Authenticité et illusion IV : la guerre métaphysique comme authenticité.



Un traité de guerre idéologique, dont nous avons donné des fragments, reste à écrire : un Sun Tzu de l'Âge de fer . De manière disgressive, je veux souligner l'apparition de la guerre dans le domaine du visible du Système . La guerre métaphysique n'est pas une guerre secrète, même si elle a des aspects occultes, à l'intérieur d'un cycle d'occultation ; elle ne doit pas avoir lieu dans le domaine de l'entéléchie, de l'expansion de la puissance matérielle, sous peine de servir cette expansion et de renforcer son immunité ; elle ne doit pas être symétrique, ni dans son développement ni dans ses moyens, et c'est pourquoi la pensée moderne peine tant à l'identifier comme guerre . Métaphysique, elle s'appuie sur cette lumière innée qu'invoque Leibniz, la raison, ou intellect agent, universelle et commune aux hommes en puissance mais non en exercice . Comme la taupe, comme les termites, elle creuse à minima, vidant de sa substance la réalité moderne jusqu'à son effondrement .

Dans ce monde de fer omnibureaucratique, qui crée des services chargés d'évaluer l'allègement des services, les hommes de la masse peuvent s'épanouir, s'ils sont parfaitement vides : ils peuvent lire les pages sportives du parisien en week-end dans la villa familiale, mettre une chemise blanche pour sortir les enfants au parc, s'ils sont riches, ou boire des bières avec le survêtement de « leur » club devant la télé, s'ils sont pauvres, bref, ressembler à quelque chose de connu, ce qui semble parfois être le degré métaphysique maximal d'intensité de certaines existences . Mais très peu ont cette chance, d'être comme des bestiaux satisfaits de leurs champs bien clôturés . La plupart des hommes ressentent un manque, qu'ils comblent avec les produits du Système, mais parfois que le Système ne peut combler . Ici commence la recherche d'authenticité qui afflige tant l'Âge de fer . Deux livres récents évoquent cette quête de manière intéressante, Ramon, de Dominique Fernandez, sur lesquels j'espère écrire un article complet, et D'autres vie que la mienne, d'Emmanuel Carrère .

Le premier type de recherche d'authenticité est celui de l'enfant de la bourgeoisie, au sens noble du terme, car Dominique Fernandez n'eut pas l'enfance d'un riche . La faille silencieuse entre la représentation et la réalité est consubstantielle à la vie aristocratique et bourgeoise ; mais cette faille a longtemps été objectivée par les nobles, c'est à dire connue, reconnue et objet d'un travail sur soi . Ainsi le Roi Soleil faisait-il voir son lever, entendre ses pets et sentir ses selles aux proches et aux ambassadeurs . Mais cet art de la représentation de cour s'est transformé, en s'éloignant de sa figure, en occultation généralisée de secrets tenus pour inavouables, en « tenue des apparences » ; l'historique honteux de la famille, le sexe, l'argent, la maladie et la mort, etc sont devenus objets de secret . La famille bourgeoise dégénérée est ainsi apparence de justice voilant l'arbitraire, apparence de générosité voilant l'égoïsme et le mépris des pauvres, du personnel de service ; apparence, comme les franges des manteaux des pharisiens . Et cette multitude de défenses empêche d'être simplement sincère, rendant la générosité toute d'apparat, commandant de mirifiques cadeaux promis qu'il faut avoir l'élégance de refuser, rendant les remerciements insupportables car obligatoires, l'élégance absurde car oppressive, la fête emmerdante car raisonnable .



Si dans la famille un père a été traitre, collaborateur, suicidaire, alors le silence entourera ses enfants, un silence gêné . Dominique, fils de Ramon, note justement : « je suis né de ce traître, il m'a légué son nom, son œuvre, sa honte . Au centre de ma vie, depuis l'enfance : aimer ce qui est interdit, puisqu'on m'interdisait d'aimer l'objet de mon amour ». Parole sublime . Voilà Ramon Fernandez, un intellectuel bourgeois rongé de culpabilité, qui sans renier son verbe complètement, mais presque, se met à désirer la force virile des ouvriers, à pratiquer l'ouvriérisme, à se mettre au service de Jacques Doriot . Et la femme de ce dernier, mère de l'auteur, fille d'instituteur issue de l'ascèse des classes prépa, enivrée de malheur, incapable d'aimer le plaisir pour le plaisir, et dont il tombe pourtant amoureux, amoureux comme un amour moderne . Elle apprécie le caractère fougueux de son homme, tant elle est étriquée par une morale de recluse ; il apprécie son immaturité lisse et idéaliste, de sa virilité culpabilisée . Deux vouvoiements qui ne parviennent à s'emboîter, qui se déchirent et déchirent les enfants . Malgré l'effroi où ses choix jettent son fils, ce dernier en veut surtout à sa mère, à son incapacité à jouir, à abandonner sa volonté, sa jalousie . La voyant partir, il dit « la plus belle image de mon échec vital . Désormais, c'est fini pour moi»...et puis pour les enfants, des silences, des mensonges .

Dans la bourgeoisie de ce genre, la fascination pour la vérité devient nécessairement la fascination pour les ténèbres, la violence, le sexe et la mort . Le dandysme bourgeois épris de romantisme noir en est une figure . Mais Ellroy lui même, à travers toute son œuvre, poursuit-il autre chose que ce dévoilement de Dream-a-dream land, des meurtres et des tueries qui fondent l'usine à rêve du monde moderne, la Californie, comme le massacre du Hibou de la nuit ?

Alors la fascination pour la vérité est-elle vécue comme dévoilement de secrets, violence et dévoilement de violences cachées, cruauté, y compris envers soi-même, « analyse au scalpel » ; et l'on retrouve l'enquête généalogique, la psychanalyse, le matérialisme ivre de violence qui se présente comme lucidité supérieure . Mais cette lucidité supérieure n'est qu'une illusion de lucidité supérieure : la vérité n'est pas contraire à la raison, le caractère répugnant et sordide d'une affirmation n'est pas une argumentation, l'écorché n'est pas plus vrai que le modèle nu . Il n'existe tout simplement pas d'existence humaine sans symbolisation, sans abîme ; l'abîme n'est pas le mensonge des pères .

La seule authenticité de l'illusion est l'illusion .

Il est une autre quête de l'authenticité qui touche les cadres des grandes villes de notre âge, qui n'ont pas eu la chance d'avoir une famille marquée par l'apparence et les secrets inavouables : il s'agit des investissements authentiques . Après être justement issu de tels secrets, et avoir peint dans l'adversaire une sorte de maximum d'intensité dans le mensonge qui peut imprégner une vie familiale – dans une famille de la bourgeoisie bancaire suisse...- Emmanuel Carrère dans D'autres vies que la mienne présente deux problématiques parallèles, d'abord le retour tout relatif à l'authentique que crée un choc puissant de la réalité, le tsunami de 2004, le cancer, et ensuite la recherche d'authenticité dans l'amour et dans la profession de juge . Bien sûr cette façon de parler peut ne pas agréer à l'auteur .

Les investissements « authentiques » sont ces étants auxquels l'homme moderne s'attache pour fuir la futilité essentielle de la vie moderne . Classiquement, il s'agit de la carrière, car la puissance semble à l'ambitieux plus réelle que tout autre chose, de l'amour, des enfants, chair de ma chair et sang de mon sang, de la maison comme forteresse contre le monde, etc . Carrère en donne à mes yeux un bon exemple à partir de la page 31 :

« Informaticien en banlieue parisienne, rêvant de pays lointains, (il est invité au Sri Lanka) . Philippe a pensé : c'est ici la vraie vie, c'est ici que j'aimerais vivre un jour (…) (il y revient huit ans plus tard, y construit une vie partagée avec sa fille et son gendre, et sa petite fille Juliette entre France et Sri Lanka). (...)Philippe pensait : j'ai trouvé l'endroit où je veux vivre, j'ai trouvé l'endroit où je veux mourir . (…) (il se fait un ami Sri-Lankais, M.H.). Je crois que je suis devenu Sri-lankais, a dit un jour Philippe, et il se rappelle le regard amical mais un peu ironique que lui a jeté MH : que tu crois...(...) sa vie, quoi qu'il en pense, n'était pas là .

« Ce matin (...il est) resté à la maison pour garder Juliette et Osandi, la fille du patron de la guesthouse . Il lisait le journal local, assis dans son fauteuil en rotin sur la terrasse du Bungalow, de temps en temps levait les yeux pour surveiller les deux petites filles qui jouaient au bord de l'eau . Elles sautaient en riant dans les vaguelettes . Juliette parlait français, Osandi sri-lankais, mais elles se comprenaient très bien quand même . (…) tout était calme, la journée allait être belle (…) c'est alors que la vague est arrivée
. »

La voilà l'authenticité de cette authenticité . Toutes ces vies humaines, ces photos, ces journaux intimes, ces investissements faits pour dépasser la futilité, la superficialité, les apparences, pour se construire un avenir humain, pour se conduire à une bonne mort . « Ce regard légèrement narquois, sans malveillance, sur les gens qui s'agitent et se stressent et intriguent, qui ont soif de pouvoir et d'ascendant sur leur prochain... ». que de « groupes de parole » petits bourgeois qui tissent indéfiniment sur l'excessif attachement aux richesses, à l'apparence, pour le « bonheur », ce catalogue des idées reçues, ce renforcement mutuel des égos dans l'ivresse du mensonge, vanité, vacuité de cette supériorité ! Ce sont les activités, les pensées compensatoires du vide, l'illusion d'avoir triomphé de l'illusion comme illusion véritable . Que de gens qui savent, qui sont parvenus, qui se croient riches, alors qu'ils ne sont rien : « parce que tu dis : je suis riche, je me suis enrichi, et je n'ai besoin de rien, et que tu ne connais pas que toi, tu es le malheureux et le misérable, et pauvre, et aveugle, et nu . » (Apocalypse) .



La vérité est la quête même de la vérité, prévient le Hagakure . Et voilà qu'en un instant insaisissable les années, de soins, d'inquiétudes, se résolvent en néant . Tant d'efforts pour se convaincre de sa supériorité sur la futilité des « autres », l'archétype même de la vie bobo, des collectifs écologistes et sans papier ! Un choc inattendu, un animal sur la route, et ce qui paraissait le fondement ontologique d'une existence humaine devient aussi exténué qu'une image, qui fait entrevoir ce qui aurait pu être .

Vanité des vanités, et tout n'est que vanité, en vain le Roi s'efforçait-il de la retenir...Madame se meurt, madame est morte ! rappelle Bossuet dans son sermon sur la mort d'Henriette d'Angleterre .
Ce thème est si fréquent dans la littérature, si poignant et féroce, que Carrère le retrouve plus loin dans son livre, avec le cancer . Mais on le retrouve dans la mort du fils de Barry Lindon de Kubrick d'après Thackeray ; et dans le Maître et Marguerite de Boulgakov dans son contexte sapientiel . Je cite ce passage de la littérature universelle :

« Pardonnez moi, dit doucement l'inconnu, mais pour gouverner, encore faut-il être capable de prévoir l'avenir avec plus ou moins de précision (...)Or (…) comment l'homme peut-il gouverner (…) si (…) il ne peut même pas se porter garant de son propre lendemain ?
Tenez, imaginons ceci (…) vous vous mettez à gouverner (…) et soudain...hé, hé...vous attrapez un sarcome au poumon (…) et c'est la fin de votre gouvernement !

Dès lors, vous vous moquez éperdument des autres...vos proches commencent à vous mentir (...) »

Dans fantaisie militaire, d'Alain Bashung, le thème de l'illusion des investissements est central dans l'album . La nuit je mens est très claire :


« La nuit je mens
je prends des trains
à travers la plaine
la nuit je mens
je m'en lave les mains (…)

j'ai fait la saison dans cette boîte crânienne,
tes pensées je les faisais miennes
t'accaparer seulement t'accaparer

d'estrade en estrade
j'ai fait danser tant de malentendus
des kilomètres de vie en rose

Un jour au cirque
un jour a chercher à te plaire
Dresseur de loulous
dynamiteurs d'aqueducs

La nuit je mens
je prends des trains
à travers la plaine
la nuit je mens
Effrontément »

J'ai dans les bottes
des montagnes de questions
où subsiste encore ton écho
(…)

La voilà, cette recherche d'authenticité dans la vie ordinaire de l'Âge de fer, ces kilomètres de pavillons monotones, ces kilomètres de couples ni probables ni improbables, ces kilomètres de mensonges effrontés, de cirque, d'oubli de la mort, ces kilomètres de questions où subsiste étouffé l'écho de ce qui aurait pu être, ces kilomètres de vie en rose parcourus dans les trains, ces mêmes trains de la nuit, ces trains vautours qui sillonnèrent autrefois l'Europe .

La nuit est favorable au rassemblement des souvenirs, vieux de milliers d'années, et à l'amour .

« Avec elle j'ai cherché l'ultime question, la raison de la vie, et j'ai perdu . J'ai navigué loin de mes souvenirs, navigué pour me ressouvenir . Je vais vers la chute pour vivre encore, pour fuir la honte et les bavardages, et vivre vivre encore . Encore une fois le soleil illusoire s'enfonce dans la mer . L'ultime question amère de la mort subsiste toujours . J'ai couru dans la nuit, et le temps qui manque, manque encore . Dans l'amour elle devient toute dans sa peau, elle se réunit à moi dans sa surface . Je peins sur son corps avec mes mains, avec de la peinture noire . Nous sniffons de la cocaïne . Elle devient le triomphe de la mort . L'ultime question, être toujours déjà mort, reste sans réponse. »

Cette vie en Rose, dans le livre de Carrère, qui s'évanouit comme un rêve devant le cancer et le tsunami, pour laisser place à une authenticité purifiée d'avoir médité la mort . La mort est la voie d'accès à l'authenticité, tant pour le bonheur en survêtement que pour le bonheur du bourgeois déraciné :

Carrère cite p 139 Mars, de Fritz Zorn :

« La question du cancer se présente d'une double manière : d'une part, c'est une maladie du corps (…) d'autre part c'est une maladie de l'âme, dont je ne puis dire qu'une chose : c'est une chance qu'elle se soit enfin déclarée . »

« je me déclare en état de guerre totale »,
termine ce personnage qui se tord dans les pinces du crabe écarlate .

Le processus de guérison est le passage de la névrose d'angoisse à la colère et à la révolte qui en font un homme libre : je paraphrase Carrère . L'Âge de fer est, pour l'homme de la nostalgie, le lieu d'une souffrance légitime qui doit être comprise et transformée, de la haine de soi-même que propose le système à travers le pouvoir psychiatrique, à la guerre métaphysique . La violence du détachement que cela suppose est énorme, exceptionnelle, et ne peut devenir massive dans la population qu'à travers une catastrophe .

Cette sortie des investissements est très comparable à la sortie des divertissements chez Pascal ; la seule différence de Pascal avec un dandy c'est que le dandy conserve ces divertissements qu'il sait vains ; il danse sur la corde au dessus de l'Abîme . Pascal n'est pas un homme des mondes anciens, mais une expression nette et structurale de l'Âge de fer . Quels types d'hommes opèrent cette sortie ?

C'est à ce moment que l'on rappellera la voie de la main gauche : car le détachement des investissements conjoint le révolutionnaire professionnel léniniste, le tzigane et l'artiste errant comme Rimbaud, dont Guénon note qu'ils peuvent être une figure moderne du Maître ; l'ermite, le criminel d'un type aventurier, et le guerrier . Le point de conjonction fondamental dans l'Âge de fer de ces types humains est le détachement métaphysique, la vie à proximité de la mort :

« Chaque matin, votre esprit doit recommencer à affronter l'idée que vous êtes déjà mort . (…) Réfléchissez à toute sortes de morts, imaginez les moments où la mort peut soudain vous surprendre, comme lorsque vous êtes mis en pièce par des flèches, des balles ou des sabres, emporté par une grande vague, contraint de vous jeter dans les flammes d'un feu ardent, frappé par la foudre, emporté par un tremblement de terre gigantesque, jeté dans un précipice vertigineux, décimé par une maladie fatale .
J'ai entendu un ancien dire : « passé le pas de la porte, l'homme se trouve parmi les morts ; passé la barrière de son domaine, l'homme doit affronter ses ennemis . Il ne s'agit nullement ici d'une mise en garde, mais bien de la nécessité de se forger une attitude mentale qui permet d'affronter l'idée que nous sommes déjà morts . »
Hagakure, onzième volume .

La seule authenticité de l'illusion est d'être le tissage des hommes et des mondes, d'être justement l'illusion, le fleuve toujours mouvant et impassible, la mer toujours recommencée ; d'être insaisissable, sublunaire, à jamais flamme éphémère, à la fois personnage et décors . Car dans ton rêve, ami, tu n'est pas seulement cet être qui agit, tu est aussi le décor, l'espace et le temps de cet acte .

La guerre totale, la guerre civile mondiale n'est pas visible, elle reste un feu invisible que des brumes visibles parfois manifestent à l'œil qui sait voir . Mais l'âme doit être forgée, comme une épée . A l'aurore du Kairos « je me déclare en état de guerre totale » est une parole désubjectivisée, universelle .

2 commentaires:

fromageplus a dit…

Comme d'habitude d'excellentes choses à tirer de votre article. Je retiens notamment ceci : "ressembler à quelque chose de connu, ce qui semble parfois être le degré métaphysique maximal d'intensité de certaines existences."

lancelot a dit…

Je vous remercie, ami. J'ai vu votre bon usage d'un texte des délices, et c'est tant mieux. Vos encouragements me sont chers.

Par ailleurs, je fais clairement allusion à l'expression moderne "il ressemble à rien" pour condamner quelqu'un comme "homme sans qualités", là où dans un autre contexte elle est une manifestation d'admiration . Ce genre d'inversion contradictoire est typique de l'époque . Je pense que vous allez goûter le post d'aujourd'hui : à bientôt!

Nu

Nu
Zinaida Serebriakova