Michéa, V. Kant, pornographe métaphysique, II. Toute relation qui passe par l'image est abîme. De la fascination puritaine.



Abstract : Français-Allemand (De). Je remercie Ludmilla de son exceptionnelle attention, et je ne saurais en dire plus, sinon qu'elle est une merveille de l'histoire de l'Europe.


Il existe une analogie hiérarchique de l'espace et du temps au Droit, et le droit est donc une analogie valable de l'espace et du temps ; le droit est l'image et la ressemblance du temps et de l'espace. En clair, la Critique de la Raison pure peut être interprétée comme une théologie politique. Ce texte aborde dans cette optique l'Esthétique Transcendantale.

Man kann eine hierarchische Analogie zwischen Raum und Zeit einerseits, und Recht andererseits feststellen – das Recht gilt also als Analogie für Raum und Zeit. Recht ist das Bild und Gleichnis von Zeit und Raum. So kann die Kritik der reinen Vernunft als eine politische Theologie verstanden werden. Dieser Text nähert sich der Transzendentalen Ästhetik unter dieser Perspektive.

L'espace et le temps ne sont pas les conditions à priori de la possibilité de l'expérience, les conditions transcendantales à priori de la phénoménalité, mais bien l'axiomatique de la position kantienne du problème de la connaissance. Le problème de la connaissance est analogue à celui du droit, puisqu'il est celui du lien à l'altérité concrète.

Raum und Zeit sind keine Bedingungen a priori der Möglichkeit von Erfahrung und keine transzendentalen Bedingungen a priori der Phänomenalität, sondern die Axiomatik der kantischen Stellungnahme zum Erkenntnisproblem. Das Problem der Erkenntnis ist analog zum Problem des Rechtes, das es die Verbindung zur konkreten Alterität erforscht.

L'espace est une intuition à priori du sujet sentant ; il est une forme de sa sensibilité, il dépend de lui dans la relation à la mondéité, et pourtant il est la condition de la perception de l'extériorité. En clair, il se présente comme l'extériorité même, homogène par nature, tout en étant entièrement dépendant du pôle du sujet pensant.

Der Raum ist eine Anschauung a priori des fühlenden Subjektes; er ist eine Form seiner Sensibilität, er hängt von ihm ab in der Beziehung zur Weltlichkeit - und dennoch ist er die Bedingung für die Wahrnehmung der Äußerlichkeit. Kurz gesagt, stellt er sich als Äußerlichkeit selbst dar: homogen per se und dabei vollständig abhängig vom Pol des denkenden Subjekten.

Cette position est celle même de la souveraineté constituante de l'individu, qui constitue le monde. Appuyée sur la technique, elle est l'essence intime du totalitarisme moderne. Car la toute puissance constituante ne peut affronter que le néant, aucun être autre n'étant reconnaissable par elle. Sinon tout au plus une matière obscure, homogène, tout à fait évanescente. La toute puissance de l'homme est sa condamnation à la solitude absolue, au vide et au silence des espaces infinis.

Dies ist genau die Position der konstituierenden Souveränität des Individuums – das die Welt konstituiert. An der Technik angelehnt wird sie zur intimen Essenz des modernen Totalitarismus. Denn die konstituierende Allmächtigkeit kann nur das Nichts bekämpfen, da sie keine andere Seinsform als sich selbst erkennt. Höchstens eine dunkle, homogene und komplett schwindende Materie. Die Allmächtigkeit des Menschen ist seine Verurteilung zur absoluten Einsamkeit, zur Leere und Stille der unendlichen Räume.

Le lien authentique me détermine dans une identité temporaire, comme pôle d'un lien à une altérité. Ainsi pour toi je suis cet homme, mais pour un autre je suis encore un autre, et encore autre pour l'Ange qui me scrute dans l’Abîme. A chaque relation nouvelle je cherche à me perdre dans notre entrelacement, et à saisir quelque chose de tangible et de clair en moi, en vain. Je me contemple en toi, dans le miroir de ton regard, et l'image que j'en reçois est encore différente de ce que je vis en toi. Toute relation qui est sur le mode de l'image est une cascade indéfinie de miroirs et de reflets, un abîme et une chute.

Die Authentische Bindung bestimmt mich innerhalb einer zeitlichen Identität, als Pol der Bindung an einer Alterität. So bin ich für dich dieser Mann aber für einen anderen bin ich noch jemand anders, und nochmal jemand anders für den Engel, der mich im Abgrund mustert. Bei jeder neuen Beziehung versuche ich, mich in unserer Verflechtung zu verlieren und etwas Tastbares und Klares in mir selbst zu greifen – vergeblich. Ich betrachte mich in dir, im Spiegel deines Blickes, und das Bild, was ich von ihm bekomme ist noch etwas anderes als, das, was ich in dir erlebe. Jede Beziehung, die dem Bildmodus verfolgt ist eine undefinierbare Lawine von Spiegeln und Spiegelungen, ein Abgrund und ein Fall.


Texte de l'article :

Ce texte est certes un peu déconstruit, dans l'urgence ; il est aussi d'abord difficile . Autant commencer par une récompense . Par contre, il s'approche lentement d'enjeux fondamentaux de la destruction de l'idéologie racine ; il est le cheminement d'une métaphysique à coup de marteau, voire de révolver...


« En effet l'ontologie moderne pose le lien comme résultant postérieur, déterminé, des choses liées et de leur essence . « Dès que tous les objets sont donnés, tous les états de choses possibles sont également donnés » Wittgenstein . Ainsi, les liens entre deux êtres humains, des choses-essences, sont déterminés par cette essence . Cela paraît anodin, mais appliqué à la société humaine, cela signifie qu'un groupe d'être humains, défini par un nombre d'éléments, n'a qu'un nombre déterminé de possibilités de se structurer, de se socialiser ; que rien là ne peut apparaître, émerger, d'imprévisible, par l'information du lien par l'indéfinie puissance de position du symbolique . De là à poser que l'ordre social est inexorable, il n'y a qu'un pas souvent franchi . »

On remarque que dans cette position structurale, l'anthropologie générale, le discours qui définit l'homme, son essence et donc ses liens possibles, occupe une place stratégique, sous la forme de la psychologie, de l'anthropologie économique du libéralisme, etc ; j'ajoute pernicieusement dans le système nazi des sciences, une place résolument analogue était celle de la « raciologie ». Dans la note B de l'enseignement de l'ignorance je constate là encore une convergence entre ces remarques et Michéa :

« (...) un des premiers effets de cette axiomatique (libérale de l'intérêt comme seul moteur par essence de l'action humaine) est d'interdire la constitution de toute anthropologie ou psychologie digne de ce nom . Du point de vue d'un libéral conséquent, on ne peut concevoir, en effet, que deux manières possibles d'étudier l'homme, en dehors de la science économique . Soit il s'agit simplement de dresser le catalogue des conduites pathologiques ou des survivances curieuses qui empêchent les individus d'agir normalement, c'est à dire conformément à leur intérêt bien compris (...) soit au contraire on tient l'axiomatique de l'intérêt pour la structure générale effective de toutes les conduites humaines, et il reste plus alors qu'a mettre, chaque fois, en évidence la vérité économique cachée des activités, en apparence non économiques (...) »

Je notais : « On remarquera, pour ceux qui suivent, que l'on retrouve le thème de l'illusion ; par exemple, le lien symbolique complexe du mariage traditionnel est le fruit d'une relation réelle d'intérêt, etc . Je me répète horriblement . Mais sortir de l'illusion de transparence que t'offre la matrice, ami, signifie multiplier les exemples, pour que ce qui est règle, et non exception, apparaisse comme tel . »

A ce titre, dans l'ontologie moderne il n'existe que deux possibilités de type de liens entre deux êtres humains : soit un lien inégal, d'exploitation (A donne plus à B que B à A, en quantité ou ramené à la quantité, bien sûr); soit un lien de symétrie, d'égalité, de justice (A donne autant à B que B donne à A) . Ainsi le seul lien juridiquement recevable entre êtres humains, puisque juste est-il celui d'égalité, en acte ou en puissance dans le cas du lien adulte-enfant . (Mais le droit nazi, justifiant l'inégalité juridique sur l'inégalité biologique, n'est qu'une variante de cette matrice juridique, le lien d'exploitation étant simplement posé comme juste car naturel entre deux êtres inégaux par nature, sur le modèle existant du lien entre l'homme et l'animal dans la matrice libérale .) Notons que cette surévaluation du lien d'égalité et l'incapacité à penser un lien hiérarchique mais harmonieux et respectueux de ses pôles amène certains à demander l'égalité entre l'homme et l'animal, avec des chances d'être un jour entendus, mais dans un sens que le Reich a déjà bien démontré . Par ailleurs, les êtres humains étant souverains par nature, le modèle du lien libéral est le lien contractuel, engageant temporairement et librement la volonté souveraine de chaque individu, après évaluation par chacun de la justice du lien : on dit bien « chacun doit y trouver son compte ».

Pour approcher davantage la circularité interne de l'idéologie -racine appliquée au Droit, je fait donc l'hypothèse que son modèle est la constitution contemporaine à sa formation du modèle du temps et de l'espace homogènes, et que l'analyse du temps et de l'espace par la Critique de la Raison pure de Kant fournit un archétype de cette problématique . Qu'on me passe les hypothèses, et qu'on discute leur pertinence à la mesure de leur puissance poliorcétique .

L'espace et le temps sont les conditions transcendantales de la phénoménalité du multiple, phénoménalité nécessairement ordonnée selon l'ordre du temps et de l'espace, selon le principe de non contradiction, qui fait qu'un seule substance solide peut être au même point de l'espace au même moment . On ne dit pas par hasard être à sa place, être de son temps pour désigner une justice naturelle . Le Droit naturel est la condition transcendantale de la coexistence harmonieuse du divers, de toute sorte de divers . Il existe une analogie hiérarchique de l'espace et du temps au Droit, et le droit est donc une analogie valable de l'espace et du temps ; le droit est l'image et la ressemblance du temps et de l'espace . En clair, la Critique de la Raison pure peut être interprétée comme une théologie politique . Pour ceux qui savent, je rappellerai deux éléments qui vont dans ce sens : parallèlement à l'égalité en droit, la Révolution française a eu le projet de réorganiser l'espace selon un quadrillage homogène (modèle actuel des États Unis) ; et le temps, selon le calendrier révolutionnaire, de manière également homogène . La métaphysique essentielle du projet des Lumières, de l'idéologie racine, se trouve bel et bien dans la Critique de la Raison Pure .

Kant en effet a ceci d'étrange : il emmène très loin du monde ordinaire, du réel inexorable, tel qu'il est pensé par l'homme ordinaire ; mais par un effet de cycle, sa pensée finit par légitimer un monde finalement très ordinaire, et inexorable, le seul que nous puissions maîtriser . Simplement, pour légitimer au regard de la raison la consistance de ce monde étrange, Kant nous emmène dans des coulisses où ce monde apparaît sous la nature d'un spectacle, d'un phénoménal, et rien de plus . Son œuvre est sans doute le confluent le plus déterminant de l'Âge de fer .

Posons l'enjeu fondamental, pour une pensée des liens, par une citation .

« Première section de l'Esthétique Transcendantale .

§2 : exposition métaphysique de ce concept (l'espace)
(...) c'est en lui (l'espace) que leur (les objets) figure, leur grandeur et leurs relations réciproques sont déterminées et déterminables (...)

En clair tous les liens sont déterminables par l'espace . Il n'est pas de relations non spatiales . Une pensée des liens humains a toutes les chances de se faire par analogie avec les liens spatiaux . L'espace est condition universelle . Mais l'espace n'existe pas réellement, mais idéalement, . Dans le cadre ontologique de Kant, l'espace n'est pas un objet, son être est une idéalité ; et donc ne peut être objet réel du cosmos . L'ontologie de la chose travaille déjà l'ontologie kantienne : puisque l'espace et le temps sont les conditions d'existence de la chose, il ne sont pas des choses ; les choses sont déterminables et mesurables par l'espace et le temps . Et puisqu'ils ne sont pas des choses, il ne sont pas réellement . Seules les choses sont vraiment, réellement, tangiblement . Ils sont, puisqu'il est difficile de les nier absolument ; mais il ont cette forme très ténue d'existence qu'est l'idéalité . Trop indéterminés, il ne peuvent être vraiment, comme des substances, des choses au sens moderne .

On trouve chez Héraclite l'expérience contradictoire, résumée par K. Axelos, Héraclite, p 50 : « la Réalité n'est pas un des domaines de la totalité . »

Il est indispensable de distinguer deux sens de « réalité » dont la confusion est typique de l'idéologie racine . Soit en effet la réalité, au sens vulgaire, comme dans l'expression, « ce qui existe réellement », désigne bien la totalité de ce qui est digne de faire partie de l'étant, qui le compose : si Claude A. dit « la licorne existe réellement », il dit qu'il existe des êtres vivants tels que la définition de licorne leur convienne, et on peut les photographier, les classer, les chasser ou les protéger, les acheter ou les vendre, etc . Ce qui n'est pas réel est imaginaire, fictif ; comme les hommes dans l'Hadès, ou les Zeks ; ces domaines de « pure fiction » vivent une existence diminuée et maudite, qui soulève le mépris et le soupçon . Une phrase péjorative dans la bouche de Claude A est « ce n'est qu'une idée », « un mythe », autant dire une connerie . Le Pape, combien de divisions ? Dans cet ordre de discours, la réalité est un domaine de la totalité, à côté de toute sortes d'imaginations que croient les hommes . La superstition reçoit un statut quasi-ontologique . La science est là pour détruire la superstition et garder la réalité .

Soit en langage technique, la réalité désigne cette partie de l'étant, de la totalité, qui existe comme chose, qui a le caractère de « res », de chose sensible déterminée, les êtres crées non créateurs, par opposition à d'autres ensembles ontologiques, comme les êtres incréés créateurs, ou les crées créateurs, qui sont sans avoir essentiellement le caractère de res . Dans ce sens technique, la phrase « les licornes existent réellement » à le même sens que dans le sens vulgaire, mais si je dis avec vérité « les licornes n'existent pas réellement », je ne dis pas, comme dans le sens vulgaire, qu'il n'y a pas de licorne en aucune manière . Je dis que les licornes sont, mais ne sont pas des choses . Et si je dis « les Anges n'existent pas réellement », « les amours n'existent pas réellement », l'âme n'existe pas réellement » je définis négativement leur essence, en soulignant que tout ce qui est n'est pas une chose et n'a pas les caractères de la chose . Mais comme réalité a fini par signifier pour nous non pas le caractère de chose, mais l'appartenance à l'être, je peux dire avec Axelos « la réalité... » en disant : tout fragment de la totalité appartient à l'être (dans son mode d'être propre ) ; chaque mode d'être est un monde . Il existe un monde, voire plusieurs, des entités mathématiques ; un monde imaginal ; un monde des res, des choses, etc...en soulignant que ces mondes sont imbriqués, analogues, et non autonomes absolument, mais partiellement : il est des règles universelles (l'Univers est l'ensemble hiérarchiquement ordonné des mondes) et des règles mondaines . Un tel modèle d'Univers, je l'accorde, est fort complexe : mais peut-on, amis, croire que l'Univers est simple ? La simplicité n'est-elle pas une illusion d'enfant ? « C'étaient des hommes d'expérience, et leurs paroles se teintaient de mélancolie... »

La phrase d'Axelos cherchant à exprimer Héraclite doit être entendue en ce sens : cela signifie que l'on ne doit pas exclure de l'existant concret le Logos, la logique, les signes, les opposés, les dieux ; il n'y a pas de domaine réel séparé du Logos, qui aurait ses lois immanentes propres . Il n'y a pas fermeture entre un ontologique et un logique . Penser la nature, au sens érigénien comme héraclitéen, est penser la totalité de l'étant, où la séparation entre le Logos et les choses, entre le poiétique et le physique est tout sauf évidente au voyant . Autant dire que l'histoire de la science moderne, loin d'être la défaite de Platon, est bien la confirmation que le travail mathématique peut se transformer insensiblement en science de la nature .

Voyons ce cadre de la pensée de l'espace et du temps, et donc le cadre général des liens possibles tel qu'il se pose d'emblée dans la Critique de la Raison Pure :

Première partie, ET .

« De quelque façon et par quelque moyen qu'une quelconque connaissance puisse se rapporter à des objets, la manière dont elle se rapporte immédiatement à ceux-ci et dont toute pensée vise à se servir comme d'un moyen est en tout état de cause l'intuition . »

En tant que production idéologique la C.R.P pose d'emblée son cadre ontologique ; et ainsi l'œuvre ne pourra être autre chose que le développement des conséquences du cadre, et rien de plus . Ce cadre est dit scotiste et occamien par André de Muralt . On trouve donc l'ontologie suivante, posée par ces lignes . Il existe une connaissance qui se rapporte, donc est séparée, d'objets de connaissance, et le lien entre les deux est l'intuition . Mais cette ontologie présuppose la séparation, donc l'espace et le temps . Car l'espace et le temps ne sont rien d'autre que la possibilité de la séparation du Principe .

(Pôle du sujet-subjectif) : Le sujet a en lui une connaissance d'objet, structure intentionnelle composée d'intuition extérieure, immédiate d'un phénomène, ou plutôt même d'une phénoménalité, et de cognition intérieure, médiate, construite par les formes à priori de la raison, qui par synthèse de ces éléments hétérogènes produit une représentation .

(Pôle de l'objet) : « l'effet produit par un objet sur la capacité de représentation (...) s'appelle sensation » (ET, §1) . Même si la causalité est une catégorie à priori et non une propriété des choses en soi, il n'en demeure pas moins que l'objet est pensé en terme de cause de la sensation, puisqu'il y a effet, sensation . Ce caractère circulaire de la Critique ne cesse de se présenter, en large boucles de récursivité .

Une telle structuration du problème du connaître se produit dans les conditions suivantes : le monde et le sujet pensant sont donnés comme des points différents d'un espace ; de ce fait la re-présentation, qui est dans le sujet pensant, ne peut être, n'occupant pas le même espace, n'ayant pas les mêmes coordonnées, ne pouvant être cause de sensations, etc, ne peut être (identique à) l'objet représenté ; il y a donc deux points du connu, l'objet réel, la chose en soi, donnée ; et la représentation, pensée comme image du premier, par exemple dans l'image optique dans l'étude de la vision, ou encore comme signe, comme mot . Et enfin il y a le sujet pensant, le « dont toute pensée vise à se servir comme moyen » qui contemple tout cela, mais bien plus l'instrumentalise au profit de sa puissance . Si l'espace n'était pas implicite dans cette structure, la séparation irrémédiable de la chose en soi et de la représentation ne serait pas pensable avec la même rigueur .

En bref l'espace et le temps ne sont pas les conditions à priori de la possibilité de l'expérience, les conditions transcendantales à priori de la phénoménalité, mais bien l'axiomatique de la position kantienne du problème de la connaissance, qui pose la séparation absolue et définitive du sujet et de l'objet, et donc doit penser l'analogie d'une angéologie, une cascade d'intermédiaires dans un jeu à priori sans fin malgré le processus de synthèse, si ce n'est l'hypothèse ad hoc de l'ego-sujet- transcendantal . Car enfin l'objectif ne se constitue que dans sa relation au subjectif ; et si le subjectif est fragile, incertain, trouble, alors sa polarité complémentaire, l'objectif, ne peut prétendre à une consistance plus intense . Subjectivité et objectivité se constituent dans l'horizon d'un principe unique où une division se forme, et les frontières de l'un sont les frontières de l'autre .

Le même point nodal, la même polarité (ce que Kant nomme phénomène, objet) pourrait entrer dans plusieurs liens fonctionnels simultanés, ce qui est sujet dans un lien étant objet dans un autre ; le pôle pourrait être à lui même son propre signe, dans le lien auquel il participe, et dont il ne signifie qu'à la mesure des autres polarités qui constituent le lien . L'unité d'un pôle n'est garantie que par le temps et l'espace unique d'un monde auquel il participe . Il peut être pensé comme une indéfinité d'états dans une indéfinité de mondes, comme une droite sécante à une série de plan est pour chaque plan un point, et pour une autre perspective une série de points, ou encore une droite .

Ainsi pour toi je suis cet homme, mais pour un autre je suis encore un autre, et encore autre pour l'Ange qui me scrute dans l'Abîme . A chaque relation nouvelle je cherche à me perdre dans notre entrelacement, et à saisir quelque chose de tangible et de clair en moi, en vain . Je me contemple en toi, dans le miroir de ton regard, et l'image que j'en reçois est encore différente de ce que je vis en toi . Cette image peut être profondément clivée, et basculer en un instant du désir immense à la haine ou au mépris, d'une manière au fond obscure, même si un récit à postériori la pare d'une intelligibilité factice . Toute relation qui est sur le mode de l'image est une cascade indéfinie de miroirs et de reflets, un abîme et une chute . L'homme profond est celui dont le regard s'enfonce résolument dans cette spirale de lumières, d'images et d'illusions, sans se perdre . Qui se reconnaît totalement sur une photo ou un film ? L'âge de fer rend cela parfaitement tangible au lecteur lucide . Croire qu'il est un principe unique, le moi, derrière la somme indéfinie de ces masques, est encore illusion .

Dans cette image il convient de discerner deux possibilités : un renforcement de la division entre la chose en soi, conçue comme la somme absolue des manifestations possibles d'un pôle, et le phénomène qui se réduit à la perspective et à l'être du pôle pour qui il apparaît une phénoménalité . C'est la thèse de Shakespeare, « la beauté est dans l'œil de celui qui regarde » . Le phénomène est alors le miroir de l'être pour qui il est de la phénoménalité . L'artiste dé-montre sa grandeur dans ses œuvres en étant un voyant . Il reconnaît dans les phénomènes sa grandeur étrangère à lui-même comme nom et prénom, comme Shakespeare William de Stratford-upon -Avon, né dans le foutre et le sang, et la rend sensible aux aveugles . Ainsi ce qui pour l'homme noble est un signe certain n'est rien pour l'aveugle . « Que celui qui a des oreilles, entende ! ». Cela est vrai en un sens .

Mais si l'espace est une condition à priori de la re-présentation, c'est parce que l'identité du sujet pensant, de la chose en soi et du phénomène ne peut être représentée qu'en dehors d'une triangulation géométrique implicite . En clair, ces distinctions correspondent à un schéma implicite, un triangle qui se dessine dans l'esprit . Cette conception idéologique n'a rien de nécessaire .

Aristote définit, dans de l'âme, la sensation comme l'acte commun du sentant et du senti ; c'est ainsi qu'il pense l'unité en acte de la puissance du sujet sentant et de l'objet senti dans l'acte de sensation . Je vous prie, lecteur, de savourer, sapere, avec sagesse, l'abîme existant entre cette conception dynamique, organique, non spatiale, et celle de Kant . A vrai dire de l'âme est si éloigné de nos prérequis ontologiques que ce petit livre nous est quasiment incompréhensible au premier abord . Ainsi la sensation et la saveur, comme la connaissance, sont la voie d'unités supérieure, où se détermine la puissance obscure des sujets, par le lien qui les relie . (Cela va dans la direction de l'enaction, de F. Varela .)

Dans l'Esthétique Transcendantale, la connaissance est posée comme implicitement spatiale ; il ne sera pas difficile ensuite de monter que l'espace est la condition de toute représentation ; c'était déjà fait . Première circularité, non dernière, montrant le caractère carcéral des systèmes .

La condition universelle est niée comme être, elle est forme à priori de la subjectivité ; nécessaire et nécessairement évanescente, insaisissable comme être . L'espace est une intuition à priori du sujet sentant ; il est une forme de sa sensibilité, il dépend de lui dans la relation à la mondéité, et pourtant il est la condition de la perception de l'extériorité . En clair, il se présente comme l'extériorité même,homogène par nature, tout en étant entièrement dépendant du pôle du sujet pensant .

Cette position est celle même de la souveraineté constituante de l'individu, qui constitue le monde . Appuyée sur la technique, elle est l'essence intime du totalitarisme moderne, qui détruit toute politique de l'être . Car la toute puissance constituante ne peut affronter que le néant, aucun être n'étant reconnaissable par elle . Sinon tout au plus une matière obscure, homogène, tout à fait évanescente . La toute puissance de l'homme est sa condamnation à la solitude absolue, au vide et au silence des espaces infinis . Mais cet enfermement définitif est sa propre œuvre, aspect parfaitement manifesté par William Blake .

Car le monde de l'esthétique transcendantale, comme le monde quadrillé de l'utopie, est homogène par principe, homogène parce que inclus dans un espace et un temps uniques, homogènes parce que synthétisés par un sujet unique . Ce monde exclut l'hétérogène, la pluralité des temps et des espaces . Le monde n'est autre, et les objets du monde ne sont autres que parce qu'ils sont extérieurs, et parce qu'ils ont des différences unidimensionnelles admises, homogènes par nature au monde, et rien de plus.
Le monde de Kant est le monde du Bloom .



Ce monde humain du vide est celui de la fermeture sur soi, de l'horreur de l'autre, de l'horreur de l'altér-ation dans le vieillissement et la mort, et particulièrement aussi de l'autre en ce qu'il a de plus envahissant, sa chair et son odeur massive . Ce monde est l'époque où la majorité des détenus sont enfermé pour motifs de mœurs, où on enquête sur le consentement dans des tripotages adolescents terriblement ambivalents, l'époque de l'hygiénisme et des corps désodorisés, lisses, épilés, aussi abstraits, proche de l'image que possible . « La jeune fille ressemble à sa photo » . L'horreur du sexe est aussi celle de la fascination corrélative pour son image, car l'horreur est le clivage de la fascination, est aussi celle de la profonde solitude et de l'absence de la finalité dans la vie . Notre époque « libérée » est un summum de puritanisme .

Voilà pourquoi « du sang, de la volupté et de la mort » est à la fois fascinant et subversif .

Un slogan de la dernière ex-gay pride a été « ce soir tu suceras la syphilis », sur des milliers d'autocollants .

Parallèlement le droit libéral, création juridique de l'idéologie libérale, posant la nécessité de liens homogènes, création humaine contingente et perverse, est condition universelle des liens dans la société libérale . Pourtant pour que ces liens apparaissent comme nature, incontournables, pour que toute déconstruction de ces liens soit impensable, cette condition contingente doit toujours être niée . Voilà la raison du traitement par le soupçon d'illusion de tous les liens raffinés construits par les civilisations, au profit du contrat calculé sur l'intérêt . Les liens contractuels n'apparaissent pas intermédiés, négociations de puissance à puissance et d'intérêt bien compris dans la théorie des jeux . Ils ne doivent pas apparaître comme intermédiés par le Droit, or il le sont évidemment . Ce qui fait de la société libérale une société basée sur une ontologie mensongère, un spectacle dans sa structure symbolique de base même .

En tout la réalité de l'Âge de fer est l'inverse de ce qu'il vend . Il n'est ni liberté des liens ni liberté du bonheur .

La souveraineté du moi et la désillusion libérale sont l'illusion suprême de l'Âge de fer .

Morphologie du lien traditionnel . lettre ouverte à J.C Michéa, IV.



(Tokyo 1946)




Il est possible de méditer sur trois exemples de liens traditionnels : le Maître et le disciple, le mariage, le seigneur et le vassal,Tristan et Iseult . Le lien traditionnel n'est pas contractuel selon le modèle libéral qui nous semble évident . Il n'est pas contractuel car il n'est pas conditionnel, mais inconditionnel, lié à l'essence et non à l'accidentel . Il peut engager ou non au départ la volonté, mais ne peut être rompu à volonté . Ainsi chez Tristan et Iseult la volonté est jouée par le philtre . Que l'on pense à cette célèbre maxime du Hagakure : « la mort est l'essence du Bushido », c'est à dire de la relation du vassal à son seigneur . Entre autres, une telle parole est l'expression d'un lien inconditionnel, que l'on peut comparer à cette parole du mariage traditionnel, « jusqu'à ce que la mort nous sépare ».

Que l'on réfléchisse sur la différence entre « l'homme, animal politique » d'Aristote, qui pose que le lien politique est essentiel à l'homme, et la théorie libérale du contrat social, qui pose que l'homme est par nature un atome qui se lie de sa propre volonté . La différence est bien que dans le premier cas le lien appartient comme puissance à l'essence de l'homme, tandis que dans la théorie du contrat le lien est accident, donc contingent . Cette contingence du lien humain, mes amis, est évidemment une foutaise, un conte qui doit justifier un état . Car sans lien l'homme ne peut pas être homme, pas plus qu'il ne peut être vivant sans se nourrir . Penser les devoirs envers l'être humain oblige à progresser vers une pensée de l'essence de l'homme . C'est aussi le travail de Heidegger .

Un observateur attentif fera remarquer que l'ontologie alternative qui fait du lien un élément nécessaire de l'essence, ou du moins la puissance du lien, n'est pas identique à l'ontologie de la puissance autrefois proposée sur ce site . Car je posais que l'essence n'était que par les déterminations que posaient les relations, que toute détermination est l'effet d'un lien . Aristote connaissait les êtres premiers, êtres en soi, et les êtres seconds, qui n'étaient que par relation . Par exemple, un animal pour le premier ; le froid pour le deuxième, ou l'avant . Pour savoir ce qu'est l'avant il faut savoir le présent du récit, l'après de l'avant . Que serait un avant le temps?

La pensée moderne tend à assimiler les derniers aux premiers, et les êtres premiers à des choses, à ne voir que des essences, comme dans son idéalisation du « progrès », sans précision, qui en fait un être premier pourvu d'une essence, alors que le progrès pour être pensé doit être référé à un antérieur et à un jugement, donc à un sujet, c'est à dire est un être second . Je proposais l'inverse pour voir, d'affirmer que les liens sont antérieurs aux essences, qui ne deviennent dans cette optique qu'un terme commode mais illusoire pour désigner la définition sémantique- linguistique . Par là je supprimais l'essence, comme par exemple sur la question de la féminité, qui ne peut être posée que dans la polarité sexuelle, comme pôle et non comme essence . Mais cela peut être fait de deux manières : soit il n'est pas d'essence de la féminité, juste une polarité qui se réactualise dans le lien, une puissance . Dans cette optique un acte sexuel crée une féminité sexuelle ; une adoption peut créer une maternité sociale . C'est à dire que cette ontologie rejoint la queer théory . Chacun par ses actes crée librement son genre .

Soi par contre on pose une essence de la féminité qui contient en soi une puissance de polarité avec le principe masculin, alors la féminité existe comme essence portant en involution, obscurément, la masculinité, et réciproquement . Le genre n'appartient pas à la puissance du sujet, il est une réalité subie par lui, un corset de fer . Et c'est bien le cas : le choix du genre est illusoire .

Les différences d'implication des deux ontologies ne peuvent être suivies dans leurs linéaments ici, mais elles sont essentielles . J'aborde cette différence au plan politique-social .

Du point de vue social, la théorie ontologique de la puissance, appliquée à l'homme, donne le résultat suivant . Il n'existe rien de tel que « l'homme », mais que des déterminations à l'intérieur de l'anthropopoièse de chaque civilisation . « les hommes » n'étant qu'un homonyme spécifique, légitimé par le biologique, pour désigner des réalités étrangères, fermées sur elles mêmes . Ces réalités fermées sur elles-même ne peuvent réellement se comprendre ; la partie la plus essentielle de leur langues, de leurs œuvres spirituelles, etant intraduisible dans le langage des autres réalités humaines concrètes . Les mondes humains ne se touchent nulle part . Chaque civilisation déployant ses valeurs spécifiques, elle est naturellement portée à condamner les autres, qui ont par nature des valeurs autres, donc antagonistes ; ainsi les civilisations sont-elles politiques, puisqu'elles déterminent l'ami et l'ennemi .


Le seul dépassement du point de vue naïf étant la neutralité axiologique, le refus de condamner des valeurs ou des pratiques de civilisations autres, refus de condamner par exemple ce qui dans sa civilisation propre est condamné chez les autres, comme l'esclavage . L'œuvre de Babel est absolue .

Cette perspective est la perspective, résolument culturaliste, de la nouvelle droite, ou du culturalisme anglo-saxon . Je pense malheureusement que l'intégrisme obtus présente parfois une maladroite confirmation de cette approche, par sa condamnation brutale des autres civilisations .

Si la par contre l'essence de l'homme déploie ses potentialités dans un horizon qui lui permet la réalisation de ses puissances de liens, humains et symboliques ; alors le même homme peut participer de plusieurs civilisations, car leur fondement essentiel est Un . De même, il existe des analogies entre chaque systèmes symboliques qui permettent à ceux qui le peuvent de comprendre l'intime spirituel d'une civilisation étrangère, et les sages peuvent ainsi voir en l'étranger même éloigné leurs frères humains . Il paraitra clair par mon exposition que j'ai une préférence : je crois que les langues et les civilisations peuvent se connaître et se reconnaître . Ajoutons même que des croyances et des pratiques extrêmement éloignées phénoménologiquement peuvent être les manifestations de la même volonté de puissance, de la même essence, telle la proximité de l'ascète, du séducteur et de l'aventurier, illustrée par Marie Madeleine .

La relation est ainsi pensée comme l'acte commun de ses pôles, sur le modèle de la relation de connaissance ; pour parler un langage moderne, un lien traditionnel pose une nouvelle entité émergente une, non-analysable, non réductible à la somme de ses parties . La conception contractuelle du lien, qui pose son caractère contingent, est ainsi falsifiée . Une relation crée un être nouveau, qui pose des droits à l'existence supérieurs aux personnes qui en font partie, c'est à dire qui en sont des parties fonctionnelles ; la relation transcende l'homme qui y est entré . Cette position est résolument contraire au narcissisme de la personnalité de base moderne, puisque l'identification ne se fait pas sur moi, mais sur plus que moi, plus élevé que moi ; par contre les limites du moi, et sa consistance, sont alors dans le même temps clairement déterminées .

Cela signifie aussi que le lien traditionnel pose une autorité extrapersonnelle qui garantit la pérennité du lien . Et cette garantie peut être déléguée à un des pôles du lien, quand le lien est de nature hiérarchique .

Si on analyse maintenant le contenu du lien traditionnel, on trouvera qu'il est fondé sur une puissance d'échange, don et contre don, ou droits et devoirs, mais ces devoirs étant essentiels ne sont pas référés uniquement aux pôles du lien, les hommes éphémères ; ils sont référés aussi aux garants symboliques du lien, le Principe, et la Cité humaine . Le lien traditionnel entre deux personnes est intermédié ; la transcendance à la volonté des deux parties prenantes se manifestant symboliquement par une tiercéité, d'ailleurs horizontale et verticale, horizontale selon la Cité humaine, et verticale selon le Principe . Ce référent, ce garant, d'aspect biface, est voilé et dévoilé par sa forme symbolique . Le lien traditionnel est consciemment plus que ses parties, tout simplement ; il est intégration à la société humaine et élévation de l'homme .

Cette puissance d'échange est traditionnellement définie par analogie à un, ou plusieurs, archétypes fondateurs : ainsi le mariage du Ciel et de la Terre, par exemple, comme archétype des relations entre l'homme et la femme . Dans la relation de Maître à disciple, le maître est clairement analogue au Seigneur vis à vis de ses disciples ; et ce n'est que dans cette perspective que le Maître peut recevoir des honneurs comparables à ceux rendus à la statue du Dieu, comme l'onction d'huile parfumée . Les hommages divins rendus à des personnes perverses sont très clairement des dégénérescences dues à l'obscurité symbolique moderne . Car c'est cette analogie et cette intermédiation symbolique qui font la force et la subtilité symbolique du lien . Le lien inégal n'est pas un lien d'inégalité entre deux personnes humaines, parfaitement égales devant Dieu et devant la mort,-sic transit gloria mundi- mais bien l'analogon terrestre, la manifestation d'un lien hiérarchique principiel . La supériorité d'un pôle n'est pas une supériorité individuelle et personnelle qui renforcerait le narcissisme . Dans le triomphe romain originel, le général vainqueur était suivi d'un homme lui murmurant des vanités à l'oreille, et le général était lourdement maquillé, en particulier son visage était peint en rouge comme les statues des dieux ; la fonction de cet ordre étant comparable à celle du masque rituel, qui rappelle que le rite rend présent et aussi éloigne de ce qui n'est qu'un support l'archétype céleste .

Michéa cite quelque part ( dans l'empire du moindre mal je crois) le cas de chefs traditionnels qui doivent dans leur position éminente multiplier les bienfaits, et sont ainsi utiles à tous ; mais il le tort moderne d'interpréter cela comme une « gestion des personnalités narcissiques ». Bien plutôt, comme les hauts magistrats municipaux de l'Antiquité, le « chef » éminent, de manière analogique, , doit être corne d'abondance, manifestation de la générosité du Principe, et c'est de sa générosité que le chef véritable peut tirer son orgueil, car c'est elle qui le rend véritablement éminent . L'Empereur lui même devait offrir du pain et des jeux au peuple romain, car cette règle n'était pas complètement oubliée à l'époque historique . La richesse noble traditionnelle est liée à la démesure dionysiaque et pas à l'épargne .

La supériorité traditionnelle est une supériorité très déterminée car symbolique, très lourde d'exigences, qui aggrave la faute et l'injustice de celui qui ne s'y conforme pas . Sa jouissance n'est pas narcissique, mais de théophanie opérante : c'est pourquoi elle est sans blâme, sans culpabilité .

L'ordre dominant, le clergé, était normalement lié à des vœux très lourds de conséquences, célibat, voire pauvreté, chasteté et obéissance ; et les membres les plus éminents du clergé ont à coup sûr globalement respecté leurs vœux pendant des siècles . L'appartenance à la noblesse était liée de manière directe à la participation à la guerre, très fréquente, et exposant le corps à la morsure du fer, et à la mort .

Le Roi traditionnel est garant par sa justice de la fertilité de la Terre ; il ne peut absolument pas se comporter comme une « star moderne ». Louis XVI encore, dans une monarchie dégénérée, a été rendu responsable de mauvaises récoltes .

Les positions éminentes sont d'autant plus élévation qu'elle sont exposition à la malédiction ; c'est l'ambivalence symbolique traditionnellement figurée par Janus, et ainsi les insignes de l'évêque dans l'Église médiévale sont-ils symboles de Dieu comme montrés en Enfer...et on a bien des cas historiques de ruines ou de « démission » mondaine de puissants traditionnels .

L'oubli progressif des obligations collectives et symboliques des ordres éminents a été le chemin vers la constitution, bien avant 1789, d'une oligarchie ploutocratique dégagée de tout sentiment du devoir, et ne conservant que la jouissance des privilèges : mais ce n'est pas une situation régulière du lien traditionnel . Le lien d'exploitation camouflé en lien symbolique dont parle Marx n'est pas une réalité atemporelle, mais la dernière phase de la décomposition des sociétés traditionnelles, tant en Europe qu'en dehors de l'Europe ; alors le symbolique est temporairement, dans une société encore attachée à lui, instrumentalisé au profit de l'entéléchie générale du Système, qui, comme le savait Braudel, était déjà en marche, à son échelle, au XV ème siècle - voyez Las Casas au siècle suivant, ne décrit-il pas une situation moderne d'exploitation nue et brutale, où dans un pays en paix les dominants se conduisent comme des soldats en guerre en pays ennemi, pour reprendre les mots d'Arendt?

Par ailleurs la justice du lien n'est pas liée à l'égalité du lien, mais à son équilibre . Avec un point d'appui bien placé, Archimède peut soulever le monde : la justice est à sa juste place au centre d'équilibre de la relation, qui est l'analogon du centre de tout lien . Symétrique mais non égalitaire . Le lien est pensée comme complémentarité, harmonie . Si le symbolique est renvoyé au néant, alors il ne reste que l'intérêt nu : ainsi dans les formes dégénérées des sociétés traditionnelles .

Cette conception moderne du lien, d'une exténuation radicale, résulte aussi d'une cosmologie unidimensionnelle . La cosmologie, ou science de la pluralité des mondes, est en quelque sorte l'ordre supérieur à celui des ontologies, la méta-ontologie ; chaque monde définissant une ontologie intramondaine . Dans une conception cosmologique hiérarchique, un lien hiérarchique peut recevoir une légitimité verticale que la cosmologie unidimensionnelle ne peut penser . Le lien hiérarchique valable est communication de mondes .

Le rapport systématique entre le matérialisme, c'est à dire une cosmologie unidimensionnelle liée à l'ontologie de la chose, par exemple sous la forme d'un atomisme, et la pensée binaire du lien humain comme soit égalitaire soit injuste mais pas les deux, le rejet de toute forme complexe de symétrie me semble donc bien fondé : ni Dieu, ni Maître . Mais le rejet du Maître par les anarchistes est le rejet d'une figure réellement mauvaise, et donc une réaction saine quoique aveuglée par l'absence de souvenir .

Cette fondation dans l'idéologie racine de la pensée moderne du lien n'est pas une conséquence logique mais une symétrie, une homologie structurale ; le lien entre les hommes est pensé dans les structures de pensée de l'atomisme . Cette idéologie du lien n'est pas une libération pour l'homme, elle est un enfermement carcéral et destruction de l'œuvre principale de l'humain, qui est la production de l'homme, par le tissage de liens subtils et différenciés .

Je me répète et résume pour être clair, et je prend un exemple . Si la pensée moderne du lien est juste, alors toutes les variétés de tissage symbolique de lien entre les sexes dans les différentes civilisations, ne sont que le masque illusoire de l'exploitation brutale . Dans cette optique, l'anarchisme et le libéralisme sont curieusement en accord . Quand le colonisateur supprimait ces liens au nom du progrès, il avait alors parfaitement raison ? Ma position est que le tissage des liens étant systémique, il s'ensuit que ce tissage subtil créait une société civilisée, une culture de civilité globale ; et qu'une « innovation »aussi désirable soit-elle « abstraitement », c'est à dire en pratique dans la culture du colonisateur, introduite brutalement de l'extérieur ne peut que détruire la totalité culturelle sans rémission . Cette destruction est par contre parfaitement conforme à l'entéléchie du Système .

La question des liens pose dans la foulée la question du droit et de la morale . La morale, voilà un autre nœud gordien de l'idéologie moderne .

L'idéologie comme instrument de la domination totale .

(Big Brother)

Le confinement bureaucratique change l'idéologie racine d'innovation, c'est à dire d'indépendance fonctionnelle, de liberté qu'elle était dans son histoire ancienne, particulièrement à l'époque des Lumières, en incarcération . La construction idéologique issue des « Lumières » peut être mécanisée et son aspiration fondamentale à la liberté occultée par un Système de domination totale .

Mais que font dans et face au Système les autres hommes, non les hommes « normaux », comme on dit en notre âge, car la norme doit être la plus élevée, mais les hommes de la masse de notre âge ? Il vivent dans un milieu de vie crée par la bureaucratie, un monde de fictions, ou encore de spectacle selon le mot de Debord .

Dans la construction de la « vie individuelle » faite de quotidienneté vide tellement caractéristique de l'Âge se rencontrent des réactions qui sont autant de signatures de types humains . Cette vie ordinaire est faite des obligations de la société liées aux fonctions organiques de l'homme : l'hygiène, à laquelle une pièce est dédiée, les courses, le travail « pour gagner sa vie », qui nécessitent avant tout de la soumission et de la conformité, même aux niveaux d'encadrement . Cette vie est réglée par la montre, c'est à dire ramenée à l'organique . Le tempo de ce monde, le rythme cardiaque, est celui des bureaucraties géantes des entrprises comme des États . Cette vie battue par un temps mécanique est le règne d'un ennui imperceptible et écrasant .

Le temps qualitatif est cyclique, et constitué par analogie et explication du mystère ; il est explication des ténèbres, et déroulement . Il est le temps que tout homme peut vivre aujourd'hui dans le suspense, l'attente fiévreuse, insupportable et extatique de la catharsis ; le temps qualitatif est passion, passion absolue . Boire trente et un cafés crème en attendant une femme est une douleur, mais aussi une intensité qui se vrille dans la mémoire et me constitue homme, pourvu d'abîmes de folies et de désir, et non animal domestique . Elle est douce la souffrance de l'amant, et le poignard de la passion est aussi la mousse sous les pieds nus à l'approche de la source, à la fin d'une marche en plein midi, propice à la folie caniculaire et à l'aveuglement . Et c'est cela, toi, le miroir de ce qui aurait pu être, ce sourire qui aurait pu être le mien, ce creux d'une main et d'un bras où se lovent des cheminements, ce rythme des pas et de coeur que je pourrais reconnaître . Tout ces déroulement des temps comme des lierres sur ton front sont le temps de la vie même .

Ce tempo tout d'abord est mécanique et ramène l'homme à l'organique . Ce sont les nourrissons qui ont le plus besoin d'horaires, et le temps linéaire est la négation du temps qualitatif, qui sépare le temps de la mélancolie du temps créatif chez l'artiste, le temps du repos de la terre et le temps de la moisson, le temps de la guerre sanglante et le temps de l'amour, de l'odeur des corps et l'entrelacement des bras . Nous savons qu'un instant de notre vie peut être plus que la vie entière ; que l'instant est la manifestation de l'éternité dans le monde, que si cet instant n'est pas vécu, la vie ne peut être vécue . Mais le temps mécanique énonce, fatal : un temps vaut un temps, une heure est une heure à tout instant .

Dans cette vie désertique faite de cases temporelles fonctionnelles, il existe des « temps de sociabilité », des soirées, des bars, des boîtes, etc...mais je l'ai dit à propos du lien dans le cas d'exception, une rencontre authentique est si rare qu'elle en devient précieuse, étrange, et source d'angoisse car source de transformation encore obscure, potentiellement menaçante . A tel point que la loi peut être introduite dans les relations humaines pour en exclure la possibilité sous le nom de harcèlement sexuel, ou par l'interdiction implicite ou explicite de lier des liens dans l'entreprise . Le système promeut explicitement une sociabilité égale pour tous, c'est à dire formatée et superficielle, sans les engagements graves que suppose la construction de tout lien authentique . Au contraire, l'ingénierie juridique du Système construit les liens sur le modèle du contrat précaire, posant que seuls les pôles d'un lien ont quelque consistance, étant antérieurs et souverains sur les liens . La méfiance et le calcul sont devenus le mode dominant des relations humaines y compris les plus intimes, entre « adultes consentants » (pesez en ces mots le calcul et la méfiance !) comme entre parents et enfants, où le parent est celui qui offre des biens de consommation à un enfant insatiable, l'enfant tyran, représentant de la Tyrannie floue au même titre que la jeune fille, et dont on théorise les « droits » . Cet enfant ne laisse plus voir beaucoup d'humanité, et ce qu'il en montre risque d'être le plus réprimé comme « prise de risques », alors que l'engagement de la vie organique est l'essence même de la consistance ontologique de la vie, qui est confrontation au danger, à l'amour et à la mort . L'enfant tyran est un maître illusoire et hurleur victime d'un enfermement dans son désir unidimensionnel sans issue, selon une logique autodestructrice . La vérité oblige à dire que sans lien souverain, il ne peut rien éclore de grandeur humaine, l'homme étant écarté de l'extase, de dépassement de soi, et renvoyé à lui même comme sa propre prison . Il n'est pas de plus efficace incarcération qu'en soi-même .

Par contre la jouissance débridée, quantitative et phallique, soigneusement mise en scène comme instrument symbolique de pouvoir, reste celle du chef de la horde . Mais cette jouissance mécanique, qui était déjà celle des Césars Romains, sans cesse plus complexe, violente et perverse, dans une surenchère inavouable, produit le spectacle de la satisfaction mais ne permet pas d'arriver à la satisfaction . Être César, un homme d'ambitions et de conquêtes, est plus qu'être Tibère, ou Göring, cet homme dépressif, intoxiqué, obèse et lourdement maquillé, usant avec délices malsains de sa toute puissance sur la vie humaine dans des palais vides d'humanité, et kitsch, c'est à dire envahis par une pompe vide, en désespoir d'une désymbolisation que la plus féroce puissance matérielle et le pillage des collections d'art européennes ne peuvent masquer à son être . Par sa folle mélancolie, Göring est plus humain que les père Ubu de notre cycle, qui ne semblent même pas ressentir de faille, malgré leurs cérémonies pharaoniques, leur fards, leur faces transformées en masques immobiles par leurs chirurgiens, l'accumulation de mensonges pour justifier des mensonges . Nos césars valent les Tibères, les Nérons et les Caligula, il ne leur manque que la liberté des Suétone pour exister . Le fond de leur apparence n'est guère plus que l'amertume précoce de l'enfant tyran, dont ils ont usé du pouvoir avec l'horizon de l'âge adulte .

Le vide désertique produit activement par la désymbolisation du temps est un instrument de pouvoir de la tyrannie floue . Le lien humain y est extraordinairement formel et compassé . Les rencontres sont codées et restent des frôlements d'égo en déshérence . Dans la vie ordinaire, le sens a été soigneusement évacué, dans les moindres détails : tout est fonctionnel au sens du Système . L'examen peut être prolongé dans l'usage de l'esthétique et l'usage de l'espace .

Dans une grande entreprise, l'esthétique est au service de l'entéléchie . Observez l'architecture géométrique, comme les moindres détails, les niveaux hiérarchiques exprimés par des matériaux et des tailles (le cuir, la taille des pièces, y compris dans les toilettes, les salles « communes » séparées etc), les angles de vue, le remplacement de la cafetière qui nécessite une coopération minimale par la machine à café, les informations légales sur la surveillance du « personnel » . Le Système s'exprime dans l'infime comme dans le global, dans le matériel mieux encore que dans le verbe . Ce monde enserré dans un filet arachnéen est encore percé d'interstices, de vide ; sans open space, il n'est pas une grande entreprise ou administration où un cadre ne puisse disparaître un moment de la journée sans que personne ne s'en aperçoive . Avec open space, on peut réciter et construire des spectacles de fonctionnalité . Et en général la disparition d'une personne y est comme pour le marin mort en mer, sans aucune trace sur l'estran, et sans aucune mémoire, sillage infime des oiseaux de mer se posant dans leurs rêveries aériennes .

Un homme a été chargé de rédiger l'historique sur trois ans d'un projet : un des postes a vu deux titulaires, le premier étant une jolie femme pourtant, et très souriante et sympathique, une voix et une personnalité ; il l'avait oubliée, et a dû demander à des collègues ; pire encore, il n'arrive même plus à la visualiser précisément . Quelqu'un que l'on oublie si vite existe-t-il vraiment, en dehors des codes et des veines électroniques qui attestent son existence ?

D'où cette fascination du Système pour l'évaluation, et pour la surveillance et l'attestation des bureaucrates, qui ne sont rien d'autres que les préposés à la conformité entéléchique . Dans le Système tel qu'il est, la suffisance et la ténacité les plus bornées sont une vertu essentielle, et la gestion bornée du temps vaut la gestion bornée et indéfiniment prévisible de la décoration et de l'ameublement . Que quelqu'un puisse faire en deux heures une innovation ou un dispositif qui remplace des années de répétitions stériles d'un process inutile, et mérite d'être payé pour des milliers d'heures en deux heures, et puisse ne pas avoir d'horaires, c'est ce qui étouffe le bureaucrate .


Qu'une utilisation de l'espace, qu'une décoration inhabituelle puisse être proposée, et le voilà mal à l'aise pour des années . Le créatif et la création emmerdent le bureaucrate, prenez cette phrase comme il vous plaira . La bureaucratie au fond ne peut comprendre la recherche, et la hait pour ce qu'elle en voit .

Le bureaucrate veut avant tout conserver, car c'est cette conservation tatillonne et vide de structures et de règles, ayant perdu leur sens originel par l'exténuation de la figure où elles ont pris naissance et s'inséraient, qui est à la base de la reconnaissance dont il profite pour exister, d'une existence qui est la totalité de sa consistance ; aussi la moindre innovation est-elle pour toute bureaucratie d'entreprise un stress majeur . Elle pourrait montrer que le bureaucrate indispensable et puissant ne sert à rien, sinon à symboliser l'ordre . Rien ne ressemble plus à un bureaucrate qu'une horloge géante, collective . Cette question, celle de son rôle authentique si difficile à saisir, ne se pose pas au bureaucrate, qui se pense en auto-suffisance : c'est lui qui mesure sa convenance et son utilité, et celle des autres . La suffisance est si importante que les cadres l'ont nommée estime de soi, et sont formés pour l'acquérir, avec des épreuves de « culture générale », ou un grand oral, qui permet au candidat de découvrir avec reconnaissance qu'a partir de l'idéologie-racine, il est possible de débiter des généralités fonctionnelles sur n'importe quel sujet, comme n'importe quel ministre . Heureusement la suffisance du bureaucrate est la plus sûre garantie du maintien intemporel de sa sottise ; s'il s'interrogeait, il pourrait s'améliorer . Le bureaucrate est l'homme réduit à sa boîte, au fonctionnel . Il est le Système, comme le Roi était le lieutenant de Dieu sur Terre .

La bureaucratie est une maladie proliférante, étouffante, comme les ronces et les orties sur les chemins . Face à cet étouffement, le Système a inventé la révolution permanente, la restructuration dans les entreprises, la privatisation, la réforme structurelle, la révision générale des politiques publiques (RGPP), dans l'État ; mais il est pensable que la bureaucratisation frappe les services chargés de débureaucratiser . La bureaucratie est encore une figure de l'authenticité et de l'illusion ; comme les bureaucraties des partis politiques chez Michels, elle prétend à une utilité sacrificielle, un être au service de, alors qu'elle assimile tout à son service ; nous croyons naïvement que les moyens alloués à une administration vont d'abord à ses objectifs, mais les objectifs sont plutôt les prétextes des moyens . Ceci rejoint la règle la plus évidente de l'Âge de fer : les fins passent au service du déploiement des moyens, les fins s'exténuent et les moyens prolifèrent (voyez l'incroyable impuissance du P.S en terme de fins, ce vide intersidéral face à des problèmes absolument primordiaux pour la communauté nationale, cette incapacité à dépasser les équilibres d'appareil) : la bureaucratie est le règne de la quantité, par son traitement quantitatif des problèmes, par son obsession de la règle universelle, par son caractère mécanique, par son fanatisme de la puissance matérielle et de la régularité temporelle . La suppression des jours fériés, cycliques et sacrés, au profit de la production matérielle est typiquement une attitude de bureaucrate . Que cette initiative ai reçu le soutien d'évêques au nom d'une finalité morale, règle typique de l'äge de fer, montre le caractère bureaucratique de l'Eglise moderne . L'évolution naturelle de la bureaucratie est l'inflation dans tous les domaines : c'est la leçon de l'URSS .

La solution à la bureaucratie est peut être de dire ce qu'elle est et de comprendre à quoi elle sert . Outre l'encadrement entéléchique du Système, elle est l'assurance de la domination du type d'homme unidimensionnel propre au Système, dont Eichmann est juste une manifestation du caractère monstrueux (Arendt) ; elle sert à remplacer la société organique, en créant les cadres de la fiction donnant à chacun une place dans le monde, en échange d'une soumission totale au Système . Pour exister, chaque être humain doit laisser mourir ou tuer une part de lui-même ; et cette part ne cesse d'être toujours plus dévorante .


C'est cette situation existentielle qui rend la guerre inévitable : la vie est en cause, le combat est le combat du désespoir dans les mâchoires de la mort .

L'utilité sociale de la bureaucratie est ainsi bien au delà de sa fonction affichée ; mais cette utilité ne doit pas laisser oublier que le Souverain lucide doit, comme devoir moral, laisser des vides suffisants dans le maillage bureaucratique pour permettre la vie humaine . Les règles bureaucratiques ne peuvent s'imposer à tous, en réalité .

C'est là que réside le danger de la technologie moderne de gouvernement bureaucratique, qui permet de vérifier réellement l'application des règles par tous : elle est le triomphe de la bureaucratie, triomphe mortel, car la sottise bureaucratique n'a survécu que par son perpétuel dépassement . C'est la sottise bureaucratique de l'armée française qui a produit juin 40, et De Gaulle n'a réussi que par le mépris des normes de morale politique républicaine, qui sont le mandat, le respect des limites du mandat, etc...Ce triomphe mortel devient si insupportable qu'il doit s'accompagner d'une propagande toujours plus omniprésente : la vie est devenue meilleure !

N'oubliez jamais cela, amis : exactement comme en URSS, le soin de l'idéologie racine est confié à des bureaucraties géantes, entreprises, partis, associations, organisations supranationales . La surveillance générale de l'opinion est la projection sur la politique des méthodes bureaucratiques de gestion des ressources humaines dans les entreprises géantes . Les cadres dirigeants des associations politiquement correctes sont issus des cadres des grandes entreprises, et usent des mêmes méthodes d'évaluation et des mêmes concepts, analogons locaux de l'idéologie racine . Cette haute bureaucratie veut devenir Empire, absorber les États et leur services au service de l'expansion maximale de la puissance matérielle comme finalité immanente, au profit de sa domination comme finalité vécue .

Voilà pourquoi elle est « libérale », et lutte contre les « discriminations », c'est à dire contre toute les différences qu'elle n' a pas posées de sa souveraineté qui se rend témoignage à elle même . Différence non validée par l'administration : telle est la définition authentique de la discrimination . Et l'administration veut maximiser sa puissance, et donc rendre au maximum les hommes interchangeables, le poste ( la place fonctionnelle) étant plus que la personne . L'interchangeabilité maximale célèbre le sacrifice de la personne au poste . L'être humain authentique est sacrifié quotidiennement au Système . Et comme toujours, le pouvoir entéléchique s'appuie sur les catégories dominées pour les « libérer », les « protéger », en détruisant les protections statutaires des « privilégiés » . Toute différence au statut d'esclave, d'outil animé du Système devient ainsi un « privilège ». Il est certain que le « sans papier » remplacera un jour la femme dans ce rôle fonctionnel de « libérable » . Le statut du « sans papier », de l'homme nu, avec tolérance de résidence permettant l'exploitation maximale, et la sortie légale des règles légales du travail, sera un jour celui de nombre de salariés interchangeables, déracinés de leur propre pays, comme les émigrés mexicains aux États Unis, comme c'est massivement le cas en Chine . Mais la gauche le fera, et ce sera un « progrès ».

La conformité entéléchique de la vie nue sera ainsi garantie, de même que son origine « démocratique », comme la RDA était « démocratique » . Le confinement bureaucratique change l'idéologie racine d'innovation, c'est à dire d'indépendance fonctionnelle, de liberté qu'elle était dans son histoire ancienne, particulièrement à l'époque des Lumières, en incarcération . La construction idéologique issue des « Lumières » peut être mécanisée et son aspiration fondamentale à la liberté occultée par un Système de domination totale : telle est l'évidence que le Système s'emploie à nier .


Et quand la survie de la bureaucratie est en cause, ce qui est le cas, avec l'exténuation de l'élan qui a permis et justifié sa construction, elle planifie la répression, impitoyablement, car sa répression est aveugle et paperassière . Son caractère impitoyable, comme celle du grand requin blanc, ne vient que de sa suffisance et de son détachement absolu de la vérité . La vérité lui devient progressivement incompréhensible, mais cette victoire est le sommet du totalitarisme systémique et l'annonce de son autodestruction, par perte de contrôle sur ce qu'elle appelle l' « environnement ». Ce temps est sans doute pas si éloigné, en années, décennies ou pire .

Au plan cyclique, notre époque du monde est à la réaction bureaucratique ce que l'automne du Moyen Âge est à la réaction des grands féodaux, le déchainement de la violence répressive pour conserver ce qui s'évanouit dans les mains qui veulent le saisir . La guerre civile mondiale dont parle Jakob Taubes est notre guerre de Cent ans ; et elle est si éloignée de la guerre classique que, comme la guerre d'Algérie, nous ne la nommons pas, sinon comme une bigarrure d'« évènements » épars .

Pour vivre nu, et non exister, l'homme noble doit mener cette guerre, c'est pourquoi elle ne peut que s'étendre . La première étape est de l'identifier, de comprendre ce fait éclatant mais aveuglant que je martèle : La construction idéologique issue des « Lumières » peut être mécanisée et son aspiration fondamentale à la liberté occultée par un Système de domination totale . Nous y sommes, amis !

Viva la muerte !

Le roman russe dans une perspective révolutionnaire : le salut par la littérature?

Rodtchenko, sortie de secours, Maison de la rue Myasnitskaya



La littérature russe présente un univers particulier de l'Âge de fer, un lieu de recueillement et de réflexion qui mérite une analyse.

La Russie est un pays du gouffre, de l'abîme ; sans limites clairement définies, sans stabilité sociale assurée, présentant les plus violents contrastes entre villes de l'âge industriel, industries géantes, et campagnes et forêts hors du monde. Dans cet immense pays l'éternité et la mort sont présents comme espace, la dialectique aussi ; l'histoire le traverse comme une vague puissante et destructrice. L'alternance des lumières et de la glace mordante, des saisons, oblige à une dureté et à une introspection que les europes plus heureuses ne connurent pas.

Ce pays encore, et en spiralant nous approchons du télos, est le pays de la tyrannie . Plus que la tyrannie de la monarchie décadente et bureaucratique, la tyrannie russe par excellence fut celle du prolétariat et du PCUS, la tyrannie stalinienne. Et celle ci fut terriblement ambivalente vis à vis des artistes, à la fois aveugle et cruelle, et curieusement complice . Car en cette époque heureuse, le poète était encore une figure du pouvoir spirituel, et pas un alibi ou un bibelot, du genre du plein de respect pour des tas de cultures . La littérature russe fut à la fois l'attente, l'aurore de la Révolution, et la chronique de ses ténèbres ; une leçon de ténèbres que l'homme du souterrain contemple avec un curieux sentiement de fraternité.

L'impasse révolutionnaire de la Russie d'avant 1917 n'était pas seulement la situation sociale, mais avant tout la situation existentielle de l'homme, celle qui ne peut être rachetée par aucune production matérielle . Il n'existait plus, lentement, de raison de vivre ; et ce crépuscule, comme le recul de la mer sur l'estran, pouvait être lent et insidieux, en tant que phénomène spirituel insaisissable . Chercher la raison de la vie est propre à l'essence de l'homme, et l'homme reçoit son essence, est institué dans son essence par la tradition et par le Verbe, non comme chose mais comme polarité de relations et de puissances .



L'homme n'est pas seulement un pôle de liens en puissance ; il est un complexe de liens lui-même ; et il ne décide pas, de par sa volonté, ce qu'il est en son essence, il le reçoit . Le fondement de sa puissance, son institution à l'être, est aussi le signe certain de son impuissance, de n'être rien de plus qu'un échouage jeté par la mer . L'affaiblissement de cette transmission et de ces puissances, insensiblement, est le premier phénomène qui tisse les oeuvres de Tolstoï et de Dostoievski.



L'essence de l'homme devient évanescence, disparition comme la mer bue par les grains de sable, envahissant le champ de l'être . Quel peut être le bonheur de les retrouver dans toute leur sève dans Guerre et Paix grâce à une réaction nationale, qui fait retrouver l'âpre saveur des liens de coeur et de sang, à travers le combat . La recherche de l'authenticité par Tolstoï n'est rien d'autre que le désir d'un retour à l'essence, a un fondement et à une institution qui se retirent du monde, dans un crépuscule non pas des dieux, mais bien des mondes . Le crépuscule des dieux est un triomphe illusoire de l'homme, qui bientôt se retrouve et vide, et pitoyable, et nu : corps coupable, viellissant et mourant, viande même, et matière première pour l'industrie .



Aussi ce bonheur de ressentir une vie pleinement humaine dans le combat fraternel, laisse bientôt place à la tristesse et à la quête désespérée d'une authenticité juste, de la Justice ; et devant l'évidence répétée de l'échec, la rage et l'envahissement du vide si évidents dans les démons . La révolution, les révolutionnaires sont pour le monde un symptôme du mal qui le ronge, comme la jambe d'ivoire d'Achab dans Moby Dick : elle porte encore artificiellement ce qui devrait tomber, elle bat un rythme démoniaque, mais en elle même est blanche, lisse et immaculée.

Grâce à ce passé spirituel, les hommes de la Tyrannie totalitaire placèrent l'enjeu de leur vie la où il doit être : la résistance spirituelle, existentielle, à l'envahissement démoniaque du vide et du mensonge, de la maximisation de la production matérielle.

Boulgakov, dans la Garde Blanche, est le peintre de l'attente russe d'un fantôme de neiges et de glaces, de l'attente d'un boulversement en la personne de l'ataman Petlioura . Avec le Maître et Marguerite, il atteint au sublime, en devenant l'explorateur de l'insurrection imaginaire face aux masses d'acier de la Tyrannie, insurrection à la fois extenuée et impuissante de la littérature, sous la forme d'un Maître malade, épuisé, et insurrection formidable de la puissance des ténèbres que que le Régime veut en vain anéantir, celle du Diable . Le chemin vers le haut et le chemin vers le bas est le même ; pour exister dans le coeur des hommes les puissances des ténèbres défendent le fils de Dieu .



C'est le monde imaginal et l'essence de l'homme et du monde, la vérité, qui sont les armes infimes des temps . Cette situation existentielle de l'artiste demeure la description authentique de la situation mondiale, et la tyrannie vécue demeure, en écho d'ombres à la tyrannie du passé . Boulgakov est notre frère, hommes de résistance désarmés que nous sommes, face à l'énorme puissance du Système tout puissant installé sur le trône de Dieu, décidant de la vie et de la mort, et pire encore, décidant du destin lui-même .



Comme Boulgakov, Pasternak montre un homme perdu dans les sombres méandres du Styx, des eaux noires qui charrient des miliers et milliers de destins dans la révolution et la guerre, symptômes du crépuscule général du monde sur la rive duquel nous nous trouvons, assistant aveuglés à un spectacle grandiose et menaçant, mais tellement immatures au fond, tellement incapables de méfiance, que nous le regardons sans le voir . Ainsi à l'arrivée de la vague, les touristes la regardaient-il en riant, en la photographiant, sans voir que les animaux étaient partis depuis longtemps .



Comme Boulgakov, Pasternak montre l'humanité encore vivante dans l'amour, dans cette vie privée qui n'existe plus pour la révolution : "plus personne n'a de droit à une vie privée en Russie", dit Strelnikov. Face à la Tyrannie qui balaye les hommes et les destins comme des feuillles mortes, Jivago retrouve le mythe tristanien, en se réfugiant dans des lieux isolés des exigences totalitaires de la révolution, et en trouvant et en vivant l'authenticité de la vie humaine dans l'amour passionné, destinal . Cette authenticité, toutes les traditions la connaissent, même si sans doute très peu d'hommes ont cette richesse et ce malheur inévitables . Mais ce qui est le plus fort de tout, ce n'est pas l'immense puissance matérielle de l'histoire, de la guerre mondiale ou de la tyrannie ; c'est la nécéssité humaine de vivre une vie pleinement humaine, et donc de risquer le sacrifice de sa vie .

Je ne saurais trop le répéter : la résistance ne peut être de fer que si elle pose que des conditions de la vie humaine sont plus importantes que la vie organique, que l'institution de l'humain dépasse et sursume la vie corporelle . Tôt ou tard tout homme devra trancher en son fort intime, devant le destin, si pour lui un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort, ou s'il vaut mieux mourir debout que vivre comme un chien . Le dernier grand roman russe que je connaisse, Vie et Destin, de Vassili Grossman, est justement le livre même qui pose cette question . Face à l'écrasante pression de Stalingrad, des hommes simples prennent conscience que leur fraternité est plus que le Système qui les enchaînent au grand combat . Face à cette pression, d'autres comprennent lentement qu'ils se battent devant un miroir, que le Nazisme et le Stalinisme sont les deux faces de la même terrifiante machoîre . J'affirme, ô mes amis, que le libéralisme est encore un avatar de cette mâchoire de ténèbres, mais comme dans le conte, le loup a trempé sa surface dans la farine pour le rendre blanc, d'un aspect virginal . Plus encore, il ne se déguise qu'en nous même, passant pour absent et souriant .

C'est là toute l'actualité inactuelle du Roman russe : il est l'ombre et le brouillard de notre monde, et sans cesse dans sa grandeur il nous parle de nous comme appellés à la grandeur et à la dignité qui sont notre part en ce monde, et dont la moindre est la capacité et le sens du péché et de la rédemption . La race des innocents est éteinte depuis longtemps : c'est avec nos complicités, nos lâchetés, que nous pouvons, hors de toute contrainte par la situation sociale et matérielle, témoigner de l'injustice intime du siècle . La révolte de généraux allemands, ou celle de Jünger contre le Nazisme vaut la révolte de Grossmann contre le totalitarisme soviétique, comme la mort en résistant du lieutenant-colonel de la Rocque, chef de la ligue factieuse des Croix de Feu vaut celle de Jean Moulin .

"Un homme peut par essence parler au nom de tous les hommes. Un homme peut par essence proclamer l'injustice et la fausseté de tous les autres hommes, sans pour cela faire preuve de présomption. Un tel homme fait usage de sa liberté. Cet usage n'entraîne pas de souveraineté temporelle, en ce qu'il est un pouvoir spirituel sauvage, typique de l'âge de fer.
Tout homme de gnose sait obscurément la vérité, et sait la reconnaître quand elle est dite. Même dans un langage de monde étranger. L'expression de la vérité est un grain de sable dans la machine de ténèbres. Ainsi dans les temps de ténèbres, une poignée d'hommes qui rendent témoignage à la vérité sont-ils un danger pour toutes les tyrannie" DDÊH.


La littérature, plus que la pensée, est peut être un vortex de l'insurrection à venir, une insurrection d'abord intérieure contre le crépuscule de l'humanité, où le porc destiné à nourrir le riche est mieux traité que les hommes qui n'ont ni argent, ni propriétaires . Rien n'est à sa place et nous cherchons une sortie de secours, si vertigineuse soit-elle . Pour la fraternité des hommes de combat,

Viva la muerte!

Yi King . N°55, Fong . Le lien d'égalité comme lien d'exception. Tonnerre et éclairs. Lucidité.


(http://inqconnections.com/styleblog/?m=200903)


Pour écrire, le penseur doit chercher toujours la lucidité et les conditions authentiques de sa révolte . S'il est un penseur tragique, il sait qu'il cherche l'intensité toujours plus haute, au risque suprême, qu'il est sans cesse entre extase et mélancolie, accro à l'adrénaline . Cela doit saigner toujours autour de lui car il ne peut vivre, admettre de vivre, la médiocrité de la vie moderne . Il cherche une stimulation qu'il ne risque de trouver que dans les situations les plus artificielles, fournies par le Système, ou dans les paradis artificiels .

Dans Mars, de Fritz Zorn, l'auteur se déclare heureux d'être en guerre totale ; et Jünger, dans un texte célèbre, parle de sa joie du déclenchement de la grande guerre . Je réfute absolument qu'une telle attitude soit un phénomène à traiter par la psychiatrie ; c'est bien la tendance moderne de considérer que tout désir de grande vie humaine relève de la psychiatrie, qui devra un jour recevoir une explication physiologique, liée à l'épuisement et à la domestication de l'homme, vainqueur incontesté des bêtes les plus féroces de la terre, et bête féroce entre toutes . Un peu aigle, un peu loup, un peu panthère, un peu hyène, un peu renard, un peu requin et un peu fourmi, machine mécanique...C'est grâce à cette cruauté inépuisable de la volonté de puissance que l'homme peut atteindre à la bonté et à la rédemption, non par son absence de saveur . La morale moderne est destructrice de toute haute bonté, et de toute noblesse de l'homme : un océan d'ennui obscur, une terrifiante exténuation de l'homme à qui sait voir .

L'homme noble risque alors de devenir insensiblement un Valmont, un séducteur machiavélique, un être cruel et manipulateur, qui fascinait un Baudelaire . Mais ce Valmont n'est qu'un pont sur un abîme d'angoisse, l'espoir fou de maîtriser ce qu'il ne peut pas maîtriser, son destin . Ce séducteur cynique et souriant est aussi un être abandonné, perclus de souffrances enfouies, et au fond sans espoir ni indépendance, mais qui dans sa rage n'attend ni soutien ni pitié . Sans espoir ni indépendances autres que celles qu'il peut conquérir par violence intime, et c'est justement ce désespoir et cette haine qui sont les sources profondes de sa puissance . L'homme noble se plaît à penser un monde harmonique, symphonique, donc harmonieusement hiérarchique, où chaque chose et chacun ait trouvé son havre, le lieu où vivre et planter ses racines, et croître sous les lumières versicolores des mondes . Mais pour cela il faut trancher le noeud gordien et chercher la refondation du monde et du bonheur.

Ainsi nous devons chercher les relations égales du combat pour fonder l'harmonie hiérarchique . Rien ne peut être à sa place .

Cette situation particulière de l'homme noble est cyclique ; elle lui donne une lucidité de fer, car on ne dit jamais autant de conneries que lorsqu'on est heureux . Mais elle est aussi un aveuglement sur les relations nobles . La méfiance et le cynisme, la sensation de ne pouvoir engager sa confiance envers un homme ou une femme, reviennent au premier doute . Et au fond pour des raisons symétriques . L'homme noble de l'Âge de fer est l'homme des masques, des masques de masques, des miroirs . Toute personne de valeur est porteuse de masques, sauf exceptions . L'homme noble de l'Âge de fer sait bien que l'on ne peut pas compter sur lui, sur sa sincérité, si l'on n'est pas pensé comme son égal . Que doit-on à un serf ?

Mais alors, quelle dignité m'accorde-t-on à moi même dans la chambre intime du coeur ? Comment ma manifestation est-elle comprise ? Et ce que j'interprète comme masque n'est-il pas une nature, et ce qui est masque n'est-il pas aimé comme nature ?

Et comment se livrer, sinon avec méfiance et prudence, de peur que les pourceaux ne se retournent contre vous et ne vous dévorent ? Nietzsche ne dit-il pas quelque part qu'une femme qui se sait aimée montre le fond du tonneau ? Le Hagakure ne dit il pas que les amours inavoués jusqu'à la mort sont les plus hauts ?

Le don inconditionnel de soi est une volonté brûlante d'une acceptation inconditionnelle de soi par l'autre . Mais est-il alors encore inconditionnel ? N'est-il pas alors une volonté de puissance qui se dissimule en amour ? Mais peut-on aimer sans désirer vaincre ?

Voilà toutes les questions qui se posent à l'homme noble qui rencontre un être porteur d'un même puissant désir, d'une même détermination à vivre, à dépasser l'existence dans la brûlure de la vie . A la fois ton regard est pour moi brûlant comme le soleil, tes bras mortels comme ceux de la déesse du soleil, et à la fois je te soupçonne comme moi, d'être au fond un feu dévorant, un loup du monde, avide d'odeurs et de chairs, et sans pitié pour lui même comme pour les autres, par sens du combat . Avec pour seule exception la chair de notre chair, de ce qui est pour chacun de sa chair et de son sang, et qui peut totalement se revendiquer de nous .

Cette absence de pitié volontaire est la culture intime d'une excès de pitié, de la lutte désespérée dans les mâchoires de l'angoisse de la pitié, de la vue des horreurs chez tant et tant d'hommes .

Pourtant je ne peux attendre que le voile ne se déchire seul, au risque qu'il ne devienne un départ sans lever le mystère . Je dois le déchirer, oublier une fois de plus la prudence . C'est la pure vérité que peu d'hommes prennent de tels risques . S'exposer à la déception en amour est un acte de courage mental comme s'exposer à la violence . Certains hommes préfèrent s'exposer à la violence qu'à cette déception suprême .

Pourtant, peut-on accepter qu'un don grave soit traité avec légèreté ? L'artiste peut-il admettre un « oui, c'est assez joli? » devant une œuvre qui lui a coûté du sang ? Grande est alors la tentation indigne du mépris . La perplexité doit cesser .

La consultation du Yi King (voir le lien AFPC) apporte encore une clef . Fong, n°55 . L'abondance.

« Tchen est le mouvement, Li, la flamme dont la propriété est la clarté. Clarté au-dedans, mouvement au-dehors produisent grandeur et abondance. Ce que représente l'hexagramme est une époque de haute civilisation. Toutefois le fait qu'il s'agisse d'un sommet entraîne l'idée que cet état extraordinaire d'abondance ne pourra se maintenir de façon durable . »

Ce fut un bref printemps, mais qui fut plus qu'une vie entière . L'antinomie entre notre lâche désir de sécurité, hérité de l'enfance et considérablement renforcé par la culture du Siècle, et la soif inextinguible qui permet de mourir de soif auprès de la fontaine, est ici évidente . La guerre est le fait d'assumer l'abandon de la sécurité dans son domaine de détermination : ainsi les guerres métaphysiques, et les délicieuses et dures guerres de l'amour, du cœur .

« Ceux qui dans l’univers se correspondent sympathiquement ne sont générale­ment pas rigoureusement égaux et équivalents ; cela est visible, par exemple, dans la cor­respondance sympathique entre la négativité et la positivité, dans la mollesse se plaisant à suivre l’énergie, dans la propension de l’inférieur à s’adjoindre au supérieur. Si les deux objets étaient rigoureusement égaux, pourquoi voudraient‑ils se suivre l’un l’autre ? » (Philastre, AFPC)

La règle ordinaire de l'harmonie, la complémentarité hiérarchique, n'est pas universelle . On retrouve cette idée fondamentale de l'exception à la règle comme précipice mais aussi sommet de la règle .

« Il n’y a que dans le cas du premier et du quatrième traits du koua fong, que leurs effets condui­sent à s’entraider mutuellement, que leur correspondance sympathique complète l’un l’autre, de sorte que, bien qu’égaux par leur énergie positive, ils se suivent mutuellement, mais sans commettre aucune faute coupable. En effet, sans la clarté, le mouvement ne saurait où se porter ; sans le mouvement, la lumière serait sans effet. Ils s’entraident mutuellement et produisent chacun son effet ; « dans un même bateau on traverse un lac avec le même cœur » ; dans le danger commun les ennemis eux‑mêmes réunissent leurs forces : la force des choses l’exige ainsi. Ils tentent une entreprise et se suivent mutuelle­ment, de sorte qu’ils peuvent achever la grandeur de leur œuvre, et c’est pour cela que la formule mentionne qu’il y a des louanges ; il y a lieu de leur donner des louanges. Dans d’autres koua, ils ne se feraient point de concessions mutuelles et ils se sépareraient . »

L'égalité de l'énergie, l'égalité hiérarchique, risque d'apporter la guerre ; ils ne peuvent s'entendre qu'exceptionnellement, temporairement c'est à dire cycliquement , dans le cycle de la guerre civile mondiale ; leur relation sera la rencontre de deux puissants pôles, produisant le tonnerre ; l'entente, l'abondance leur sera retirée ensuite .

Citation explicative : 51, l'ébranlement, l'éveilleur, le tonnerre .

« L'hexagramme Tchen est le. fils aîné qui prend le commandement avec énergie et puissance. Un trait yang apparaît sous deux traits yin et exerce une puissante poussée vers le haut. Cc mouvement est si violent qu'il suscite l'effroi. Il a pour image le tonnerre qui jaillit de la terre et dont l'ébranlement provoque crainte et tremblement. »

Seul de tels puissants ébranlements ébranleront les bases de l'ère de la sécurité .

Revenons à Fong :

Yi-King, (trad Philastre) :

« TSHOU HI. — « Maître équivalent » désigne le quatrième trait ; le caractère dont le sens est décade est pris ici avec le sens d’égal ; cela exprime qu’ils sont tous deux positifs. Dans un moment de splendeur florissante, la lumière et le mouvement s’entraident mutuelle­ment, aussi, le premier trait nonaire, rencontrant le quatrième également nonaire ; ils conduisent, bien que tous deux énergiques et positifs, à ce sens divinatoire.

Bien que dix jours, pas de culpabilité ; au‑delà de dix jours, calamité.

TSHENG TSE. — L’homme saint suit le moment et se place selon l’opportunité ; il se conforme à la raison suivant la nature de chaque affaire. Or, lorsque la force naturelle et inhérente est égale chez deux êtres, ceux‑ci ne s’abaissent pas mutuellement l’un devant l’autre ; telle est la raison d’être générale. Mais il y en a qui, bien qu’opposés par leurs qua­lités, se complètent et s’entraident mutuellement, de sorte qu’ils s’appellent ; tel est le cas du premier et du quatrième trait, et c’est ce qui fait que, bien qu’après dix jours, il n’y a cependant pas de culpabilité. Lorsque l’on est de même force que quelqu’un et que les énergies sont égales des deux côtés, qu’on est porté à s’abaisser pour s’appeler mutuelle­ment, à réunir ses forces pour répondre aux circonstances, comme en détruisant d’abord le sentiment de sa propre personnalité pour renforcer les idées d’un supérieur, le mal doit nécessairement bientôt en résulter, aussi, la formule dit : au‑delà de « l’égalité » cala­mité. Être égal à quelqu’un et se mettre soi-même en avant, c’est enfreindre l’égalité ; si l’un des deux veut l’emporter sur l’autre, tous deux ne peuvent pas être égaux .

TSHOU HI. —
Avertissement à celui qui consulte le sort qu’il ne doit pas chercher à l’emporter sur celui qui est son égal. C’est encore une idée en dehors de la formule du trait .

Deuxième trait hexaire : l’ombre se développe ; le soleil étant au milieu de sa course voir l’étoile polaire ; en entreprenant il y aura l’inconvénient du doute ; il y a confiance et elle se manifeste ; présage heureux .

En entreprenant, il y aura l'inconvénient du doute . Là encore, soit il y a confiance et manifestation, étoile polaire en plein aveuglement diurne, soit les ténèbres de la vallée de la mort . Là encore, le goût de l'affrontement, l'attitude mentale rendant apte à porte des coups et à en recevoir doit être développée . Il faut s'engager dans la forêt obscure quand la voie droite est perdue . Pas de risque sans déception suprême !

Viva la muerte !

Exercice physique et exercice spirituel . De l'authenticité de la terreur organique .


(Edouard Burnes-jones, étude pour des gorgones)
Ce texte est dédié à Lucien Cerise.

Mon ami,

J'ai pensé à vous et à notre discussion par les longs canaux de câbles et d'ondes qui forment de monstrueuses toiles d'araignées sur les bois et les montagnes comme sur la laideur excitante des grandes villes . Je n'aurais pas le front de vous donner des conseils, ce qui est chose absurde ; mais je vous doit un témoignage, un témoignage qui vaut pour le monde carcéral qui est nôtre : notre monde, celui qui est notre milieu de vie .

J'ai moi même depuis près de trente ans soumis mon corps à un entraînement physique poussé, longtemps très sévère, entre longues courses dans les chemins de forêts ou sur des côtes désertes, et surtout jouissance, jouissance de la manipulation continue de la fonte, de la charge maximale, celle qui tend les tendons au risque de la rupture, qui déplace les vertèbres . J'ai pu ainsi fréquenter le petit cercle des gros bras de certaines villes . Cela correspondait au besoin de se re-saisir d'une maîtrise terrestre, d'une capacité de résister aux fantômes non identifiés encore du vide, de ce vide qui sourd de notre monde comme la source des abîmes des glaciers des Alpes, autrefois, au temps des edelweiss .

Peut être comprendrez vous un jour vous aussi que cet acharnement méthodique, en vous forgeant lentement un nouveau corps, vous a forgé votre mental comme une arme, faisant apparaître en vous, par la ruine de toutes les limites apprises dans l' « éducation » moderne, la volonté de puissance, une puissance de volonté, d'énergie, de transformation des mondes, une ferveur indéfinie, sœur et amie de la percée toujours nouvelle de l'être, du volcan, de l'éternel mouvement du requin, de la serre du carnassier, ou des ailes de l'aigle, de la poussée de la fleur à travers la neige, de cette ferveur qui a prolongé la vie sur des années indéfinies, innombrables comme le sable sur la grève, jusqu'à nous, malgré la douleur, la tristesse et la mort . Chaque vie individuelle est une défaite, sauf si elle se sait au service des temps . Et surtout, votre entraînement a développé en vous une capacité de focalisation, de concentration, capable de toutes les pénétrations de la pensée, capable de génie, c'est à dire d'arrachement à lui-même :

« Après des mois de ténèbres intérieures j'ai eu soudain et pour toujours la certitude que n'importe quel être humain, même si ses facultés naturelles sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de la vérité réservé au génie, si seulement il désire la vérité et fait perpétuellement un
effort d'attention pour l'atteindre . Il devient ainsi lui aussi un génie... »
Simone Weil, Autobiographie spirituelle .

Capable de poser si nécessaire dans l'action un fanatisme de fer, qui n'est que le reflet d'un détachement intérieur .

« Une chose est sûre, il n'y a rien de plus important, le moment venu, qu'un zèle fervent . La vie est faite de cette ferveur qui se renouvelle à l'infini . L'esprit d'un homme, dès lors qu'il a pris conscience de cette vérité, n'est obsédé par aucune autre pensée ni aucune autre envie : pour lui, la vie s'écoule guidée par sa seule ferveur (…) personne ne peut s'empêcher de chercher les choses qui dans la vie semblent plus importantes (…) Or avant de n'être plus habité par la ferveur et de perdre toute illusion, les années devront succéder aux années . Une fois conscient, il ne sera plus nécessaire de faire des efforts permanents de concentration . »
Hagakure .

Peut être alors, parvenu à ce détachement cristallin, verrez vous que cette œuvre a pour principal fondement caché la terreur organique de l'impuissance, de la douleur et de la mort qui gît au fond de tout être animé, et dont j'ai eu l'expérience telle, et dont vous avez eu l'expérience - nécessairement . Alors se perdent les conseils des parents, se perdent les naïvetés enfantines, les croyances qui rendent possibles la vie des autres . Terreur organique, car propre à tout organisme pouvant devenir une proie, la proie d'un dévoreur intérieur, psychique ou biologique, ou extérieur, animal, humain, ou angélique . Alors verrez vous que le mental forgé dans la dureté et la concentration est aussi, est avant tout, un exercice spirituel d'affrontement de la mort, non pas de l'autre, la mort indéfinie, mais la nôtre, celle qui nous appartient en propre, et qui est le fondement de notre liberté dans le siècle . Car elle est ce pouvoir de ne pas consentir à l'asservissement, et elle est l'indignité antique de l'esclave . Diogène le Cynique ridiculisa les Athéniens en se promenant avec une lanterne en plein jour, en disant : « je cherche un homme . ».

« Le bushido consiste à se débattre avec la force du désespoir dans les mâchoires de la mort ».

L'intense entraînement physique et mental que décrit le Hagakure est la voie de la liberté humaine authentique . Cet entraînement était bien connu en occident, sous la forme du chemin de croix, ou du culte des martyrs, et enfin par la méditation sur la mort . Les ossuaires étaient le principal spectacle des villes bretonnes, comme la figure de l'Ankou, et ces innombrables figurations de la mort . Le moindre paysan était plus familier de la mort et de la douleur qu'un vieillard inutile des temps, c'est à dire pour lequel, et auquel notre âge ne propose aucune fonction . A l'époque moderne Barrès fut sans aucun doute l'homme qui poussa le plus loin la méditation de sa mort, pour y trouver les sources profondes de la vie humaine . Je dirais sans aucune exagération que le sort du monde, et la survie de l'homme comme être métaphysique, dépend d'êtres capables, à travers la conscience d'une lutte désespérée, de développer ce fanatisme de fer .

« Il n'est pas possible de demander à un homme normal et sain d'esprit d'accomplir une tâche qui demande de la démesure . Ce n'est qu'au travers de la folie, lorsque l'homme atteint un état qui dépasse la raison et les considérations personnelles, qu'il peut accomplir une telle tâche (…) cette quête ne s'inscrit ni dans la loyauté ni dans la piété filiale, mais implique une lutte désespérée, dans laquelle loyauté et piété filiale finissent par s'exprimer spontanément . »
Hagakure .

L'authenticité de la vie humaine se mesure à l'authenticité de la mort, et celle-ci varie selon les types humains . Ainsi l'énergie mise à l'entraînement du corps peut-elle passer à l'entraînement du mental . L'authenticité de la mort réside dans la dignité, et la dignité réside d'abord dans la science de la dignité humaine .


« Il y a des moments où il faut choisir entre vivre sa vie pleinement, entièrement, complètement, ou trainer l'existence dégradante, creuse et fausse que le monde, dans son hypocrisie, nous impose . »
Oscar Wilde, Aphorismes .


Il y a là un problème d'essence, un problème ontologique qui ne peut se résumer à l'existentiel qui est justement vécu comme inessentiel, massivement étranger à l'être, et imposé de l'extérieur de l'essence de l'homme .Wilde, irlandais comme Blake, fut l'homme de la beauté, dont le dandysme est l'application à la vie même, comme manifestation de l'essence invisible par soi . Cette imposition d'un existentiel « dégradant, creux, et faux » est une oppression, tant en terme d'asservissement qu'en terme d'angoisse . L'homme noble ne peut ressembler à ce siècle et ne peut y trouver de modèles . La guerre est d'abord la constitution d'une pensée de l'oppression et de la résistance désubjectivisée, le rejet de l'interprétation de l'oppression comme maladie, comme perversion, comme mélancolie, et de sa solution comme thérapie ou répression individuelle, qui court dans les grandes oeuvres du dernier siècle .

« Le cœur dont nous suivons le fonctionnement sur l'appareil enregistreur mérite qu'on lui épargne les barbelés des camps et les chœurs des déportés.
-Pourquoi, professeur?
-Herr Nossack, votre cœur est notre cœur .
-Alors épargnez le professeur. Ne le privez pas de rêves, de renards argentés de cadavres et de fumée, ne le privez pas de sa poétique. Aidez le à se repentir, à renaître et à guérir...
-Ma sœur, le cœur de notre bébé a besoin d'une simple petite pilule, dit le professeur Schnell à l'infirmière, qui obéit aussitôt . Merci, ma sœur . Et merci aussi au bébé, qui sait bien que nous préférons la voie orale à l'intraveineuse .
-Professeur, qu'avez vous fait de moi? Je ne veux pas parler de la pilule que je viens de prendre, je veux dire en général. Il m'est arrivé quelque chose. Tout ce qui m'entoure est calme, indifférent, vide de sens. La vie n'est tout de même pas ainsi ?
-La véritable vie est paix, Herr Nossack. La vie du citoyen devrait être entièrement dépourvue de rêves. Il ne devrait pas y avoir place en elle pour des souvenirs de tatouage, de chair humaine, d'os humains carbonisés, de savon fait avec de la substance humaine. Un vrai citoyen du monde doit être un bébé sans mémoire politique...
-Je refuse une telle vie, professeur . »
Miodrag Bulatovic, Gullo Gullo .

Desubjectiviser la résistance et l'oppression passe par le travail ontologique portant sur l'essence de la vie humaine, les fameux droits imprescriptibles et naturels de l'homme . Car si l'acceptation individuelle, ou le sentiment individuel de liberté valent liberté authentique, la simple inconscience de l'esclavage vaudra pour légitimation de l'esclavage, et l'homme ne sera plus qu'un rat, vivant et pensant comme un rat . Voilà le fond de la métaphysique de la subjectivité : faire admettre l'illusion comme authenticité, la liberté subjective comme liberté ontologiquement fondée, qui n'est autre que la volonté de puissance, s'il faut parler cet ordre de langage, l'image et la ressemblance de l'Un, dans un autre . Et nous savons bien, justement, ce que veut dire être fait comme un rat, dans l'ordre de cette panique organique qui est l'arme implicite de toute tyrannie, y compris la nôtre, aussi floue soit -elle, aussi empressée soit-elle à denier ce caractère pourtant évident, l'utilisation discrète mais répandue de la contention par corps, à l'aide d'armes non létales, qui n'en sont pas moins des armes capables de créer cette panique organique à la base de la terreur .

La guerre qui est la nôtre est d'abord expérience intérieure de l'oppression et de la nostalgie sans issue . Cette expérience est le voyage au bout de la nuit résolu . Comme le prisonnier qui s'entraîne en vue de son évasion, l'entraînement physique fut dans ces temps étranges le tempo de ce voyage . C'est pourquoi la guerre est une expérience physique, et aussi une aussi une expérience spirituelle ; un travail physique et un travail métaphysique s'accomplissant dans la douleur de l'entraînement ; et c'est cette lutte silencieuse de l'entraînement qui fit ressentir qu'il est bien une guerre invisible en ce monde, une guerre métaphysique . Quelle évasion préparer, sinon une évasion intérieure, là où, dans la forme moderne de la Tyrannie, tous les barreaux sont effacés et fuient et se dérobent devant toute saisie, par les mains ou par l'intellect ?

Mais il ne faut pas se leurrer, l'entraînement le plus féroce ne peut nous prémunir contre le risque d'effondrement psychique face à la terreur des armes modernes, issues des cauchemars secrets des hommes, armes détonantes, incendiaires, rayonnantes, rayonnantes, bactériologiques, chimiques, qui provoquent des morts toutes plus brûlantes pour l'âme qui les contemplent . Le sentiment d'impuissance, générateur d'effondrement et de stress post-traumatique, est fonction de la puissance démesurée des armes et des organisations modernes face à la fragilité du corps . L'effondrement des hommes, la panique, est le principal facteur réel de la victoire et de la défaite en bataille . En ce siècle, nous avons reçu les échos de lieux sortis du monde par l'horreur qu'ils inspirent, par leur organisation techno-scientifique de l'effondrement, qui se conjoint très bien à la vieille brutalité sadique des imbéciles . Nous avons entendu les mots de Guantanamo, d'Abu Graïb, avons entendu parler aussi d'hommes laissés en plein soleil enfermés dans des conteneurs, puis de tirs de fusils mitrailleurs sur ces conteneurs . Seigneur, résisterions nous au feu du chalumeau, à la noyade répétée du supplice de la baignoire, à l'électricité, au viol, à l'arrachement des ongles, aux chiens féroces, à l'humiliation, aux rires ? Je ne sais même pas si je résisterais à un sécateur, un marteau, une tenaille . Quelle expérience en ai-je? Comment certains hommes trouvent-ils alors ces murs intérieurs, ce château de l'âme qui les rend encore dignes, qui résiste aux assauts de l'adversaire, au spectacle de son sang et de ses organes disloqués ? Longtemps pour me protéger de ces litanies d'horreur monotone, je me suis identifié à l'agresseur ; mais je sais aujourd'hui que cela n'était que le résultat de ma terreur et de la vanité narcissique . Le véritable courage est de s'identifier à la victime, d'affronter l'abîme de sa propre terreur organique . On trouve cet exercice chez Ignace de Loyola comme dans le Hagakure, que je ne citerai jamais assez à votre méditation :

« Chaque matin, votre esprit doit recommencer à affronter l'idée que vous êtes déjà mort . (…) Réfléchissez à toute sortes de morts, imaginez les moments où la mort peut soudain vous surprendre, comme lorsque vous êtes mis en pièce par des flèches, des balles ou des sabres, emporté par une grande vague, contraint de vous jeter dans les flammes d'un feu ardent, frappé par la foudre, emporté par un tremblement de terre gigantesque, jeté dans un précipice vertigineux, décimé par une maladie fatale .
J'ai entendu un ancien dire : « passé le pas de la porte, l'homme se trouve parmi les morts ; passé la barrière de son domaine, l'homme doit affronter ses ennemis . Il ne s'agit nullement ici d'une mise en garde, mais bien de la nécessité de se forger une attitude mentale qui permet d'affronter l'idée que nous sommes déjà morts . »
Hagakure, onzième volume .

L'expérience spirituelle de la guerre moderne, avec ses abîmes, est aussi celle de la communauté qui m'empêche de m' engloutir, qui empêche mon âme de quitter un jour ces mondes, pour tournoyer vers les abysses, et se perdre parmi les chevelures d'algues et d 'échouages . La communauté est cette force qui me relève de la terreur, de la folie et de l'impuissance . Les réprouvés de ces temps doivent retrouver cette expérience nue de la fraternité pour affronter la folie gigantesque du monde .

La nef des fous navigue au fil du courant tandis que résonnent fifres et violons . Isolés, atteints en nous même comme le roi pêcheur dans le désert, par quels entrainements autres que l'entrainement physique et spirituels mêlés, pourrons nous trouver l'extériorité, l'autre rive où s'établir ? Alors continuez, et nous nous retrouverons au moment crucial dans le même camp . Regarde et je regarde aussi. Car comme disait Hegel, il est clair qu'ici l'esprit du monde est à l'œuvre, les convergences des pensées étant trop profondes et trop éclatantes pour ne pas jaillir d'une profonde poussée souterraine unique . Un jour nous dirons : « bien creusé, vieille taupe ! », et aurons devant les yeux la fin de tout cela, l'eschaton .

« Mais le monde auquel nous naissons est un monde en guerre dont tout l'éblouissement tient à la vérité tranchante de son partage entre amis et ennemis . La désignation du front participe au passage de la ligne mais ne l'accomplit pas . Cela, seul le combat le peut . Non pas tant parce qu'il provoque à la grandeur, que parce qu'il est l'expérience de la communauté la plus profonde, celle qui côtoie en permanence l'anéantissement et ne se mesure qu'a l'extrême proximité du risque . Vivre ensemble au cœur du désert dans la même résolution à ne pas se réconcilier avec lui, telle est l'épreuve, telle est la lumière . »
Tiqqun, théorie du Bloom .

J'ai lu ce texte sublime, bouleversé, moins d'une semaine après avoir écrit, dans mon langage cet écho de ce texte que mon esprit avait lu avant mon mental :

« Le lien de l'état d'exception n'est pas réservé à l'amour . Quand la vie la plus intime est entre les mains d'autres hommes, alors naît ce lien d'exception, qui dépasse tout conditionné et s'élève à l'inconditionné sur le modèle féodal . Je revendique la noblesse et la conformité à l'homme du modèle féodal . Une rencontre pendant la Résistance était un tel abandon, puisque seule cette personne, parfois inconnue, qui avait ma confiance me garantissait ma vie . La confiance était impossible rationnellement et absolument vitale : il fallait construire sa vie sur cette confiance . Bénis soient ceux qui ont hébergé des juifs, qui ont rusé avec la terreur et la mort, qui ont pu montrer et vivre un lien sans calcul, un lien tel qu'une foi, qui je l'ai déjà dit n'a rien d'une croyance ou d'une créance, ni d'un pari . Cette foi est une condition nécessaire d'une vie pleinement humaine, d'une dignité qui est au delà de l'existence . C'est pour cela que prendre le risque de mourir est un destin inévitable pour le résistant : parce que ne pas le prendre serait remettre en cause une respiration de l'esprit . La respiration de l'esprit est une urgence vitale pour l'homme de nostalgie . L'homme de haut désir sait que la vie humaine est au delà de la survie du corps et de ses fonctions . C'est pour cela qu'un monde sans cette radicalité risque de devenir inhumain, et que l'humanité la plus haute apparaît dans la douleur, qui fait désirer ce qui manque dans la vie ordinaire : « il n'est rien de l'ordre du mal à ce qui peut être enduré » . »

Nous sommes ce que la nuit du désespoir a fait de nous, non des dépressifs intégrés, mais des combattants de l'extérieur .


Viva la muerte!

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova