Bernard Méheust, frère lointain . L'ange du déluge.

( reférence perdue : le déluge.)






La politique de l'oxymore est un court essai publié en avril 2009 (les empêcheurs de tourner en rond- La Découverte) . Quand j'en ai lu le résumé, il m'a paru sans urgence de le lire, tant cela semblait proche des problématiques des délices .

A quoi bon, en effet, lire ce que l'on pense ? Laissons cela à Bouvard et à Pécuchet, aux lecteurs habituels de toutes les presses de connivence . Coluche, dans un de ses premiers sketches, disait que le personnage d'une histoire ne pouvait pas être un noir, ou un belge, ou encore un suisse, parce que le public aurait ri avant même que l'histoire soit racontée . Il ajoutait, à juste titre, à l'adresse de Dieu, qu'il n'était pas la peine de faire des pays rien que pour ça, hein ? La connivence est la même quand le lecteur de Charlie Hebdo rencontre dans son journal un mollah : il sait déjà qu'il va rire, d'un rire supérieur, d'un être obscurantiste, machiste, ignorant et fourbe . D'ailleurs le mollah moyen a des journaux qui fonctionnent exactement pareil . La presse satirique de gauche est devenue l'image de la presse coloniale d'avant guerre, une presse de mollah, qui pratique l'inquisition, et aspire à l'oligarchie médiatique : voilà où mène la connivence, l'accord implicite de la consternante supériorité des sots : à l'antique bêtise au front de taureau, aussi appelée pharisianisme . « Je te vomirais par ma bouche... »

Puis la curiosité du solitaire et la flânerie dans les bibliothèques, un délice moderne, l'a emporté . J'ai assez de folie et d'abîme pour ne pas craindre encore la connivence pour l'instant, vous pouvez encore me lire, mes amis . Ce livre est bien proche, si proche des thèses essentielles de l'Encyclopédie, que Bertrand Méheust mérite une rubrique à titre de dialogue avec les altermondialistes . Mais malgré cette proximité, c'est un frère lointain, (et âgé) . Pourtant il n'a pas la paternité d'un Coetzee . Il est des distances conceptuelles comme la route de la baleine, qu'annulent une proximité spirituelle, comme un regard porté sur l'Iris : ainsi est l'art de Dürer ; il est des proximités conceptuelles intenses, qui masquent une différence, je dirais de génération révolutionnaire, au delà même de la culture . Comme la femme de Loth, Méheust quitte Sodome en se tournant vers elle, là où nous avons secoué la poussière de nos pieds . Signe de départ et de malédiction . Et voilà déjà un des cavaliers de l'Apocalypse...

La proximité conceptuelle est pourtant de tout premier plan . Méheust est un philosophe, historien des sciences .Il a construit sa réflexion sur les différences de paradigmes dans les sciences de l'esprit au XIXème siècle ; ainsi l'épistémologie et la science de l'idéologie occupent-elles justement, dans son livre, une place centrale . Les débats qui ont traversé ces sciences sont au cœur de la compréhension même de l'Âge de fer . Une courte explication s'impose .

La pensée moderne est partie fonctionnelle de l'entéléchie de notre ère, l'expansion de la puissance matérielle . Cette pensée, ou idéologie racine, pose donc la matière, axiologiquement, comme principe directeur de l'être : le cerveau principe sur la pensée, sur l'esprit, comme la race, substrat matériel, sur la civilisation, ou l'économie réelle sur l'économie financière, ou les cafés-restaurants sur les universités . Il s'ensuit que tout observable contradictoire avec cette orientation doit être nié comme apparence trompeuse, c'est le réductionnisme, ou ramené à du « compréhensible » par l'idéologie racine .

Dans l'ordre métaphysique, outre la négation pure et simple de la possibilité de la métaphysique comme Science, voyez Kant, et la mise en place logique de la physique comme principe et analogon des sciences, l'idéologie racine s'exprime à travers mille pensée différentes, qui se résument à une aporie, et donc à l'usage de l'argument d'autorité : « ce qui ne se peut exprimer, il faut le taire », dernière proposition du Tractatus de Wittgenstein . Car ce qu'on ne peut réellement pas exprimer, il est inutile d'en interdire moralement l'expression, au nom d'une quelconque morale de la « véridiction ». La position d'une interdiction du possible est morale, ou autoritaire . Rien de plus . Notons en passant que dans l'entéléchie moderne, répression autoritaire, réduction au silence et moralisation vont de pair, et on attend de l'objet de la répression qu'il aime, reconnaisse et respecte le bras qui le cingle . C'est pourquoi la parole libératrice du comique ne peut qu'être politiquement incorrecte .

Dans l'ordre de la culture d'avant garde, l'entéléchie du Système s'exprime dans toutes les haines de l'intellectuel, dans la haine de soi des intellectuels, successeurs il est vrai dégénérés d'un pouvoir spirituel à l'agonie dès le XIVème siècle, avec Dante, Pétrarque et le délicieux Boccace – qui écrira le Decameron de la grippe mexicaine-porcine ? Voyez le frêle et exalté Nietzsche, presque aveugle, exalter la santé physique du grand barbare blond imbécile, ou un homme comme Marx donner au prolétariat le rôle du peuple élu : n'est ce pas un symptôme de maladie, si répandue, que de voir des intellectuels croire si peu en la puissance de l'esprit, que de vouloir adorer un sabre ou une clef à molette ?

Dans l'ordre politique, la perte du sens de la continuité des temps empêche de penser un projet collectif, un Empire pour la multiplicité des maisons . Je ne peux m'empêcher de citer ce fait si énorme et choquant, d'une incapacité de penser un projet collectif, un projet national . Donner au secteur de la restauration, je dit bien donner, en période de crise et de déficit d'État, le capital qui permettrait de relancer le secteur de la Recherche, alors même que les grandes puissances du monde y investissent massivement, me paraît stupéfiant d'irresponsabilité . Le silence global de tous montre l'exténuation suicidaire du politique . Que doivent faire les français aujourd'hui ? Manger!

Dans l'ordre des sciences de l'esprit, la thèse moderne depuis le XVIIème siècle sans changements substantiels, est celle de la conscience épiphénomène du cerveau : le cerveau fonctionne matériellement comme une machine, et la pensée est causée univoquement par ce fonctionnement matériel . Ainsi nos neurologues s'appuient-ils sur l'étude des lésions cérébrales, avec les travaux de Broca au XIXème siècle, pour faire un parallèle entre un déficit de fonctionnement organique localisé dans une aire cérébrale et des lacunes fonctionnelles de l'esprit comme l'aphasie . La localisation aujourd'hui par les méthodes d'imagerie les plus puissantes, et les plus quantiques dans leur fondement théorique, sert à perpétuer ce paradigme du fonctionnement et de la localisation matérielle de la pensée . Ainsi un paradigme ô combien classique dans sa totalité bornée est-il servi par une technologie issue d'une physique de la non-localité...

Dans la constitution des sciences de l'esprit au XIXème siècle, « acropole de la connaissance » (Nietzsche) se posaient deux ordres de problèmes . D'abord, le débat entre approche dominante purement cérébrale, mécanique, déterministe de l'esprit (Pavlov) encore portée par exemple par le Neurophilosophie de Churchland ; et une approche plus herméneutique, qui souvent se proposait de laisser le cerveau physique de côté, au moins dans un premier temps . Et à l'intérieur même de ceux qui s'orientaient dans cette direction, une deuxième problématique s'avérait cruciale .

Soit en effet, les sciences de l'esprit intégraient comme des données de l'expérience la « clairvoyance » et la « télépathie »très populaires alors des spirites, notions de « phénomènes » déjà fort dégénérées, (voyez le cas de Victor Hugo) soit elles les niaient purement et simplement dans le mouvement de fond de l'entéléchie moderne .

Ainsi s'est formée une lignée d'interprétation purement matérialiste, qui va de Charcot à Freud . Cette dernière lignée intègre ce qui, dans la métapsychologie antérieure reste intégrable par l'idéologie racine . Le symbolique par exemple est déterminé par d'autres principes plus proche du substrat matériel réel, dans la perspective d'un déroulement progressiste- évolutionniste du monde . Ainsi, le matériel est base de l'instinct, du ça, de la pulsion de mort, et l'instinct (le pulsionnel) base d'élaboration de la symbolisation, rêves et mythologies selon une hiérarchie descendante du plus réel-objectif au plus irréel-subjectif . L'ordre symbolique est avant tout voile, mensonges individuels et collectifs, illusion en son essence .

Voile et mensonge obscurcissant le réel . Dans l'idéologie racine le réel est monstrueux car idéologiquement constitué comme inhumain . Le réel y est en effet constitué par la négation, tant théorique que pratique, de tout ce qui semble relever de l'humain : et ainsi le réel de l'idéologie racine n'est-il ni vrai (seules les propositions du langage ont des valeurs de vérité), ni beau (car la beauté résulte d'un jugement de l'homme) ni pensée (le psychique n'est que cérébral), et donc étranger par essence à la pensée, ni pourvu de sens (le sens ne vaut que pour une expression de communication volontaire) . On ira jusqu'à dire que les seules qualités objectives d'une réalité sont sa masse, sa vitesse et sa position . Il est donc aisé, pour les penseurs de notre âge, de dire le réel désenchanté, source d'illusions (le lever du soleil, la terre immobile dans l'espace), silencieux et morne, livré à la nécessitée impitoyable . Ce réel est partie fonctionnelle, je le répète, de l'entéléchie de la maximisation de la puissance matérielle, qui suppose de mobiliser la totalité du mobilisable, même s'il faut brûler le bois de la Vraie Croix dans une chaudière, ou employer un poète dans un camp de travail .

Ce réel effrayant (le silence éternel, etc.) doit être masqué pour que l'homme puisse vivre, masqué dans des illusions consolantes dont l'archétype est la religion . Ainsi Don Quichotte est-il la figure de l'homme moderne quand il se pense lui-même . Et doit être tout particulièrement masqué le réel du corps, l'organique, la déjection, l'odeur, le poil, le vieillissement, le pulsionnel organique, le sexe, et la mort, dissolution matérielle du corps, flaque noire environnée de mouches, que l'esprit répugne à contempler avec objectivité, comme le nez se révolte à son odeur, ou que l'ouïe se répugne au grouillement mou des vers .

Face à ces ténèbres, le penseur moderne est celui qui ouvre l'ère du soupçon par sa finesse, qui regarde l'abîme grâce à son courage, bref le penseur moderne est mille lieues au dessus du commun des hommes . A se demander si l'idéologie racine ne serait pas une illusion consolante pour lui...

La dernière lignée dès lors est devenue marginale, extérieure ou à la frontière de la science officielle, celle qui pose la réalité et la puissance du symbolique et la réalité des « phénomènes » comme symptômes d'une vision moderne étriquée, carcérale du monde . Sans structures, cette lignée a connu toutes les sottises des « spirites ». C'est bien sur cette base que Jung, dont la position complexe mériterait une étude approfondie, s'est séparé de Freud, pour élaborer une pensée de la puissance symbolique et de phénomènes non-causaux comme la synchronicité . Mais Jung n'a pas passé le cap qui permet de quitter la fiction des archétypes de l'inconscient collectif, c'est à dire d'une ontologie intrapsychique, production de l'esprit humain, pour une ontologie des archétypes communs, non produits par l'homme, et même puissances de production de l'esprit individuel . C'est à dire, pour une angéologie, et une ontologie des mondes, voies orthodoxes qu'on retrouvées des hommes comme Henry Corbin et René Guénon .

Méheust ne va pas jusque là mais il s'y engage fortement, et rien que cela n'a pas du rendre sa carrière facile . Il en mérite un hommage . Dans la lignée matérialiste dominante, on nie la réalité des « phénomènes » . En conséquence, note justement Méheust :

« (…) une dimension de l'esprit qui déroute la psychologie et la science occidentale, du moins dans sa version dominante »( l'esprit épiphénomène du cerveau) est considérée comme nulle . Pourtant « les faits mis en avant (…) sont incompatibles avec notre vision (la vision occidentale dominante) de l'homme et du monde et, s'ils sont réels, cela signifie que nous organisons notre existence dans une zone superficielle et appauvrie du réel ;(...) ce qui risque d'être incompatible avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur la terre ».(p.22 sq)

Dans la dernière partie j'interprète un peu le sens par mes découpages, mais je ne crois pas déformer la pensée de l'auteur . Méheust établit ainsi un parallèle structurel entre le paradigme aveuglant des sciences matérialistes de l'esprit, qui ne peuvent voir la clairvoyance, et le paradigme aveuglant du progressisme qui ne peut voir la catastrophe à venir . On retrouve ainsi dans sa pensée l'analogie structurelle des analogons de l'idéologie racine, non formulée mais explicite, et l'idée fondamentale qu' « un univers mental ne renonce jamais à lui même si des forces extérieures ne l'y contraignent pas », à comparer a ce que j'ai écrit au sujet de l'ignorance de la pensée de William Blake, « à l'intérieur d'une idéologie, on ne peut rien percevoir qui soit contraire à l'idéologie. » . C'est en effet l'idéologie qui donne les cadres de la perception, dans le processus de construction sociale-symbolique de la réalité :

« Plus encore, c'est dans la pensée, dans l'ontologie, un des fondements principiels de toute pensée, que se constitue les étants ; soit pour nous, dans notre ontologie, les individus, les choses, les objets, et leurs exister possibles . L'identité personnelle si cruciale dans le monde moderne est constituée par l'ontologie-racine . La pensée, ou l'ontologie seule est le possible au sein d'une civilisation ; la pensée plus des signes visibles (perceptibles) dans le monde forment le « réel » de cette civilisation . En clair, l'ontologie donne le cadre herméneutique des mondes naturels . Dans une pensée, on ne peut déclarer réel que ce qui prédéfini par l'ontologie . On ne peut voir que ce qui est prédéfini par l'ontologie, ou détruire l'ontologie en étant visionnaire ».

Le fonctionnement du Système peut être analogué à celui de la nutrition : la substance extérieure est déchirée et assimilée, l'inassimilable est rejeté avec horreur, comme les selles . Par exemple, le Système postule la libre circulation, et l'UE a ainsi été incapable de prendre la décision minimale, en période de risque épidémique, d'interrompre le trafic aérien avec le Mexique . Je crois certain que la même décision ne pourrait être prise pour une épidémie de grippe aviaire létale : et c'est stupéfiant, là encore . Stupéfiant que la population reste passive face à des dirigeants aux poches pleines de Tamiflu, qui minimisent . Stupéfiant que les dirigeants choisissent systématiquement le sacrifice de vies humaines à la gêne légère des sociétés anonymes .

La formulation de Méheust est très intéressante, car dans un univers mental, « l'extérieur » est évidemment construit par l'idéologie- racine ; et ainsi se montre le caractère constitutif du politique à l'univers mental, en tant qu'espace de constitution de l'ennemi . Étant construit par l'idéologie – racine, « l'extérieur » ne la menace en aucun cas mais la confirme, comme le « machisme » ou « l'intégrisme » . Je répète sans cesse la phrase de Manchette sur le terrorisme et la terreur d'État, « les deux mâchoires d'un même piège à cons ». L'extérieur posé par Méheust est un extérieur authentique, aspire à l'être en tout cas, extérieur que l'idéologie-racine pense comme nature (VS culture) . En effet, l'idéologie racine, pour penser l'extérieur, le pense depuis longtemps, très longtemps, comme non-civilisé, comme bestial, barbare, sauvage, issu de la forêt obscure des temps primordiaux . Tant et si bien que des révoltés antiques se nommèrent cyniques, « les chiens », et mangèrent de la viande crue, en restant nus . Voyez aujourd'hui le « gang des barbares ». Le conte progressiste raconte le passage des ténèbres de la barbarie bestiale à la lumière de la civilisation humaine : tel est son contenu, simple déroulement mythologique d'une polarité culturelle occidentale . Quant aux « révoltés » naïfs, il parent la « nature » de riantes couleurs pour croire faire pièce au Système : mais leur nature ne vaut pas mieux que les bergeries de Marie Antoinette, et de la chanson prophétique « il pleut, il pleut bergère... ». Et que dire de définitif, mes amis, sur ce sujet issu des milliers et milliers d'années : qu'il n'existe rien de tel que « la nature », sinon la nature des choses, l'être, flamboiement et énigme des mondes...

En tant qu'occidental Méheust pense l'extérieur authentique ( avec les altermondialistes) comme nature, mur écologique avec lequel l'idéologie racine ne pourra pas ruser et user de sa puissance de négation, comme avec la clairvoyance autrefois . Ainsi le Système, qui cuidait mettre les forces matérielles à son service, pourrait-il se briser sur une force matérielle aveugle, supérieure en force quantitative .

L'extérieur authentique, comme l'oiseau que le prisonnier nourrit sur le rebord de la fenêtre, ou encore qui apporte un cheveu d'or solaire, celui d'Iseult, est celui dont la prise en charge par la parole humaine n'est rien d'autre que la vérité, la vérité incompatible avec le Système . Cette vérité ne peut être exprimée dans les mots du Système et doit l'être, apparaissant ainsi dans la confusion et l'obscurité, délectable seulement pour celui qui attend à l'ombre des ténèbres, avant l'orage, près du mont Crâne . Analogue au résistant entendant enfin « Les sanglots longs des violons de l'automne blessent mon cœur d'une langueur monotone », et partant déambuler lentement sur une sente forestière toujours déjà libérée . L'art, les visons de Blake, comme celles de Jean à Patmos, sont de l'ordre de la Vérité .

A partir de tels outils conceptuels le livre déroule impeccablement les thèses que reprend l'Encyclopédie . Je choisis la forme des propositions médiévales, qui résument la pensée, et qui invitent à la reconstruire, comme le plus petit fragment d'os permettait à Cuvier de repenser l'ensemble d'un animal, selon le principe que tout est figure fonctionnelle du principe :




1-« le despotisme, qui est dangereux dans tous les temps, est donc particulièrement à craindre dans les siècles démocratiques » Tocqueville, frontispice .
2-Concept de saturation (Simondon) : « un système de réalité quelconque (...) va jusqu'au bout de ses possibilités, et ne se transforme que lorsqu'il est devenu incompatible avec lui-même . Lorsqu'il est « saturé », il fait un bond par dessus lui même et se restructure sur un autre plan, de façon soudaine . » (p31)
3-« Un paradigme va jusqu'au bout de ses possibilités, il rend intelligible un certain nombre de phénomènes, mais dans le champ qu'il détermine, ce qui veut dire que dans le même temps il masque d'autres réalités » (p32).
4-« La mondialisation peut donc, à ce point de vue, être caractérisée comme le moyen qu'a trouvé la civilisation libérale pour répondre à la saturation locale de ses systèmes et pour différer encore la saturation finale » (p37)
5-« ce qui finira par saturer, c'est le système formé par le néolibéralisme et les efforts que ce système dépensera pour différer sa propre saturation »
(p 39)-une idée très intéressante, qui pose que le système finira par mourir de ce qui fait sa force, sa formidable capacité d'assimilation de toute substance et de tous principes.
6-« Si Gauchet a vu juste, le ticket sera sans retour car il n'y aura plus de contestation possible (plus d'extérieur, vu la capacité d'assimilation du Système), le système ayant périmé et disqualifié tous ses opposants . En résumé, la démocratie du futur (…) risque fort de devenir une « barbarie molle d'un genre inédit, une barbarie froide et raisonnée, disposant de moyens de contrôle mental sans précédent . »(p55) « (...) autrement dit, la démocratie du futur ajoutera ses inconvénients propres à ceux des anciens systèmes autoritaires ». C'est notre notion de tyrannie floue qui peut se trouver dans cette direction . (p 57)
7-« La démocratie telle qu'on la voit se mettre en place aujourd'hui est le système à travers lequel s'achèvera l'appropriation de la nature (et de la nature humaine) par la rationalité instrumentale (…) lorsque le monde selon Monsanto sera en place, le système n'aura plus de menace externe,(...)ce sera la fin d'une phase de l'histoire humaine, préparant une explosion sans précédent . »(p58)
8-« Chaque correction (technologique) entraînera des effets différés imprévus qui réclamerons d'autres corrections, déclenchant une fuite en avant qui ressemble au mécanisme d'une avalanche ou d'une réaction en chaîne . (…) Cette course infernale ne peut être gagnée. (p 68 sq)
9-« Une société ne renonce pas à elle même, sauf si elle est confrontée à une menace immédiate et écrasante (...)on peut considérer le destin de l'Allemagne nazie comme une sorte de répétition en accéléré de la catastrophe qui attend l'humanité toute entière . » (p 73)
10-« Le pacte implicite qui lie l'opinion au système – un confort matériel toujours accru, en échange d'un vide de sens toujours plus effrayant » (p 74)
11-« Les moyens rationnels (mis en place pour) dominer la crise sont en train de contribuer à nous y enfoncer » (p 76)(
les moyens d'action entéléchiques sont en eux-même des déploiement de puissance matérielle qui nourrissent le Système .)
12-« La tendance fondamentale du Système est de saturer tout l'espace disponible, la notion d'espace devant être pris dans son sens le plus général et le plus abstrait possible » (p 91) ( Intensification et extensivité du Système . Sachant que l'espace est la dimension même du monde et du droit, le Système se présente comme souverain par excellence – marqué du signe de la bête) .
13-« (…) la marchandisation des pratiques et des désirs met en place les conditions d'une catastrophe psychique sans précédent (...) » (p98)
14-« l'immense filet invisible qui nous enserre, toujours plus finement réticulé, se resserrera lentement mais inexorablement comme un garrot . » (p103)
15-« La caractéristique centrale de notre monde est la surenchère dans tous les domaines, la montée aux extrêmes . S'ils revenaient aujourd'hui, Guénon et Nietzsche découvriraient que leurs prophéties sont en train de se réaliser . Ils verraient se déchaîner le règne de la quantité et le nihilisme européen.
»(p 106). Je ne refuse pas mon plaisir...mais ils ne découvriraient rien : ces auteurs décrivaient une réalité déjà présente, spirituelle avant d'être matérielle .
16-« A chaque fois que nous observons dans notre société une pratique d'emprise ou de pouvoir (...) nous serons bien inspirés de la considérer comme l'esquisse de formes bien plus radicales . (...) L'innovation radicale et redoutable de la civilisation libérale, c'est sa tendance à dissoudre toutes les bornes, toutes les règles et tous les interdits, de manière à laisser le marché envahir tous les interstices... » ( p 106 sq) .
17-« La civilisation libérale est la culture de la sortie de la culture » (p 108)
18-« Le nazisme fut la version anticipée, paroxystique, et donc suicidaire, d'un processus d'appropriation du monde et de la nature humaine que le néolibéralisme contemporain poursuit de manière sournoise, différée, mais implacable : un autre jeu sur la matrice des possibles noirs ouverte par la modernité . »(p 133)
19-« (…) notre société multiplie les oxymores . Pour se cacher à elle même cette horrible vérité, que son projet fondamental est insensé et intenable, et qu'il mène l'humanité aux abîmes (…) plus l'on produira des oxymores, plus les gens, soumis à une sorte de double bind (double contrainte) permanent, seront désorientés, et inaptes à penser (...)» (p146 sq.) (citation de Palo Alto) .
20-« Désormais ce qui sature, ce n'est pas un système, c'est le Système . Le fait que ce système soit une voie parmi d'autres, qui a réussi à s'imposer et à se faire passer pour la voie, est certes essentiel au plan conceptuel,((...)Castoriadis(...))mais cela ne changera rien au résultat concret (...)La question n'est plus de savoir si le choc aura lieu, elle est d'évaluer sa violence.» (p153 sq)
. Il n'est certain que dans l'idéologie moderne que ce Système soit une voie parmi d'autres . Je reste dubitatif quant à l'argumentation d'une telle thèse sur les modalités .
21« La question qui se pose donc(...)est de réfléchir à l'après catastrophe, à la Reconquête . Un chantier énorme attend les générations futures, un chantier tellement énorme qu'il ne peut guère être qualifié qu'a travers des expressions tirées de la mythologie . Il faudra nettoyer les écuries d'Augias . (…) (allusion explicite mais fautive au déluge) (…) pour cela il faudra d'abord décontaminer les esprits . (p 159)
22-Last but not least, « imaginons que la catastrophe de Juin 1940 (…) se déroule en juin 2008 . (…) nous ne pourrions résister à un tel choc, ni moralement ni matériellement . (…) à côté de nous, les ruraux de 1940 étaient encore trempés dans l'acier . » (p42).


N'en jetez plus : une très grande part des thématiques de l'Encyclopédie est là, avec une conceptualité et même parfois un style superbes . Mais dit l'Ecclésiaste, ce qui manque ne peut être compté...à savoir, en l'absence de problématisation de la destruction phénoménologique du Système, Méheust pense encore dans les cadres du Système l'extérieur authentique, comme force quantitative. Il a lu Nietzsche et Guénon, mais de manière trop hâtive, au point de sembler croire qu'ils seraient effrayés par la réalisation de leur « prophéties », qui ne sont qu'observation de l'entéléchie immanente d'un Système vieux de plusieurs siècles . Dans le cadre de l'ontologie du Système, la théorie des cycles ne peut être comprise : le Système doit se réaliser, car c'est cela, sa mort . Voilà le règne du Prince de ce monde...

Dans le fond de l'argumentation, la prévision de ce type est basée sur une production cognitive du Système, la statistique économique, et la projection dans le futur d'une évolution quantitative actuelle . A ce titre, elle demeure extrêmement douteuse (voyez les ruptures de 1929, et la nôtre). Plus encore, la statistique est la mesure du monde – la mesure est ce à quoi on mesure, non ce qui est mesuré – la plus idéologique qui soit, la plus archéologiquement liée à la construction du monde par le Système ; et certaines initiatives intellectuelles récentes montrent à quel point le calcul « écologique » n'est qu'une variante du calcul entéléchique . Je pense à l'équation posée par Yves Cochet, entre un enfant et 620 trajets Paris-New York en équivalent carbone . Une telle mise en équation montre une ontologie implicite tout à fait identique au marché, entre un enfant et X en monnaie, sur la base du cours du droit d'émission . Certaines écoles écologiques sont ainsi des émanations de la technocratie, et dans ce champ, la prévision est un positionnement politique . Enfin, même dans une approche statistique, pour poser des prévisions aussi radicales, on aurait apprécié une écriture et une réflexion plus systématiques et rigoureuses, comme l'introduction au siècle des menaces de J. Blamont, beaucoup plus puissant et construit sur ce point, mais moins articulé conceptuellement . L'impression globale est d'un essai construit à la hâte et dont le titre ne tient pas complètement ses promesses . Je pense que le mur écologique est probable, mais que les rythmes et les modes d'intervention de ce « mur écologique » sont indéfiniment plus obscures et imprévisibles que « l'impact avec une masse » qui semble servir de modèle heuristique .Ce modèle ne prend pas en charge la complexité réelle du Système . Mais il y a plus problématique encore .

Au moment de sacrifier le vieux monde, Méheust recule . La puissance totalitaire du Système lui est évidente, mais le voilà qui tremble, qui veut être modéré, centriste, raisonnable .

« On peut espérer que les innombrables innovations fondamentales et positives que le monde moderne a apportées – car on lui doit , bien entendu, cette part positive gigantesque- (je tiens (…) à évoquer la transformation de la situation des femmes sur la planète, qui me paraît un acquis capital et irréversible de la modernité)ne seront pas annulées et qu'elles se cristalliseront dans une autre structure, un autre rapport au monde dont nous ne pouvons avoir aucune idée (...) » (p 158).
Après la proximité avec Méheust, voici l'abîme . En effet, les « innovations fondamentales et positives » peuvent-elles être autre chose que des parties fonctionnelles d'un Système qui n'a plus d'extérieur hors des mondes imaginaux ? Comment ces parties pourraient-elles être préservés dans une autre structure ? Elles changeraient alors radicalement de sens : seraient-elles les mêmes ? Voilà qu'un penseur du Système, de l'unité contradictoire du Système, se reprend à parler comme si chaque partie fonctionnelle pouvait être conservée indépendamment des autres, ruse permanente du Système pour se perpétuer – il y a toujours de bonnes raisons à son intensification et à son extension . Et surtout de nombreuses recherches très convaincantes, de Michéa à Tiqqun, ont montré que le féminisme était une partie fonctionnelle de l'idéologie racine, elle même partie fonctionnelle du Système . La totalité de l'idéologie du Système doit être broyée : voilà le point crucial où Méheust devient lointain, très très lointain . Et ce n'est pas une question de valeurs, mais de vérité . Après avoir comparé avec raison notre civilisation au nazisme, je suis sûr que Méheust peut lui-même sentir que ce qu'il dit n'est rien d'autre, au fond, que le discours sur les « aspects positifs » du nazisme et du stalinisme...ce discours n'est pas raisonnable, car un système a des aspects, mais pas d'aspects séparables pourvus d'une identité autonome . Chaque partie d'un Système porte en lui même l'image de la totalité, et le Système total peut être reconstitué à partir d'une partie fonctionnelle suffisante . Il est probable que laisser vivre une partie fonctionnelle n'est pas la garantie de « décontaminer les esprits », selon l'expression à vrai dire pleine de remugles nauséabonds de révolution culturelle de l'auteur . (Je dirais la réaffirmation principielle de l'Esprit). En bref, Méheust est pris entre les conséquences de sa lucidité et l'enfermement politiquement correct bourgeois libéral des altermondialistes tendance monde diplomatique : une école importante et productive, mais empêtrée dans des contradictions qui l'empêchent d'être complètement opérationnelle dans la guerre idéologique . Une école qui par exemple fait écho aux études montrant l'instrumentalisation complète par le libéralisme de la « lutte contre les discriminations » sans en oser tirer les conséquences : il faut déconstruire et détruire ces discours .

Le politiquement correct est une arme de répression, l'esquisse évidente de formes beaucoup plus radicales, d'imposition par la force d'une orthodoxie verbale et morale conforme à l'idéologie racine, alors que s'ouvre la période de son obscurité ontologique . L'idéologie racine de plus en plus apparaît pour ce qu'elle est, une idéologie de domination injuste et illégitime, tyrannique, un mensonge grotesque . Cette idéologie a prétendu débarrasser l'humanité de ses illusions, et en pleine lumière, elle apparaît décolorée comme une vieille femme qui a trop servi, comme manifestation par excellence de l'illusion dans l'Âge de fer, le premier oxymore moderne . Ce politiquement correct, qui comprend un discours « féministe » sur les femmes, est la matrice par excellence de tous les oxymores du Système, comme « la discrimination positive », et le « développement durable » . Et il faut reconnaître que la « gauche altermondialiste » est un champ de production de cette novlangue . Mais où est Méheust quant à ces réalités déplorables ? Certes, il s'interroge sur la déconstruction, mais il faut aller plus loin .

« L'essence de la réflexion n'est pas la sagesse, mais le recul, la temporisation. L'homme doit préférer une attitude excessive à un comportement intelligent et discret. Il doit se monter excessif jusque dans son obstination. Lorsque la modération prévaut dans la réalisation d'une action, les conséquences risquent de se révéler totalement insuffisantes. (...) quand quelqu'un pense qu'il est allé trop loin, c'est qu'il ne s'est pas trompé . » Hagakure.
Or en temps de catastrophe c'est l'extrême de la résolution qui l'emporte – et en ce kairos là seulement :

« La singularité, le Kairos, est l'imprévisible même . La faiblesse et la confusion proviennent de la perte des repères spirituels qui provoque l'angoisse de mort . Les solutions proposées sont infimes, désarmées, faute de radicalité . Car au contraire de toute autre époque du monde c'est la radicalité qui devient la plus forte lors du Kairos ; la moindre acceptation d'une partie fonctionnelle du Système empêchant la solution du chaos spirituel . Et donc, aucun travail idéologique partiel ne peut résorber la grande angoisse du monde, ne peut être un point d'arrêt de l'effondrement à venir . Les arrêts prévisibles seront des bulles illusoires de sécurité .

L'idéologie radicale devient une puissance politique ; elle ne doit pas étouffer la pensée qui est supérieure à elle, mais pas non plus craindre la fausse conscience des modernes . L'idéologie est une arme politique, non une sagesse ; technique et non poiésis . Sa détermination et sa fermeture en font une arme . L'idéologie comme arme n'est pas le lieu du doute, mais du fanatisme de fer .
»

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Zinaida Serebriakova