Authenticité des masques : illusions de l'authenticité 2.


(John William Godward)


La recherche moderne de l'authenticité est vécue comme refus du spectacle, de l'apparence, de la représentation : et nous avons donc interrogé la dichotomie onto-axiologique, centrale dans l'idéologie racine, de la « réalité » (de forte valeur) et de « l'apparence » (dévaluée), qui trouve une indéfinité d'analogons conceptuels dans les discours produits par la matrice combinatoire de l'idéologie moderne . La « réalité » ainsi constituée se trouve être « le caractère de chose », la réa-lité au sens littéral, dans la ligne de l'ontologie de la chose, fonctionnelle au Système général . Or la chose est une construction conceptuelle, et l'« authenticité »construite sur ce « caractère de chose » est aussi une apparence, le spectacle de l'authenticité . Ce spectacle de l'authenticité est structurellement comparable au réductionnisme scientifique typique de la fin du XIXème siècle : il est confusion entre l'authenticité et la sauvagerie, elle aussi culturellement constituée par une autre dichotomie onto-axiologique centrale de l'idéologie racine, celle qui oppose la « nature » à la « culture », dans une cascade indéfinie d'analogons, comme « socialisme ou barbarie » .

Une pensée de l'intensité de la vie, capable de théoriser le vide moderne de manière rigoureuse, ne peut partir d'une telle ontologie . Le spectacle authentique, l'art authentique, l'artifice authentique, qui fait d'un visage maquillé impassible l'image d'un archétype, sont à l'évidence plus intensément être que l'existence moderne . L'ontologie, province de la métaphysique, doit être telle qu'elle donne rationnellement raison à Oscar Wilde ( et à Baudelaire) sur trois points, pointés par trois séries d'aphorismes :

« Les vérités de la métaphysique sont les vérités des masques » (…) il ne faut regarder ni les choses ni les personnes . Il ne faut regarder que les miroirs, car les miroirs ne nous montrent que des masques . » Cette série porte sur la nature authentique de la métaphysique comme science philosophique : elle est miroir de miroir, D’après la première épître de saint Paul aux Corinthiens (13, 12) : « Videmus nunc per speculum in aenigmate . »

« Une chose dont on ne parle pas n'a jamais existé . Seule l'expression donne de la réalité aux choses . » « Une carte du monde qui ne comprendrait pas l'Utopie ne serait même pas digne d'être regardée ». « La pensée et le langage sont pour les artistes les instruments d'un art ». « Les paradoxes fonctionnent sur le même mode que la vérité . Pour tester la réalité, il nous faut la voir sur la corde raide . Lorsque les vérités deviennent des acrobates, nous pouvons les juger ». « Une vérité artistique est telle que son contraire soit aussi vrai . » « Il est bon de se garder du bien . » Cette série porte sur la poiésis comme co-production extra-morale, esthétique et paradoxale, car totale, intégratrice des contraires mais pas unidimensionnellement, hiérarchiquement, de la pensée et des mondes . (Note : unidimensionnalité et hiérarchie ne sont pas des contraires, mais une différence d'ordre .)

« Le confort est la seule chose que notre civilisation puisse nous apporter .» « Vivre est ce qu'il y a de plus rare au monde . La plupart des gens existent : c'est tout ». Cette série est le fondement de la condamnation de l'Âge de fer : pour l'homme, pour être homme, exister n'est pas suffisant - mieux vaut encore mourir . Mais cela n'oblige pas à condamner le confort .

La structure ontologique moderne, et nous ne connaissons vraiment peut être qu'elle, aussi loin qu'en vain nous cherchions à creuser, cherchant dans le passé la pensé qui aurait pu être, n'est pas une re – présentation de l'être mais une structure d'être en -elle même . Cet axiome est une position de départ de la destruction phénoménologique inévitable sous peine d'enfermement carcéral de la pensée dans une spirale implosive, puisque c'est justement la structure être vs représentation qu'il s'agit d'interroger dans son archéologie et ses conséquences entéléchiques . Or, si nous prétendions critiquer cette structure comme inauthentique du fait de son caractère représentationnel de l'être concret indicible, et donc potentiellement mensongère en tant que re – présentation, et donc fracture, différence et distance à l'authentique, notre destruction serait implicitement informée par l'idéologie qu'elle prétendrait mettre à merci .Ainsi la destruction apparente est-elle fréquemment répétition de l'idéologie-racine, répétition renforçante car dotée d'immunité – une objection cruciale à l'idéologie-racine est validée à partir de positions de l'idéologie racine, ce qui revalide cette idéologie racine comme étant une « nouvelle idéologie » au prix d'aménagements infimes, selon une logique de développement qui sera reprise dans la société de consommation, avec le nouvel ariel ou le développement durable . La crise est surmontée par une amélioration de la résistance, et par de l'obscurité supplémentaire due à la complexité et à l'enchevêtrement paradoxal de l'idéologie racine qui permet de soutenir tout et son contraire . Le Système est comme un céphalopode qui crache de l'encre noire sur l'Abîme . Un cas célèbre est celui de la tabula rasa cartésienne, qui est un remaniement de la scolastique scotiste . Il est particulièrement important dans l'idéologie racine d'être sans passé, créateur de soi, tabula rasa, tout puissant, au fond parfait Narcisse, parfaitement illusoire . Voyez, amis l'exemple de « l'existence précède l'essence », dont le renversement fait oublier la conservation de la racine, comme le renversement de toutes les valeurs, ou la dialectique remise sur ses pieds . N'assiste-t-on pas aussi à une mise en scène de la philosophie, de la naissance de la nouvelle philosophie, pareille à celle de Venus ?

La structure ontologique archétype mise ici en question est celle, indéfiniment répliquée en de multiples analogons spécifiques, de l'être et de l'étant . L'étant est symbole de l'être : l'étant est ce par quoi l'être rayonne dans l'homme . Cette lumière de l'être n'est pas une lumière visible, même si elle est archétype et mesure de toute lumière ; ainsi la lumière visible peut-elle symboliser la lumière invisible . L'être est dissimulé par la monstration de l'étant, par l'attention exclusive à l'étant ; comme le profond par le superficiel exhibé, l'être par l'activité, l'être par la volonté, l'essence par l'existence, le moine par son apparence, l'acteur par son jeu, l'authenticité par la facticité, la réunion intime du penseur par la dispersion mondaine du dandy, etc. Précisons que le dandy focalise l'attention sur une facticité pour pouvoir vivre son être en l'occultant, par une pratique du double jeu typique de toutes les résistances .

Cette structure, comme toute structure dichotomique archétypale, est paradoxale, car l'être et l'étant ne peuvent être séparés hors du cas d'exception au fond impensable de l'être pur . Et donc l'authenticité n'est pas dans l'opposition, mais bien dans la réunion des opposés, c'est à dire hors de la pensée univoque des modernes .

Elle risque en effet d'être pensée univoquement, de manière puritaine, comme l'opposition de la réalité et du mensonge . Ajoutez à cela le renversement des valeurs que produit l'ontologie de la chose, annonciatrice du matérialisme, et l'être s'évanouit dans la focalisation sur la chose comme modèle de l'étant . Alors l'essence, l'acte d'être, n'est plus pensé comme étance, acte le plus commun aux choses, mais comme différence, identité, somme de tous les accidents . La différence devient ce qui est le plus commun, entre nominalisme et individualisme moderne . Ce que nous avons tous en commun, éminemment et premièrement c'est justement ce qui nous sépare des autres .

L'idéologie racine montre là encore sa double contrainte intime, de penser l'universalité de la différence, de l'individuel, de l'infime . Car cette universalité, cette unité d'espèce, est le fondement des droits universels à la différence, différence qui anéantit l'existence même d'une espèce si l'existence précède l'essence, et donc qu'il n'existe pas d'essence de l'homme .

Le reste, ce qui est commun à tous ou à plusieurs par essence, l'être, le genre, l'espèce devient abstraction assimilée au vide, illusion, flatus voci, projection des pensées ou des désirs de l'homme sur des choses individuelles seules « réelles ». Rester dans le réel est « respecter les différences » ; fonder une communauté est une rêverie totalitaire ou une dérive sectaire . La validité de la réflexion ontologique n'est pas seulement esthétique, elle est générale, donc politique .

L'objet sans être, sans abîmes, on y parvient surtout avec l'objet industriel fonctionnel, qui n'est rien de plus que ce à quoi il sert, et permet de voir que « l'art ne sert à rien » . Les manifestations de l'être sont alors pensées comme illusions . L'illusion peut être abstraction, comme les « droits de l'homme », espèces et arbre des espèces montrant des ordres, comme dans l'origine des espèces, mythe, image, récit, jugement de valeur ; mais la puissance réelle paradoxale de l'illusion n'a pas échappé aux modernes . On a parfois tenté de le détruire purement et simplement, mais en vain . Or tout ce qui est puissant est appelé à être outil du Système .

Dans la poursuite de l'expansion maximale de la puissance, la puissance de « l'illusion » ontologiquement constituée comme telle est devenue centrale . La puissance qui produit la désymbolisation, qui est plutôt une désontologisation, une exténuation de l'intensité d'être dans le temps, de l'intensité de la vie humaine, veut mobiliser la puissante présence à l'œuvre dans l'être, la puissante manifestation de la puissance que véhicule le symbole, constituante de l'essence de l'homme . Mais pour accomplir cette œuvre, le Système doit former une domination du symbole, le rabaisser . C'est l'œuvre surtout de la psychologie des foules, de Gustave le Bon, qui théorise la communauté crée par le symbole comme une régression reptilienne, archaïque, des hommes ; en conséquence implicite les hommes rationnels (du Système) ne peuvent former de communauté, et seule une régression aux stades primitifs de la psyché peut expliquer une telle formation . L'homme du Système se pense comme atome tout puissant coupé de toute essence . Puissance formidable et paradoxale, qui fait de la communauté des ennemis et du vouloir, base de la communauté humaine, non pas une construction mais une destruction, non pas la production de l'humain par la réunion sous un signe – tu vaincras en ce signe, dit l'Ange à Constantin – mais le retour à une « barbarie » entièrement construite comme repoussoir de l'idéologie-racine . C'est ainsi que la croyance en la barbarie est la sûre marque de la barbarie, laquelle n'est rien d'autre que la consternante supériorité morale du sot .

La pensée de l'être comme spectacle mensonger permet de passer au stade de la manipulation consciente des apparences, à la propagande, qui a ceci de caractéristique que celui qui la met en œuvre n'y croît pas par principe, qu'il est un menteur conscient de mentir . Mais alors le propagandiste subi la malédiction de son art ; menteur, manipulateur, tyran des rêveries tout puissant, il ne peut plus accéder à l'authenticité dont pourtant il sent obscurément la puissance de jouissance, et qui lui est fermée . Dans le Maître et Marguerite de Boulgakov se trouve l'expression exacte de cette vérité :

"Les articles (hostiles au roman du Maître, qui raconte la vie de Jésus, et veut le publier sous le règne de Staline) remarquez le bien, continuaient . (...) Après l'amusement, vint le stade de l'étonnement. A chaque ligne, littéralement chaque ligne de ces articles, on sentait un manque de conviction, une fausseté extraordinaire, en dépit de leur ton convaincu et menaçant. Il m' a toujours semblé - et je n'ai pu me défaire de cette idée - que les auteurs de ces articles ne disaient pas ce qu'ils auraient voulu dire, et que c'était cela, justement, qui provoquait leur fureur. Ensuite -figurez vous cela - commenca un troisième stade, le stade de la peur. Peur, non pas de ces articles, mais peur d'autres choses, de choses sans aucun rapport avec eux, ni avec le roman. (...) J'avais l'impression, surtout quand je fermais les yeux pour m'endormir, qu'une sorte de pieuvre, excessivement flexible et froide, allongeait - furtivement mais inexorablement - ses tentacules vers mon coeur . "

Le mensonge de la propagande n'est pas seulement dans celle-ci, il se cache dans les mots de l'Âge de fer : les mots sont usés, on ne peut plus les dire . Aussi la peur est inévitable, car l'homme noble risque de se retrouver dans un siphon de ténèbres sans extérieur, risque de mourir au coeur du monde, qui est le coeur, symbole du centre de la roue des mondes, dont il sent dans son être des sources si vives et si profondes . Et ce règne crépusculaire du mensonge, crépuscule des idoles qui est indissociablement crépuscule de la vérité, est bien plus, ontologiquement, que le simple péché du mensonge : il est empoisonnement de l'âme et de l'esprit, règne obscur du prince de ce monde, comme le voyait Jérôme Bosch . C'est pourquoi la peur est inévitable quand la sagesse augmente . Ainsi le Maître .



Dans notre pitoyable monde, les désirs de vérité et d'authenticité croissent avec la prolifération cancéreuse du spectacle et du reality-building ; les hommes ont faim et soif de justice dans le désert réel du Spectacle tout puissant . Et cette faim et cette soif impérieuse commandent leur satisfaction : plus les hommes ont faim et soif d'authenticité et de justice, plus le mensonge et le travestissement, la construction pure et simple de mondes idéaux, le politiquement correct pour le nommer, prolifère, afin de créer un spectacle de vérité conforme aux attentes morales des hommes : le monde se transforme en ces villages fantômes de l'URSS, ou en ces riants camps de concentration que les puissances totalitaires montrèrent un jour au monde . L'idéologie moderne n'est rien de plus que cela : pour ne pas désespérer l'humanité, on a ajouté mensonges sur mensonges à chaque fuite de réel, aussi menaçante qu'une fuite dans une centrale nucléaire, dans le Récit-racine progressiste, aboutissant à une telle accumulation d'épicycles et de « théories » ad hoc que seule la tyrannie peut désormais imposer la croyance en la liberté de pensée, dans un monde saturé par le mensonge de la propagande, ou en la liberté et la toute puissance de la volonté individuelle . Seule la propagande, diffusion technique de contenus tenus pour mensongers par ceux qui les diffusent, est chargée de défendre la vérité de l'idéologie racine . L'élite dominante ne peut ainsi adhérer à l'idéologie-racine sans difficultés, ni restrictions mentales, ce qu'Hannah Arendt note dans les cas de l'Allemagne Nazie et du Stalinisme . Aussi la tyrannie deviendra-t-elle de plus en plus l'authenticité des modernes, une tyrannie donnant le spectacle de la liberté : nous avons tout loisir de nous moquer de ce qu'était la réalité de l'URSS, cette « vie devenue meilleure », proclamant la liberté d'expression dans sa constitution pendant la grande Terreur . « Si vous avez des idées politiques respectables, vous n'avez pas besoin de vous cacher.»

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Zinaida Serebriakova