-âge le catholicisme était en partie l'expression de ce type de conformisme, et les écoles scolastiques l’éventail des positions sémantiques possibles. De nos jours les biens-pensants sont contre l'homophobie et la peine de mort - mais il n'y a là pas plus de pensée que chez leurs prédécesseurs.

Pour être plus précis, l'expression de paroles n'est en aucun cas le signe nécessaire d'une pensée ; voyez un GPS. La libre expression n'est en aucun cas une garantie de libre pensée : il est même possible de soutenir que la libre expression est effectivement une censure de la pensée. Dans l'art de parvenir, l'expression n'est pas une forme de pensée, mais une arme de la guerre sociale - et cette efficacité dépend de l'époque. Dit autrement, être communiste russe en 1916 est être un homme dangereux dans une organisation secrète disciplinée ; l'être aujourd'hui, par sympathie sentimentale et désorganisée, comme être anarchiste, est d'un homme naïf et profondément inoffensif. Guénon est infiniment plus dangereux pour l'ordre moderne qu'un tee-shirt Che Guevara : c'est ainsi.

Il importe de comprendre que dire cela, c'est poser la question de son propre positionnement en tant que penseur. Je donnerais deux critères de la sincérité d'un positionnement sage. La réalité de l'existence vécue d'abord – l'homme de gauche qui vit dans le luxe, l'homophobe homosexuel, la résistante qui parle comme une starlette de sa vertu, sans avoir aucune pensée articulée...ne peuvent inspirer confiance. Ensuite, la capacité à comprendre que son existence détermine sa pensée, tout comme la pensée est déterminée par l'existence. La grandeur des sages de l'Inde, menant une ascèse parfois exceptionnelle, est de reconnaître la validité du tantrisme ou des objectifs de parvenir de l'homme du monde ; c'est à dire, la capacité à ne pas se limiter à sa vie pour penser des modèles d'intensification de la vie.

Ainsi l'Ermite accueillant Tristan et Iseult. Ainsi Machiavel exaltant César Borgia.

Je le répète : un professeur de philosophie ne peut sans se distancier juger objectivement un homme de puissance, puisqu'il a fait déjà – pour être ce qu'il est – beaucoup trop de choix. Au fond, le professeur risque de n'exprimer que son sentiment de supériorité sur l'homme d'action, par exemple en condamnant l'usage de la force qu'il serait bien en peine d'accomplir. Et Machiavel montre là une objectivité rare, comme Denys reconnaissant une voie du bas.

Le sixième vérité est que la jouissance publique est un critère de puissance hiérarchique. Dans les couches basses de la hiérarchie règne le puritanisme, car les dominants jouissent davantage si la retenue des subordonnés exalte leur propre jouissance. Un patron richissime de Grande École peut danser nu en public, non un petit cadre : ce n'est pas seyant. Un puissant peut tuer sur sa propre décision, être toxicomane, vomir, tirer la langue, abandonner ses enfants, de manière publique, et tous trouvent cela très bien, très artiste ; si le voisin pauvre et laid en fait autant, ils lèvent les bras au ciel avec consternation et appellent la police.

Les petits sont au service des grands, et le service suppose l'ascèse. Les grands argentiers comme Colbert se doivent de paraître austères. Les légendes sur le droit de cuissage sont l'illustration de ce principe encore parfaitement vivant, qui fait que le libertinage reste une marque d'aristocratie dominante. Il s'ensuit par exemple que des « socialistes » peuvent collectionner de notoriété publique des montres de plusieurs centaines de milliers d'euros – la maison de français moyens, payée sur toute une vie – ou encore que des catholiques traditionnels et moralistes peuvent être des séducteurs infatigables ; ou encore enfin que des conservateurs médiatiques féroces et moralisateurs peuvent mener une vie débridée d'homosexuels multi-partenaires sans qu'il n'y ait d'autre contradiction que pour ceux qui croient les discours de pouvoir – la logique du pouvoir étant au contraire respectée.

La jouissance des grands est le fond du Spectacle.

Le septième est que tout cela, tout ce qui est, est bon, vrai, et désirable. L'immoralité du monde est morale d'une moralité supérieure, celle de la lucidité. Le mal est souhaitable aussi pour rappeler la misère de l'homme.

Il n'est pas sage de perdre de temps pour commencer à vivre. Le puritanisme moralisateur que ce genre de vérité dérange ne vaut rien, n'est qu'un déni que protègent des mécanisme de défense de l'ego de tous ceux qui veulent croire que le monde est autre chose que cela, la recherche forcenée – à la vie à la mort - de la jouissance, y compris dans les autres mondes, y compris par la douleur et l'abandon, y compris par l'austérité la plus extrême.

Les Sages l'ont dit de temps immémorial : L'Être est être, conscience, jouissance ou exaltation : celui qui jouit du monde est, est plus intensément vivant, tout simplement, que celui qui contemple de loin les mondes avec toutes les retenues vaines apprises.

Il est une intensité de l'être et des disciplines d'intensification de l'existence, et sur ce point unique rayonnent toutes les voies des mondes. Il n'est pas d'autre sagesse que cette infinité de sagesses.

Seul le sage peut refuser ce monde, qui le regarde en pleine lumière, d'une lucidité absolue.

Lionel Édouard Martin traduit ainsi Maximus Pacificus, poète latin de la renaissance reprenant des thèmes millénaires :

Aucun jour ne revient, qui va d’un pas rapide,
Le jour emporte, impétueux, l’heure agréable.
Cela qui fut n’est plus ; ce qui est, passera ;
L’avenir est peu sûr : savoure ce qui est.
Le champ fécond n’a pas toujours de lourds épis,
Ni la vigne toujours de pondéreuses grappes.
Occasions perdues, vous êtes ma douleur,
Atermoiements, lenteur, vous êtes mes supplices.
Je n’ai, ballot, pas su profiter de ma vie,
Quand filles et garçons à moi s’offraient d’eux-mêmes.
Baisers tendus que je n’ai su cueillir, refusant,
Insensé, de saisir les fruits de mes dessertes !
J’en souffre ; s’il n’est pas trop tard, réparerons ce
Gâchis, jouissons de nos délaissements anciens.

Souffle des souffles – et tout est souffle qui passe, hors les baisers et la vie du vivant.

Vive la mort !

Saint Denis.


(Saint Denis Céphalophore) 



Tout être humain qui se rend aujourd'hui à Saint Denis ne peut que constater la violence des contrastes urbains qui frappent cette ville de banlieue.

La basilique de Saint Denis est peu indiquée. Les directions Basilique peuvent aussi bien concerner le parking souterrain Basilique, géré par Vinci, que le centre commercial basilique, géré par Carrefour. La Basilique elle même est invisible de la sortie du métro, ou du parking.

La place de la Mairie est une énorme masse de béton fermée sur elle même, et fermée à la ville ancienne. Cette fermeture est symbolique, et ne peut pas avoir été sans intention. La basilique est rayée du paysage urbain.

Cette oblitération est analogue aux gestes révolutionnaires. Les ossements des rois avaient été exhumés par la révolution. Des enfants avaient joué avec la tête de Henri IV ; les ossements des rois avaient été mis dans une fosse commune. Si la basilique n'a pas été rasée, c'est sans doute que cette opération était trop difficile à réaliser.

C'est la même révolution qui a fait du Mont Saint Michel et de Citeaux, l'abbaye du grand Saint Bernard, des prisons.

Dans la basilique toute la puissance d'une vision sacrale de la politique étendue sur des siècles est encore manifeste. On y retrouve pourtant des contrastes modernes. Dans la Crypte, un énorme plafond de béton armé peint en noir est le couvercle de fouilles archéologiques, menées avec une certaine violence.

Un énorme monte charge de métal brillant posé devant un vitrail articulé vers l'extérieur permet de faire entrer les handicapés par la fenêtre – une œuvre symbolique de la bonté et du civisme des organisateurs du musée - comme si des dispositifs sécurisés de portage humain étaient impensables. Mais de tels dispositifs manuels pensent des hommes effectivement solidaires et efficaces, tout l'inverse des hommes modernes. L'inflation technique et juridique en charge du handicap ne montre pas une sensibilité moderne, mais bien la nécessité de dispositifs sécurisés, et manœuvrables par l'handicapé lui-même, afin qu'il puisse être laissé à lui-même comme tous les autres pour économiser le personnel et la formation de celui-ci.

Mais dans la puissance de l'intériorité, ces éléments restent des détails. Le poids vertical du passé et de l'histoire se manifeste dans la lumière flamboyante des vitraux. L'œuvre des rois mérovingiens et carolingiens autour de la mémoire de Saint Denys, la protection de Charles le Chauve pour Jean Scot Erigène, les splendeurs de Suger, la renaissance et l'âge classique se mêlent aux souvenirs tous jeunes des derniers siècles. La valeur sacrée de l'oriflamme, le sens de la continuité et du sacrifice, la fidélité dynastique éclatent aux yeux méditatifs. Venir à Saint Denis avant les grandes batailles est faire de ces batailles des guerres du seigneur, des jugements de Dieu, et marquent le devoir pour le Roi se convaincre de la justice de sa cause. Cette symbolique est en soi un contre-pouvoir contre la démesure et la tyrannie, et la marque d'une culture puissante et raffinée aujourd'hui profondément absente de tout espace public.

La grandeur évidente de cette politique sacrée, et la laideur oppressante, bureaucratique de la Mairie – « l'insécurité » enfin - de Saint Denis, marché du crack me dit-on, font un contraste des plus étranges.

Cette laideur étouffante est celle même de notre cycle. S'y ajoute la force de reniement du passé que porte le monde moderne, également évidente à Saint Denis. Le stade de France, symbole du règne de l'oppression commerciale de masse, des tours portant d'immenses publicités tournantes, des voies de circulation dévorantes et saturées et à leurs pieds, sous les ponts, des bidonvilles, certains roms, d'autres mêlés, d'une saleté et d'une tristesse indicible forment un tableau aberrant de ce monde moderne, une vision accablante, comparable à celle de la Chine chez les meilleurs artistes chinois.

Il y a aujourd'hui autour de Paris une floraison de bidonvilles qui reste absente du Spectacle. Et le sentiment d'isolement de l'être humain seul face à des groupes nombreux et parfois méfiants, le fameux sentiment d'insécurité, s'y ajoute. L'échec du paradis capitaliste de la société multiculturelle est visible : la société multiculturelle des modernes, c'est un mythe de la propagande ; c'est le brassage des pauvres déracinés entre les multinationales.

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Marx avait eu raison de le faire remarquer: les cultures ont un soubassement matériel et social. Une culture, c'est le mode global d'organisation d'un monde humain habitable par les hommes. Il n'y a pas, il n'a jamais existé, de culture autonome de l'économie et du politique : la laïcité pensée comme un espace de liberté absolue, ou la neutralité culturelle du capitalisme sont des farces modernes. Il s'ensuit logiquement que le brassage des populations n'est pas équivalent au brassage des cultures. Ce dernier brassage nécessite des conditions beaucoup plus complexes que le mélange d'êtres humains issus de traditions culturelles différentes. Le brassage des cultures est un dialogue symbolique, un apprentissage de mondes, non simplement le partage d'un espace matériel dominant, gris et écrasant. Un espace qui est tout sauf une agora, un espace public de discussion et de loisir, étant par définition, dans son usage de banlieue, un lieu de circulation et d'enfermement. Car c'est cela, fonctionnellement, une banlieue.

Un homme issu d'une culture traditionnelle, qui devient salarié de services à Saint Denis, ne conserve pas sa culture d'origine, sinon en apparence. De nombreux enfants déracinés sont de faux bilingues, il ne parlent plus de façon intelligible ni leur langue d'origine, ni leur langue d'accueil. Le brassage des déracinés n'est pas le brassage des cultures.

La culture symbolique qui émerge dans les banlieues est une culture de masse produite par l'industrie culturelle capitaliste, et une contre-culture populaire très valable en soi, mais impuissante par sa nature même à reconstruire un monde.

La contre-culture populaire peut être le terreau d'une culture révolutionnaire, mais elle permet surtout de rendre vivable le monde inhumain crée par le cycle moderne. Elle peut alors être récupérable, devenir matière première nouvelle pour le Spectacle. D'autant plus que certains de ses représentants n'accèdent pas à une vision claire de la puissance et de la complexité des sous-systèmes de contrôle, qui les dévorent et les détruisent insidieusement, par le succès commercial même. Des gens de très grand talent ont été détruits ainsi, nous le savons tous.

Elle est profondément vivante, mais ne suffit pas à créer une renaissance. Je ne le dis pas théoriquement, mais par constat. Il n'est pas impossible que les conditions changent.

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Le monde multiculturel est un mythe de la propagande, en l'état. La laideur et le nihilisme qui transparaissent autour de la basilique de Saint Denis ne sont pas les signes d'un monde habité par la culture de l'homme, mais des vestiges et de la contre-culture dans un monde déraciné dans son espace même. Les cités dortoirs peuplées d'immigrés ont vidé – c'est un fait - les villages qui leur servaient de centre. Les étrangers déracinés ont fait des villageois des étrangers dans leur propre pays. Il y a eu des haines, qui étaient attendues et récupérées. Les responsables n'étaient ni les blancs ni les gris ni les noirs, mais le fonctionnement du capitalisme.

La laideur géographique, urbaine et humaine du résultat est de peu de doute. Les rappeurs ne sont pas dupes de la laideur et de l'enfermement de leurs cités. Un chef de gang noir de Los Angeles, devenu chef de communauté, plaide pour la séparation des Noirs et des Blancs, pour obtenir la paix et l'humanité. Les petits bourgeois front national exècrent ces banlieues et leurs habitants. Il n'y a que les cadres hypersocialisés pour vendre de la société multiculturelle sur le marché de l'idée. Mais ces mêmes cadres haïssent l'Islam avec une xénophobie qui contraste de manière assez ridicule avec leurs prétentions à la tolérance.

Comment la présence de l'Islam ou d'Israël en Europe, dans notre Europe, peut-elle paraître un problème ? Voilà ce qui je le crois est le problème essentiel. Dans l'Europe médiévale, par exemple aux yeux de l'Empereur Frédéric II Hohenstaufen, cette diversité réelle n'était pas vraiment un problème, mais une chance, comme dans tous les Empires, y compris musulman. Pourquoi un problème ?

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Il existe un écart déterminant entre la pensée impériale et la pensée moderne de la différence culturelle, un écart décisif. La pensée impériale est entièrement contenue dans l'œuvre de Saint Denys, en particulier dans la Hiérarchie Céleste. Ce livre expose les principes d'ordre de la hiérarchie angélique ; mais la hiérarchie terrestre parfaite est une analogie de la hiérarchie angélique, selon la formule du Pater sur la terre comme au Ciel. Le Roi qui est le garant de cette analogie. C'est dans le souvenir de Saint Denis que se trouve une clef de la pauvreté de notre monde, de sa pauvreté à penser la différence des cultures du monde.

Les fondements de la hiérarchie céleste sont les suivants : la diversité hiérarchique est en soi bonne, est effusion de l'Un dans le divers des mondes ; chaque degré est l'image du précédent, et donc de la Lumière des Lumières ; chaque degré supérieur est penché vers l'Inférieur pour lui porter sa force et sa lumière, selon l'ordre de la charité, l'épanchement vers la chair ; en soi chaque étant à une dignité pleine et entière dans son ordre, aux yeux de l'Un, et une dignité déterminée par la Hiérarchie complète. Il y a égalité et inégalité ordonnées en harmonie. Il y a inégalité, mais la supériorité du supérieur à l'inférieur s'annule devant son incommensurabilité à la Puissance première, tout comme le Roi de France se devait de laver les pieds des pauvres et de s'humilier devant sa propre mort et les tombeaux de ses ancêtres. Il y a égalité, mais l'inférieur doit se tourner vers le supérieur comme vers Dieu, avec une confiance absolue. Car le devoir du supérieur est de préserver la vie et la dignité de l'inférieur, comme le Roi faisait serment de respecter l'infinie complexité des ordres et des honneurs de son royaume.

La trahison de cette confiance par le supérieur est un crime frappé d'ignominie. La monarchie condamnait fermement la tyrannie. Le lien du parent à l'enfant est l'image humaine d'un lien hiérarchique non basé sur la violence et l'exploitation.

Le principe de la hiérarchie – de hiéros, sacré, saint, et archos, principe – est le principe de la sainteté du divers des mondes, de la création dans l'indéfinie variété de ses manifestations, et peut être résumé par ces mots : chaque être a sa place, et elle lui est parfaite. L'Un répond au multiple, et le multiple à l'un, comme la rosée dans la prairie sous la lune renvoie une infinité d'images de la Lune. Les hommes qui développèrent cette pensée de la sainteté du divers pensaient à l'harmonie de la musique et des nombres, selon l'ordre des traditions pythagoriciennes et platoniciennes. Ils étaient aussi chanteurs et musiciens, et encore architectes. L'étude théorique de la musique faisait partie, avec les mathématiques, de leurs cycles d'études. L'œuvre splendide et puissante de Jean Scot Erigène, Périphyseon, est une description de la nature dans la perspective de la sainteté de la diversité naturelle, et de l'unité centrale de l'Un et du multiple qui l'explication du monde, son dépliage, l'Un étant l'intériorité du monde, son implication secrète.

Denys est le seul théoricien de la diversité qui la présente comme bonne, et comme constituée de parties qui se doivent charité et amour. La tradition dionysiaque la plus secrète a toujours compté le Diable dans cette charité et cet amour. Le présenter comme l'ancêtre des pensées totalitaires, sans cesse préoccupées d'exterminer ceux qui sont en trop, est à la fois une incompréhension, une bêtise et l'effet de la haine moderne pour une pensée puissamment empreinte de sacré. Car rien n'est plus étranger à cette pensée qu'il y ait des gens en trop – cette idée, cette obsession moderne. Rien n'est sans raison – rien n'est en trop, personne n'est en trop, y compris Satan lui-même. Traduite en termes politique, la pensée impériale est celle de la bonté fondamentale de la diversité des religions extérieures, et de leur unité cachée. Abd-El Kader dit : nul ne peut prier un autre que l'Unique. C'est pourquoi le grand Ibn Arabi peut prier avec le Rabbin, le musulman et le chrétien, en respectant scrupuleusement les termes de la loi musulmane.

C'est la reconnaissance des communautés qui leur permet d'exister en tant que communauté de lien, de production de richesses, d'ordre juridique, et donc en tant que culture, en tant que vie et adoration. Si la diversité est bonne, l'ordre politique doit organiser la diversité et permettre sa vie dans de bonnes conditions. Dans une société traditionnelle, un chef aurait reçu les anciens des Roms, et aurait passé avec eux des pactes reconnaissant leur vie particulière, même de prostituées ou de mendiants, en échange du respect de lois. Ces règles de relations entre la communauté Rom et le Roi auraient été nommées les privilèges des Roms, les lois spéciales s'appliquant à leur état propre. Les privilèges, c'est la reconnaissance indéfinie de la diversité indéfinie.

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La pensée moderne de la diversité proclame la bonté de la diversité, mais au fond s'en accommode fort mal. La vérité pratique, politique du monde moderne, est le désir d'assimilation systématique du divers, et au fond l'intolérance la plus visible proclamée au nom de la tolérance. Tout comme la dynamique du monde capitaliste est l'homogénéité sous l'apparence de la diversité – voyez la ressemblance frappante des produits industriels analogues dit personnalisables – et la destruction de la diversité naturelle, par exemple dans l'agriculture. Tous ces signes ne peuvent tromper sur la direction réelle du monde.

La pensée moderne qui adore le divers est porteuse d'une profonde contradiction logique, contradiction qui en fait non une pensée, mais une idéologie trompeuse. Cette contradiction est éclatante dans la french theory, en particulier chez Deleuze, autorité internationale en la matière. Au début de mille plateaux – relisez ce passage d'un point de vue logique – il est longuement recherché une pensée rhizome, une classification qui ne classe pas ; et cette « classification » improbable, malgré toutes les nuances subtiles du texte, est présentée comme effectivement possible. Ce premier paradoxe est suivi d'un autre infiniment plus grave : cette classification qui ne classe pas, qui refuse la hiérarchisation pensée comme fasciste, réactionnaire et bourgeoise, est posée comme étant l'unique classification supérieure-progressiste, donc comme hiérarchiquement supérieure à toutes les autres.

Si l'on sort de la cohérence logique et que l'on glorifie la schizophrénie et le paradoxe comme mode de construction d'une pensée, c'est à dire d'un monde, il ne reste que le principe d'autorité, magistral dans l'amphithéâtre que Deleuze feint de regretter en ne le quittant jamais, pour fixer un ordre, en dehors de toute culture de la discussion. Dans le monde moderne, ce principe d'autorité est de fait les directions « spontanées » des masses, qui parlent par sondages et élections encadrées et manipulées. Autant dire que de cela il ne peut rien sortir en fait de puissance d'une pensée de renouvellement du monde. Passons et revenons à la contradiction d'une classification refusant la classification posée supérieure à toutes les autres classifications. De ce fait, les modernes croient souvent qu'ils sont supérieurs aux autres cultures, qu'ils n'ont pas de classifications, pas d'idéologie - ils parlent pour eux de la fin des idéologies, du progrès, et de tout ces mythes fondateurs.

Toute la tolérance intolérante des modernes est là : ils ont une classification qui refuse toutes les classifications – une culture qui refuse toutes les autres, en cela exactement comme les plus bêtes des autres, comme les catholiques bornés qui posent que seule la tradition catholique a accès à la vérité et au salut, comme les musulmans intégristes qui n'en pensent pas moins contre leur propre prophète – et ils croient que leur classification est une absence de classification, donc qu'ils sont les seuls à être éclairés, raisonnables, innocents, désintéressés et bons – c'est ce que racontent leurs histoires – et que tous les autres sont des méchants fanatiques machistes terroristes fascistes bornés qui leur en veulent sans aucune raison humainement compréhensible. Tout cela alors même que leur ignorance et leur fanatisme rendent toute discussion impossible avec la plupart d'entre eux. En vérité, le refus des classifications n'est que l'affirmation du désordre libéral comme ordre social imposé à tous, y compris par la violence - très souvent par la violence.

Prenons deux exemples. Si l'on est réellement, effectivement favorable à la diversité, il n'est pas possible d'être contre ses conditions, qui sont la reconnaissance de termes juridiques différents entre les communautés, par exemple dans le droit civil, ce qui été le cas de toutes les civilisations de l'histoire, royaume de France compris. Le droit du mariage et de la filiation, ainsi que celui de tous les liens coutumiers, le calendrier et les fêtes, etc...qui définissent des liens entre des personnes et des familles, peuvent être laissés à la coutume des communautés. Il est clair que tout ne peut être accepté, mais cela ressort d'une négociation avec les représentants des communautés, basée sur le principe du respect dans la limite du possible, selon l'ordre hiérarchique des droits, du droit civil et des droits fondamentaux garantis à tous. L'excision doit être refusée au nom du principe du respect de l'intégrité physique de la personne ; la circoncision ne remet pas en cause fondamentalement cette intégrité, et ne peut être interdite, comme l'Allemagne a failli le faire.

Peut-être faudrait-il refuser à un enfant le contact d'une langue jusqu'à sa majorité, pour qu'il puisse choisir ?

Ensuite, la diversité est variable. Des communautés peuvent naître. d'autres disparaître. L'homosexualité a permis l'existence, dans de nombreuses civilisations, d'une pluralité réelle de modèles d'organisation sexuelle. Le sexe homosexuel était reconnu sur des modes différents du sexe impliquant filiation, et de même le sexe hétérosexuel connaissant plusieurs modes. Ce type d'organisation est celui qu'il faudrait je crois défendre, plutôt que l'imposition légale, forcée de fait, du modèle monogame occidental à l'ensemble des sexualités. La tendance lourde est le rejet ou l'interdiction des autres sexualités. Les prostituées médiévales avaient statuts et confréries ; les homosexuels grecs étaient reconnus, sans que la question du mariage ne se pose ; et je ne vois aucune raison valable d'interdire polygamie et polyandries consenties entre adultes par un contrat légalement valable – n'a t'on pas enquêté récemment sur des monstres publiquement accusés, dans notre monde obsédé par la tolérance, l'un d'être polygame, et un autre partouzeur ?

L'aveugle polémique sur le mariage homosexuel illustre cette incapacité à penser la diversité, puisqu'il s'agit d'un débat sur l'imposition d'un modèle, sans aucune ouverture effective.

Cette absence d'ouverture est encore visible sur les jugements sur notre banlieue, sur Saint Denis par exemple. La réacosphère se juge faite d'« hommes blancs » se sentant isolés dans des masses d'Africains, incapables de penser la noblesse de l'Afrique ou de l'Islam, le partage d'humanité, et proclame sa compréhension de tueurs. Dans une vision impériale, l'existence des hommes noirs et blancs est une bénédiction de Dieu, et nous en sommes infiniment éloignés. Cette réacosphère n'a de réaction que narcissique, sans aucune ouverture critique aux causes de ces brassages de peuples. Le racisme est l'image de la haine des déracinés, elle aussi réelle ; cette situation est vide et mauvaise. Pour tout dire, les hommes de la réacosphère se vivent de la modernité, et en vivent, dans la plus volontaire ignorance critique du monde global qui fonde cette société et cette laideur, monde fondé et dirigé par des « hommes blancs », au moins dans leur esprit .

Les hommes hypersocialisés proclament leur tolérance en bafouant tout les jours la diversité réelle, aggravant le choc des civilisations - volontairement parfois, nous en avons été témoins. Des « intellectuels » condamnent « l'Islam », dans une bêtise affligeante.

Tous, « droite » comme « gauche » veulent tout interdire au nom du respect de la diversité et de la laïcité : la kippa, le voile, les coutumes, les vêtements, les prières. Au fond la sottise dominante chez les occidentaux est l'image de la sottise dominante dans l'Islam, et réciproquement.

Les sages sont réduits au silence. La laideur du monde moderne n'est pas près de s'éteindre. Mais tout cela est bruit et écume, et rien qui puisse durer, rien qui puisse faire vivre.

Rien n'est sans raison. Tout être à sa place, et elle lui est parfaite. Aux yeux du sage suprême, tout est signe visible de la Splendeur, même l'affliction. Jamais un Denys n'aurait pu concevoir les logiques exterminatrices que ressassent les modernes, et qu'ils ne cessent depuis longtemps de mettre en pratique, en Espagne comme en Syrie. Mais l'espoir ne s'extermine pas, la sagesse, la vie ne s'exterminent pas, même par des flots de sang et de laideur.

La laideur nous mord aux tripes. Le béton est triste. Mais même dans béton et les bidonvilles, des enfants jouent avec des mondes, des fleurs peuvent pousser, des sages peuvent naître. Telle est la certitude.

Vive la mort !

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova