Raphaël, ou l'utopie concrète.

(Raphaël,  Donna Velata)

A l'occasion d'une exposition au Louvre.

Nous sommes modernes jusqu'au bout des ongles. Tous nous sommes à égalité dans le temps, et l'âge moderne est à ce titre aussi égalitaire que les danses macabres du Quattrocento, qui font danser le Pape avec le mendiant.

Tous, nous sommes assis dans le même train fantôme ou le même Titanic. Et nous autres modernes, nous sommes habitués, formés par la laideur omniprésente du monde humain – la laideur des trains, la laideur du RER, la laideur des banlieues et des centres commerciaux, la laideur d'une exploitation agricole, la laideur d'une zone industrielle, la laideur de notre précipitation temporelle – et parfois le voyageur contemple tout cet ensemble de laideurs mêlées inextricablement, et la splendeur d'une vallée de ruisseau en contrebas d'une barre d'immeuble grise et pourrie de violences et de haine, pourrie par le mépris qu'elle affiche de ses habitants - vallée fleurie demeurée comme au premier jour, territoire de chasse et de grandes guerres que seuls les enfants peuvent encore voir.

La laideur de nos villes nous rend infiniment éloignées les villes classiques. Le Paris de la fin du XVIIIème siècle dont Michel Serres a fait l'éloge, l'estimant d'une splendeur insurpassable, la Florence des Médicis, Rome au XVIème siècle, ou Kiev sous les yeux de Boulgakov – il n'y a pas au monde de plus belle ville que Kiev.

Et la laideur du monde moderne nous pousse à enfermer la beauté dans les musées, tout à la fois conservatoires inévitables, et prisons et sarcophages de la beauté vivante.

L'art des anciens était une forme de philosophie, comme l'architecture de Vitruve est une production pythagoricienne bien avant d'être technique. Un architecte ancien fait des plans en pensant un monde visible, une splendeur à laisser être, et un moderne calcule avec des applications informatique des résistances, des quantités, des prix, des contraintes règlementaires, spatiales et financières bien avant de penser à des proportions idéales.

La philosophie d'un Raphaël est celle d'un architecte antique. Elle est la recherche de la sagesse sur la terre, c'est à dire de la vie parfaite, mais réelle ; et à ce titre l'art comme production du monde est la production du monde permettant la vie parfaite. Le courtisan de Castiglione en est le manuel, et l'amitié des deux hommes ne laisse aucun doute sur leurs partages de mondes.

(Castiglione par Raphaël)


L'art des anciens est production d'un monde habitable et habité : il n'est pas inutile de rappeler que Raphaël n'est pas un artiste moderne qui produit des œuvres ponctuelles pour un marché, mais un chef d'atelier qui a des mécènes, qui produit des décorations de villas, et du palais d'un pape – qui produit des lieux de vie sans produire de factures. La puissance du mécène n'est pas dans le prix qu'il paye, mais dans les moyens qu'il donne pour produire un monde – à ce titre un Pape est un mécène proche de la perfection.

Analogiquement à ces distinctions schématiques sur la nature de l'art, il est parmi les voies de la philosophie celles qui font des théories toutes compatibles avec un mode de vie de classe moyenne du monde industriel, le modèle moderne du philosophe, et celles qui recherchent la plénitude de la vie, la voie originelle de toute pensée. Raphaël est un philosophe qui peint, comme Castiglione est un philosophe qui vit dans le monde, ou encore comme Machiavel est un philosophe qui pense la politique.

La recherche théorique n'était encore dans ce temps qu'un détour nécessaire pour la sagesse dans la vie, celle de l'homme ou celle de la Cité. Il ne peut exister de philosophe en soi dans cette perspective, mais des constructeurs de mondes. Si la théorie l'a emporté dans notre monde, le monde de Raphaël est un monde de philosophie comme art de la vie, comme recherche assoiffée de la fontaine de vie.

Il est rare de rencontrer des hommes modernes capables de se décentrer de leur monde. Pour prendre un exemple, nous nous gargarisons de nos bâtiments neufs biens isolés, basse consommation, BBC, alors même que le Parthénon par exemple consommait moins d'énergie qu'aucun des nôtres. Il n'en consommait aucune, parce qu'il n'était pas chauffé. Les hommes issus du moyen âge portaient de ces vêtements très gonflants que l'on voit chez Castiglione, et ils ne chauffaient pas les palais publics. Sous Louis XIV, dans Versailles, le vin a parfois gelé dans la carafe sur la table, et l'eau sur la table de nuit du grand Roi. Mais cela ne posait de problème à personne.

A Rome, on savait chauffer des maisons. Mais ce n'est pas par ignorance que Versailles n'était pas chauffé, ou encore que l'Empire Romain a refusé toute évolution technique. C'est parce que ces époques avaient d'autres priorités, des priorités que nous ne comprenons plus. Une autre hiérarchisation des besoins de l'homme, perdue depuis longtemps. L'homme ne vivra pas que de pain. Perdue à jamais, ou que nous ne comprenons à peine, comme un inquiétude secrète, seulement devant la splendeur d'un Raphaël.

Ce que nous recherchons dans l'art, c'est la distinction, le différent, voire l'étrange et le bizarre qui s'écartent des productions en série qui saturent le monde moderne ; et ce que Raphaël cherchait, c'est la construction concrète dans le monde de ce qui n'a pas de lieu, l'utopie concrète. Et ce qui n'a pas de lieu, c'est le règne du Ciel sur la Terre comme sacrement de la chair et de la vision.

Sur la Terre comme au Ciel.

Depuis l'angéologie antique, que ces anges soient nombres, ou idées, l'ordre du monde est le reflet du monde des dieux. Au cœur du moyen âge, comme cela apparaît dans la nécropole royale de Saint Denis, l'homme est l'image du modèle céleste – et rien de plus, car rien de ce qui est dans le temps et seulement dans le temps, comme l'apparence physique ne mérite d'être rappelé. La terre est un mauvais reflet du ciel, un reflet dégradé. Les détails qui permettent l'individuation, la reconnaissance de la personne, sont des disgrâces superfétatoires pour l'artiste, qui ne représente que le modèle du Roi ou de la Reine. Présentée à Charles VII qui cherche à la tromper par un de ses chevaliers vêtu en Roi, Jeanne d'Arc reconnaît le Roi sans hésitation. Pas un homme, mais un Roi. Sa propre vie à elle est peu de choses, on le verra lors de son procès.

Sur la Terre comme au Ciel. Le ciel surplombe la terre et rappelle le cœur de l'homme à la méfiance vis à vis du monde, et ses charmes trompeurs et éphémères.

Raphaël présente un moment qui peut être nommé celui de la grâce païenne. C'est une profonde erreur des modernes de ne pas comprendre que cette grâce païenne n'est en rien étrangère au christianisme. L'incarnation, la grâce de la chair, du corps et du sang, et même la descente aux enfers peuvent être comprises dans la perspective de la grâce païenne, propre à tous les mondes et à toutes les traditions. Le monde n'est plus implicitement condamné pour ce qui le fait monde, pour la variété des perspectives, la lumière mouvante, l'éphémère, le sang et la chair. L'éphémère devient lui-même signe d'éternité, contemplation. Il n'est pas indifférent que Raphaël, cet homme des visions éternelles de l'éphémère, soit mort très jeune.

La compréhension de sur la terre comme au ciel s'inverse. La Terre est le reflet et les délices du Ciel. La chute des Anges est une figure du désir, tout comme le Jardin d'Eden. Le jardin n'est pas un lieu limité, mais un moment du temps qui transparaît sans cesse dans les temps suivants pour celui qui sait voir.

La chair est splendeur et vie. Le corps potelé des enfants, les couffins dans lesquels la chair s'imprime, les mains qui saisissent la chair et s'y enfoncent mollement. Ce n'est pas la mort, mais vie qui s'exalte, la puissance maternelle des mondes. Le cœur qui est donné à l'amant dans l'amour n'est pas désigné du doigt, il est saisi à pleine main avec le sein des femmes, rêveuses et charnelles comme au sortir du lit. Le cœur intérieur s'imprime dans la chaleur de la chair et de la couche.

Il faut toute l'incompréhension moderne pour y voir une douleur, et pour voir dans une rêverie tendre du stoïcisme.

Dona Isabel, vice-reine de Naples.


Une distance et une individuation par rapport au rôle social se marque. La jeune vice-reine de Naples joue avec ses cheveux et ses chats, et s'ennuie visiblement. Fiametta montre à la fois une chair et une inquiétude dans les yeux, face à son mari bourgeois. Les cheveux de celui-ci sont peint un par un, sur un mode de réalisation picturale qui est un signe de cette volonté de saisir la fuite du temps elle même, et l'individuation est l'éphémère de l'homme comme l'aube est l'éphémère du jour.

Au présent cycle d'obscurité, la renaissance est une aube qui pose le monde. Raphaël pose à l'évidence l'harmonie et les formes de l'art et du monde classique. Le monde classique est un midi de l'occident avant sa disparition : il est une angéologie sur la terre, pour la terre. Roland Mousnier, dans les institutions de la France sous la monarchie absolue, le montre abondamment. Le monde classique est dans sa structure de monde très comparable à l'Égypte antique. La splendeur du visible est la manifestation de la Splendeur divine ; et cette orientation s'est imprimée dans l 'art de la renaissance. Si le monde classique est un midi, les Lumières sont un soir, un automne paresseux et charnel, une richesse de vie qui ne comprend plus les fondements de son monde et croit d'un esprit supérieur de les rejeter.

Et le romantisme la conscience de la Nuit. Il faut méditer la phrase de Hegel, la chouette d'Athéna s'envole au crépuscule, pour comprendre l'aurore de la Renaissance.

Je finirais par un tableau emblématique de l'Âge classique dont l'inspiration raphaélite est à mes yeux évidente, je veux parler des bergers d'Arcadie de Nicolas Poussin.

(Poussin, les bergers d'Arcadie)


En Arcadie, dans le souvenir du paradis terrestre, les bergers regardent une tombe qui porte l'inscription : et in arcadia ego.

Et moi (la mort) j'ai été en Arcadie, c'est à dire la chute qui fait de l'éphémère une image de l'Éden et de la Splendeur. A la fois une malédiction et une splendeur, car la mort est une partie de l'Arcadie idéale.

Et moi ( le Verbe) j'ai été en Arcadie, faire reconnaître mon royaume sur la terre, en m'incarnant et en donnant à manger mon sang et ma chair. Tout fut par lui : J'ai fait à partir du mal de la chute l'Arcadie, le céleste pays et la grande amitié.

Et moi (le peintre) j'ai été en Arcadie, j'ai connu toutes les splendeurs du monde et la jouissance d'être sous le soleil, et la mort.

Raphaël et Castiglione sont les hommes de l'âge de l'utopie concrète, de l'appel de Dieu sur la terre. Ils sont des constructeurs du Royaume de Dieu sur la terre. Produire le Ciel sur la terre, c'est cela l'utopie concrète, qui passe non par la spéculation mais par l'action. Ils rusent avec le monde pour rendre l'absolu vivant sur la terre, comme des architectes du monde réel, comme des alchimistes faustiens qui rusent avec le Diable. Ils sont porteurs de monde, et ne dénigrent pas l'absolu en tentant de vivre dans le monde une paix céleste que celui qui contemple leur œuvres garde dans son cœur longtemps après les avoir quittées.

Il importe de comprendre que le monde manifesté des sons, comme celui du visible, comme celui de la vie, sont des êtres morcelés, qui se manifestent comme instants, fragments, couleurs, différence des sexes, enfance et mort...la musique est l'harmonie, c'est à dire l'unité du temps, du passé qui s'enfuit et du présent qui ne cesse de sourdre. L'architecture est l'harmonie des formes ; et les nombres sont ce qui unit l'architecture et la musique comme sciences pythagoriciennes. La peinture est l'harmonie des formes et des couleurs.

Toute harmonie n'est rien d'autre que la manifestation de l'Un dans le divers, l'Un demeurant caché, car l'harmonie n'a rien de plus de sensible que le tas, ou que la cacophonie, ou encore que les couleurs qui jurent. Le monde des formes est cosmos, ordre harmonique, et Un-ivers, parce que tout est lié à autre chose et à la totalité. Le monde moderne voudrait parler de plurivers pour parler de la multiplicité des mondes, mais la multiplicité des mondes communiquant est justement l'Univers. Rien n'est pensable par l'homme en dehors de l'Univers, justement parce que penser une chose est créer un lien avec cet étant, un lien avec l'Univers.

Les modernes qui ne pensent plus les forces spirituelles à l'oeuvre dans l'art sont comme cet homme qui, pour connaître l'essence d'une chose, éteindrait toute lumière et resterait dans les ténèbres, puisque la lumière n'est pas de l'essence de la chose auparavant éclairée. Et certes la lumière ou l'Esprit ne sont pas l'essence d'un tableau, mais pourtant une oeuvre est l'union essentielle de la lumière et du tableau, une entité uniment spirituelle et matérielle.

Raphaël lutte contre le monde pour rendre le monde habitable à l'absolu. Les villas italiennes passent en refuges, en la maison du Maître dans le Maître et Marguerite de Boulgakov, ou encore même les refuges glacés qui parsèment le périple du docteur Jivago. Telle est l'utopie concrète, toujours déjà présente. Le sans-lieu qui s'installe en un lieu, le monde déchiré qui se réconcilie après l'orage.

Dans un tableau de Raphaël les cris et les disputes des enfants ne perturbent pas la sérénité des femmes qui les prennent à pleines mains, ne diminuent pas leurs sourires. Cela peut être compris comme une parabole.

Raphaël et Castiglione eux-même traversèrent le monde dans la paix de Dieu - l'harmonie du "Paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté" qu'invoquent toutes les traditions, et le nom de Jérusalem, comme encore le titre du Roi de Salem, Melkitsedeq.

Ainsi ils affrontèrent l'œuvre de toute chair. Ainsi il recherchèrent la vie même, le déroulé des jours, dans les yeux de l'aimée.

Vive la mort !

Aucun commentaire:

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova