Exercice physique et exercice spirituel . De l'authenticité de la terreur organique .


(Edouard Burnes-jones, étude pour des gorgones)
Ce texte est dédié à Lucien Cerise.

Mon ami,

J'ai pensé à vous et à notre discussion par les longs canaux de câbles et d'ondes qui forment de monstrueuses toiles d'araignées sur les bois et les montagnes comme sur la laideur excitante des grandes villes . Je n'aurais pas le front de vous donner des conseils, ce qui est chose absurde ; mais je vous doit un témoignage, un témoignage qui vaut pour le monde carcéral qui est nôtre : notre monde, celui qui est notre milieu de vie .

J'ai moi même depuis près de trente ans soumis mon corps à un entraînement physique poussé, longtemps très sévère, entre longues courses dans les chemins de forêts ou sur des côtes désertes, et surtout jouissance, jouissance de la manipulation continue de la fonte, de la charge maximale, celle qui tend les tendons au risque de la rupture, qui déplace les vertèbres . J'ai pu ainsi fréquenter le petit cercle des gros bras de certaines villes . Cela correspondait au besoin de se re-saisir d'une maîtrise terrestre, d'une capacité de résister aux fantômes non identifiés encore du vide, de ce vide qui sourd de notre monde comme la source des abîmes des glaciers des Alpes, autrefois, au temps des edelweiss .

Peut être comprendrez vous un jour vous aussi que cet acharnement méthodique, en vous forgeant lentement un nouveau corps, vous a forgé votre mental comme une arme, faisant apparaître en vous, par la ruine de toutes les limites apprises dans l' « éducation » moderne, la volonté de puissance, une puissance de volonté, d'énergie, de transformation des mondes, une ferveur indéfinie, sœur et amie de la percée toujours nouvelle de l'être, du volcan, de l'éternel mouvement du requin, de la serre du carnassier, ou des ailes de l'aigle, de la poussée de la fleur à travers la neige, de cette ferveur qui a prolongé la vie sur des années indéfinies, innombrables comme le sable sur la grève, jusqu'à nous, malgré la douleur, la tristesse et la mort . Chaque vie individuelle est une défaite, sauf si elle se sait au service des temps . Et surtout, votre entraînement a développé en vous une capacité de focalisation, de concentration, capable de toutes les pénétrations de la pensée, capable de génie, c'est à dire d'arrachement à lui-même :

« Après des mois de ténèbres intérieures j'ai eu soudain et pour toujours la certitude que n'importe quel être humain, même si ses facultés naturelles sont presque nulles, pénètre dans ce royaume de la vérité réservé au génie, si seulement il désire la vérité et fait perpétuellement un
effort d'attention pour l'atteindre . Il devient ainsi lui aussi un génie... »
Simone Weil, Autobiographie spirituelle .

Capable de poser si nécessaire dans l'action un fanatisme de fer, qui n'est que le reflet d'un détachement intérieur .

« Une chose est sûre, il n'y a rien de plus important, le moment venu, qu'un zèle fervent . La vie est faite de cette ferveur qui se renouvelle à l'infini . L'esprit d'un homme, dès lors qu'il a pris conscience de cette vérité, n'est obsédé par aucune autre pensée ni aucune autre envie : pour lui, la vie s'écoule guidée par sa seule ferveur (…) personne ne peut s'empêcher de chercher les choses qui dans la vie semblent plus importantes (…) Or avant de n'être plus habité par la ferveur et de perdre toute illusion, les années devront succéder aux années . Une fois conscient, il ne sera plus nécessaire de faire des efforts permanents de concentration . »
Hagakure .

Peut être alors, parvenu à ce détachement cristallin, verrez vous que cette œuvre a pour principal fondement caché la terreur organique de l'impuissance, de la douleur et de la mort qui gît au fond de tout être animé, et dont j'ai eu l'expérience telle, et dont vous avez eu l'expérience - nécessairement . Alors se perdent les conseils des parents, se perdent les naïvetés enfantines, les croyances qui rendent possibles la vie des autres . Terreur organique, car propre à tout organisme pouvant devenir une proie, la proie d'un dévoreur intérieur, psychique ou biologique, ou extérieur, animal, humain, ou angélique . Alors verrez vous que le mental forgé dans la dureté et la concentration est aussi, est avant tout, un exercice spirituel d'affrontement de la mort, non pas de l'autre, la mort indéfinie, mais la nôtre, celle qui nous appartient en propre, et qui est le fondement de notre liberté dans le siècle . Car elle est ce pouvoir de ne pas consentir à l'asservissement, et elle est l'indignité antique de l'esclave . Diogène le Cynique ridiculisa les Athéniens en se promenant avec une lanterne en plein jour, en disant : « je cherche un homme . ».

« Le bushido consiste à se débattre avec la force du désespoir dans les mâchoires de la mort ».

L'intense entraînement physique et mental que décrit le Hagakure est la voie de la liberté humaine authentique . Cet entraînement était bien connu en occident, sous la forme du chemin de croix, ou du culte des martyrs, et enfin par la méditation sur la mort . Les ossuaires étaient le principal spectacle des villes bretonnes, comme la figure de l'Ankou, et ces innombrables figurations de la mort . Le moindre paysan était plus familier de la mort et de la douleur qu'un vieillard inutile des temps, c'est à dire pour lequel, et auquel notre âge ne propose aucune fonction . A l'époque moderne Barrès fut sans aucun doute l'homme qui poussa le plus loin la méditation de sa mort, pour y trouver les sources profondes de la vie humaine . Je dirais sans aucune exagération que le sort du monde, et la survie de l'homme comme être métaphysique, dépend d'êtres capables, à travers la conscience d'une lutte désespérée, de développer ce fanatisme de fer .

« Il n'est pas possible de demander à un homme normal et sain d'esprit d'accomplir une tâche qui demande de la démesure . Ce n'est qu'au travers de la folie, lorsque l'homme atteint un état qui dépasse la raison et les considérations personnelles, qu'il peut accomplir une telle tâche (…) cette quête ne s'inscrit ni dans la loyauté ni dans la piété filiale, mais implique une lutte désespérée, dans laquelle loyauté et piété filiale finissent par s'exprimer spontanément . »
Hagakure .

L'authenticité de la vie humaine se mesure à l'authenticité de la mort, et celle-ci varie selon les types humains . Ainsi l'énergie mise à l'entraînement du corps peut-elle passer à l'entraînement du mental . L'authenticité de la mort réside dans la dignité, et la dignité réside d'abord dans la science de la dignité humaine .


« Il y a des moments où il faut choisir entre vivre sa vie pleinement, entièrement, complètement, ou trainer l'existence dégradante, creuse et fausse que le monde, dans son hypocrisie, nous impose . »
Oscar Wilde, Aphorismes .


Il y a là un problème d'essence, un problème ontologique qui ne peut se résumer à l'existentiel qui est justement vécu comme inessentiel, massivement étranger à l'être, et imposé de l'extérieur de l'essence de l'homme .Wilde, irlandais comme Blake, fut l'homme de la beauté, dont le dandysme est l'application à la vie même, comme manifestation de l'essence invisible par soi . Cette imposition d'un existentiel « dégradant, creux, et faux » est une oppression, tant en terme d'asservissement qu'en terme d'angoisse . L'homme noble ne peut ressembler à ce siècle et ne peut y trouver de modèles . La guerre est d'abord la constitution d'une pensée de l'oppression et de la résistance désubjectivisée, le rejet de l'interprétation de l'oppression comme maladie, comme perversion, comme mélancolie, et de sa solution comme thérapie ou répression individuelle, qui court dans les grandes oeuvres du dernier siècle .

« Le cœur dont nous suivons le fonctionnement sur l'appareil enregistreur mérite qu'on lui épargne les barbelés des camps et les chœurs des déportés.
-Pourquoi, professeur?
-Herr Nossack, votre cœur est notre cœur .
-Alors épargnez le professeur. Ne le privez pas de rêves, de renards argentés de cadavres et de fumée, ne le privez pas de sa poétique. Aidez le à se repentir, à renaître et à guérir...
-Ma sœur, le cœur de notre bébé a besoin d'une simple petite pilule, dit le professeur Schnell à l'infirmière, qui obéit aussitôt . Merci, ma sœur . Et merci aussi au bébé, qui sait bien que nous préférons la voie orale à l'intraveineuse .
-Professeur, qu'avez vous fait de moi? Je ne veux pas parler de la pilule que je viens de prendre, je veux dire en général. Il m'est arrivé quelque chose. Tout ce qui m'entoure est calme, indifférent, vide de sens. La vie n'est tout de même pas ainsi ?
-La véritable vie est paix, Herr Nossack. La vie du citoyen devrait être entièrement dépourvue de rêves. Il ne devrait pas y avoir place en elle pour des souvenirs de tatouage, de chair humaine, d'os humains carbonisés, de savon fait avec de la substance humaine. Un vrai citoyen du monde doit être un bébé sans mémoire politique...
-Je refuse une telle vie, professeur . »
Miodrag Bulatovic, Gullo Gullo .

Desubjectiviser la résistance et l'oppression passe par le travail ontologique portant sur l'essence de la vie humaine, les fameux droits imprescriptibles et naturels de l'homme . Car si l'acceptation individuelle, ou le sentiment individuel de liberté valent liberté authentique, la simple inconscience de l'esclavage vaudra pour légitimation de l'esclavage, et l'homme ne sera plus qu'un rat, vivant et pensant comme un rat . Voilà le fond de la métaphysique de la subjectivité : faire admettre l'illusion comme authenticité, la liberté subjective comme liberté ontologiquement fondée, qui n'est autre que la volonté de puissance, s'il faut parler cet ordre de langage, l'image et la ressemblance de l'Un, dans un autre . Et nous savons bien, justement, ce que veut dire être fait comme un rat, dans l'ordre de cette panique organique qui est l'arme implicite de toute tyrannie, y compris la nôtre, aussi floue soit -elle, aussi empressée soit-elle à denier ce caractère pourtant évident, l'utilisation discrète mais répandue de la contention par corps, à l'aide d'armes non létales, qui n'en sont pas moins des armes capables de créer cette panique organique à la base de la terreur .

La guerre qui est la nôtre est d'abord expérience intérieure de l'oppression et de la nostalgie sans issue . Cette expérience est le voyage au bout de la nuit résolu . Comme le prisonnier qui s'entraîne en vue de son évasion, l'entraînement physique fut dans ces temps étranges le tempo de ce voyage . C'est pourquoi la guerre est une expérience physique, et aussi une aussi une expérience spirituelle ; un travail physique et un travail métaphysique s'accomplissant dans la douleur de l'entraînement ; et c'est cette lutte silencieuse de l'entraînement qui fit ressentir qu'il est bien une guerre invisible en ce monde, une guerre métaphysique . Quelle évasion préparer, sinon une évasion intérieure, là où, dans la forme moderne de la Tyrannie, tous les barreaux sont effacés et fuient et se dérobent devant toute saisie, par les mains ou par l'intellect ?

Mais il ne faut pas se leurrer, l'entraînement le plus féroce ne peut nous prémunir contre le risque d'effondrement psychique face à la terreur des armes modernes, issues des cauchemars secrets des hommes, armes détonantes, incendiaires, rayonnantes, rayonnantes, bactériologiques, chimiques, qui provoquent des morts toutes plus brûlantes pour l'âme qui les contemplent . Le sentiment d'impuissance, générateur d'effondrement et de stress post-traumatique, est fonction de la puissance démesurée des armes et des organisations modernes face à la fragilité du corps . L'effondrement des hommes, la panique, est le principal facteur réel de la victoire et de la défaite en bataille . En ce siècle, nous avons reçu les échos de lieux sortis du monde par l'horreur qu'ils inspirent, par leur organisation techno-scientifique de l'effondrement, qui se conjoint très bien à la vieille brutalité sadique des imbéciles . Nous avons entendu les mots de Guantanamo, d'Abu Graïb, avons entendu parler aussi d'hommes laissés en plein soleil enfermés dans des conteneurs, puis de tirs de fusils mitrailleurs sur ces conteneurs . Seigneur, résisterions nous au feu du chalumeau, à la noyade répétée du supplice de la baignoire, à l'électricité, au viol, à l'arrachement des ongles, aux chiens féroces, à l'humiliation, aux rires ? Je ne sais même pas si je résisterais à un sécateur, un marteau, une tenaille . Quelle expérience en ai-je? Comment certains hommes trouvent-ils alors ces murs intérieurs, ce château de l'âme qui les rend encore dignes, qui résiste aux assauts de l'adversaire, au spectacle de son sang et de ses organes disloqués ? Longtemps pour me protéger de ces litanies d'horreur monotone, je me suis identifié à l'agresseur ; mais je sais aujourd'hui que cela n'était que le résultat de ma terreur et de la vanité narcissique . Le véritable courage est de s'identifier à la victime, d'affronter l'abîme de sa propre terreur organique . On trouve cet exercice chez Ignace de Loyola comme dans le Hagakure, que je ne citerai jamais assez à votre méditation :

« Chaque matin, votre esprit doit recommencer à affronter l'idée que vous êtes déjà mort . (…) Réfléchissez à toute sortes de morts, imaginez les moments où la mort peut soudain vous surprendre, comme lorsque vous êtes mis en pièce par des flèches, des balles ou des sabres, emporté par une grande vague, contraint de vous jeter dans les flammes d'un feu ardent, frappé par la foudre, emporté par un tremblement de terre gigantesque, jeté dans un précipice vertigineux, décimé par une maladie fatale .
J'ai entendu un ancien dire : « passé le pas de la porte, l'homme se trouve parmi les morts ; passé la barrière de son domaine, l'homme doit affronter ses ennemis . Il ne s'agit nullement ici d'une mise en garde, mais bien de la nécessité de se forger une attitude mentale qui permet d'affronter l'idée que nous sommes déjà morts . »
Hagakure, onzième volume .

L'expérience spirituelle de la guerre moderne, avec ses abîmes, est aussi celle de la communauté qui m'empêche de m' engloutir, qui empêche mon âme de quitter un jour ces mondes, pour tournoyer vers les abysses, et se perdre parmi les chevelures d'algues et d 'échouages . La communauté est cette force qui me relève de la terreur, de la folie et de l'impuissance . Les réprouvés de ces temps doivent retrouver cette expérience nue de la fraternité pour affronter la folie gigantesque du monde .

La nef des fous navigue au fil du courant tandis que résonnent fifres et violons . Isolés, atteints en nous même comme le roi pêcheur dans le désert, par quels entrainements autres que l'entrainement physique et spirituels mêlés, pourrons nous trouver l'extériorité, l'autre rive où s'établir ? Alors continuez, et nous nous retrouverons au moment crucial dans le même camp . Regarde et je regarde aussi. Car comme disait Hegel, il est clair qu'ici l'esprit du monde est à l'œuvre, les convergences des pensées étant trop profondes et trop éclatantes pour ne pas jaillir d'une profonde poussée souterraine unique . Un jour nous dirons : « bien creusé, vieille taupe ! », et aurons devant les yeux la fin de tout cela, l'eschaton .

« Mais le monde auquel nous naissons est un monde en guerre dont tout l'éblouissement tient à la vérité tranchante de son partage entre amis et ennemis . La désignation du front participe au passage de la ligne mais ne l'accomplit pas . Cela, seul le combat le peut . Non pas tant parce qu'il provoque à la grandeur, que parce qu'il est l'expérience de la communauté la plus profonde, celle qui côtoie en permanence l'anéantissement et ne se mesure qu'a l'extrême proximité du risque . Vivre ensemble au cœur du désert dans la même résolution à ne pas se réconcilier avec lui, telle est l'épreuve, telle est la lumière . »
Tiqqun, théorie du Bloom .

J'ai lu ce texte sublime, bouleversé, moins d'une semaine après avoir écrit, dans mon langage cet écho de ce texte que mon esprit avait lu avant mon mental :

« Le lien de l'état d'exception n'est pas réservé à l'amour . Quand la vie la plus intime est entre les mains d'autres hommes, alors naît ce lien d'exception, qui dépasse tout conditionné et s'élève à l'inconditionné sur le modèle féodal . Je revendique la noblesse et la conformité à l'homme du modèle féodal . Une rencontre pendant la Résistance était un tel abandon, puisque seule cette personne, parfois inconnue, qui avait ma confiance me garantissait ma vie . La confiance était impossible rationnellement et absolument vitale : il fallait construire sa vie sur cette confiance . Bénis soient ceux qui ont hébergé des juifs, qui ont rusé avec la terreur et la mort, qui ont pu montrer et vivre un lien sans calcul, un lien tel qu'une foi, qui je l'ai déjà dit n'a rien d'une croyance ou d'une créance, ni d'un pari . Cette foi est une condition nécessaire d'une vie pleinement humaine, d'une dignité qui est au delà de l'existence . C'est pour cela que prendre le risque de mourir est un destin inévitable pour le résistant : parce que ne pas le prendre serait remettre en cause une respiration de l'esprit . La respiration de l'esprit est une urgence vitale pour l'homme de nostalgie . L'homme de haut désir sait que la vie humaine est au delà de la survie du corps et de ses fonctions . C'est pour cela qu'un monde sans cette radicalité risque de devenir inhumain, et que l'humanité la plus haute apparaît dans la douleur, qui fait désirer ce qui manque dans la vie ordinaire : « il n'est rien de l'ordre du mal à ce qui peut être enduré » . »

Nous sommes ce que la nuit du désespoir a fait de nous, non des dépressifs intégrés, mais des combattants de l'extérieur .


Viva la muerte!

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Zinaida Serebriakova