Raphaël, ou l'utopie concrète.

(Raphaël,  Donna Velata)

A l'occasion d'une exposition au Louvre.

Nous sommes modernes jusqu'au bout des ongles. Tous nous sommes à égalité dans le temps, et l'âge moderne est à ce titre aussi égalitaire que les danses macabres du Quattrocento, qui font danser le Pape avec le mendiant.

Tous, nous sommes assis dans le même train fantôme ou le même Titanic. Et nous autres modernes, nous sommes habitués, formés par la laideur omniprésente du monde humain – la laideur des trains, la laideur du RER, la laideur des banlieues et des centres commerciaux, la laideur d'une exploitation agricole, la laideur d'une zone industrielle, la laideur de notre précipitation temporelle – et parfois le voyageur contemple tout cet ensemble de laideurs mêlées inextricablement, et la splendeur d'une vallée de ruisseau en contrebas d'une barre d'immeuble grise et pourrie de violences et de haine, pourrie par le mépris qu'elle affiche de ses habitants - vallée fleurie demeurée comme au premier jour, territoire de chasse et de grandes guerres que seuls les enfants peuvent encore voir.

La laideur de nos villes nous rend infiniment éloignées les villes classiques. Le Paris de la fin du XVIIIème siècle dont Michel Serres a fait l'éloge, l'estimant d'une splendeur insurpassable, la Florence des Médicis, Rome au XVIème siècle, ou Kiev sous les yeux de Boulgakov – il n'y a pas au monde de plus belle ville que Kiev.

Et la laideur du monde moderne nous pousse à enfermer la beauté dans les musées, tout à la fois conservatoires inévitables, et prisons et sarcophages de la beauté vivante.

L'art des anciens était une forme de philosophie, comme l'architecture de Vitruve est une production pythagoricienne bien avant d'être technique. Un architecte ancien fait des plans en pensant un monde visible, une splendeur à laisser être, et un moderne calcule avec des applications informatique des résistances, des quantités, des prix, des contraintes règlementaires, spatiales et financières bien avant de penser à des proportions idéales.

La philosophie d'un Raphaël est celle d'un architecte antique. Elle est la recherche de la sagesse sur la terre, c'est à dire de la vie parfaite, mais réelle ; et à ce titre l'art comme production du monde est la production du monde permettant la vie parfaite. Le courtisan de Castiglione en est le manuel, et l'amitié des deux hommes ne laisse aucun doute sur leurs partages de mondes.

(Castiglione par Raphaël)


L'art des anciens est production d'un monde habitable et habité : il n'est pas inutile de rappeler que Raphaël n'est pas un artiste moderne qui produit des œuvres ponctuelles pour un marché, mais un chef d'atelier qui a des mécènes, qui produit des décorations de villas, et du palais d'un pape – qui produit des lieux de vie sans produire de factures. La puissance du mécène n'est pas dans le prix qu'il paye, mais dans les moyens qu'il donne pour produire un monde – à ce titre un Pape est un mécène proche de la perfection.

Analogiquement à ces distinctions schématiques sur la nature de l'art, il est parmi les voies de la philosophie celles qui font des théories toutes compatibles avec un mode de vie de classe moyenne du monde industriel, le modèle moderne du philosophe, et celles qui recherchent la plénitude de la vie, la voie originelle de toute pensée. Raphaël est un philosophe qui peint, comme Castiglione est un philosophe qui vit dans le monde, ou encore comme Machiavel est un philosophe qui pense la politique.

La recherche théorique n'était encore dans ce temps qu'un détour nécessaire pour la sagesse dans la vie, celle de l'homme ou celle de la Cité. Il ne peut exister de philosophe en soi dans cette perspective, mais des constructeurs de mondes. Si la théorie l'a emporté dans notre monde, le monde de Raphaël est un monde de philosophie comme art de la vie, comme recherche assoiffée de la fontaine de vie.

Il est rare de rencontrer des hommes modernes capables de se décentrer de leur monde. Pour prendre un exemple, nous nous gargarisons de nos bâtiments neufs biens isolés, basse consommation, BBC, alors même que le Parthénon par exemple consommait moins d'énergie qu'aucun des nôtres. Il n'en consommait aucune, parce qu'il n'était pas chauffé. Les hommes issus du moyen âge portaient de ces vêtements très gonflants que l'on voit chez Castiglione, et ils ne chauffaient pas les palais publics. Sous Louis XIV, dans Versailles, le vin a parfois gelé dans la carafe sur la table, et l'eau sur la table de nuit du grand Roi. Mais cela ne posait de problème à personne.

A Rome, on savait chauffer des maisons. Mais ce n'est pas par ignorance que Versailles n'était pas chauffé, ou encore que l'Empire Romain a refusé toute évolution technique. C'est parce que ces époques avaient d'autres priorités, des priorités que nous ne comprenons plus. Une autre hiérarchisation des besoins de l'homme, perdue depuis longtemps. L'homme ne vivra pas que de pain. Perdue à jamais, ou que nous ne comprenons à peine, comme un inquiétude secrète, seulement devant la splendeur d'un Raphaël.

Ce que nous recherchons dans l'art, c'est la distinction, le différent, voire l'étrange et le bizarre qui s'écartent des productions en série qui saturent le monde moderne ; et ce que Raphaël cherchait, c'est la construction concrète dans le monde de ce qui n'a pas de lieu, l'utopie concrète. Et ce qui n'a pas de lieu, c'est le règne du Ciel sur la Terre comme sacrement de la chair et de la vision.

Sur la Terre comme au Ciel.

Depuis l'angéologie antique, que ces anges soient nombres, ou idées, l'ordre du monde est le reflet du monde des dieux. Au cœur du moyen âge, comme cela apparaît dans la nécropole royale de Saint Denis, l'homme est l'image du modèle céleste – et rien de plus, car rien de ce qui est dans le temps et seulement dans le temps, comme l'apparence physique ne mérite d'être rappelé. La terre est un mauvais reflet du ciel, un reflet dégradé. Les détails qui permettent l'individuation, la reconnaissance de la personne, sont des disgrâces superfétatoires pour l'artiste, qui ne représente que le modèle du Roi ou de la Reine. Présentée à Charles VII qui cherche à la tromper par un de ses chevaliers vêtu en Roi, Jeanne d'Arc reconnaît le Roi sans hésitation. Pas un homme, mais un Roi. Sa propre vie à elle est peu de choses, on le verra lors de son procès.

Sur la Terre comme au Ciel. Le ciel surplombe la terre et rappelle le cœur de l'homme à la méfiance vis à vis du monde, et ses charmes trompeurs et éphémères.

Raphaël présente un moment qui peut être nommé celui de la grâce païenne. C'est une profonde erreur des modernes de ne pas comprendre que cette grâce païenne n'est en rien étrangère au christianisme. L'incarnation, la grâce de la chair, du corps et du sang, et même la descente aux enfers peuvent être comprises dans la perspective de la grâce païenne, propre à tous les mondes et à toutes les traditions. Le monde n'est plus implicitement condamné pour ce qui le fait monde, pour la variété des perspectives, la lumière mouvante, l'éphémère, le sang et la chair. L'éphémère devient lui-même signe d'éternité, contemplation. Il n'est pas indifférent que Raphaël, cet homme des visions éternelles de l'éphémère, soit mort très jeune.

La compréhension de sur la terre comme au ciel s'inverse. La Terre est le reflet et les délices du Ciel. La chute des Anges est une figure du désir, tout comme le Jardin d'Eden. Le jardin n'est pas un lieu limité, mais un moment du temps qui transparaît sans cesse dans les temps suivants pour celui qui sait voir.

La chair est splendeur et vie. Le corps potelé des enfants, les couffins dans lesquels la chair s'imprime, les mains qui saisissent la chair et s'y enfoncent mollement. Ce n'est pas la mort, mais vie qui s'exalte, la puissance maternelle des mondes. Le cœur qui est donné à l'amant dans l'amour n'est pas désigné du doigt, il est saisi à pleine main avec le sein des femmes, rêveuses et charnelles comme au sortir du lit. Le cœur intérieur s'imprime dans la chaleur de la chair et de la couche.

Il faut toute l'incompréhension moderne pour y voir une douleur, et pour voir dans une rêverie tendre du stoïcisme.

Dona Isabel, vice-reine de Naples.


Une distance et une individuation par rapport au rôle social se marque. La jeune vice-reine de Naples joue avec ses cheveux et ses chats, et s'ennuie visiblement. Fiametta montre à la fois une chair et une inquiétude dans les yeux, face à son mari bourgeois. Les cheveux de celui-ci sont peint un par un, sur un mode de réalisation picturale qui est un signe de cette volonté de saisir la fuite du temps elle même, et l'individuation est l'éphémère de l'homme comme l'aube est l'éphémère du jour.

Au présent cycle d'obscurité, la renaissance est une aube qui pose le monde. Raphaël pose à l'évidence l'harmonie et les formes de l'art et du monde classique. Le monde classique est un midi de l'occident avant sa disparition : il est une angéologie sur la terre, pour la terre. Roland Mousnier, dans les institutions de la France sous la monarchie absolue, le montre abondamment. Le monde classique est dans sa structure de monde très comparable à l'Égypte antique. La splendeur du visible est la manifestation de la Splendeur divine ; et cette orientation s'est imprimée dans l 'art de la renaissance. Si le monde classique est un midi, les Lumières sont un soir, un automne paresseux et charnel, une richesse de vie qui ne comprend plus les fondements de son monde et croit d'un esprit supérieur de les rejeter.

Et le romantisme la conscience de la Nuit. Il faut méditer la phrase de Hegel, la chouette d'Athéna s'envole au crépuscule, pour comprendre l'aurore de la Renaissance.

Je finirais par un tableau emblématique de l'Âge classique dont l'inspiration raphaélite est à mes yeux évidente, je veux parler des bergers d'Arcadie de Nicolas Poussin.

(Poussin, les bergers d'Arcadie)


En Arcadie, dans le souvenir du paradis terrestre, les bergers regardent une tombe qui porte l'inscription : et in arcadia ego.

Et moi (la mort) j'ai été en Arcadie, c'est à dire la chute qui fait de l'éphémère une image de l'Éden et de la Splendeur. A la fois une malédiction et une splendeur, car la mort est une partie de l'Arcadie idéale.

Et moi ( le Verbe) j'ai été en Arcadie, faire reconnaître mon royaume sur la terre, en m'incarnant et en donnant à manger mon sang et ma chair. Tout fut par lui : J'ai fait à partir du mal de la chute l'Arcadie, le céleste pays et la grande amitié.

Et moi (le peintre) j'ai été en Arcadie, j'ai connu toutes les splendeurs du monde et la jouissance d'être sous le soleil, et la mort.

Raphaël et Castiglione sont les hommes de l'âge de l'utopie concrète, de l'appel de Dieu sur la terre. Ils sont des constructeurs du Royaume de Dieu sur la terre. Produire le Ciel sur la terre, c'est cela l'utopie concrète, qui passe non par la spéculation mais par l'action. Ils rusent avec le monde pour rendre l'absolu vivant sur la terre, comme des architectes du monde réel, comme des alchimistes faustiens qui rusent avec le Diable. Ils sont porteurs de monde, et ne dénigrent pas l'absolu en tentant de vivre dans le monde une paix céleste que celui qui contemple leur œuvres garde dans son cœur longtemps après les avoir quittées.

Il importe de comprendre que le monde manifesté des sons, comme celui du visible, comme celui de la vie, sont des êtres morcelés, qui se manifestent comme instants, fragments, couleurs, différence des sexes, enfance et mort...la musique est l'harmonie, c'est à dire l'unité du temps, du passé qui s'enfuit et du présent qui ne cesse de sourdre. L'architecture est l'harmonie des formes ; et les nombres sont ce qui unit l'architecture et la musique comme sciences pythagoriciennes. La peinture est l'harmonie des formes et des couleurs.

Toute harmonie n'est rien d'autre que la manifestation de l'Un dans le divers, l'Un demeurant caché, car l'harmonie n'a rien de plus de sensible que le tas, ou que la cacophonie, ou encore que les couleurs qui jurent. Le monde des formes est cosmos, ordre harmonique, et Un-ivers, parce que tout est lié à autre chose et à la totalité. Le monde moderne voudrait parler de plurivers pour parler de la multiplicité des mondes, mais la multiplicité des mondes communiquant est justement l'Univers. Rien n'est pensable par l'homme en dehors de l'Univers, justement parce que penser une chose est créer un lien avec cet étant, un lien avec l'Univers.

Les modernes qui ne pensent plus les forces spirituelles à l'oeuvre dans l'art sont comme cet homme qui, pour connaître l'essence d'une chose, éteindrait toute lumière et resterait dans les ténèbres, puisque la lumière n'est pas de l'essence de la chose auparavant éclairée. Et certes la lumière ou l'Esprit ne sont pas l'essence d'un tableau, mais pourtant une oeuvre est l'union essentielle de la lumière et du tableau, une entité uniment spirituelle et matérielle.

Raphaël lutte contre le monde pour rendre le monde habitable à l'absolu. Les villas italiennes passent en refuges, en la maison du Maître dans le Maître et Marguerite de Boulgakov, ou encore même les refuges glacés qui parsèment le périple du docteur Jivago. Telle est l'utopie concrète, toujours déjà présente. Le sans-lieu qui s'installe en un lieu, le monde déchiré qui se réconcilie après l'orage.

Dans un tableau de Raphaël les cris et les disputes des enfants ne perturbent pas la sérénité des femmes qui les prennent à pleines mains, ne diminuent pas leurs sourires. Cela peut être compris comme une parabole.

Raphaël et Castiglione eux-même traversèrent le monde dans la paix de Dieu - l'harmonie du "Paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté" qu'invoquent toutes les traditions, et le nom de Jérusalem, comme encore le titre du Roi de Salem, Melkitsedeq.

Ainsi ils affrontèrent l'œuvre de toute chair. Ainsi il recherchèrent la vie même, le déroulé des jours, dans les yeux de l'aimée.

Vive la mort !

De l'art de parvenir.

(Luxe..)


Le nom de la vertu sert aussi utilement l'intérêt que les vices
La Rochefoucauld


Parvenir dans le monde – et j'assume l'archaïsme de l'expression - est une chose essentielle et secondaire de la vie. Cette importance est souvent déniée, d'une manière analogue au déni qui entoure l'usage effectif de la violence dans les processus de pouvoir, ou encore au plaisir et à la puissance qu'apportent l'argent, ou encore aux plaisirs de la cruauté. Mais pourtant, la plupart des hommes vivants veulent parvenir, qu'ils soient bandits et veulent être Scarface, ou Meyer Lansky, qu'ils soient saints et veulent être François d'Assise, ou encore qu'ils désirent l'anéantissement de l'ego. Les plus profonds penseurs ont voulu parvenir par la pensée ; et cela, la volonté de puissance à la racine d'une pensée, cette implication voilée par l'explicite des mots effectifs, doit être aussi expliquée.

Le Hagakure lui-même dit : Il n'est pas possible d'être vassal fidèle à son seigneur sans désirer toujours avancer vers ce quoi on tend ; aussi tous les vivants veulent parvenir, veulent traverser les océans ou conquérir le pays de l'or, l'Eldorado.

Les vivants ont une voie. Les autres attendent, au fond rien d'autre que la mort.

Il est quelque vérités que doit entendre tout homme vivant sur l'art de parvenir. Ces vérités ont été écrites depuis très longtemps, et il n'est aucun progrès qui puisse changer grand chose en ce domaine. Il est des vérités dans l'Ecclésiaste, un puissant livre de la Bible ; il est des vérités chez les stoïciens, les moralistes latins, chez Machiavel, La Rochefoucauld, La Fontaine, la Bruyère ou le Hagakure. Ces vérités sont aussi simples que facilement intelligibles ; l'intelligence n'y résiste que parce que pour les admettre il faut renoncer aux conseils des parents, à la morale de l'enfance et de l'école, qui est toujours resservie froide pour les enterrements.

Ce qui est très difficile à comprendre pour nous est parfois très simple, mais simplement contraire à nos attentes. Le réel se moque bien de nos attentes. Il est infiniment couteux parfois d'admettre des vérités, si notre ego est construit sur des fables – par exemple que nous sommes vertueux, quand tant de gens ne sont vertueux que par impuissance ou paresse. C'est tout le processus de deuil.

Mais revenons aux vérités simples de l'art de parvenir.

La première vérité est que la vertu ou le talent technique dans sa fonction ne sont que rarement décisifs pour parvenir, ou encore, pour prendre une formule analogue, que la sainteté n'est pas un critère pour parvenir dans l'Église. Pendant la Guerre de Cent ans de dure mémoire – voyez Huinzinga – un Du Guesclin a pu devenir maréchal de France par son énergie et la force de son bras, bref d'abord par sa compétence militaire, mais cela ne serait jamais arrivé en temps de paix. En temps de paix, De Gaulle a pris sa retraite de colonel estimé honorablement compétent dans ses spécialités incompréhensibles, et de mauvais caractère. En temps de paix, personne n'est allé chercher Churchill. Sans Révolution, ni Napoléon ni Staline n'auraient été grand chose. Les exemples de réussite par le talent ou le désintéressement sont comme les histoires sur la réussite des pauvres, le récit vrai qui voile la réalité massive.

La capacité à faire croire en ses capacités, mérites, vertus et talents est infiniment plus importante que ces qualités réellement possédées. La puissance repose essentiellement sur des réseaux qui se partagent la puissance et la contrôlent ; mais les membres de ces réseaux font croire en leurs capacités et leurs mérite, se donnent des prix, des doctorats, des éminences et même des mérites sociaux, en faisant leurs bonnes œuvres, voyez le mort qui dirigea une Grande École. Ils font croire parce qu'ils possèdent les trois moyens de la puissance, ou capacité effective d'amener d'autres hommes à agir comme "on" le désire. Ces trois moyens sont l'argent, la force et la persuasion. Si vous possédez un média puissant, vous ne passerez pas pour incapable. Si les médias sont contre vous, vous pouvez devenir le Diable.

La possession de la puissance n'est pas une capacité, mais un fait, exactement comme l'héritier d'une grande fortune peut être un chien, ou encore comme Caligula fit son cheval Consul. Être celui qui tient le révolver, ou le téléphone officiel d'un ministère, est un fait. Bien sûr, une grande maladresse peut faire perdre une puissance établie ; mais un minimum de prudence suffit en général à la conserver.

La puissance est construite par des réseaux qui ont les moyens de distribuer des gratifications, des honneurs, des richesses. La politique est essentiellement économique et symbolique ; les divisions arbitraires entre des domaines « naturellement »séparés des modernes, cette classification de journaux entre politique et économie est un leurre. Un réseau qui peut récolter de l'argent, une famille mafieuse, une entreprise, un parti politique, une administration ou un État, et en redistribuer à grande échelle, est puissant ; s'il peut user de violence effective qui rend ses menaces crédible, il devient très puissant. Un président a dit : si je gagne, tout le monde aura un accès à la table – et ces mots sont aussi vrais que sincères, en se souvenant de ce tout petit nombre d'êtres humains qui se nomment eux-même tout le monde. Si en plus il peut communiquer et imposer sa vision du monde, il peut durer des siècles. Ces réseaux peuvent être extraordinairement étroits ; ils doivent l'être sans aucun doute.

La cohésion de ces groupes repose sur des doctrines partagées dont les règles de production et de construction sont soigneusement gardées. Des langues de pouvoir, des codes en général, des évidences. La complexité de ces codes pour celui qui leur est étranger ne résulte pas d'une complexité réelle, mais d'une difficulté de compréhension, d'ailleurs voulue et construite comme les hiéroglyphes, mais pour des finalités purement terrestres. Voyez l'opacité des groupes criminels structurés, voyez l'art contemporain, et ce culte de la laideur et de l'arbitraire du créateur qui permet d'exclure tous les gens du peuple qui attendent de l'art de la beauté et du soin – alors que l'art ancien permettait d'exclure tous ceux qui n'avaient pas le temps ou l'argent de payer des artistes pour leur gloire. La complexité de ces codes, pas plus que la communication sur les vertus, talents et qualité des puissants, ne doit pas tromper sur la réalité parfois très simple de leurs limites.

L'armée française, qui s'est effondrée en un mois en 1940, était remplie d'officiers, de décorations, de professeurs, d'ingénieurs, de politiques liés les uns aux autres – au fond assez incapables dans leur domaine, exactement comme des officiers, en 1914, avaient des pertes effrayantes par pure bêtise doctrinale, maintenue contre les faits. Il est extrêmement probable que les politiques et les économistes modernes ne savent pas plus que l'armée française de 1939 comment réagir à « la crise ». Ils reviennent d'ailleurs toujours aux même schémas au fond simplistes : le Japon de Fukushima repart au nucléaire, et nous repartons dans des plans de rigueur depuis les années 70, comme il y en eu vers 1930.

Pour montrer un autre comportement stéréotypé qui ne permet pas d'envisager une grande capacité de dépasser les logiques établies, on peut remarquer que le comportement des gouvernements français successifs et leurs cibles sont étrangement analogues – les roms, ou encore la guerre contre le terrorisme – et ne sont jamais des réalités massives mais gênantes, jamais les inégalités de propriété examinées naïvement, par exemple entre classes d'âge.

Les capacités, vertus et talents revendiqués ne sont pas effectivement possédés à leur échelle.

Les députés si fiers de 1939 se sont eux-même débandés en masse, eux qui faisaient la morale au petit peuple. Et il est très probable que bien des donneurs de leçons et de coup de mentons relevés, bien des postures guerrières se mettraient, comme les hommes de la Ligue pendant les guerres de religion, à courir dans des situations analogues. Ainsi chantait à la fin du XVIème siècle la satyre Ménippée, au sujet des vantards de la Ligue catholique :

Quand ouverte est la barriere 
De peur de blasme encourir, 
Ne demeurez point derriere : 
Il n’est que de bien courir.
Courir vaut un diadesme,
Les coureurs sont gens de bien :
Tremont et Balagny mesme,
Et Congy, le sçavent bien.
Bien courir n’est pas un vice :
On court pour gagner le prix.
C’est un honneste exercice :
Bon coureur n’est jamais pris.
Qui bien court est homme habile.
Et a Dieu pour son confort :
Mais Chamois et Menneville
Ne coururent assez fort.
Souvent celuy qui demeure
Est cause de son meschef :
Celui qui fuit de bonne heure
Peut combattre de rechef.
Il vaut mieux des pieds combattre,
En fendant l’air et le vent,
Que se faire occire ou battre,
Pour n’avoir pris le devant.

Un article du Monde sur les femmes entrant dans le monde du travail parlait de désillusion : la compétence, l'effort, sont parfois moins que le réseau ou le carnet d'adresse...allons bon. Les professionnels des médias, qui de tout veulent faire de belles histoires avec des personnages hauts en couleur, savent mieux que la communication est mieux payée que l'être.

La réputation de mérite ou d'intelligence de la plupart des puissants se dissipe très rapidement dans une discussion avec eux. Il n'y a pas de lien entre puissance et intelligence, sinon un lien très complexe. Saint Simon jugeait Louis XIV d'une intelligence très moyenne ; ce jugement se discute, mais il est vrai qu'une fonction de pouvoir dans un État organisé repose davantage sur l'assurance d'être légitime que sur l'intelligence. Par exemple la capacité à inventer, à créer des solutions, et à comprendre une information très complexe. Alexandre le Grand l'a montré à un très haut niveau, mais de telles situations ne se retrouvent pas dans l'ordre balisé du monde moderne.

Quant à la culture comme arme des puissants, elle est un leurre de l'école publique. Staline était bien plus cultivé que la plupart des hommes puissants de ce temps. La plupart sont résolument incultes et n'ont pas un instant pour lire, et encore moins pour méditer. Les puissants sont en général assez ignorants en dehors des ressources informationnelles liées authentiquement à la puissance.

Louis XIV dans son conseil arbitrait entre des partis et des intérêts qui avaient leurs experts et leurs tares ; l'essentiel, pour faire avancer l'État, était d'arbitrer, d'empêcher toute paralysie ou tout conflit civil. Sa forte autorité était plus que sa capacité à analyser les situations complexes ; son goût et sa volonté de construire plus que sa capacité à produire le beau : il laissait cela à ses artistes. Le non-agir du sage chinois est cette capacité à comprendre que la puissance ne doit pas se donner elle-même pour fin ; elle n'est que régulation calme et sereine.

La deuxième vérité est un corrélat de la première. Un puissant peut être considéré comme complètement inepte par les autres hommes de son rang, mais aucun ne lèvera sérieusement le doigt pour protéger un faible que ce puissant écrase de sa bêtise. Le seul moyen d'avoir raison pour le faible est de rompre le combat et de renforcer ses moyens. Par exemple, un pauvre qui vient signaler une disparition, et qui n'est pas pris au sérieux par un policier mis à l'accueil pour faire le moins dégâts possible dans la rue, ne sera pas défendu par un autre policier sans de grandes hésitations. Il existe énormément de caractériels stériles qui ont su lécher les bonnes bottes et que personne ne vient ennuyer, une fois installés sur des positions fortes.

La troisième, documentée par l'Ecclésiaste comme par La Fontaine, c'est que la marge de liberté d'une puissant varie en fonction des luttes de pouvoir. Un homme très puissant peut presque tout faire ; un homme placé en situation de concurrence peut tomber sur un scandale ; enfin un homme faible se verra méprisé de sa faiblesse même. Ainsi Napoléon notait que lui, qui avait provoqué la mort de milliers d'hommes, était admiré du peuple, alors que Louis XVI, qui n'avait fait de mal à personne, fut l'objet d'une haine mortelle. Il n'existe aucune autre morale de la puissance que la puissance elle-même : que vous soyez puissant ou misérable...l'histoire est toujours celle des vainqueurs. Si le descendant d'un vaincu écrit l'histoire, c'est soit qu'il est devenu plus puissant, soit qu'il veut se venger. Le scandale ridicule qui fit chuter Bill Clinton ne montre que sa faiblesse face aux clans conservateurs.

La quatrième, c'est que ceux qui veulent parvenir en partant du peuple ont besoin de protecteurs. Et que l'on obtient de protecteurs qu'en échangeant sa protection contre son service. Il peut s'agir du bras d'un chevalier, du corps d'une femme, du travail d'un attaché, de la valeur symbolique d'un aide. C'est dans le cadre de ce service que la compétence et l'acharnement peuvent être récompensés, et non par justice. Que deux femmes issues du peuple et de l'immigration, très dynamiques et d'une grande puissance de travail, se répondent de gauche à droite montre assez que la valeur symbolique d'un être humain considéré comme deux fois dominé et poussé en avant est très forte, et permet de se distinguer d'autres bons travailleurs de cabinet n'ayant pas cette valeur. La marquise de Pompadour est parvenue par la séduction, tel universitaire par des articles rédigés pour son maître, et Alphonse Capone par le meurtre au service d'un puissant gangster ; mais il se trouve toujours une relation d'échange avec un puissant. Le futur puissant est toujours intégré dans une clientèle.

Il n'est pas de service rendu plus mauvais qu'un autre. Les services de ténèbres sont même les plus puissants et les plus gratifiés. Celui qui ne comprend pas cela n'a rien compris au monde.

Il s'ensuit que la plus grande force du faible est le dévouement et la loyauté inconditionnelles à un maître capable de gratitude et disposant des moyens de gratifier ses serviteurs, loyauté exaltée au plus haut par le Hagakure.

Le cinquième est que pour tous, même pour ceux qui mentent, les hommes veulent parvenir pour jouir des services de ceux qui voudront parvenir à leur tour. Il prétendent bien sûr avoir d'autres raisons – à ce sujet il est possible de consulter Machiavel. Mais le grand plaisir de Mitterrand, président socialiste, comme de tant d'autres hommes dits de droite, était bien de voir la concurrence des hommes et des femmes pour le servir.

Le désintéressement est une valeur ajoutée du moment, aussi tous, dévorés par l'intérêt, prétendent au désintéressement pour servir leurs intérêts ; ce que tant d'autres ne le cachaient pas en d'autres temps. Les périodes ouvertement corrompues sont ainsi suivies de périodes ouvertement vertueuses, qui finissent par lasser alors même qu'elles commencent. A la guerre civile Auguste fit suivre la vertu romaine en exilant Ovide. A la Terreur, sommet de la vertu outragée, répondit le Directoire, les Merveilleux et Merveilleuses. Nous vivons un de ces grands moment de vertu publique.

Les hommes de puissance affectent la vertu et ne sont que volonté de puissance : la vertu publique des puissants est par essence hypocrisie privée. Le Maître dit : si tu veux sincèrement faire le bien, fait le dans le secret ; et le Seigneur, qui est là dans le secret, te le rendra.

Le pouvoir ne corrompt pas, il montre. Et le pouvoir absolu montre absolument. Tel grand serviteur vertueux de l'État pourrait livrer à la mort des millions d'homme si cela pouvait l'aider à parvenir – nous en sommes tous témoins. Ce que Rousseau disait du Mandarin chinois – si l'ordre de tuer un tel mandarin sans risque pouvait nous rendre riche, qui ne le tuerait pas ? - est une réalité politique. Ponce Pilate se lave les mains tous les jours.

Tous se récrient de la lubricité de tel tyran, mais à quoi rêvent-ils ? Quels sont les films pornographiques qui se vendent ? Ce n'est pas une réalité absolue, mais il ne faut pas se leurrer. Le Roi Louis XIV était un homme d'ordre et d'équilibre exceptionnel. La fin de Tibère vue par Suétone, homme modeste et vertueux passant sa vieillesse à des jeux sadiques et lubriques à Caprée, est plus banale dans les archives des mondes.

Quand, dans l'Allemagne Nazie, le racisme était un critère de sélection, tous ou presque étaient racistes ; et si l'antiracisme devient un critère de sélection, tous seront antiracistes, et méprisants avec les racistes, avec le même manque de conviction intime et la même énergie. Tel serre la main d'un homme avec chaleur, l'honore, et mange avec lui, puis le fait abattre comme un diable ensanglanté la fois d'après. Les hommes de conviction sont extrêmement rares. La solitude d'un Bernanos est à ce titre exemplaire. Pour beaucoup, les convictions sont comme une marotte, une matrice à faire des discours publics ; et le même mécanisme peut servir toutes les apparences, du communiste comme du catholique intégriste. La Rochefoucauld a tellement dit à ce sujet, sur le jeu de masques des paroles, de la modestie et de la superbe.

Les pussy riot utilisent, comme les femen, le scandale public pour parvenir, suivant une démarche oscillant entre le marketing du sexe ou des pulls de laine et l'art contemporain. Il n'existe pas plus de rapport entre les seins et une voiture de luxe qu'entre les seins et des positions politiques quelconques, sinon par l'impact dans le Spectacle. Seul le moralisme affiché détonne.

Les bienveillantes de Littell est une œuvre réussie en montrant au fond une carrière normale dans le cadre nazi, quelque chose de très proche des hommes modernes avec l'étrangeté d'un décalage, sur le modèle d'american psycho, contraire à la construction de l'ennemi qui fait de celui-ci un objet exotique et distant. C'est la version littéraire de la banalité du mal d'Arendt.

Pour le dire en un mot : le positionnement de l'homme de puissance dépend étroitement du marché des positions ; le même homme fut chef de la police de Vichy et leader politique de centre-gauche. Depuis César, du parti des populares, être ami du peuple est une position puissante pour un homme assoiffé de puissance. Il n'existe aucune raison pour que même le féminisme ou le situationnisme ne puissent être des postions valables sur le marché moderne des positions. L'expression des idées n'est pas celles de pensées atomiques, auto-générées par des libertés souveraines séparées ; elle est une constellation de positions sémantiques dans un système de rapports de force. Il existe deux déterminismes puissants : le déterminisme sémantique, qui fait que la plupart des hommes ne disent strictement rien de plus que la masse en matière de pensée ; et le déterminisme politique, qui fait que l'expression des idées est un signe servant à délimiter des appartenances sociales ou à marquer des conformismes utiles. Au moyen-âge le catholicisme était en partie l'expression de ce type de conformisme, et les écoles scolastiques l’éventail des positions sémantiques possibles. De nos jours les biens-pensants sont contre l'homophobie et la peine de mort - mais il n'y a là pas plus de pensée que chez leurs prédécesseurs.

Pour être plus précis, l'expression de paroles n'est en aucun cas le signe nécessaire d'une pensée ; voyez un GPS. La libre expression n'est en aucun cas une garantie de libre pensée : il est même possible de soutenir que la libre expression est effectivement une censure de la pensée. Dans l'art de parvenir, l'expression n'est pas une forme de pensée, mais une arme de la guerre sociale - et cette efficacité dépend de l'époque. Dit autrement, être communiste russe en 1916 est être un homme dangereux dans une organisation secrète disciplinée ; l'être aujourd'hui, par sympathie sentimentale et désorganisée, comme être anarchiste, est d'un homme naïf et profondément inoffensif. Guénon est infiniment plus dangereux pour l'ordre moderne qu'un tee-shirt Che Guevara : c'est ainsi.

Il importe de comprendre que dire cela, c'est poser la question de son propre positionnement en tant que penseur. Je donnerais deux critères de la sincérité d'un positionnement sage. La réalité de l'existence vécue d'abord – l'homme de gauche qui vit dans le luxe, l'homophobe homosexuel, la résistante qui parle comme une starlette de sa vertu, sans avoir aucune pensée articulée...ne peuvent inspirer confiance. Ensuite, la capacité à comprendre que son existence détermine sa pensée, tout comme la pensée est déterminée par l'existence. La grandeur des sages de l'Inde, menant une ascèse parfois exceptionnelle, est de reconnaître la validité du tantrisme ou des objectifs de parvenir de l'homme du monde ; c'est à dire, la capacité à ne pas se limiter à sa vie pour penser des modèles d'intensification de la vie.

Ainsi l'Ermite accueillant Tristan et Iseult. Ainsi Machiavel exaltant César Borgia.

Je le répète : un professeur de philosophie ne peut sans se distancier juger objectivement un homme de puissance, puisqu'il a fait déjà – pour être ce qu'il est – beaucoup trop de choix. Au fond, le professeur risque de n'exprimer que son sentiment de supériorité sur l'homme d'action, par exemple en condamnant l'usage de la force qu'il serait bien en peine d'accomplir. Et Machiavel montre là une objectivité rare, comme Denys reconnaissant une voie du bas.

Le sixième vérité est que la jouissance publique est un critère de puissance hiérarchique. Dans les couches basses de la hiérarchie règne le puritanisme, car les dominants jouissent davantage si la retenue des subordonnés exalte leur propre jouissance. Un patron richissime de Grande École peut danser nu en public, non un petit cadre : ce n'est pas seyant. Un puissant peut tuer sur sa propre décision, être toxicomane, vomir, tirer la langue, abandonner ses enfants, de manière publique, et tous trouvent cela très bien, très artiste ; si le voisin pauvre et laid en fait autant, ils lèvent les bras au ciel avec consternation et appellent la police.

Les petits sont au service des grands, et le service suppose l'ascèse. Les grands argentiers comme Colbert se doivent de paraître austères. Les légendes sur le droit de cuissage sont l'illustration de ce principe encore parfaitement vivant, qui fait que le libertinage reste une marque d'aristocratie dominante. Il s'ensuit par exemple que des « socialistes » peuvent collectionner de notoriété publique des montres de plusieurs centaines de milliers d'euros – la maison de français moyens, payée sur toute une vie – ou encore que des catholiques traditionnels et moralistes peuvent être des séducteurs infatigables ; ou encore enfin que des conservateurs médiatiques féroces et moralisateurs peuvent mener une vie débridée d'homosexuels multi-partenaires sans qu'il n'y ait d'autre contradiction que pour ceux qui croient les discours de pouvoir – la logique du pouvoir étant au contraire respectée.

La jouissance des grands est le fond du Spectacle.

Le septième est que tout cela, tout ce qui est, est bon, vrai, et désirable. L'immoralité du monde est morale d'une moralité supérieure, celle de la lucidité. Le mal est souhaitable aussi pour rappeler la misère de l'homme.

Il n'est pas sage de perdre de temps pour commencer à vivre. Le puritanisme moralisateur que ce genre de vérité dérange ne vaut rien, n'est qu'un déni que protègent des mécanisme de défense de l'ego de tous ceux qui veulent croire que le monde est autre chose que cela, la recherche forcenée – à la vie à la mort - de la jouissance, y compris dans les autres mondes, y compris par la douleur et l'abandon, y compris par l'austérité la plus extrême.

Les Sages l'ont dit de temps immémorial : L'Être est être, conscience, jouissance ou exaltation : celui qui jouit du monde est, est plus intensément vivant, tout simplement, que celui qui contemple de loin les mondes avec toutes les retenues vaines apprises.

Il est une intensité de l'être et des disciplines d'intensification de l'existence, et sur ce point unique rayonnent toutes les voies des mondes. Il n'est pas d'autre sagesse que cette infinité de sagesses.

Seul le sage peut refuser ce monde, qui le regarde en pleine lumière, d'une lucidité absolue.

Lionel Édouard Martin traduit ainsi Maximus Pacificus, poète latin de la renaissance reprenant des thèmes millénaires :

Aucun jour ne revient, qui va d’un pas rapide,
Le jour emporte, impétueux, l’heure agréable.
Cela qui fut n’est plus ; ce qui est, passera ;
L’avenir est peu sûr : savoure ce qui est.
Le champ fécond n’a pas toujours de lourds épis,
Ni la vigne toujours de pondéreuses grappes.
Occasions perdues, vous êtes ma douleur,
Atermoiements, lenteur, vous êtes mes supplices.
Je n’ai, ballot, pas su profiter de ma vie,
Quand filles et garçons à moi s’offraient d’eux-mêmes.
Baisers tendus que je n’ai su cueillir, refusant,
Insensé, de saisir les fruits de mes dessertes !
J’en souffre ; s’il n’est pas trop tard, réparerons ce
Gâchis, jouissons de nos délaissements anciens.

Souffle des souffles – et tout est souffle qui passe, hors les baisers et la vie du vivant.

Vive la mort !

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova